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La fortune des rougon


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Certains matins, Miette, dont le tempérament ne s'accommodait pas d'une longue contemplation, se montrait taquine ; elle remuait la corde, elle faisait tomber exprès des gouttes d'eau qui ridaient les clairs miroirs et déformaient les images. Silvère la suppliait de se tenir tranquille. Lui, d'une ardeur plus concentrée, ne connaissait pas de plus vif plaisir que de regarder le visage de son amie, réfléchi dans toute la pureté de ses traits. Mais elle ne l'écoutait pas, elle plaisantait, elle faisait la grosse voix, une voix de croque-mitaine, à laquelle l'écho donnait une douceur rauque.

« Non, non, grondait-elle, je ne t'aime pas aujourd'hui, je te fais la grimace ; vois comme je suis laide. » Et elle s'égayait à voir les formes bizarres que prenaient leurs figures élargies, dansantes sur l'eau.

Un matin, elle se fâcha pour tout de bon. Elle ne trouva pas Silvère au rendez-vous, et elle l'attendit près d'un quart d'heure, en faisant vainement grincer la poulie. Elle allait s'éloigner, exaspérée, lorsqu'il arriva enfin. Dès qu'elle l'aperçut, elle déchaîna une véritable tempête dans le puits ; elle agitait le seau d'une main irritée, l'eau noirâtre tourbillonnait avec des jaillissements sourds contre les pierres.

Silvère eut beau lui expliquer que tante Dide l'avait retenu.

A toutes les excuses, elle répondait :

« Tu m'as fait de la peine, je ne veux pas te voir. » Le pauvre garçon interrogeait avec désespoir ce trou sombre, plein de bruits lamentables, où l'attendait, les autres jours, une si claire vision, dans le silence de l'eau morte, Il dut se retirer sans avoir vu Miette. Le lendemain, ayant devancé l'heure du rendez-vous, il regardait mélancoliquement dans le puits, n'entendant rien, se disant que la mauvaise tête ne viendrait peut-être pas, lorsque l'enfant, qui était déjà de l'autre côté, où elle guettait sournoisement son arrivée, se pencha tout d'un coup, en éclatant de rire.

Tout fut oublié.

Il y eut ainsi des drames et des comédies dont le puits fut complice. Ce bienheureux trou, avec ses glaces blanches et son écho musical, hâta singulièrement leur tendresse. Ils lui donnèrent une vie étrange, ils l'emplirent à tel point de leurs jeunes amours que, longtemps après, lorsqu'ils ne vinrent plus s'accouder aux margelles, Silvère, chaque matin, en tirant de l'eau, croyait y voir apparaître la figure rieuse de Miette, dans le demi-jour, frissonnant et ému encore de toute la joie qu'ils avaient mise là.

Ce mois de tendresse joueuse sauva Miette de ses désespoirs muets. Elle sentit se réveiller ses affections, ses insouciances heureuses d'enfant, que la solitude haineuse où elle vivait avait comprimées en elle. La certitude qu'elle était aimée par quelqu'un, qu'elle ne se trouvait plus seule au monde, lui rendit tolérables les persécutions de Justin et des gamins du faubourg, Il y avait maintenant une chanson dans son cœur qui l'empêchait d'entendre les huées. Elle pensait à son père avec une pitié attendrie, elle ne s'abandonnait plus aussi souvent à des rêveries d'implacable vengeance.

Ses amours naissantes étaient une aube fraîche dans laquelle se calmaient ses mauvaises fièvres. Et en même temps une rouerie de fille amoureuse lui venait. Elle s'était dit qu'elle devait garder son attitude muette et révoltée, si elle voulait que Justin n'eût aucun soupçon. Mais, malgré ses efforts, lorsque ce garçon la blessait, il lui restait de la douceur plein les yeux ; elle ne savait plus où prendre le regard noir et dur d'autrefois. Il l'entendait aussi chantonner entre ses dents, le matin, au déjeuner.



« Eh ! tu es bien gaie, la Chantegreil ! lui disait-il avec méfiance, en l'examinant de son air louche. Je parie que tu as fait quelque mauvais coup. » Elle haussait les épaules, mais elle tremblait intérieurement ; elle s'efforçait vite de jouer son rôle de martyre révoltée. D'ailleurs, bien qu'il flairât les joies secrètes de sa victime, Justin chercha longtemps avant d'apprendre de quelle façon elle lui avait échappé.

Silvère, de son côté, goûtait des bonheurs profonds. Ses rendez-vous quotidiens avec Miette suffisaient pour remplir les heures vides qu'il passait au logis. Sa vie solitaire, ses longs tête-à-tête silencieux avec tante Dide furent employés à reprendre un à un ses souvenirs de la matinée, à en jouir dans leurs moindres détails. Il éprouva dès lors une plénitude de sensations qui le mura davantage dans l'existence cloîtrée qu'il s'était faite auprès de sa grand-mère. Par tempérament, il aimait les coins cachés, les solitudes où il pouvait à son aise vivre avec ses pensées. A cette époque, il s'était déjà jeté avidement dans la lecture de tous les bouquins dépareillés qu'il trouvait chez les brocanteurs du faubourg, et qui devaient le mener à une généreuse et étrange religion sociale. Cette instruction, mal digérée, sans base solide, lui ouvrait sur le monde, sur les femmes surtout, des échappées de vanité, de volupté ardente, qui auraient singulièrement troublé son esprit, si son cœur était resté inassouvi. Miette vint, il la prit d'abord comme une camarade, puis comme la joie et l'ambition de sa vie. Le soir, retiré dans le réduit où il couchait, après avoir accroché sa lampe au chevet de son lit de sangles, il retrouvait Miette à chaque page du vieux volume poudreux qu'il avait pris au hasard sur une planche, au-dessus de sa tête, et qu'il lisait dévotement. Il ne pouvait être question, dans ses lectures, d'une jeune fille, d'une créature belle et bonne, sans qu'il la remplaçât immédiatement par son amoureuse. Et lui-même, il se mettait en scène. S'il lisait une histoire romanesque, il épousait Miette au dénouement ou mourait avec elle. S'il lisait, au contraire, quelque pamphlet politique, quelque grave dissertation sur l'économie sociale, livres qu'il préférait aux romans, par ce singulier amour que les demi -savants ont pour les lectures difficiles, il trouvait encore moyen de l'intéresser aux choses mortellement ennuyeuses que souvent il ne parvenait même pas à comprendre ; il croyait apprendre la façon d'être bon et aimant pour elle, quand ils seraient mariés. Il la mêlait ainsi à ses songeries les plus creuses. Protégé par cette pure tendresse contre les gravelures de certains contes du dix-huitième siècle qui lui tombèrent entre les mains, il se plut surtout à s'enfermer avec elle dans les utopies humanitaires que de grands esprits, affolés par la chimère du bonheur universel, ont rêvées de nos jours. Miette, dans son esprit, devenait nécessaire à l'abolissement du paupérisme et au triomphe définitif de la révolution. Nuits de lectures fiévreuses, pendant lesquelles son esprit tendu ne pouvait se détacher du volume qu'il quittait et reprenait vingt fois ; nuits pleines, en somme, d'un voluptueux énervement, dont il jouissait jusqu'au jour, comme d'une ivresse défendue, le corps serré par les murs de l'étroit cabinet, la vue troublée par la lueur jaune et louche de la lampe, se livrant à plaisir aux brûlures de l'insomnie et bâtissant des projets de société nouvelle, absurdes de générosité, où la femme, toujours sous les traits de Miette, était adorée par les nations à genoux. Il se trouvait prédisposé à l'amour de l'utopie par certaines influences héréditaires ; chez lui, les troubles nerveux de sa grand-mère tournaient à l'enthousiasme chronique, à des élans vers tout ce qui était grandiose et impossible. Son enfance solitaire, sa demi-instruction, avaient singulièrement développé les tendances de sa nature. Mais il n'était pas encore à l'âge où l'idée fixe plante son clou dans le cerveau d'un homme. Le matin, dès qu'il avait rafraîchi sa tête dans un seau d'eau, il ne se souvenait plus que confusément des fantômes de sa veille, il gardait seulement de ses rêves une sauvagerie pleine de foi naïve et d'ineffable tendresse.

Il redevenait enfant. Il courait au puits, avec le seul besoin de retrouver le sourire de son amoureuse, de goûter les joies de la radieuse matinée. Et, dans la journée, si des pensées d'avenir le rendaient songeur, souvent aussi, cédant à des effusions subites, il embrassait sur les deux joues tante Dide, qui le regardait alors dans les yeux, comme prise d'inquiétude, à les voir si clairs et si profonds d'une joie qu'elle croyait reconnaître.

Cependant Miette et Silvère se lassaient un peu de n'apercevoir que leur ombre. Ils avaient usé leur jouet, ils rêvaient des plaisirs plus vifs, que le puits ne pouvait leur donner. Dans ce besoin de réalité qui les prenait, ils auraient voulu se voir face à face, courir en pleins champs, revenir essoufflés, les bras à la taille, serrés l'un contre l'autre, pour mieux sentir leur amitié. Silvère parla un matin de franchir tout simplement le mur et d'aller se promener dans le Jas, avec Miette. Mais l'enfant le supplia de ne pas faire cette folie, qui la livrerait à la merci de Justin, Il promit de chercher un autre moyen.

La muraille, dans laquelle le puits était enclavé, formait, à quelques pas, un coude brusque qui ménageait une espèce d'enfoncement où les amoureux se seraient trouvés à l'abri des regards, s'ils étaient parvenus à s'y réfugier. Il s'agissait d'arriver à cet enfoncement. Silvère ne pouvait plus songer à son projet d'escalade, dont Miette avait paru si effrayée. Il nourrissait secrètement un autre projet. La petite porte que Macquart et Adélaïde avaient jadis ouverte en une nuit était restée oubliée, dans ce coin perdu de la vaste propriété voisine ; on n'avait pas même songé à la condamner ; noire d'humidité, verte de mousse, la serrure et les gonds rongés de rouille, elle faisait comme partie de la vieille muraille.

Sans doute la clef était perdue ; les herbes, poussées au bas des planches, contre lesquelles s'étaient formés de légers talus, prouvaient suffisamment que personne ne passait plus par là depuis de longues années. C'était cette clef perdue que comptait retrouver Silvère. Il savait avec quelle dévotion tante Dide laissait pourrir sur place les reliques du passé. Cependant il fouilla la maison pendant huit jours sans aucun résultat. Il allait toutes les nuits, à pas de loup, voir s'il avait enfin, dans la journée, mis la main sur la bonne clef. Il en essaya ainsi plus de trente, provenant sans doute de l'ancien enclos des Fouque, et qu'il ramassa un peu partout, le long des murs, sur les planches, au fond des tiroirs.

Il commençait à se décourager, lorsqu'il trouva enfin la bienheureuse clef. Elle était tout simplement attachée par une ficelle au passe-partout de la porte d'entrée, qui restait toujours dans la serrure. Elle pendait là depuis près de quarante ans. Chaque jour tante Dide avait dû la toucher de la main, sans se décider jamais à la faire disparaître, maintenant qu'elle ne pouvait que la reporter douloureusement à ses voluptés mortes. Quand Silvère se fut assuré qu'elle ouvrait bien la petite porte, il attendit le lendemain, en rêvant aux joies de la surprise qu'il ménageait à Miette. Il lui avait caché ses recherches.

Le lendemain, dès qu'il entendit l'enfant poser sa cruche, il ouvrit doucement la porte, dont il déblaya d'une poussée le seuil couvert de longues herbes. En allongeant la tête, il aperçut Miette penchée sur la margelle, regardant dans le puits, tout absorbée par l'attente. Alors, il gagna en deux enjambées l'enfoncement fourré par le mur, et, de là, il appela : « Miette ! Miette ! » d'une voix adoucie qui la fit tressaillir. Elle leva la tête, le croyant sur le chaperon du mur. Puis, quand elle le vit dans le Jas, à quelques pas d'elle, elle eut un léger cri d'étonnement, elle accourut. Ils se prirent les mains ; ils se contemplaient, ravis d'être si près l'un de l'autre, se trouvant bien plus beaux ainsi, dans la lumière chaude du soleil. C'était la mi-août, le jour de l'Assomption ; au loin les cloches sonnaient, dans cet air limpide des grandes fêtes, qui semble avoir des souffles particuliers de gaietés blondes.

« Bonjour, Silvère !

– Bonjour, Miette ! » Et la voix dont ils échangèrent leur salut matinal les étonna. Ils n'en connaissaient les sons que voilés par l'écho du puits. Elle leur parut claire comme un chant d'alouette.

Ah ! qu'il faisait bon dans ce coin tiède, dans cet air de fête !

Ils se tenaient toujours les mains, Silvère le dos appuyé, contre le mur, Miette penchée un peu en arrière. Entre eux, le sourire mettait une clarté. Ils allaient se dire toutes les bonnes choses qu'ils n'avaient point osé confier aux sonorités sourdes du puits, lorsque Silvère, tournant la tête à un léger bruit, pâlit et lâcha les mains de Miette. Il venait de voir tante Dide devant lui, droite, arrêtée sur le seuil de la porte.

La grand-mère était venue par hasard au puits. En apercevant, dans la vieille muraille noire, la trouée blanche de la porte que Silvère avait ouverte toute grande, elle reçut au cœur un coup violent. Cette trouée blanche lui semblait un abîme de lumière creusé brutalement dans son passé. Elle se revit au milieu des clartés du matin, accourant, passant le seuil avec tout l'emportement de ses amours nerveuses. Et Macquart était là qui l'attendait. Elle se pendait à son cou, elle restait sur sa poitrine, tandis que le soleil levant, entrant avec elle dans la cour par la porte qu'elle ne prenait pas le temps de refermer, les baignait de ses rayons obliques.

Vision brusque qui la tirait cruellement du sommeil de sa vieillesse, comme un châtiment suprême, en réveillant en elle les cuissons brûlantes du souvenir. Jamais l'idée ne lui était venue que cette porte pût encore s'ouvrir. La mort de Macquart, pour elle, l'avait murée. Le puits, la muraille entière auraient disparu sous terre, qu'elle ne se serait pas sentie frappée d'une stupeur plus grande. Et, dans son étonnement, montait sourdement une révolte contre la main sacrilège qui, après avoir violé ce seuil, avait laissé derrière elle la trouée blanche comme une tombe ouverte. Elle s'avança, attirée par une sorte de fascination. Elle se tint immobile, dans l'encadrement de la porte.

Là, elle regarda devant elle, avec une surprise douloureuse. On lui avait bien dit que l'enclos des Fouque se trouvait réuni au Jas-Meiffren ; mais elle n'aurait jamais pensé que sa jeunesse fut morte à ce point. Un grand vent semblait avoir emporté tout ce qui était resté cher à sa mémoire. Le vieux logis, le vaste jardin potager, avec ses carrés verts de légumes, avaient disparu. Pas une pierre, pas un arbre d'autrefois. Et, à la place de ce coin, où elle avait grandi, et que la veille elle revoyait encore en fermant les yeux, s'étendait un lambeau de sol nu, une large pièce de chaume désolée comme une lande déserte. Maintenant, lorsque, les paupières closes, elle voudrait évoquer les choses du passé, toujours ce chaume lui apparaîtrait, pareil à un linceul de bure jaunâtre jeté sur la terre où sa jeunesse était ensevelie. En face de cet horizon banal et indifférent, elle crut que son cœur mourait une seconde fois. Tout, à cette heure, était bien fini. On lui prenait jusqu'aux rêves de ses souvenirs.

Alors elle regretta d'avoir cédé à la fascination de la trouée blanche, de cette porte béante sur les jours à jamais disparus.

Elle allait se retirer, fermer la porte maudite, sans chercher même à connaître la main qui l'avait violée, lorsqu'elle aperçut Miette et Silvère. La vue des deux enfants amoureux qui attendaient son regard, confus, la tête baissée, la retint sur le seuil, prise d'une douleur plus vive. Elle comprenait maintenant. Jusqu'au bout, elle devait se retrouver, elle et Macquart, aux bras l'un de l'autre, dans la claire matinée. Une seconde fois, la porte était complice. Par où l'amour avait passé, l'amour passait de nouveau. C'était l'éternel recommencement, avec ses joies présentes et ses larmes futures. Tante Dide ne vit que les larmes, et elle eut comme un pressentiment rapide qui lui montra les deux enfants saignants, frappés au cœur. Toute secouée par le souvenir des souffrances de sa vie, que ce lieu venait de réveiller en elle, elle pleura son cher Silvère. Elle seule était coupable ; si elle n'avait pas jadis troué la muraille, Silvère ne serait point dans ce coin perdu, aux pieds d'une fille, à se griser d'un bonheur qui irrite la mort et la rend jalouse.

Au bout d'un silence, elle vint, sans dire un mot, prendre le jeune homme par la main. Peut-être les eût-elle laissés là à jaser au pied du mur, si elle ne s'était sentie complice de ces douceurs mortelles. Comme elle rentrait avec Silvère, elle se retourna, en entendant le pas léger de Miette qui s'était hâtée de reprendre sa cruche et de fuir à travers le chaume. Elle courait follement, heureuse d'en être quitte à si bon marché. Tante Dide eut un sourire involontaire, à la voir traverser le champ comme une chèvre échappée.

« Elle est bien jeune, murmura-t-elle. Elle a le temps. » Sans doute, elle voulait dire que Miette avait le temps de souffrir et de pleurer. Puis, reportant ses yeux sur Silvère, qui avait suivi avec extase la course de l'enfant dans le soleil limpide, elle ajouta simplement :

« Prends garde, mon garçon, on en meurt. » Ce furent les seules paroles qu'elle prononça en cette aventure, qui remua toutes les douleurs endormies au fond de son être. Elle s'était fait une religion du silence. Quand Silvère fut rentré, elle feutra la porte à double tour et jeta la clef dans le puits. Elle était certaine, de cette façon, que la porte ne la rendrait plus complice. Elle revint l'examiner un instant, heureuse de lui voir reprendre son air sombre et immuable. La tombe était refermée, la trouée blanche se trouvait à jamais bouchée par ces quelques planches noires d'humidité, vertes de mousse, sur lesquelles les escargots avaient pleuré des larmes d'argent.

Le soir, tante Dide eut une de ces crises nerveuses qui la secouaient encore de loin en loin. Pendant ces attaques, elle parlait souvent à voix haute, sans suite, comme dans un cauchemar. Ce soir-là, Silvère, qui la maintenait sur son lit, navré d'une pitié poignante pour ce pauvre corps tordu, l'entendit prononcer en haletant les mots de douanier, de coup de feu, de meurtre. Et elle se débattait, elle demandait grâce, elle rêvait de vengeance. Quand la crise toucha à sa fin, elle eut, comme il arrivait toujours, une épouvante singulière, un frisson d'effroi qui faisait claquer ses dents. Elle se soulevait à moitié, elle regardait avec un étonnement hagard dans les coins de la pièce, puis se laissait retomber sur l'oreiller en poussant de longs soupirs. Sans doute elle était prise d'hallucination. Alors elle attira Silvère sur sa poitrine, elle parut commencer à le reconnaître, tout en le confondant par instants avec une autre personne.

« Ils sont là, bégaya-t-elle. Vois-tu, ils vont te prendre, ils te tueront encore… Je ne veux pas… Renvoie-les, dis-leur que je ne veux pas, qu'ils me font mal, à fixer ainsi leurs regards sur moi… » Et elle se tourna vers la ruelle, pour ne plus voir les gens dont elle parlait. Au bout d'un silence :

« Tu es auprès de moi, n'est-ce pas, mon enfant ?

continua-t-elle. Il ne faut pas me quitter… J'ai cru que j'allais mourir, tout à l'heure… Nous avons eu tort de percer le mur. Depuis ce jour, j'ai souffert. Je savais bien que cette porte nous porterait encore malheur… Ah ! les chers innocents, que de larmes ! On les tuera, eux aussi, à coups de fusil, comme des chiens. » Elle retombait dans son état de catalepsie, elle ne savait même plus que Silvère était là. Brusquement elle se redressa, elle regarda au pied de son lit, avec une horrible expression de terreur.

« Pourquoi ne les as-tu pas renvoyés ? cria-t-elle en cachant sa tête blanchie dans le sein du jeune homme. Ils sont toujours là. Celui qui a le fusil me fait signe qu'il va tirer… » Peu après, elle s'endormit du sommeil lourd qui terminait les crises. Le lendemain, elle parut avoir tout oublié. Jamais elle ne reparla à Silvère de la matinée où elle l'avait trouvé avec une amoureuse, derrière le mur.

Les jeunes gens restèrent deux jours sans se voir. Quand Miette osa revenir au puits, ils se promirent de ne plus recommencer l'équipée de l'avant-veille. Cependant leur entrevue, si brusquement coupée, leur avait donné un vif désir de se retrouver seule à seul, au fond de quelque

heureuse solitude. Las des joies que le puits leur offrait, et ne voulant pas chagriner tante Dide en revoyant Miette de l'autre côté du mur, Silvère supplia l'enfant de lui donner des rendez-vous autre part. Elle ne se fit guère prier, d'ailleurs ; elle accepta cette idée avec des rires satisfaits de gamine qui ne songe pas encore au mal ; ce qui la faisait rire, c'était l'idée qu'elle allait jouer de finesse avec cet espion de Justin. Lorsque les amoureux furent d'accord, ils discutèrent pendant longtemps le choix d'un lieu de rencontre. Silvère proposa des cachettes impossibles ; il rêvait de faire de véritables voyages, ou bien de rejoindre la jeune fille, à minuit, dans les greniers du Jas-Meiffren. Miette, plus pratique, haussa les épaules, en déclarant qu'elle chercherait à son tour. Le lendemain, elle ne demeura qu'une minute au puits, le temps de sourire à Silvère et de lui dire de se trouver le soir, vers dix heures, au fond de l'aire Saint-Mittre. On pense si le jeune homme fut exact ! Tout le jour, le choix de Miette l'avait fort intrigué. Sa curiosité augmenta, lorsqu'il se fut engagé dans l'étroite allée que les tas de planches ménagent au fond du terrain. « Elle viendra par là », se disait-il en regardant du côté de la route de Nice.

Puis il entendit un grand bruit de branches derrière le mur, et il vit apparaître, au-dessus du chaperon, une tête rieuse, ébouriffée, qui lui cria joyeusement :

« C'est moi ! » Et c'était Miette, en effet, grimpée comme un gamin sur un des mûriers qui longent encore aujourd'hui la clôture du Jas. En deux sauts, elle atteignit la pierre tombale, à demi enterrée dans l'angle de la muraille, au fond de l'allée. Silvère la regarda descendre avec un étonnement ravi, sans songer seulement à l'aider. Il lui prit les deux mains, il lui dit :

« Comme tu es leste ! tu grimpes mieux que moi. » Ce fut ainsi qu'ils se rencontrèrent pour la première fois dans ce coin perdu où ils devaient passer de si bonnes heures. A partir de cette soirée, ils se virent là presque chaque nuit. Le puits ne leur servit plus qu'à s'avertir des obstacles imprévus mis à leurs rendez-vous, des changements d'heure, de toutes les petites nouvelles, grosses à leurs yeux, et ne souffrant pas de retard ; il suffisait que celui qui avait à faire une communication à l'autre, mît en mouvement la poulie, dont le bruit strident s'entendait de fort loin. Mais bien que, certains jours, ils s'appelassent deux ou trois fois pour se dire des riens d'une énorme importance, ils ne goûtaient leurs vraies joies que le soir, dans l'allée discrète. Miette était d'une ponctualité rare. Elle couchait heureusement au-dessus de la cuisine, dans une chambre où l'on serrait, avant son arrivée,]es provisions d'hiver, et à laquelle conduisait un petit escalier particulier.

Elle pouvait ainsi sortir à toute heure sans être vue du père Rébufat ni de Justin. Elle comptait d'ailleurs, si ce dernier la voyait jamais rentrer, lui faire quelque histoire, en le regardant de cet air dur qui lui fermait la bouche.

Ah ! quelles heureuses et tièdes soirées ! On était alors dans les premiers jours de septembre, mois de clair soleil en Provence. Les amoureux ne pouvaient guère se rejoindre que vers neuf heures. Miette arrivait par son mur. Elle acquit bientôt une telle habileté à franchir cet obstacle, qu'elle était presque toujours sur l'ancienne pierre tombale avant que Silvère lui eût tendu les bras. Et elle riait de son tour de force, elle restait là un instant, essoufflée, décoiffée, donnant de petites tapes sur sa jupe pour la faire retomber.

Son amoureux l'appelait en riant « méchant galopin ». Au fond, il aimait la crânerie de l'enfant. Il la regardait sauter son mur avec la complaisance d'un frère aîné qui assiste aux exercices d'un de ses jeunes frères. Il y avait tant de puérilité dans leur tendresse naissante ! A plusieurs reprises, ils firent le projet d'aller un jour dénicher des oiseaux, au bord de la Viorne.

« Tu verras comme je monte aux arbres ! disait Miette orgueilleusement. Quand j'étais à Chavanoz, j'allais jusqu'en haut des noyers du père André. Est-ce que tu as jamais déniché des pies, toi ? C'est ça qui est difficile ! » Et une discussion s'engageait sur la façon de grimper le long des peupliers. Miette donnait son avis nettement, comme un garçon.

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