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La fortune des rougon


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Celui-ci, soufflant, entra dans le salon jaune, où elle le suivit, en feutrant soigneusement les portes derrière elle. Il se laissa aller dans un fauteuil, il dit d'une voix étranglée :

« C'est fait, nous serons receveur particulier. » Elle lui sauta au cou ; elle l'embrassa.

« Vrai ? vrai ? cria-t-elle. Mais je n'ai rien entendu.

O mon petit homme, raconte-moi ça, raconte-moi tout. » Elle avait quinze ans, elle se faisait chatte, elle tourbillonnait, avec ses vols brusques de cigale ivre de lumière et de chaleur. Et Pierre, dans l'effusion de sa victoire, vida son cœur. Il n'omit pas un détail. Il expliqua même ses projets futurs, oubliant que, selon lui, les femmes n'étaient bonnes à rien, et que la sienne devait tout ignorer, s'il voulait rester le maître. Félicité, penchée, buvait ses paroles.

Elle lui fit recommencer certaines parties du récit, disant qu'elle n'avait pas entendu ; en effet, la joie faisait un tel vacarme dans sa tête que, par moments, elle devenait comme sourde, l'esprit perdu en pleine jouissance. Quand Pierre raconta l'affaire de la mairie, elle fut prise de rires, elle changea trois fois de fauteuil, roulant les meubles, ne pouvant tenir en place. Après quarante années d'efforts continus, la fortune se laissait enfin prendre à la gorge. Elle en devenait folle, à ce point qu'elle oublia elle-même toute prudence.

« Hein ! c'est à moi que tu dois tout cela ! s'écria-t-elle avec une explosion de triomphe. Si je t'avais laissé agir, tu te serais fait bêtement pincer par les insurgés. Nigaud, c'était le Garçonnet, le Sicardot et les autres, qu'il fallait jeter à ces bêtes féroces. » Et, montrant ses dents branlantes de vieille, elle ajouta avec un rire de gamine :

« Eh ! vive la République ! elle a fait place nette. » Mais Pierre était devenu maussade.

« Toi, toi, murmura-t-il, tu crois toujours avoir tout prévu.

C'est moi qui ai eu l'idée de me cacher. Avec cela que les femmes entendent quelque chose à la politique ! Va, ma pauvre vieille, si tu conduisais la barque, nous ferions vite naufrage. » Félicité pinça les lèvres. Elle s'était trop avancée, elle avait oublié son rôle de bonne fée muette. Mais il lui vint une de ces rages sourdes, qu'elle éprouvait quand son mari l'écrasait de sa supériorité. Elle se promit de nouveau, lorsque l'heure serait venue, quelque vengeance exquise qui lui livrerait le bonhomme pieds et poings liés.

« Ah ! j'oubliais, reprit Rougon, M. Peirotte est de la danse. Granoux l'a vu qui se débattait entre les mains des insurgés. » Félicité eut un tressaillement. Elle était justement à la fenêtre, qui regardait avec amour les croisées du receveur particulier. Elle venait d'éprouver le besoin de les revoir, car l'idée du triomphe se confondait en elle avec l'envie de ce bel appartement, dont elle usait les meubles du regard, depuis si longtemps.

Elle se retourna, et, d'une voix étrange :

« M. Peirotte est arrêté ? » dit-elle.

Elle sourit complaisamment ; puis une vive rougeur lui marbra la face. Elle venait, au fond d'elle, de faire ce souhait brutal : « Si les insurgés pouvaient le massacrer ! » Pierre lut sans doute cette pensée dans ses yeux.

« Ma foi ! s'il attrapait quelque balle, murmura-t-il, ça arrangerait nos affaires… On ne serait pas obligé de le déplacer, n'est-ce pas ! ? et il n'y aurait rien de notre faute. » Mais Félicité, plus nerveuse, frissonnait. Il lui semblait qu'elle venait de condamner un homme à mort. Maintenant, si M. Peirotte était tué, elle le reverrait la nuit, il viendrait lui tirer les pieds. Elle ne jeta plus sur les fenêtres d'en face que des coups d'œil sournois, pleins d'une horreur voluptueuse. Et il y eut, dès lors, dans ses jouissances, une pointe d'épouvante criminelle qui les rendit plus aiguës.

D'ailleurs, Pierre, le cœur vidé, voyait à présent le mauvais côté de la situation. Il parla de Macquart. Comment se débarrasser de ce chenapan ? Mais Félicité, reprise par la fièvre du succès, s'écria :

« On ne peut pas tout faire à la fois. Nous le bâillonnerons, parbleu ! Nous trouverons bien quelque moyen… » Elle allait et venait, rangeant les fauteuils, époussetant les dossiers. Brusquement, elle s'arrêta au milieu de la pièce et, jetant un long regard sur le mobilier fané :

« Bon Dieu ! dit-elle, que c'est laid ici ! Et tout ce monde qui va venir !

– Baste ! répondit Pierre avec une superbe indifférence, nous changerons tout cela. » Lui qui, la veille, avait un respect religieux pour les fauteuils et le canapé, il serait monté dessus à pieds joints. Félicité, éprouvant le même dédain, alla jusqu'à bousculer un fauteuil dont une roulette manquait et qui ne lui obéissait pas assez vite.

Ce fut à ce moment que Roudier entra. Il sembla à la vieille femme qu'il était d'une bien plus grande politesse.

Les « monsieur », les « madame » roulaient, avec une musique délicieuse. D'ailleurs, les habitués arrivaient à la file, le salon s'emplissait. Personne ne connaissait encore, dans leurs détails, les événements de la nuit, et tous accouraient, les yeux hors de la tête, le sourire aux Lèvres, poussés par les rumeurs qui commençaient à courir la ville. Ces messieurs qui, la veille au soir, avaient quitté si précipitamment le salon jaune, à la nouvelle de l'approche des insurgés, revenaient, bourdonnants, curieux et importuns, comme un essaim de mouches qu'aurait dispersé un coup de vent. Certains n'avaient pas même pris le temps de mettre leurs bretelles. Leur impatience était grande, mais il était visible que Rougon attendait quelqu'un pour parler. A chaque minute, il tournait vers la porte un regard anxieux.

Pendant une heure, ce furent des poignées de main expressives, des félicitations vagues, des chuchotements admiratifs, une joie contenue, sans cause certaine, et qui ne demandait qu'un mot pour devenir de l'enthousiasme.

Enfin Granoux parut. Il s'arrêta un instant sur le seuil, la main droite dans sa redingote boutonnée ; sa grosse face blême, qui jubilait, essayait vainement de cacher son émotion sous un grand air de dignité. A son apparition, il se fit un silence ; on sentit qu'une chose extraordinaire allait se passer. Ce fut au milieu d'une haie que Granoux marcha droit vers Rougon. Il lui tendit la main.

« Mon ami, lui dit-il, je vous apporte l'hommage du conseil municipal. Il vous appelle à sa tête, en attendant que notre maire nous soit rendu. Vous avez sauvé Plassans. Il faut, dans l'époque abominable que nous traversons, des hommes qui allient votre intelligence à votre courage.

Venez… » Granoux, qui récitait là un petit discours qu'il avait préparé avec grand-peine, de la mairie à la rue de la Banne, sentit sa mémoire se troubler. Mais Rougon, gagné par l'émotion, l'interrompit, en lui serrant les mains, en répétant :

« Merci, mon cher Granoux, je vous remercie bien. » Il ne trouva rien autre chose. Alors il y eut une explosion de voix assourdissante. Chacun se précipita, lui tendit la main, le couvrit d'éloges et de compliments, le questionna avec âpreté. Mais lui, digne déjà comme un magistrat, demanda quelques minutes pour conférer avec MM. Granoux et Roudier. Les affaires avant tout. La ville se trouvait dans une situation si critique ! Ils se retirèrent tous trois dans un coin du salon, et là, à voix basse, ils se partagèrent le pouvoir, tandis que les habitués, éloignés de quelques pas, et jouant la discrétion, leur jetaient à la dérobée des coups d'œil où l'admiration se mêlait à la curiosité. Rougon prendrait le titre de président de la commission municipale ; Granoux serait secrétaire ; quant à Roudier, il devenait commandant en chef de la garde nationale réorganisée. Ces messieurs se jurèrent un appui mutuel, d'une solidité à toute épreuve.

Félicité, qui s'était approchée d'eux, leur demanda brusquement :

« Et Vuillet ? » Ils se regardèrent. Personne n'avait aperçu Vuillet.

Rougon eut une légère grimace d'inquiétude.

« Peut-être qu'on l'a emmené avec les autres… », dit-il pour se tranquilliser.

Mais Félicité secoua la tête. Vuillet n'était pas un homme à se laisser prendre. Du moment qu'on ne le voyait pas, qu'on ne l'entendait pas, c'est qu'il faisait quelque chose de mal.

La porte s'ouvrit, Vuillet entra. Il salua humblement, avec son clignement de paupières, son sourire pincé de sacristain. Puis il vint tendre sa main humide à Rougon et aux deux autres. Vuillet avait fait ses petites affaires tout seul. Il s'était taillé lui-même sa part du gâteau, comme aurait dit Félicité, Il avait vu, par le soupirail de sa cave, les insurgés venir arrêter le directeur des postes, dont les bureaux étaient voisins de sa librairie. Aussi, dès le matin, à l'heure même où Rougon s'asseyait dans le fauteuil du maire, était-il allé s'installer tranquillement dans le cabinet du directeur, Il connaissait les employés ; il les avait reçus à leur arrivée, en leur disant qu'il remplacerait leur chef jusqu'à son retour, et qu'ils n'eussent à s'inquiéter de rien.

Puis il avait fouillé le courrier du matin avec une curiosité mal dissimulée ; il flairait les lettres ; il semblait en chercher une particulièrement. Sans doute sa situation nouvelle répondait à un de ses plans secrets, car il alla, dans son contentement, jusqu'à donner à un de ses employés un exemplaire des œuvres badines de Piron. Vuillet avait un fonds très assorti de livres obscènes, qu'il cachait dans un grand tiroir, sous une couche de chapelets et d'images saintes ; c'était lui qui inondait la ville de photographies et de gravures honteuses, sans que cela nuisît le moins du monde à la vente des paroissiens. Cependant il dut s'effrayer, dans la matinée, de la façon cavalière dont il s'était emparé de l'hôtel des postes. Il songea à faire ratifier son usurpation. Et c'est pourquoi il accourait chez Rougon, qui devenait décidément un puissant personnage.

« Où êtes-vous donc passé ? » lui demanda Félicité d'un air méfiant.

Alors il conta son histoire, qu'il enjoliva. Selon lui, il avait sauvé l'hôtel des postes du pillage.

« Eh bien, c'est entendu, restez-y ! dit Pierre après avoir réfléchi un moment. Rendez-vous utile. » Cette dernière phrase indiquait la grande terreur des Rougon ; ils avaient peur qu'on ne se rendît trop utile, qu'on ne sauvât la ville plus qu'eux. Mais Pierre n'avait trouvé aucun péril sérieux à laisser Vuillet directeur intérimaire des postes ; c'était même une façon de s'en débarrasser. Félicité eut un vif mouvement de contrariété.

Le conciliabule terminé, ces messieurs revinrent se mêler aux groupes qui emplissaient le salon. Ils durent enfin satisfaire la curiosité générale. Il leur fallut détailler par le menu les événements de la matinée. Rougon fut magnifique. Il amplifia encore, orna et dramatisa le récit qu'il avait conté à sa femme. La distribution des fusils et des cartouches fit haleter tout le monde. Mais ce fut la marche dans les rues désertes et la prise de la mairie qui foudroyèrent ces bourgeois de stupeur. A chaque nouveau détail, une interruption partait.

« Et vous n'étiez que quarante et un, c'est prodigieux !- Ah bien ! merci, il devait faire diablement noir.

– Non, je l'avoue, jamais je n'aurais osé cela !

– Alors, vous l'avez pris, comme ça, à la gorge !

– Et les insurgés, qu'est-ce qu'ils ont dit ? » Mais ces courtes phrases ne faisaient que fouetter la verve de Rougon. Il répondait à tout, le monde. Il mimait l'action. Ce gros homme, dans l'admiration de ses propres exploits, retrouvait des souplesses d'écolier, il revenait, se répétait, au milieu des paroles croisées, des cris de surprise, des conversations particulières qui s'établissaient brusquement pour la discussion d'un détail ; et il allait ainsi en s'agrandissant, emporté par un souffle épique. D'ailleurs, Granoux et Roudier étaient là qui lui soufflaient des faits, de petits faits imperceptibles qu'il omettait. Ils brûlaient, eux aussi, de placer un mot, de conter un épisode, et parfois ils lui volaient la parole. Ou bien ils parlaient tous les trois ensemble. Mais lorsque, pour garder comme dénouement, comme bouquet, l'épisode homérique de la glace cassée, Rougon voulut dire ce qui s'était passé en bas dans la cour, lors de l'arrestation du poste, Roudier l'accusa de nuire au récit en changeant l'ordre des événements. Et ils se disputèrent un instant avec quelque aigreur. Puis Roudier, voyant l'occasion bonne pour lui, s'écria d'une voix prompte :

« Eh bien, soit ! Mais vous n'y étiez pas… Laissez-moi dire… » Alors il expliqua longuement comment les insurgés s'étaient réveillés et comment on les avait mis en joue pour les réduire à l'impuissance. Il ajouta que le sang n'avait pas coulé, heureusement. Cette dernière phrase désappointa l'auditoire qui comptait sur son cadavre.

« Mais vous avez tiré, je crois, interrompit Félicité, voyant que le drame était pauvre.

– Oui, oui, trois coups de feu, reprit l'ancien bonnetier.

C'est le charcutier Dubruel, M. Liévin et M. Massicot qui ont déchargé leurs armes avec une vivacité coupable. » Et, comme il y eut quelques murmures :

« Coupable, je maintiens le mot, reprit-il. La guerre a déjà de bien cruelles nécessités, sans qu'on y verse du sang inutile. J'aurais voulu vous voir à ma place… D'ailleurs, ces messieurs m'ont juré que ce n'était pas leur faute ; ils ne s'expliquent pas comment leurs fusils sont partis… Et pourtant il y a eu une balle perdue qui, après avoir ricoché, est allée faire un bleu sur la joue d'un insurgé… » Ce bleu, cette blessure inespérée satisfit l'auditoire. Sur quelle joue le bleu se trouvait-il, et comment une balle, même perdue, peut-elle frapper une joue sans la trouer ?

Cela donna sujet à de longs commentaires.

« En haut, continua Rougon de sa voix la plus forte, sans laisser à l'agitation le temps de se calmer, en haut, nous avions fort à faire. La lutte a été rude… » Et il décrivit l'arrestation de son frère et des quatre autres insurgés, très largement, sans nommer Macquart, qu'il appelait « le chef ». Les mots : « Le cabinet de M. le maire, le fauteuil, le bureau de M, le maire », revenaient à chaque instant dans sa bouche et donnaient, pour les auditeurs, une grandeur merveilleuse à cette terrible scène. Ce n'était plus chez le portier, mais chez le premier magistrat de la ville qu'on se battait. Roudier était enfoncé. Rougon arriva enfin à l'épisode qu'il préparait depuis le commencement, et qui devait décidément le poser en héros.

« Alors, dit-il, un insurgé se précipite sur moi. J'écarte le fauteuil de M. le maire, je prends mon homme à la gorge. Et je le serre, vous pensez ! Mais mon fusil me gênait. Je ne voulais pas le lâcher, on ne lâche jamais son fusil. Je le tenais, comme cela, sous le bras gauche. Brusquement, le coup pan… » Tout l'auditoire était pendu aux lèvres de Rougon.

Granoux, qui allongeait les lèvres, avec une démangeaison féroce de parler, s'écria :

« Non, non, ce n'est pas cela… Vous n'avez pu voir, mon ami ; vous vous battiez comme un lion… Mais moi qui aidais à garrotter un des prisonniers, j'ai tout vu…

L'homme a voulu vous assassiner ; c'est lui qui a fait partir le coup de fusil ; j'ai parfaitement aperçu ses doigts noirs qu'il glissait sous votre bras…

– Vous croyez ? » dit Rougon devenu blême.

Il ne savait pas qu'il eût couru un pareil danger, et le récit de l'ancien marchand d'amandes le glaçait d'effroi… Granoux ne mentait pas d'ordinaire ; seulement, un jour de bataille, il est bien permis de voir les choses dramatiquement.

« Quand je vous le dis, l'homme a voulu vous assassiner, répéta-t-il, avec conviction.

– C'est donc cela, dit Rougon, d'une voix éteinte, que j'ai entendu la balle siffler à mon oreille. » Il y eut une violente émotion ; l'auditoire parut frappé de respect devant ce héros. Il avait entendu siffler une balle à son oreille ! Certes, aucun des bourgeois qui étaient là n'aurait pu en dire autant. Félicité crut devoir se jeter dans les bras de son mari, pour mettre l'attendrissement de l'assemblée à son comble. Mais Rougon se dégagea tout d'un coup et termina son récit par cette phrase héroïque qui est restée célèbre à Plassans :

« Le coup part, j'entends siffler la balle à mon oreille, et, paf la balle va casser la glace de M. le maire. » Ce fut une consternation. Une si belle glace ! incroyable, vraiment ! Le malheur arrivé à la glace balança dans la sympathie de ces messieurs l'héroïsme de Rougon. Cette glace devenait une personne, et l'on parla d'elle pendant un quart d'heure avec des exclamations, des apitoiements, des effusions de regret, comme si elle eût été blessée au cœur.

C'était le bouquet tel que Pierre l'avait ménagé, le dénouement de cette odyssée prodigieuse. Un grand murmure de voix remplit le salon jaune. On refaisait entre soi le récit qu'on venait d'entendre, et, de temps à autre, un monsieur se détachait d'un groupe pour aller demander aux trois héros la version exacte de quelque fait contesté. Les héros rectifiaient le fait avec une minutie scrupuleuse ; ils sentaient qu'ils parlaient pour l'histoire.

Cependant, Rougon et ses deux lieutenants dirent qu'ils étaient attendus à la mairie. Il se fit un silence respectueux ; on se salua avec des sourires graves. Granoux crevait d'importance ; lui seul avait vu l'insurgé presser la détente et casser la glace ; cela le grandissait, le faisait éclater dans sa peau. En quittant le salon, il prit le bras de Roudier d'un air de grand capitaine brisé de fatigue, en murmurant :

« Il y a trente-six heures que je suis debout, et Dieu sait quand je me coucherai ! » Rougon, en s'en allant, prit Vuillet à part et lui dit que le parti de l'ordre comptait plus que jamais sur lui et sur la Gazette. Il fallait qu'il publiât un bel article pour rassurer la population et traiter comme elle le méritait cette bande de scélérats qui avait traversé Plassans.

« Soyez tranquille ! répondit Vuillet. La Gazette ne devait paraître que demain matin, mais je vais la lancer dès ce soir. » Quand ils furent sortis, les habitués du salon jaune restèrent encore un instant, bavards comme des commères qu'un serin envolé réunit sur un trottoir. Ces négociants retirés, ces marchands d'huile, ces fabricants de chapeaux nageaient en plein drame féerique. Jamais pareille secousse ne les avait remués. Ils ne revenaient pas de ce qu'il se frit révélé, parmi eux, des héros tels que Rougon, Granoux et Roudier. Puis, étouffant dans le salon, las de se raconter entre eux la même histoire, ils éprouvèrent une vive démangeaison d'aller publier la grande nouvelle ; ils disparurent un à un, piqués chacun par l'ambition d'être le premier à tout savoir, à tout dire ; et Félicité, restée seule, penchée à la fenêtre, les vit qui se dispersaient dans la rue de la Banne, effarouchés, battant des bras comme de grands oiseaux maigres, soufflant l'émotion aux quatre coins de la ville.

Il était dix heures. Plassans, éveillé, courait les rues, ahuri de la rumeur qui montait. Ceux qui avaient vu ou entendu la bande insurrectionnelle racontaient des histoires à dormir debout, se contredisaient, avançaient des suppositions atroces. Mais le plus grand nombre ne savait même pas ce dont il s'agissait ; ceux-là demeuraient aux extrémités de la ville, et ils écoutaient, bouche béante, comme un conte de nourrice, cette histoire de plusieurs milliers de bandits envahissant les rues et disparaissant avant le jour, ainsi qu'une armée de fantômes. Les plus sceptiques disaient : « Allons donc ! » Cependant certains détails étaient précis. Plassans finit par être convaincu qu'un épouvantable malheur avait passé sur lui pendant son sommeil, sans le toucher. Cette catastrophe mal définie empruntait aux ombres de la nuit, aux contradictions des divers renseignements, un caractère vague, une horreur insondable qui faisaient frissonner les plus braves. Qui donc avait détourné la foudre ? Cela tenait du prodige. On parlait de sauveurs inconnus, d'une petite bande d'hommes qui avaient coupé la tête de l'hydre, mais sans détails, comme d'une chose à peine croyable, lorsque les habitués du salon jaune se répandirent dans les rues, semant les nouvelles, refaisant devant chaque porte le même récit.

Ce fut une traînée de poudre. En quelques minutes, d'un bout à l'autre de la ville, l'histoire courut. Le nom de Rougon vola de bouche en bouche, avec des exclamations de surprise dans la ville neuve, des cris d'éloge dans le vieux quartier. L'idée qu'ils étaient sans sous-préfet, sans maire, sans directeur des postes, sans receveur particulier, sans autorités d'aucune sorte, consterna d'abord les habitants. Ils restaient stupéfaits d'avoir pu achever leur somme et de s'être réveillés comme à l'ordinaire, en dehors de tout gouvernement établi. La première stupeur passée, ils se jetèrent avec abandon dans les bras des libérateurs. Les quelques républicains haussaient les épaules ; mais les petits détaillants, les petits rentiers, les conservateurs de toute espèce bénissaient ces héros modestes dont les ténèbres avaient caché les exploits. Quand on sut que Rougon avait arrêté son propre frère, l'admiration ne connut plus de bornes ; on parla de Brutus ; cette indiscrétion qu'il redoutait tourna à sa gloire. A cette heure d'effroi mal dissipé, la reconnaissance fut unanime. On acceptait le sauveur Rougon sans le discuter.

« Songez donc disaient les poltrons, ils n'étaient que quarante et un ! » Ce chiffre de quarante et un bouleversa la ville. C'est ainsi que naquit à Plassans la légende des quarante et un bourgeois faisant mordre la poussière à trois mille insurgés.

Il n'y eut que quelques esprits envieux de la ville neuve, des avocats sans causes, d'anciens militaires, honteux d'avoir dormi cette nuit-là, qui élevèrent certains doutes. En somme, les insurgés étaient peut-être partis tout seuls. Il n'y avait aucune preuve de combat, ni cadavres, ni taches de sang. Vraiment ces messieurs avaient eu la besogne facile.

« Mais la glace, la glace ! répétaient les fanatiques. Vous ne pouvez pas nier que la glace de M. le maire soit cassée.

Allez donc la voir. » Et, en effet, jusqu'à la nuit, il y eut une procession d'individus qui, sous mille prétextes, pénétrèrent dans le cabinet, dont Rougon laissait, d'ailleurs, la porte grande ouverte ; ils se plantaient devant la glace, dans laquelle la balle avait fait un trou rond, d'où partaient de larges cassures ; puis tous murmuraient la même phrase :

« Fichtre ! la balle avait une fière force ! » Et ils s'en allaient, convaincus.

Félicité, à sa fenêtre, humait avec délices ces bruits, ces voix élogieuses et reconnaissantes qui montaient de la ville.

Tout Plassans, à cette heure, s'occupait de son mari ; elle sentait les deux quartiers, sous elle, qui frémissaient, qui lui envoyaient l'espérance d'un prochain triomphe. Ah !

comme elle allait écraser cette ville qu'elle mettait si tard sous ses talons ! Tous ses griefs lui revinrent, ses amertumes passées redoublèrent ses appétits de jouissance immédiate.

Elle quitta la fenêtre, elle fit lentement le tour du salon.

C'était là que, tout à l'heure, les mains se tendaient vers eux. Ils avaient vaincu, la bourgeoisie était à leurs pieds. Le salon jaune lui parut sanctifié. Les meubles éclopés, le velours éraillé, le lustre noir de chiures, toutes ces ruines prirent à ses yeux un aspect de débris glorieux traînant sur un champ de bataille. La plaine d'Austerlitz ne lui eût pas causé une émotion aussi profonde.

Comme elle se remettait à la fenêtre, elle aperçut Aristide qui rôdait sur la place de la Sous-Préfecture, le nez en l'air.

Elle lui fit signe de monter. Il semblait n'attendre que cet appel.

« Entre donc, lui dit sa mère sur le palier en voyant qu'il hésitait. Ton père n'est pas là. » Aristide avait l'air gauche d'un enfant prodigue. Depuis près de quatre ans, il n'était plus entré dans le salon jaune. Il tenait encore son bras en écharpe.

« Ta main te fait toujours souffrir ? » lui demanda railleusement Félicité.

Il rougit, il répondit avec embarras :

« Oh ! ça va beaucoup mieux, c'est presque guéri. » Puis il resta là, tournant, ne sachant que dire. Félicité vint à son secours.

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