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La fortune des rougon


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La jeune fille allait atteindre sa onzième année, lorsque sa tante Eulalie mourut brusquement. Dès ce jour, tout changea au logis. Rébufat se laissa peu à peu aller à traiter Miette en valet de ferme, Il l'accabla de besognes grossières, se servit d'elle comme d'une bête de somme. Elle ne se plaignit même pas, elle croyait avoir une dette de reconnaissance à payer. Le soir, brisée de fatigue, elle pleurait sa tante, cette terrible femme dont elle sentait maintenant toute la bonté cachée. D'ailleurs, le travail même dur ne lui déplaisait pas ; elle aimait la force, elle avait l'orgueil de ses gros bras et de ses solides épaules. Ce qui la navrait, c'était la surveillance méfiante de son oncle, ses continuels reproches, son attitude de maître irrité. A cette heure, elle était une étrangère dans la maison. Même une étrangère n'aurait pas été aussi maltraitée qu'elle. Rébufat abusait sans scrupule de cette petite parente pauvre qu'il gardait auprès de lui par une charité bien entendue. Elle payait dix fois de son travail cette dure hospitalité, et il ne se passait pas de journée qu'il ne lui reprochât le pain qu'elle mangeait. Justin, surtout, excellait à la blesser. Depuis que sa mère n'était plus là, voyant l'enfant sans défense, il mettait tout son mauvais esprit à lui rendre le logis insupportable.

La plus ingénieuse torture qu'il inventa fut de parler à Miette de son père. La pauvre fille, ayant vécu hors du monde, sous la protection de sa tante, qui avait défendu qu'on prononçât devant elle les mots de bagne et de forçat, ne comprenait guère le sens de ces mots. Ce fut Justin qui le lui apprit, en lui racontant à sa manière le meurtre du gendarme et la condamnation de Chantegreil. Il ne tarissait pas en détails odieux : les forçats avaient un boulet au pied, ils travaillaient quinze heures par jour, ils mouraient tous à la peine ; le bagne était un lieu sinistre dont il décrivait minutieusement toutes les horreurs. Miette l'écoutait, hébétée, les yeux en larmes. Parfois des violences brusques la soulevaient, et Justin se hâtait de faire un saut en arrière, devant ses poings crispés. Il savourait en gourmand cette cruelle initiation. Quand son père, pour la moindre négligence, s'emportait contre l'enfant, il se mettait de la partie, heureux de pouvoir l'insulter sans danger. Et si elle essayait de se défendre :

« Va, disait-il, bon sang ne peut mentir : tu finiras au bagne, comme ton père. » Miette sanglotait, frappée au cœur, écrasée de honte, sans force.

A cette époque, Miette devenait femme déjà. D'une puberté précoce, elle résista au martyre avec une énergie extraordinaire. Elle s'abandonnait rarement, seulement aux heures où ses fiertés natives mollissaient sous les outrages de son cousin. Bientôt elle supporta d'un œil sec les blessures incessantes de cet être lâche, qui la surveillait en parlant, de peur qu'elle ne lui sautât au visage. Puis, elle savait le faire taire, en le regardant fixement. Elle eut, à plusieurs reprises, l'envie de se sauver du Jas-Meiffren. Mais elle n'en fit rien, par courage, pour ne pas s'avouer vaincue sous les persécutions qu'elle endurait. En somme, elle gagnait son pain, elle ne volait pas l'hospitalité des Rébufat ; cette certitude suffisait à son orgueil. Elle resta ainsi pour lutter, se roidissant, vivant dans une continuelle pensée de résistance. Sa ligne de conduite fut de faire sa besogne en silence et de se venger des mauvaises paroles par un mépris muet.

Elle savait que son oncle abusait trop d'elle pour écouter aisément les insinuations de Justin, qui rêvait de la faire jeter à la porte. Aussi, mettait-elle une sorte de défi à ne pas s'en aller d'elle-même. Ses longs silences volontaires furent pleins d'étranges rêveries. Passant ses journées dans l'enclos, séparée du monde, elle grandit en révoltée, elle se fit des opinions qui auraient singulièrement effarouché les bonnes gens du faubourg. La destinée de son père l'occupa surtout. Toutes les mauvaises paroles de Justin lui revinrent ; elle finit par accepter l'accusation d'assassinat, par se dire que son père avait bien fait de tuer le gendarme qui voulait le tuer. Elle connaissait l'histoire vraie de la bouche d'un terrassier qui avait travaillé au Jas-Meiffren. A partir de ce moment, elle ne tourna même plus la tête, les rares fois qu'elle sortait, lorsque les vauriens du faubourg la suivaient en criant :

« Eh ! la Chantegreil ! » Elle pressait le pas, les lèvres serrées, les yeux d'un noir farouche. Quand elle refermait la grille, en rentrant, elle jetait un seul et long regard sur la bande des galopins. Elle serait devenue mauvaise, elle aurait glissé à la sauvagerie cruelle des parias, si parfois toute son enfance ne lui était revenue au cœur. Ses onze ans la jetaient à des faiblesses de petite fille qui la soulageaient. Alors, elle pleurait, elle était honteuse d'elle et de son père. Elle courait se cacher au fond d'une écurie pour sangloter à l'aise, comprenant que, si l'on voyait ses larmes, on la martyriserait davantage. Et quand elle avait bien pleuré, elle allait baigner ses yeux dans la cuisine, elle reprenait son visage muet. Ce n'était pas son intérêt seul qui la faisait se cacher ; elle poussait l'orgueil de ses forces précoces jusqu'à ne plus vouloir paraître une enfant. A la longue, tout devait s'aigrir en elle. Elle fut heureusement sauvée, en retrouvant les tendresses de sa nature

aimante.


Le puits qui se trouvait dans la cour de la maison habitée par tante Dide et Silvère était un puits mitoyen. Le mur du Jas-Meiffren le coupait en deux. Anciennement, avant que l'enclos des Fouque fut réuni à la grande propriété voisine, les maraîchers se servaient journellement de ce puits. Mais depuis l'achat du terrain, comme il était éloigné des communs, les habitants du Jas, qui avaient à leur disposition de vastes réservoirs, n'y puisaient pas un seau d'eau dans un mois. De l'autre côté, au contraire, chaque matin, on entendait grincer la poulie ; c'était Silvère qui tirait pour tante Dide l'eau nécessaire au ménage.

Un jour, la poulie se fendit. Le jeune charron tailla lui même une belle et forte poulie de chêne qu'il posa le soir, après sa journée. Il lui fallut monter sur le mur. Quand il eut fini son travail, il resta à califourchon sur le chaperon du mur, se reposant, regardant curieusement la large étendue du Jas-Meiffren. Une paysanne qui arrachait les mauvaises herbes à quelques pas de lui finit par fixer son attention. On était en juillet, l'air brûlait, bien que le soleil fut déjà au bord de l'horizon. La paysanne avait retiré sa casaque. En corset blanc, un fichu de couleur noué sur les épaules, les manches de chemise retroussées jusqu'aux coudes, elle était accroupie dans les plis de sa jupe de cotonnade bleue, que retenaient deux bretelles croisées derrière le dos. Elle marchait sur les genoux, arrachant activement l'ivraie qu'elle jetait dans un couffin. Le jeune homme ne voyait d'elle que ses bras nus, brûlés par le soleil, s'allongeant à droite, à gauche, pour saisir quelque herbe oubliée. Il suivait complaisamment ce jeu rapide des bras de la paysanne, goûtant un singulier plaisir à les voir si femmes et si prompts. Elle s'était légèrement redressée en ne l'entendant plus travailler, et avait baissé de nouveau la tête, avant qu'il eût pu même distinguer ses traits. Ce mouvement effarouché le retint. Il se questionnait sur cette femme, en garçon curieux, sifflant machinalement et battant la mesure avec un ciseau à froid qu'il tenait à la main, lorsque le ciseau lui échappa.

L'outil tomba du côté du Jas-Meiffren, sur la margelle du puits, et alla rebondir à quelques pas de la muraille. Silvère le regarda, se penchant, hésitant à descendre. Mais il paraît que la paysanne examinait le jeune homme du coin de l'œil, car elle se leva sans mot dire, et vint ramasser le ciseau à froid qu'elle tendit à Silvère. Alors ce dernier vit que la paysanne était une enfant. Il resta surpris et un peu intimidé.

Dans les clartés rouges du couchant, la jeune fille se haussait vers lui. Le mur, à cet endroit, était bas, mais la hauteur se trouvait encore trop grande. Silvère se coucha sur le chaperon, la petite paysanne se dressa sur la pointe des pieds.

Ils ne disaient rien, ils se regardaient d'un air confus et souriant. Le jeune homme eût d'ailleurs voulu prolonger l'attitude de l'enfant. Elle levait vers lui une adorable tête, de grands yeux noirs, une bouche rouge, qui l'étonnaient et le remuaient singulièrement. Jamais il n'avait vu une fille de si près ; il ignorait qu'une bouche et des yeux pussent être si plaisants à regarder. Tout lui paraissait avoir un charme

inconnu, le fichu de couleur, le corset blanc, la jupe de cotonnade bleue, que tiraient les bretelles, tendues par le mouvement des épaules. Son regard glissa le long du bras qui lui présentait l'outil ; jusqu'au coude, le bras était d'un brun doré, comme vêtu de hâle ; mais plus loin, dans l'ombre de la manche de chemise retroussée, Silvère apercevait une rondeur nue, d'une blancheur de lait. Il se troubla, se pencha davantage, et put enfin saisir le ciseau. La petite paysanne commençait à être embarrassée. Puis ils restèrent là, à se sourire encore, l'enfant en bas, la face toujours levée, le jeune garçon à demi couché sur le chaperon du mur. Ils ne savaient comment se séparer. Ils n'avaient pas échangé une parole. Silvère oubliait même de dire merci.

« Comment t'appelles-tu ? demanda-t-il.

– Marie, répondit la paysanne ; mais tout le monde m'appelle Miette. » Elle se haussa légèrement, et, de sa voix nette :

« Et toi ? demanda-t-elle à son tour.

– Moi, je m'appelle Silvère », répondit le jeune ouvrier.

Il y eut un silence, pendant lequel ils parurent écouter complaisamment la musique de leurs noms.

« Moi, j'ai quinze ans, reprit Silvère. Et toi ! ?

– Moi, dit Miette, j'aurai onze ans à la Toussaint. » Le jeune ouvrier fit un geste de surprise.

« Ah ! bien, dit-il en riant, moi qui t'avais prise pour une femme !… Tu as de gros bras. » Elle se mit à rire, elle aussi, en baissant les yeux sur ses bras. Puis ils ne se dirent plus rien. Ils demeurèrent encore un bon moment, à se regarder et à se sourire. Comme Silvère semblait n'avoir plus de questions à lui adresser, Miette s'en alla tout simplement et se remit à arracher les mauvaises herbes, sans lever la tête. Lui, resta un instant sur le mur. Le soleil se couchait ; une nappe de rayons obliques coulait sur les terres jaunes du Jas-Meiffren ; les terres flambaient, on eût dit un incendie courant au ras du sol. Et, dans cette nappe flambante, Silvère regardait la petite paysanne accroupie et dont les bras nus avaient repris leur jeu rapide ; la jupe de cotonnade bleue blanchissait, des lueurs couraient le long des bras cuivrés. Il finit par éprouver une sorte de honte à rester là. Il descendit du mur.

Le soir, Silvère, préoccupé de son aventure, essaya de questionner tante Dide. Peut-être saurait-elle qui était cette Miette qui avait des yeux si noirs et une bouche si rouge.

Mais, depuis qu'elle habitait la maison de l'impasse, tante Dide n'avait plus jeté un seul coup d'œil derrière le mur de la petite cour. C'était, pour elle, comme un rempart infranchissable, qui murait son passé. Elle ignorait, elle voulait ignorer ce qu'il y avait maintenant de l'autre côté de cette muraille, dans cet ancien enclos des Fouque, où elle avait enterré son amour, son cœur et sa chair. Aux premières questions de Silvère, elle le regarda avec un effroi d'enfant.

Allait-il donc lui aussi remuer les cendres de ces jours éteints et la faire pleurer comme son fils Antoine ?

« Je ne sais, dit-elle d'une voix rapide, je ne sors plus, je ne vois personne… » Silvère attendit le lendemain avec quelque impatience.

Dès qu'il fut arrivé chez son patron, il fit causer ses camarades d'atelier. Il ne raconta pas son entrevue avec Miette ; il parla vaguement d'une fille qu'il avait aperçue de loin, dans le Jas-Meiffren.

« Eh ! c'est la Chantegreil ! » cria un des ouvriers.

Et, sans que Silvère eût besoin de les interroger, ses camarades lui racontèrent l'histoire du braconnier Chantegreil et de sa fille Miette, avec cette haine aveugle des foules contre les parias. Ils traitèrent surtout cette dernière d'une sale façon ; et toujours l'insulte de fille de galérien leur venait aux lèvres, comme une raison sans réplique qui condamnait la chère innocente à une éternelle honte.

Le charron Vian, un brave et digne homme, finit par leur imposer silence.

« Eh ! taisez-vous, mauvaises langues ! dit-il en lâchant un brancard de carriole qu'il examinait. N'avez-vous pas honte de vous acharner après une enfant ? Je l'ai vue, moi, cette petite. Elle a un air très honnête. Puis on m'a dit qu'elle ne boudait pas devant le travail et qu'elle faisait déjà la besogne d'une femme de trente ans. Il y a ici des fainéants qui ne la valent pas. Je lui souhaite pour plus tard un bon mari qui fasse taire les méchants propos. » Silvère, que les plaisanteries et les injures grossières des ouvriers avaient glacé, sentit les larmes lui monter aux yeux, à cette dernière parole de Vian. D'ailleurs, il n'ouvrit pas les lèvres. Il reprit son marteau, qu'il avait posé auprès de lui, et se mit à taper de toutes ses forces sur le moyeu d'une roue qu'il ferrait.

Le soir, dès qu'il fut rentré de l'atelier, il courut grimper sur le mur. Il trouva Miette à sa besogne de la veille. Il l'appela. Elle vint à lui, avec son sourire embarrassé, son adorable sauvagerie d'enfant grandie dans les larmes.

« Tu es la Chantegreil, n'est-ce pas ? » lui demanda-t-il brusquement.

Elle recula, elle cessa de sourire, et ses yeux devinrent d'un noir dur, luisant de défiance. Ce garçon allait donc l'insulter comme les autres ! Elle tournait le dos sans répondre, lorsque Silvère, consterné du subit changement de son visage, se hâta d'ajouter :

« Reste, je t'en prie… Je ne veux pas te faire de la peine… J'ai tant de choses à te dire ! » Elle revint, méfiante encore. Silvère, dont le cœur était plein et qui s'était promis de le vider longuement, resta muet, ne sachant par où commencer, craignant de commettre quelque nouvelle maladresse. Tout son cœur se mit enfin dans une phrase :

« Veux-tu que je sois ton ami ? » dit-il d'une voix émue.

Et comme Miette, toute surprise, levait vers lui ses yeux redevenus humides et souriants, il continua avec vivacité :

« Je sais qu'on te fait du chagrin. Il faut que cela cesse.

C'est moi qui te défendrai maintenant. Veux-tu ? » L'enfant rayonnait. Cette amitié qui s'offrait à elle la tirait de tous ses mauvais rêves de haines muettes. Elle hocha la tête, elle répondit :

« Non, je ne veux pas que tu te battes pour moi. Tu aurais trop à faire. Puis il est des gens contre lesquels tu ne peux me défendre. » Silvère voulut crier qu'il la défendrait contre le monde entier, mais elle lui ferma la bouche, d'un geste câlin, en ajoutant :

« Il me suffit que tu sois mon ami. » Alors ils causèrent quelques minutes, en baissant la voix le plus possible. Miette parla à Silvère de son oncle et de son cousin. Pour rien au monde, elle n'aurait voulu qu'ils vissent ainsi à califourchon sur le chaperon du mur. Justin serait implacable s'il avait une arme contre elle. Elle disait ses craintes avec l'effroi d'une écolière qui rencontre une amie que sa mère lui a défendu de fréquenter. Silvère comprit seulement qu'il ne pourrait voir Miette à son aise. Cela l'attrista beaucoup. Il promit cependant de ne plus remonter sur le mur. Ils cherchaient tous deux un moyen pour se revoir, lorsque Miette le supplia de s'en aller ; elle venait d'apercevoir Justin qui traversait la propriété, en se dirigeant du côté du puits. Silvère se hâta de descendre. Quand il fut dans la petite cour, il resta au pied du mur, prêtant l'oreille, irrité de sa fuite. Au bout de quelques minutes, il se hasarda à grimper de nouveau et à jeter un coup d'œil dans le Jas-Meiffren ; mais il vit Justin qui causait avec Miette, il retira vite la tête. Le lendemain, il ne put voir son amie, pas même de loin ; elle devait avoir fini sa besogne dans cette partie du Jas. Huit jours se passèrent ainsi, sans que les deux camarades eussent l'occasion d'échanger une seule parole.

Silvère était désespéré ; il songeait à aller carrément demander Miette chez les Rébufat.

Le puits mitoyen était un grand puits très peu profond. De chaque côté du mur, les margelles s'arrondissaient en un large demi-cercle. L'eau se trouvait à trois ou quatre mètres, au plus. Cette eau dormante reflétait les deux ouvertures du puits, deux demi-lunes que l'ombre de la muraille séparait d'une raie noire. En se penchant, on eût cru apercevoir, dans le jour vague, deux glaces d'une netteté et d'un éclat singuliers. Par les matinées de soleil, lorsque l'égouttement des cordes ne troublait pas la surface de l'eau, ces glaces, ces reflets du ciel se découpaient, blancs sur l'eau verte, en reproduisant avec une étrange exactitude les feuilles d'un pied de lierre qui avait poussé le long de la muraille, au dessus du puits.

Un matin, de fort bonne heure, Silvère, en venant tirer la provision d'eau de tante Dide, se pencha machinalement, au moment où il saisissait la corde. Il eut un tressaillement, il resta courbé, immobile. Au fond du puits, il avait cru distinguer une tête de jeune fille qui le regardait en souriant ; mais il avait ébranlé la corde, l'eau agitée n'était plus qu'un miroir trouble sur lequel rien ne se reflétait nettement. Il attendit que l'eau se fut rendormie, n'osant bouger, le cœur battant à grands coups. Et à mesure que les rides de l'eau s'élargissaient et se mouraient, il vit l'apparition se reformer. Elle oscilla longtemps dans un balancement qui donnait à ses traits une grâce vague de fantôme. Elle se fixa, enfin. C'était le visage souriant de Miette, avec son buste, son fichu de couleur, son corset blanc, ses bretelles bleues.

Silvère s'aperçut à son tour dans l'autre glace. Alors, sachant tous deux qu'ils se voyaient, ils firent des signes de tête. Dans le premier moment, ils ne songèrent même pas à parler. Puis ils se saluèrent.

« Bonjour, Silvère.

– Bonjour, Miette. » Le son étrange de leurs voix les étonna. Elles avaient pris une sourde et singulière douceur dans ce trou humide. Il leur semblait qu'elles venaient de très loin, avec ce chant léger des voix entendues le soir dans la campagne. Ils comprirent qu'il leur suffirait de parler bas pour s'entendre. Le puits résonnait au moindre souffle. Accoudés aux margelles, penchés et se regardant, ils causèrent. Miette dit combien elle avait eu du chagrin depuis huit jours. Elle travaillait à l'autre bout du Jas et ne pouvait s'échapper que le matin de bonne heure. En disant cela, elle faisait une moue de dépit que Silvère distinguait parfaitement, et à laquelle il répondait par un balancement de tête irrité. Ils se faisaient leurs confidences, comme s'ils se fussent trouvés face à face, avec les gestes et les expressions de physionomie que demandaient les paroles. Peu leur importait le mur qui les séparait, maintenant qu'ils se voyaient là-bas, dans ces profondeurs discrètes.

« Je savais, continua Miette avec une mine futée, que tu tirais de l'eau chaque jour à la même heure. J'entends, de la maison, grincer la poulie. Alors j'ai inventé un prétexte, j'ai prétendu que l'eau de ce puits cuisait mieux les légumes. Je me disais que je viendrais en puiser tous les matins en même temps que toi, et que je pourrais te dire bonjour, sans que personne s'en doutât. » Elle eut un rire d'innocente qui s'applaudit de sa ruse, et elle termina en disant :

« Mais je ne m'imaginais pas que nous nous verrions dans l'eau. » C'était là, en effet, la joie inespérée qui les ravissait. Ils ne parlaient guère que pour voir remuer leurs lèvres, tant ce jeu nouveau amusait l'enfance qui était encore en eux.

Aussi se promirent-ils sur tous les tons de ne jamais manquer au rendez-vous matinal. Quand Miette eut déclaré qu'il lui fallait s'en aller, elle dit à Silvère qu'il pouvait tirer son seau d'eau. Mais Silvère n'osait remuer la corde : Miette était restée penchée, il voyait toujours son visage souriant, et il lui en coûtait trop d'effacer ce sourire. A un léger ébranlement qu'il donna au seau, l'eau frémit, le sourire de Miette pâlit. Il s'arrêta, pris d'une étrange crainte : il s'imaginait qu'il venait de la contrarier et qu'elle pleurait. Mais l'enfant lui cria : « Va donc ! va donc ! » avec un rire que l'écho lui renvoyait plus prolongé et plus sonore. Et elle fit elle-même descendre un seau bruyamment. Il y eut une tempête. Tout disparut sous l'eau noire. Silvère alors se décida à remplir ses deux cruches, en écoutant les pas de Miette, qui s'éloignait, de l'autre côté de la muraille.

A partir de ce jour, les jeunes gens ne manquèrent pas une fois de se trouver au rendez-vous. L'eau dormante, ces glaces blanches où ils contemplaient leur image, donnaient à leurs entrevues un chantre infini qui suffit longtemps à leur imagination joueuse d'enfants. Ils n'avaient aucun désir de se voir face à face, cela leur semblait bien plus amusant de prendre un puits pour miroir et de confier à son écho leur bonjour matinal. Ils connurent bientôt le puits comme un vieil ami. Ils aimaient à se pencher sur la nappe lourde et immobile, pareille à de l'argent en fusion. En bas, dans un demi-jour mystérieux, des lueurs vertes couraient, qui paraissaient changer le trou humide en une cachette perdue au fond des taillis. Ils s'apercevaient ainsi dans une sorte de nid verdâtre, tapissé de mousse, au milieu de la fraîcheur de l'eau et du feuillage. Et tout l'inconnu de cette source profonde, de cette tour creuse sur laquelle ils se courbaient, attirés, avec de petits frissons, ajoutait à leur joie de se sourire une peur inavouée et délicieuse. Il leur prenait la folle idée de descendre, d'aller s'asseoir sur une rangée de grosses pierres qui formaient une espèce de banc circulaire, à quelques centimètres de la nappe ; ils tremperaient leurs pieds dans l'eau, ils causeraient pendant des heures, sans qu'on s'avisât jamais de les venir chercher en cet endroit.

Puis, quand ils se demandaient ce qu'il pouvait bien y avoir là-bas, leurs frayeurs vagues revenaient, et ils pensaient que c'était assez déjà d'y laisser descendre leur image, tout au fond, dans ces lueurs vertes qui moiraient les pierres d'étranges reflets, dans ces bruits singuliers qui montaient des coins noirs. Ces bruits surtout, venus de l'invisible, les inquiétaient ; souvent il leur semblait que des voix répondaient aux leurs ; alors ils se taisaient, et ils entendaient mille petites plaintes qu'ils ne s'expliquaient pas : travail sourd de l'humidité, soupirs de l'air, gouttes d'eau glissant sur les pierres et dont la chute avait la sonorité grave d'un sanglot. Pour se rassurer, ils se faisaient des signes de tête affectueux. L'attrait qui les retenait accoudés aux margelles avait ainsi, comme tout chantre poignant, sa pointe d'horreur secrète. Mais le puits restait leur vieil ami. Il était un si excellent prétexte à leur rendez-vous ! Jamais Justin, qui espionnait chaque pas de Miette, ne se défia de son empressement à aller tirer de l'eau, le matin. Parfois il la regardait de loin se pencher, s'attarder. « Ah ! la fainéante ! murmurait-il, dire qu'elle s'amuse à faire des ronds ! » Comment soupçonner que, de l'autre côté du mur, il y avait un galant qui regardait dans l'eau le sourire de la jeune fille, en lui disant : « Si cet âne rouge de Justin te maltraite, dis-le-moi, il aura de mes nouvelles ! » Pendant plus d'un mois, ce jeu dura. On était en juillet ; les matinées brûlaient, blanches de soleil, et c'était une volupté d'accourir là, dans ce coin humide. Il faisait bon de recevoir au visage l'haleine glacée du puits, de s'aimer dans cette eau de source, à l'heure où l'incendie du ciel s'allumait. Miette arrivait tout essoufflée, traversant les chaumes ; dans sa course, les petits cheveux de son front et de ses tempes s'échevelaient ; elle prenait à peine le temps de poser sa cruche ; elle se penchait, rouge, décoiffée, vibrante de rires. Et Silvère, qui se trouvait presque toujours le premier au rendez-vous, éprouvait, en la voyant apparaître dans l'eau, avec cette rieuse et folle hâte, la sensation vive qu'il aurait ressentie, si elle s'était jetée brusquement dans ses bras, au détour d'un sentier. Autour d'eux, les gaietés de la radieuse matinée chantaient, un flot de lumière chaude, toute sonore d'un bourdonnement d'insectes, battait la vieille muraille, les piliers et les margelles. Mais eux ne voyaient plus la matinale ondée de soleil, n'entendaient plus les mille bruits qui montaient du sol : ils étaient au fond de leur cachette verte, sous la terre, dans ce trou mystérieux et vaguement effrayant, s'oubliant à jouir de la fraîcheur et du demi-jour avec une joie frissonnante.

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