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La fortune des rougon


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IV


Antoine Macquart revint à Plassans après la chute de Napoléon. Il avait eu l'incroyable chance de ne faire aucune des dernières et meurtrières campagnes de l'Empire. Il s'était traîné de dépôt en dépôt, sans que rien le tirât de sa vie hébétée de soldat. Cette vie acheva de développer ses vices naturels. Sa paresse devint raisonnée ; son ivrognerie, qui lui valut un nombre incalculable de punitions, fut dès lors à ses yeux une religion véritable. Mais ce qui fit surtout de lui le pire des garnements, ce fut le beau dédain qu'il contracta pour les pauvres diables qui gagnaient le matin leur pain du soir.

« J'ai de l'argent au pays, disait-il souvent à ses camarades ; quand j'aurai fait mon temps, je pourrai vivre bourgeois. » Cette croyance et son ignorance crasse l'empêchèrent d'arriver même au grade de caporal.

Depuis son départ, il n'était pas venu passer un seul jour de congé à Plassans, son frère inventant mille prétextes pour l'en tenir éloigné. Aussi ignorait-il complètement la façon adroite dont Pierre s'était emparé de la fortune de leur mère.

Adélaïde, dans l'indifférence profonde où elle vivait, ne lui écrivit pas trois fois, pour lui dire simplement qu'elle se portait bien. Le silence qui accueillait le plus souvent ses nombreuses demandes d'argent ne lui donna aucun soupçon ; la ladrerie de Pierre suffit pour lui expliquer la difficulté qu'il éprouvait à arracher, de loin en loin, une misérable pièce de vingt francs. Cela ne fit, d'ailleurs, qu'augmenter sa rancune contre son frère, qui le laissait se morfondre au service, malgré sa promesse formelle de le racheter. Il se jurait, en rentrant au logis, de ne plus obéir en petit garçon et de réclamer carrément sa part de fortune pour vivre à sa guise. Il rêva, dans la diligence qui le ramenait, une délicieuse existence de paresse. L'écroulement de ses châteaux en Espagne fut terrible. Quand il arriva dans le faubourg et qu'il ne reconnut plus l'enclos des Fouque, il resta stupide, Il lui fallut demander la nouvelle adresse de sa mère. Là, il y eut une scène épouvantable. Adélaïde lui apprit tranquillement la vente des biens. Il s'emporta, allant jusqu'à lever la main.

La pauvre femme répétait :

« Ton frère a tout pris ; il aura soin de toi, c'est convenu. » Il sortit enfin et courut chez Pierre, qu'il avait prévenu de son retour, et qui s'était préparé à le recevoir de façon à en finir avec lui, au premier mot grossier.

« Écoutez, lui dit le marchand d'huile qui affecta de ne plus le tutoyer, ne m'échauffez pas la bile ou je vous jette à la porte. Après tout, je ne vous connais pas. Nous ne portons pas le même nom. C'est déjà bien assez malheureux pour moi que ma mère se soit mal conduite, sans que ses bâtards viennent ici m'injurier. J'étais bien disposé pour vous ; mais, puisque vous êtes insolent, je ne ferai rien, absolument rien. » Antoine faillit étrangler de colère.

« Et mon argent, criait-il, me le rendras-tu, voleur, ou faudra-t-il que je te traîne devant les tribunaux ? » Pierre haussait les épaules :

« Je n'ai pas d'argent à vous, répondit-il, de plus en plus calme. Ma mère a disposé de sa fortune, comme elle l'a entendu. Ce n'est pas moi qui irai mettre le nez dans ses affaires. J'ai renoncé volontiers à toute espérance d'héritage. Je suis à l'abri de vos sales accusations. » Et comme son frère bégayait, exaspéré par ce sang-froid et ne sachant plus que croire, il lui mit sous les yeux le reçu qu'Adélaïde avait signé. La lecture de cette pièce acheva d'accabler Antoine.

« C'est bien, dit-il d'une voix presque calmée, je sais ce qu'il me reste à faire. » La vérité était qu'il ne savait quel parti prendre. Son impuissance à trouver un moyen immédiat d'avoir sa part et de se venger, activait encore sa fièvre furieuse. Il revint chez sa mère, il lui fit subir un interrogatoire honteux. La malheureuse femme ne pouvait que le renvoyer chez Pierre.

« Est-ce que vous croyez, s'écria-t-il insolemment, que vous allez me faire aller comme une navette ? Je saurai bien qui de vous deux a le magot. Tu l'as peut-être déjà croqué, toi ?… » Et, faisant allusion à son ancienne inconduite, il lui demanda si elle n'avait pas quelque canaille d'homme auquel elle donnait ses derniers sous. Il n'épargna même pas son père, cet ivrogne de Macquart, disait-il, qui devait l'avoir grugée jusqu'à sa mort, et qui laissait ses enfants sur la paille. La pauvre femme écoutait, d'un air hébété. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle se défendit avec une terreur d'enfant, répondant aux questions de son fils comme à celles d'un juge, jurant qu'elle se conduisait bien, et répétant toujours avec insistance qu'elle n'avait pas eu un sou, que Pierre avait tout pris. Antoine finit presque par la croire.

« Ah ! quel gueux ! murmura-t-il ; c'est pour cela qu'il ne me rachetait pas. » Il dut coucher chez sa mère, sur une paillasse jetée dans un coin. Il était revenu les poches absolument vides, et ce qui l'exaspérait, c'était surtout de se sentir sans aucune ressource, sans feu ni lieu, abandonné comme un chien sur le pavé, tandis que son frère, selon lui, faisait de belles affaires, mangeait et dormait grassement. N'ayant pas de quoi acheter des vêtements, il sortit le lendemain avec son pantalon et son képi d'ordonnance. Il eut la chance de trouver, au fond d'une armoire, une vieille veste de velours jaunâtre, usée et rapiécée, qui avait appartenu à Macquart.

Ce fut dans ce singulier accoutrement qu'il courut la ville, contant son histoire et demandant justice.

Les gens qu'il alla consulter le reçurent avec un mépris qui lui fit verser des larmes de rage. En province, on est implacable pour les familles déchues. Selon l'opinion commune, les Rougon-Macquart chassaient de race en se dévorant entre eux ; la galerie, au lieu de les séparer, les aurait plutôt excités à se mordre. Pierre, d'ailleurs, commençait à se laver de sa tache originelle. On rit de sa friponnerie ; des personnes allèrent jusqu'à dire qu'il avait bien fait, s'il s'était réellement emparé de l'argent, et que cela serait une bonne leçon pour les personnes débauchées de la ville.

Antoine rentra découragé. Un avoué lui avait conseillé, avec des mines dégoûtées, de laver son linge sale en famille, après s'être habilement informé s'il possédait la somme nécessaire pour soutenir un procès. Selon cet homme, l'affaire paraissait bien embrouillée, les débats seraient très longs et le succès était douteux. D'ailleurs, il fallait de l'argent, beaucoup d'argent.

Ce soir-là, Antoine fut encore plus dur pour sa mère ; ne sachant sur qui se venger, il reprit ses accusations de la veille ; il tint la malheureuse jusqu'à minuit, toute frissonnante de honte et d'épouvante. Adélaïde lui ayant appris que Pierre lui servait une pension, il devint certain pour lui que son frère avait empoché les cinquante mille francs. Mais, dans son irritation, il feignit de douter encore, par un raffinement de méchanceté qui le soulageait. Et il ne cessait de l'interroger d'un air soupçonneux, en paraissant continuer à croire qu'elle avait mangé sa fortune avec des amants.

« Voyons, mon père n'a pas été le seul », dit-il enfin avec grossièreté.

A ce dernier coup, elle alla se jeter chancelante sur un vieux coffre où elle resta toute la nuit à sangloter.

Antoine comprit bientôt qu'il ne pouvait, seul et sans ressources, mener à bien une campagne contre son frère, Il essaya d'abord d'intéresser Adélaïde à sa cause ; une accusation, portée par elle, devait avoir de graves conséquences.

Mais la pauvre femme, si molle et si endormie, dès les premiers mots d'Antoine, refusa avec énergie d'inquiéter son fils aîné.

« Je suis une malheureuse, balbutiait-elle. Tu as raison de te mettre en colère. Mais, vois-tu, ce serait trop de remords, si je faisais conduire un de mes enfants en prison. Non, j’aime mieux que tu me battes. »

Il sentit qu'il n'en tirerait que des larmes, et il se contenta d'ajouter qu'elle était justement punie et qu'il n'avait aucune pitié d'elle. Le soir, Adélaïde, secouée par les querelles successives que lui cherchait son fils, eut une de ces crises nerveuses qui la tenaient roidie, les yeux ouverts, comme morte. Le jeune homme la jeta sur son lit ; puis, sans même la délacer, il se mit à fureter dans la maison, cherchant si la malheureuse n'avait pas des économies cachées quelque part. Il trouva une quarantaine de francs. Il s'en empara, et, tandis que sa mère restait là, rigide et sans souffle, il alla prendre tranquillement la diligence pour Marseille.

Il venait de songer que Mouret, cet ouvrier chapelier qui avait épousé sa sœur Ursule, devait être indigné de la friponnerie de Pierre, et qu'il voudrait sans doute défendre les intérêts de sa femme. Mais il ne trouva pas l'homme sur lequel il comptait. Mouret lui dit nettement qu'il s'était habitué à regarder Ursule comme une orpheline, et qu'il ne voulait, à aucun prix, avoir des démêlés avec sa famille. Les affaires du ménage prospéraient. Antoine, reçu très froidement, se hâta de reprendre la diligence. Mais, avant de partir, il voulut se venger du secret mépris qu'il lisait dans les regards de l'ouvrier ; sa sœur lui ayant paru pâle et oppressée, il eut la cruauté sournoise de dire au mari, en s'éloignant :

« Prenez garde, ma sœur a toujours été chétive, et je l'ai trouvée bien changée ; vous pourriez la perdre. » Les larmes qui montèrent aux yeux de Mouret lui prouvèrent qu'il avait mis le doigt sur une plaie vive. Ces ouvriers étalaient aussi par trop leur bonheur.

Quand il fut revenu à Plassans, la certitude qu'il avait les mains liées rendit Antoine plus menaçant encore. Pendant un mois, on ne vit que lui dans la ville. Il courait les rues, contant son histoire à qui voulait l'entendre. Lorsqu'il avait réussi à se faire donner une pièce de vingt sous par sa mère, il allait la boire dans quelque cabaret, et là criait tout haut que son frère était une canaille qui aurait bientôt de ses nouvelles. En de pareils endroits, la douce fraternité qui règne entre ivrognes lui donnait un auditoire sympathique ; toute la crapule de la ville épousait sa querelle ; c'étaient des invectives sans fin contre ce gueux de Rougon qui laissait sans pain un brave soldat, et la séance se terminait d'ordinaire par la condamnation générale de tous les riches.

Antoine, par un raffinement de vengeance, continuait à se promener avec son képi, son pantalon d'ordonnance et sa vieille veste de velours jaune, bien que sa mère lui eût offert de lui acheter des vêtements plus convenables. Il affichait ses guenilles, les étalait le dimanche, en plein cours Sauvaire.

Une de ses plus délicates jouissances fut de passer dix fois par jour devant le magasin de Pierre. Il agrandissait les trous de la veste avec les doigts, il ralentissait le pas, se mettait parfois à causer devant la porte, pour rester davantage dans la rue. Ces jours-là, il emmenait quelque ivrogne de ses amis, qui lui servait de compère ; il lui racontait le vol des cinquante mille francs, accompagnant son récit d'injures et de menaces, à voix haute, de façon à ce que toute la rue l'entendît, et que ses gros mots allassent à leur adresse, jusqu'au fond de la boutique.

« Il finira, disait Félicité désespérée, par venir mendier devant notre maison. » La vaniteuse petite femme souffrait horriblement de ce scandale. Il lui arriva même, à cette époque, de regretter en secret d'avoir épousé Rougon ; ce dernier avait aussi une famille par trop terrible. Elle eût donné tout au monde pour qu'Antoine cessât de promener ses haillons. Mais Pierre, que la conduite de son frère affolait, ne voulait seulement pas qu'on prononçât son nom devant lui. Lorsque sa femme lui faisait entendre qu'il vaudrait peut-être mieux s'en débarrasser en donnant quelques sous :

« Non, rien, pas un liard, criait-il avec fureur. Qu'il crève ! » Cependant, il finit lui-même par confesser que l'attitude d'Antoine devenait intolérable. Un jour, Félicité, voulant en finir, appela cet homme, comme elle le nommait en faisant une moue dédaigneuse. « Cet homme » était en train de la traiter de coquine au milieu de la rue, en compagnie d'un sien camarade encore plus déguenillé que lui. Tous deux étaient gris.

« Viens donc, on nous appelle là-dedans », dit Antoine à son compagnon, d'une voix goguenarde.

Félicité recula en murmurant :

« C'est à vous seul que nous désirons parler.

– Bah ! répondit le jeune homme, le camarade est un bon enfant. Il peut tout entendre. C'est mon témoin. » Le témoin s'assit lourdement sur une chaise. Il ne se découvrit pas et se mit à regarder autour de lui, avec ce sourire hébété des ivrognes et des gens grossiers qui se sentent insolents. Félicité, honteuse, se plaça devant la porte de la boutique, pour qu'on ne vît pas du dehors quelle singulière compagnie elle recevait. Heureusement que son mari arriva à son secours. Une virulente querelle s'engagea entre lui et son frère. Ce dernier, dont la langue épaisse s'embarrassait dans les injures, répéta à plus de vingt reprises les mêmes griefs. Il finit même par se mettre à pleurer, et peu s'en fallut que son émotion ne gagnât son camarade. Pierre s'était défendu d'une façon très digne.

« Voyons, dit-il enfin, vous êtes malheureux et j'ai pitié de vous. Bien que vous m'ayez cruellement insulté, je n'oublie pas que nous avons la même mère. Mais si je vous donne quelque chose, sachez que je le fais par bonté et non par crainte… Voulez-vous cent francs pour vous tirer d'affaire ? » Cette offre brusque de cent francs éblouit le camarade d'Antoine. Il regarda ce dernier d'un air ravi qui signifiait clairement : « Du moment que le bourgeois offre cent francs, il n'y a plus de sottises à lui dire. » Mais Antoine entendait spéculer sur les bonnes intentions de son frère. Il lui demanda s'il se moquait de lui ; c'était sa part, dix mille francs, qu'il exigeait.

« Tu as tort, tu as tort », bégayait son ami.

Enfin, comme Pierre impatienté parlait de les jeter tous les deux à la porte, Antoine abaissa ses prétentions, et, d'un coup, ne réclama plus que mille francs. Ils se querellèrent encore un grand quart d'heure sur ce chiffre. Félicité intervint. On commençait à se rassembler devant la boutique.

« Écoutez, dit-elle vivement, mon mari vous donnera deux cents francs, et moi je me charge de vous acheter un vêtement complet et de vous louer un logement pour une année. » Rougon se fâcha. Mais le camarade d'Antoine, enthousiasmé, cria :

« C'est dit, mon ami accepte. » Et Antoine déclara, en effet, d'un air rechigné, qu'il acceptait. Il sentait qu'il n'obtiendrait pas davantage. Il fut convenu qu'on lui enverrait l'argent et le vêtement le lendemain, et que peu de jours après, dès que Félicité lui aurait trouvé un logement, il pourrait s'installer chez lui. En se retirant, l'ivrogne qui accompagnait le jeune homme fut aussi respectueux qu'il venait d'être insolent ; il salua plus de dix fois la compagnie, d'un air humble et gauche, bégayant des remerciements vagues, comme si les dons de Rougon lui eussent été destinés.

Une semaine plus tard, Antoine occupait une grande chambre du vieux quartier, dans laquelle Félicité, tenant plus que ses promesses, sur l'engagement formel du jeune homme de les laisser tranquilles désormais, avait fait mettre un lit, une table et des chaises. Adélaïde vit sans aucun regret partir son fils ; elle était condamnée à plus de trois mois de pain et d'eau par le court séjour qu'il avait fait chez elle. Antoine eut vite bu et mangé les deux cents francs. Il n'avait pas songé un instant à les mettre dans quelque petit commerce qui l'eût aidé à vivre. Quand il fut de nouveau sans le sou, n'ayant aucun métier, répugnant d'ailleurs à toute besogne suivie, il voulut puiser encore dans la bourse des Rougon. Mais les circonstances n'étaient plus les mêmes, il ne réussit pas à les effrayer. Pierre profita même de cette occasion pour le jeter à la porte, en lui défendant de jamais remettre les pieds chez lui. Antoine eut beau reprendre ses accusations : la ville qui connaissait la munificence de son frère, dont Félicité avait fait grand bruit, lui donna tort et le traita de fainéant. Cependant, la faim le pressait. Il menaça de se faire contrebandier comme son père, et de commettre quelque mauvais coup qui déshonorerait sa famille. Les Rougon haussèrent les épaules ; ils le savaient trop lâche pour risquer sa peau. Enfin, plein d'une rage sourde contre ses proches et contre la société tout entière, Antoine se décida à chercher du travail.

Il avait fait connaissance, dans un cabaret du faubourg, d'un ouvrier vannier qui travaillait en chambre. Il lui offrit de l'aider. En peu de temps, il apprit à tresser des corbeilles et des paniers, ouvrages grossiers et à bas prix, d'une vente facile. Bientôt il travailla pour son compte. Ce métier peu fatigant lui plaisait. Il restait maître de ses paresses, et c'était là surtout ce qu'il demandait. Il se mettait à la besogne lorsqu'il ne pouvait plus faire autrement, tressant à la hâte une douzaine de corbeilles qu'il allait vendre au marché. Tant que l'argent durait, il flânait, courant les marchands de vin, digérant au soleil ; puis, quand il avait jeûné pendant un jour, il reprenait ses brins d'osier avec de sourdes invectives, accusant les riches qui, eux, vivent sans rien faire. Le métier de vannier, ainsi entendu, est fort ingrat ; son travail n'aurait pu suffire à payer ses soûleries, s'il ne s'était arrangé de façon à se procurer de l'osier à bon compte. Comme il n'en achetait jamais à Plassans, il disait qu'il allait faire chaque mois sa provision dans une ville voisine, où il prétendait qu'on le vendait à meilleur marché.

La vérité était qu'il se fournissait dans les oseraies de la Viorne, par les nuits sombres. Le garde champêtre l'y surprit même une fois, ce qui lui valut quelques jours de prison.

Ce fut à partir de ce moment qu'il se posa dans la ville en républicain farouche. Il affirma qu'il fumait tranquillement sa pipe au bord de la rivière, lorsque le garde champêtre l'avait arrêté. Et il ajoutait :

« Ils voudraient se débarrasser de moi, parce qu'ils savent quelles sont mes opinions. Mais je ne les crains pas, ces gueux de riches ! » Cependant, au bout de dix ans de fainéantise, Macquart trouva qu'il travaillait trop. Son continuel rêve était d'inventer une façon de bien vivre sans rien faire. Sa paresse ne se serait pas contentée de pain et d'eau, comme celle de certains fainéants qui consentent à rester sur leur faim, pourvu qu'ils puissent se croiser les bras. Lui, il voulait de bons repas et de belles journées d'oisiveté. Il parla un instant d'entrer comme domestique chez quelque noble du quartier Saint-Marc. Mais un palefrenier de ses amis lui fit peur en lui racontant les exigences de ses maîtres. Macquart, dégoûté de ses corbeilles, voyant venir le jour où il lui faudrait acheter l'osier nécessaire, allait se vendre comme remplaçant et reprendre la vie de soldat. qu'il préférait mille fois à celle d'ouvrier, lorsqu'il fit la connaissance d'une femme dont la rencontre modifia ses plans.

Joséphine Gavaudan, que toute la ville connaissait sous le diminutif familier de Fine, était une grande et grosse gaillarde d'une trentaine d'années. Sa face carrée, d'une ampleur masculine, portait au menton et aux lèvres des poils rares, mais terriblement longs. On la nommait comme une maîtresse femme, capable à l'occasion de faire le coup de poing. Aussi ses larges épaules, ses bras énormes imposaient-ils un merveilleux respect aux gamins, qui n'osaient seulement pas sourire de ses moustaches. Avec cela, Fine avait une toute petite voix, une voix d'enfant, mince et claire. Ceux qui la fréquentaient affirmaient que, malgré son air terrible, elle était d'une douceur de mouton.

Très courageuse à la besogne, elle aurait pu mettre quelque argent de côté, si elle n'avait aimé les liqueurs ; elle adorait l'anisette. Souvent, le dimanche soir, on était obligé de la rapporter chez elle.

Toute la semaine, elle travaillait avec un entêtement de bête. Elle faisait trois ou quatre métiers, vendais des fruits ou des châtaignes bouillies à la halle, suivant la saison, s'occupait des ménages de quelques rentiers, allait laver la vaisselle chez les bourgeois les jours de gala, et employait ses loisirs à rempailler les vieilles chaises. C'était surtout comme rempailleuse qu'elle était connue de la ville entière.

On fait, dans le Midi, une grande consommation de chaises de paille, qui y sont d'un usage commun.

Antoine Macquart lia connaissance avec Fine à la halle.

Quand il allait y vendre ses corbeilles, l'hiver, il se mettait, pour avoir chaud, à côté du fourneau sur lequel elle faisait cuire ses châtaignes. Il fut émerveillé de son courage, lui que la moindre besogne épouvantait. Peu à peu, sous l'apparente rudesse de cette forte commère, il découvrit des timidités, des bontés secrètes. Souvent il lui voyait donner des poignées de châtaignes aux marmots en guenilles qui s'arrêtaient en extase devant sa marmite fumante. D'autres fois, lorsque l'inspecteur du marché la bousculait, elle pleurait presque, sans paraître avoir conscience de ses gros poings. Antoine finit par se dire que c'était la femme qu'il lui fallait. Elle travaillerait pour deux, et il ferait la loi au logis. Ce serait sa bête de somme, une bête infatigable et obéissante. Quant à son goût pour les liqueurs, il le trouvait tout naturel. Après avoir bien pesé les avantages d'une pareille union, il se déclara. Fine fut ravie. Jamais aucun homme n'avait osé s'attaquer à elle. On eut beau lui dire qu'Antoine était le pire des chenapans, elle ne se sentit pas le courage de se refuser au mariage que sa forte nature réclamait depuis longtemps. Le soir même des noces, le jeune homme vint habiter le logement de sa femme, rue Civadière, près de la halle ; ce logement, composé de trois pièces, était beaucoup plus confortablement meublé que le sien, et ce fut avec un soupir de contentement qu'il s'allongea sur les deux excellents matelas qui garnissaient le lit.

Tout marcha bien pendant les premiers jours. Fine vaquait, comme par le passé, à ses besognes multiples ; Antoine, pris d'une sorte d'amour-propre marital qui l'étonna lui-même, tressa en une semaine plus de corbeilles qu'il n'en avait jamais fait en un mois. Mais, le dimanche, la guerre éclata. Il y avait à la maison une somme assez ronde que les époux entamèrent fortement. La nuit, ivres tous deux, ils se battirent comme plâtre, sans qu'il leur fut possible, le lendemain, de se souvenir comment la querelle avait commencé. Ils étaient restés fort tendres jusque vers les dix heures ; puis Antoine s'était mis à cogner brutalement sur Fine, et Fine, exaspérée, oubliant sa douceur, avait rendu autant de coups de poing qu'elle recevait de gifles. Le lendemain, elle se remit bravement au travail, comme si de rien n'était. Mais son mari, avec une sourde rancune, se leva tard et alla le restant du jour fumer sa pipe au soleil.

A partir de ce moment, les Macquart prirent le genre de vie qu'ils devaient continuer à mener. Il fut comme entendu tacitement entre eux que la femme suerait sang et eau pour entretenir le mari. Fine, qui aimait le travail par instinct, ne protesta pas. Elle était d'une patience angélique, tant qu'elle n'avait pas bu, trouvant tout naturel que son homme fut paresseux, et tâchant de lui éviter même les plus petites besognes. Son péché mignon, l'anisette, la rendait non pas méchante, mais juste ; les soirs où elle s'était oubliée devant une bouteille de sa liqueur favorite, si Antoine lui cherchait querelle, elle tombait sur lui à bras raccourcis, en lui reprochant sa fainéantise et son ingratitude. Les voisins étaient habitués aux tapages périodiques qui éclataient dans la chambre des époux. Ils s'assommaient consciencieusement ; la femme tapait en mère qui corrige son galopin ; mais le mari, traître et haineux, calculait ses coups et, à plusieurs reprises, il faillit estropier la malheureuse.

« Tu seras bien avancé, quand tu m'auras cassé une jambe ou un bras, lui disait-elle. Qui te nourrira, fainéant ? »A part ces scènes de violence, Antoine commençait à trouver supportable son existence nouvelle. Il était bien vêtu, mangeait à sa faim, buvait à sa soif. Il avait complètement mis de côté la vannerie ; parfois, quand il s'ennuyait par trop, il se promettait de tresser, pour le prochain marché, une douzaine de corbeilles ; mais, souvent, il ne terminait seulement pas la première. Il garda, sous un canapé, un paquet d'osier qu'il n'usa pas en vingt ans.

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