Ana səhifə

La fortune des rougon


Yüklə 0.88 Mb.
səhifə5/19
tarix24.06.2016
ölçüsü0.88 Mb.
1   2   3   4   5   6   7   8   9   ...   19

III


A Plassans, dans cette ville close où la division des classes se trouvait si nettement marquée en 1848, le contrecoup des événements politiques était très sourd. Aujourd'hui même, la voix du peuple s'y étouffe ; la bourgeoisie y met sa prudence, la noblesse son désespoir muet, le clergé sa fine sournoiserie. Que des rois se volent un trône ou que des républiques se fondent, la ville s'agite à peine. On dort à Plassans, quand on se bat à Paris. Mais la surface a beau paraître calme et indifférente, il y a, au fond, un travail caché très curieux à étudier. Si les coups de fusil sont rares dans les rues, les intrigues dévorent les salons de la ville neuve et du quartier Saint-Marc. Jusqu'en 1830, le peuple n'a pas compté. Encore aujourd'hui, on agit comme s'il n'était pas. Tout se passe entre le clergé, la noblesse et la bourgeoisie. Les prêtres, très nombreux, donnent le ton à la politique de l'endroit ; ce sont des mines souterraines, des coups dans l'ombre, une tactique savante et peureuse qui permet à peine de faire un pas en avant ou en arrière tous les dix ans. Ces luttes secrètes d'hommes qui veulent avant tout éviter le bruit, demandent une finesse particulière, une aptitude aux petites choses, une patience de gens privés de passions. Et c'est ainsi que les lenteurs provinciales, dont on se moque volontiers à Paris, sont pleines de traîtrises, d'égorgillements sournois, de défaites et de victoires cachées. Ces bonshommes, surtout quand leurs intérêts sont en jeu, tuent à domicile, à coups de chiquenaudes, comme nous tuons à coups de canon, en place publique.

L'histoire politique de Plassans, ainsi que celle de toutes les petites villes de la Provence, offre une curieuse particularité. Jusqu'en 1830, les habitants restèrent catholiques pratiquants et fervents royalistes ; le peuple lui-même ne jurait que par Dieu et que par ses rois légitimes. Puis un étrange revirement eut lieu ; la foi s'en alla, la population ouvrière et bourgeoise, désertant la cause de la légitimité, se donna peu à peu au grand mouvement démocratique de notre époque. Lorsque la révolution de 1848 éclata, la noblesse et le clergé se trouvèrent seuls à travailler au triomphe d'Henri V. Longtemps, ils avaient regardé l'avènement des Orléans comme un essai ridicule qui ramènerait tôt ou tard les Bourbons ; bien que leurs espérances fussent singulièrement ébranlées, ils n'en engagèrent pas moins la lutte, scandalisés par la défection de leurs anciens fidèles et s'efforçant de les ramener à eux. Le quartier Saint-Marc, aidé de toutes les paroisses, se mit à l'œuvre. Dans la bourgeoisie, dans le peuple surtout, l'enthousiasme fut grand au lendemain des journées de février ; ces apprentis républicains avaient hâte de dépenser leur fièvre révolutionnaire.



Mais pour les rentiers de la ville neuve, ce beau feu eut l'éclat et la durée d'un feu de paille. Les petits propriétaires, les commerçants retirés, ceux qui avaient dormi leurs grasses matinées ou arrondi leur fortune sous la monarchie, furent bientôt pris de panique ; la République, avec sa vie de secousses, les fit trembler pour leur caisse et pour leur chère existence d'égoïstes. Aussi, lorsque la réaction cléricale de 1849 se déclara, presque toute la bourgeoisie de Plassans passa-t-elle au parti conservateur. Elle y fut reçue à bras ouverts. Jamais la ville neuve n'avait eu des rapports si étroits avec le quartier Saint-Marc ; certains nobles allèrent jusqu'à toucher la main à des avoués et à d'anciens marchands d'huile. Cette familiarité inespérée enthousiasma le nouveau quartier qui fit, dès lors, une guerre acharnée au gouvernement républicain. Pour amener un pareil rapprochement, le clergé dut dépenser des trésors d'habileté et de patience. Au fond, la noblesse de Plassans se trouvait plongée, comme une moribonde, dans une prostration invincible ; elle gardait sa foi, mais elle était prise du sommeil de la terre, elle préférait ne pas agir, laisser faire le ciel ; volontiers, elle aurait protesté par son silence seul, sentant vaguement peut-être que ses dieux étaient morts et qu'elle n'avait plus qu'à aller les rejoindre. Même à cette époque de bouleversement, lorsque la catastrophe de 1848 put lui faire espérer un instant le retour des Bourbons, elle se montra engourdie, indifférente, parlant de se jeter dans la mêlée et ne quittant qu'à regret le coin de son feu. Le clergé combattit sans relâche ce sentiment d'impuissance et de résignation. Il y mit une sorte de passion. Un prêtre, lorsqu'il désespère, n'en lutte que plus âprement ; toute la politique de l'Église est d'aller droit devant elle, quand même, remettant la réussite de ses projets à plusieurs siècles, s'il est nécessaire, mais ne perdant pas une heure, se poussant toujours en avant d'un effort continu. Ce fut donc le clergé qui, à Plassans, mena la réaction. La noblesse devint son prête-nom, rien de plus ; il se cacha derrière elle, il la gourmanda, la dirigea, parvint même à lui rendre une vie factice. Quand il l'eut amenée à vaincre ses répugnances au point de faire cause commune avec la bourgeoisie, il se crut certain de la victoire. Le terrain était merveilleusement préparé ; cette ancienne ville royaliste, cette population de bourgeois paisibles et de commerçants poltrons devait fatalement se ranger tôt ou tard dans le parti de l'ordre. Le clergé, avec sa tactique savante, hâta la conversion. Après avoir gagné les propriétaires de la ville neuve, il sut même convaincre les petits détaillants du vieux quartier. Dès lors, la réaction fut maîtresse de la ville. Toutes les opinions étaient représentées dans cette réaction ; jamais on ne vit un pareil mélange de libéraux tournés à l'aigre, de légitimistes, d'orléanistes, de bonapartistes, de cléricaux. Mais peu importait, à cette heure. Il s'agissait uniquement de tuer la République. Et la République agonisait. Une fraction du peuple, un millier d'ouvriers au plus, sur les dix mille âmes de la ville, saluaient encore l'arbre de la liberté, planté au milieu de la place de la Sous-Préfecture.

Les plus fins politiques de Plassans, ceux qui dirigeaient le mouvement réactionnaire, ne flairèrent l'Empire que fort tard. La popularité du prince Louis-Napoléon leur parut un engouement passager de la foule dont on aurait facilement raison. La personne même du prince leur inspirait une admiration médiocre. Ils le jugeaient nul, songe-creux, incapable de mettre la main sur la France et surtout de se maintenir au pouvoir. Pour eux, ce n'était qu'un instrument dont ils comptaient se servir, qui ferait la place nette et qu'ils mettraient à la porte lorsque l'heure serait venue où le vrai prétendant devrait se montrer. Cependant, les mois s'écoulèrent, ils devinrent inquiets. Alors seulement ils eurent vaguement conscience qu'on les dupait. Mais on ne leur laissa pas le temps de prendre un parti ; le coup d'État éclata sur leurs têtes, et ils durent applaudir. La grande impure, la République, venait d'être assassinée. C'était un triomphe quand même. Le clergé et la noblesse acceptèrent les faits avec résignation, remettant à plus tard la réalisation de leurs espérances, se vengeant de leur mécompte en s'unissant aux bonapartistes pour écraser les derniers républicains.

Ces événements fondèrent la fortune des Rougon. Mêlés aux diverses phases de cette crise, ils grandirent sur les ruines de la liberté. Ce fut la République que volèrent ces bandits à l'affût ; après qu'on l'eut égorgée, ils aidèrent à la détrousser.

Au lendemain des journées de février, Félicité, le nez le plus fin de la famille, comprit qu'ils étaient enfin sur la bonne piste. Elle se mit à tourner autour de son mari, à l'aiguillonner, pour qu'il se remuât. Les premiers bruits de révolution avaient effrayé Pierre. Lorsque sa femme lui eut fait entendre qu'ils avaient peu à perdre et beaucoup à gagner dans un bouleversement, il se rangea vite à son opinion.

« Je ne sais ce que tu peux faire, répétait Félicité, mais il me semble qu'il y a quelque chose à faire. M. de Carnavant ne nous disait-il pas, l'autre jour, qu'il serait riche si jamais Henri V revenait, et que ce roi récompenserait magnifiquement ceux qui auraient travaillé à son retour. Notre fortune est peut-être là. Il serait temps d'avoir la main heureuse. » Le marquis de Carnavant, ce noble qui, selon la chronique scandaleuse de la ville, avait connu intimement la mère de Félicité, venait, en effet, de temps à autre rendre visite aux époux. Les méchantes langues prétendaient que Mme Rougon lui ressemblait. C'était un petit homme, maigre, actif, alors âgé de soixante-quinze ans, dont cette dernière semblait avoir pris, en vieillissant, les traits et les allures. On racontait que les femmes lui avaient dévoré les débris d'une fortune déjà fort entamée par son père au temps de l'émigration. Il avouait d'ailleurs sa pauvreté de fort bonne grâce. Recueilli par un de ses parents, le comte de Valqueyras, il vivait en parasite, mangeant à la table du comte, habitant un étroit logement situé sous les combles de son hôtel.

« Petite, disait-il souvent en tapotant les joues de Félicité, si jamais Henri V me rend une fortune, je te ferai mon héritière. » Félicité avait cinquante ans qu'il l'appelait encore» petite ». C'était à ces tapes familières et à ces continuelles promesses d'héritage que Mme Rougon pensait en poussant son mari dans la politique. Souvent M, de Carnavant s'était plaint amèrement de ne pouvoir lui venir en aide. Nul doute qu'il ne se conduisît en père à son égard, le jour où il serait puissant. Pierre, auquel sa femme expliqua la situation à demi-mot, se déclara prêt à marcher dans le sens qu'on lui indiquerait.

La position particulière du marquis fit de lui, à Plassans, dès les premiers jours de la République, l'agent actif du mouvement réactionnaire. Ce petit homme remuant, qui avait tout à gagner au retour de ses rois légitimes, s'occupa avec fièvre du triomphe de leur cause. Tandis que la noblesse riche du quartier Saint-Marc s'endormait dans son désespoir muet, craignant peut-être de se compromettre et de se voir de nouveau condamnée à l'exil, lui se multipliait, faisait de la propagande, racolait des fidèles. Il fut une arme dont une main invisible tenait la poignée. Dès lors, ses visites chez les Rougon devinrent quotidiennes. Il lui fallait un centre d'opérations. Son parent, M. de Valqueyras, lui ayant défendu d'introduire des affiliés dans son hôtel, il avait choisi le salon jaune de Félicité. D'ailleurs, il ne tarda pas à trouver dans Pierre un aide précieux. Il ne pouvait aller prêcher lui-même la cause de la légitimité aux petits détaillants et aux ouvriers du vieux quartier ; on l'aurait hué.

Pierre, au contraire, qui avait vécu au milieu de ces gens-là, parlait leur langue, connaissait leurs besoins, arrivait à les catéchiser en douceur. Il devint ainsi l'homme indispensable. En moins de quinze jours, les Rougon furent plus royalistes que le roi. Le marquis, en voyant le zèle de Pierre, s'était finement abrité derrière lui. A quoi bon se mettre en vue, quand un homme à fortes épaules veut bien endosser toutes les sottises d'un parti ? Il laissa Pierre trôner, se gonfler d'importance, parler en maître, se contentant de le retenir ou de le jeter en avant, selon les nécessités de la cause.

Aussi l'ancien marchand d'huile fut-il bientôt un personnage. Le soir, quand ils se retrouvaient seuls, Félicité lui disait :

« Marche, ne crains rien. Nous sommes en bon chemin. Si cela continue, nous serons riches, nous aurons un salon pareil à celui du receveur, et nous donnerons des soirées. » Il s'était formé chez les Rougon un noyau de conservateurs qui se réunissaient chaque soir dans le salon jaune pour déblatérer contre la République.

Il y avait là trois ou quatre négociants retirés qui tremblaient pour leurs rentes, et qui appelaient de tous leurs vœux un gouvernement sage et fort. Un ancien marchand d'amandes, membre du conseil municipal, M. Isidore Granoux, était comme le chef de ce groupe. Sa bouche en bec de lièvre, fendue à cinq ou six centimètres du nez, ses yeux ronds, son air à la fois satisfait et ahuri, le faisaient ressembler à une oie grasse qui digère dans la salutaire crainte du cuisinier. Il parlait peu, ne pouvant trouver les mots ; il n'écoutait que lorsqu'on accusait les républicains de vouloir piller les maisons des riches, se contentant alors de devenir rouge à faire craindre une apoplexie et de murmurer des invectives sourdes, au milieu desquelles revenaient les mots» fainéants, scélérats, voleurs, assassins ».

Tous les habitués du salon jaune, à la vérité, n'avaient pas l'épaisseur de cette oie grasse. Un riche propriétaire,

M. Roudier, au visage grassouillet et insinuant, y discourait des heures entières, avec la passion d'un orléaniste que la chute de Louis-Philippe avait dérangé dans ses calculs.

C'était un bonnetier de Paris retiré à Plassans, ancien fournisseur de la cour, qui avait fait de son fils un magistrat, comptant sur les Orléans pour pousser ce garçon aux plus hautes dignités. La révolution ayant tué ses espérances, il s'était jeté dans la réaction à corps perdu. Sa fortune, ses anciens rapports commerciaux avec les Tuileries, dont il semblait faire des rapports de bonne amitié, le prestige que prend en province tout homme qui a gagné de l'argent à Paris et qui daigne venir le manger au fond d'un département, lui donnaient une très grande influence dans le pays ; certaines gens l'écoutaient parler comme un oracle.

Mais la plus forte tête du salon jaune était à coup sûr le commandant Sicardot, le beau-père d'Aristide. Taillé en hercule, le visage rouge brique, couturé et planté de bouquets de poil gris, il comptait parmi les plus glorieuses ganaches de la Grande Armée. Dans les journées de février, la guerre des rues seule l'avait exaspéré ; il ne tarissait pas sur ce sujet, disant avec colère qu'il était honteux de se battre de la sorte ; et il rappelait avec orgueil le grand règne de Napoléon.

On voyait aussi, chez les Rougon, un personnage aux mains humides, aux regards louches, le sieur Vuillet, un libraire qui fournissait d'images saintes et de chapelets toutes les dévotes de la ville. Vuillet tenait la librairie classique et la librairie religieuse ; il était catholique pratiquant, ce qui lui assurait la clientèle des nombreux couvents et des paroisses. Par un coup de génie, il avait joint à son commerce la publication d'un petit journal hebdomadaire, La Gazette de Plassans, dans lequel il s'occupait exclusivement des intérêts du clergé. Ce journal lui mangeait chaque année un millier de francs ; mais il faisait de lui un champion de l'Église et l'aidait à écouler les rossignols sacrés de sa boutique. Cet homme illettré, dont l'orthographe était douteuse, rédigeait lui-même les articles de la Gazette avec une humilité et un fiel qui lui tenaient lieu de talent. Aussi le marquis, en se mettant en campagne, avait-il été frappé du parti qu'il pourrait tirer de cette figure plate de sacristain, de cette plume grossière et intéressée. Depuis février, les articles de la Gazette contenaient moins de fautes ; le marquis les revoyait.

On peut imaginer, maintenant, le singulier spectacle que le salon jaune des Rougon offrait chaque soir. Toutes les opinions se coudoyaient et aboyaient à la fois contre la République. On s'entendait dans la haine. Le marquis, d'ailleurs, qui ne manquait pas une réunion, apaisait par sa présence les petites querelles qui s'élevaient entre le commandant et les autres adhérents. Ces roturiers étaient secrètement flattés des poignées de main qu'il voulait bien leur distribuer à l'arrivée et au départ. Seul, Roudier, en libre penseur de la rue Saint-Honoré, disait que le marquis n'avait pas un sou, et qu'il se moquait du marquis. Ce dernier gardait un aimable sourire de gentilhomme ; il s'encanaillait avec ces bourgeois, sans une seule des grimaces de mépris que tout autre habitant du quartier Saint-Marc aurait cru devoir faire. Sa vie de parasite l'avait assoupli. Il était l'âme du groupe. Il commandait au nom de personnages inconnus, dont il ne livrait jamais les noms. « Ils veulent ceci, ils ne veulent pas cela », disait-il. Ces dieux cachés, veillant aux destinées de Plassans du fond de leur nuage, sans paraître se mêler directement des affaires publiques, devaient être certains prêtres, les grands politiques du pays.

Quand le marquis prononçait cet « ils » mystérieux, qui inspirait à l'assemblée un merveilleux respect, Vuillet confessait par une attitude béate qu'il les connaissait parfaitement.

La personne la plus heureuse dans tout cela était Félicité.

Elle commençait enfin à avoir du monde dans son salon.

Elle se sentait bien un peu honteuse de son vieux meuble de velours jaune ; mais elle se consolait en pensant au riche mobilier qu'elle achèterait, lorsque la bonne cause aurait triomphé. Les Rougon avaient fini par prendre leur royalisme au sérieux. Félicité allait jusqu'à dire, quand Roudier n'était pas là, que, s'ils n'avaient pas fait fortune dans leur commerce d'huile, la faute en était à la monarchie de Juillet.

C'était une façon de donner une couleur politique à leur pauvreté. Elle trouvait des caresses pour tout le monde, même pour Granoux, inventant chaque soir une nouvelle façon polie de le réveiller, à l'heure du départ.

Le salon, ce noyau de conservateurs appartenant à tous les partis, et qui grossissait journellement, eut bientôt une grande influence. Par la diversité de ses membres, et surtout grâce à l'impulsion secrète que chacun d'eux recevait du clergé, il devint le centre réactionnaire qui rayonna sur Plassans entier. La tactique du marquis, qui s'effaçait, fit regarder Rougon comme le chef de la bande. Les réunions avaient lieu chez lui, cela suffisait aux yeux peu clairvoyants du plus grand nombre pour le mettre à la tête du groupe et le désigner à l'attention publique. On lui attribua toute la besogne ; on le crut le principal ouvrier de ce mouvement qui, peu à peu, ramenait au parti conservateur les républicains enthousiastes de la veille. Il est certaines situations dont bénéficient seuls les gens tarés. Ils fondent leur fortune là où des hommes mieux posés et plus influents n'auraient point osé risquer la leur. Certes, Roudier, Granoux et les autres, par leur position d'hommes riches et respectés, semblaient devoir être mille fois préférés à Pierre comme chefs actifs du parti conservateur. Mais aucun d'eux n'aurait consenti à faire de son salon un centre politique ; leurs convictions n'allaient pas jusqu'à se compromettre ouvertement ; en somme, ce n'étaient que des braillards, des commères de province, qui voulaient bien cancaner chez un voisin contre la République, du moment où le voisin endossait la responsabilité de leurs cancans. La partie était trop chanceuse. Il n'y avait pour la jouer, dans la bourgeoisie de Plassans, que les Rougon, ces grands appétits inassouvis et poussés aux résolutions extrêmes.

En avril 1849, Eugène quitta brusquement Paris et vint passer quinze jours auprès de son père. On ne connut jamais bien le but de ce voyage. Il est à croire qu'Eugène vint tâter sa ville natale pour savoir s'il y poserait avec succès sa candidature de représentant à l'Assemblée législative, qui devait remplacer prochainement la Constituante. Il était trop fin pour risquer un échec. Sans doute, l'opinion publique lui parut peu favorable, car il s'abstint de toute tentative. On ignorait, d'ailleurs, à Plassans, ce qu'il était devenu, ce qu'il faisait à Paris. A son arrivée, on le trouva moins gros, moins endormi. On l'entoura, on tâcha de le faire causer. Il feignit l'ignorance, ne se livrant pas, forçant les autres à se livrer.

Des esprits plus souples eussent trouvé, sous son apparente flânerie, un grand souci des opinions politiques de la ville. Il semblait sonder le terrain plus encore pour un parti que pour son propre compte.

Bien qu'il eût renoncé à toute espérance personnelle, il n'en resta pas moins à Plassans jusqu'à la fin du mois, très assidu surtout aux réunions du salon jaune. Dès le premier coup de sonnette, il s'asseyait dans le creux d'une fenêtre, le plus loin possible de la lampe. Il demeurait là toute la soirée, le menton sur la paume de la main droite, écoutant religieusement. Les plus grosses niaiseries le laissaient impassible. Il approuvait tout de la tête, jusqu'aux grognements effarés de Granoux. Quand on lui demandait son avis, il répétait poliment l'opinion de la majorité. Rien ne parvint à lasser sa patience, ni les rêves creux du marquis qui parlait des Bourbons comme au lendemain de 1815, ni les effusions bourgeoises de Roudier, qui s'attendrissait en comptant le nombre de paires de chaussettes qu'il avait fournies jadis au roi citoyen. Au contraire, il paraissait fort à l'aise au milieu de cette tour de Babel. Parfois, quand tous ces grotesques tapaient à bras raccourcis sur la République, on voyait ses yeux rire sans que ses lèvres perdissent leur moue d'homme grave. Sa façon recueillie d'écouter, sa complaisance inaltérable lui avaient concilié toutes les sympathies.

On le jugeait nul, mais bon enfant. Lorsqu'un ancien marchand d'huile ou d'amandes ne pouvait placer, au milieu du tumulte, de quelle façon il sauverait la France, s'il était le maître, il se réfugiait auprès d'Eugène et lui criait ses plans merveilleux à l'oreille. Eugène hochait doucement la tête, comme ravi des choses élevées qu'il entendait. Vuillet seul le regardait d'un air louche. Ce libraire, doublé d'un sacristain et d'un journaliste, parlant moins que les autres, observait davantage. Il avait remarqué que l'avocat causait parfois dans les coins avec le commandant Sicardot. Il se promit de les surveiller, mais il ne put jamais surprendre une seule de leurs paroles. Eugène faisait taire le commandant d'un clignement d'yeux, dès qu'il approchait. Sicardot, à partir de cette époque, ne parla plus des Napoléon qu'avec un mystérieux sourire.

Deux jours avant son retour à Paris, Eugène rencontra, sur le cours Sauvaire, son frère Aristide, qui l'accompagna quelques instants, avec l'insistance d'un homme en quête d'un conseil. Aristide était dans une grande perplexité. Dès la proclamation de la République, il avait affiché le plus vif enthousiasme pour le gouvernement nouveau. Son intelligence, assouplie par ses deux années de séjour à Paris, voyait plus loin que les cerveaux épais de Plassans ; il devinait l'impuissance des légitimistes et des orléanistes, sans distinguer avec netteté quel serait le troisième larron qui viendrait voler la République. A tout hasard, il s'était mis du côté des vainqueurs. Il avait rompu tout rapport avec son père, le qualifiant en public de vieux fou, de vieil imbécile enjôlé par la noblesse.

« Ma mère est pourtant une femme intelligente, ajoutait-il. Jamais je ne l'aurais crue capable de pousser son mari dans un parti dont les espérances sont chimériques. Ils vont achever de se mettre sur la paille. Mais les femmes n'entendent rien à la politique. » Lui, voulait se vendre, le plus cher possible. Sa grande inquiétude fut dès lors de prendre le vent, de se mettre toujours du côté de ceux qui pourraient, à l'heure du triomphe, le récompenser magnifiquement. Par malheur, il marchait en aveugle ; il se sentait perdu, au fond de sa province, sans boussole, sans indications précises. En attendant que le cours des événements lui traçât une voie sûre, il garda l'attitude de républicain enthousiaste prise par lui dès le premier jour : Grâce à cette attitude, il resta à la sous-préfecture ; on augmenta même ses appointements. Mordu bientôt par le désir de jouer un rôle, il détermina un libraire, un rival de Vuillet, à fonder un journal démocratique, dont il devint un des rédacteurs les plus âpres. L'Indépendant fit, sous son impulsion, une guerre sans merci aux réactionnaires. Mais le courant l'entraîna peu à peu, malgré lui, plus loin qu'il ne voulait aller ; il en arriva à écrire des articles incendiaires qui lui donnaient des frissons lorsqu'il les relisait. On remarqua beaucoup, à Plassans, une série d'attaques dirigées par le fils contre les personnes que le père recevait chaque soir dans le fameux salon jaune. La richesse des Roudier et des Granoux exaspérait Aristide au point de lui faire perdre toute prudence. Poussé par ses aigreurs jalouses d'affamé, il s'était fait de la bourgeoisie une ennemie irréconciliable, lorsque l'arrivée d'Eugène et la façon dont il se comporta à Plassans vinrent le consterner. Il accordait à son frère une grande habileté. Selon lui, ce gros garçon endormi ne sommeillait jamais que d'un œil, comme les chats à l'affût devant un trou de souris. Et voilà qu'Eugène passait les soirées entières dans le salon jaune, écoutant religieusement ces grotesques que lui, Aristide, avait si impitoyablement raillés. Quand il sut, par les bavardages de la ville, que son frère donnait des poignées de main à Granoux et en recevait du marquis, il se demanda avec anxiété ce qu'il devait croire. Se serait-il trompé à ce point ? Les légitimistes ou les orléanistes auraient-ils quelque chance de succès ?

1   2   3   4   5   6   7   8   9   ...   19


Verilənlər bazası müəlliflik hüququ ilə müdafiə olunur ©atelim.com 2016
rəhbərliyinə müraciət