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La fortune des rougon


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V


Au loin s'étendaient les routes toutes blanches de lune. La bande insurrectionnelle, dans la campagne froide et claire, reprit sa marche héroïque. C'était comme un large courant d'enthousiasme. Le souffle d'épopée qui emportait Miette et Silvère, ces grands enfants avides d'amour et de liberté, traversait avec une générosité sainte les honteuses comédies des Macquart et des Rougon. La voix haute du peuple, par intervalles, grondait, entre les bavardages du salon jaune et les diatribes de l'oncle Antoine. Et la farce vulgaire, la farce ignoble, tournait au grand drame de l'histoire.

Au sortir de Plassans, les insurgés avaient pris la route d'Orchères. Ils devaient arriver à cette ville vers dix heures du matin. La route remonte le cours de la Viorne, en suivant à mi-côte les détours des collines aux pieds desquelles coule le torrent. A gauche, la plaine s'élargit, immense tapis vert, piqué de loin en loin par les taches grises des villages. A droite, la chaîne des Garrigues dresse ses pics désolés, ses champs de pierres, ses blocs couleur de rouille, comme roussis par le soleil. Le grand chemin, formant chaussée du côté de la rivière, passe au milieu de rocs énormes, entre lesquels se montrent, à chaque pas, des bouts de la vallée.

Rien n'est plus sauvage, plus étrangement grandiose, que cette route taillée dans le flanc même des collines. La nuit surtout, ces lieux ont une horreur sacrée. Sous la lumière pâle, les insurgés s'avançaient comme dans une avenue de ville détruite, ayant aux deux bords des débris de temples ; la lune faisait de chaque rocher un fut de colonne tronqué, un chapiteau écroulé, une muraille trouée de mystérieux portiques. En haut, la masse des Garrigues donnait, à peine blanchie d'une teinte laiteuse, pareille à une immense cité cyclopéenne dont les tours, les obélisques, les maisons aux terrasses hautes, auraient caché une moitié du ciel ; et, dans les fonds, du côté de la plaine, se creusait, s'élargissait un océan de clartés diffuses, une étendue vague, sans bornes, où flottaient des nappes de brouillard lumineux. La bande insurrectionnelle aurait pu croire qu'elle suivait une chaussée gigantesque, un chemin de ronde construit au bord d'une mer phosphorescente et tournant autour d'une Babel inconnue.

Cette nuit-là, la Viorne, au bas des rochers de la route, grondait d'une voix rauque. Dans ce roulement continu du torrent, les insurgés distinguaient des lamentations aigres de tocsin. Les villages épars dans la plaine, de l'autre côté de la rivière, se soulevaient, sonnant l'alarme, allumant des feux. Jusqu'au matin, la colonne en marche, qu'un glas funèbre semblait suivre dans la nuit d'un tintement obstiné, vit ainsi l'insurrection courir le long de la vallée comme une traînée de poudre. Les feux tachaient l'ombre de points sanglants ; des chants lointains venaient, par souffles affaiblis ; toute la vague étendue, noyée sous les buées blanchâtres de la lune, s'agitait confusément, avec de brusques frissons de colère. Pendant des lieues, le spectacle resta le même.

Ces hommes, qui marchaient dans l'aveuglement de la fièvre que les événements de Paris avaient mise au cœur des républicains, s'exaltaient au spectacle de cette longue bande de terre toute secouée de révolte. Grisés par l'enthousiasme du soulèvement général qu'ils rêvaient, ils croyaient que la France les suivait, ils s'imaginaient voir, au-delà de la Viorne, dans la vaste mer de clartés diffuses, des files d'hommes interminables qui couraient, comme eux, à la défense de la République. Et leur esprit rude, avec cette naïveté et cette illusion des foules, concevait une victoire facile et certaine, Ils auraient saisi et fusillé comme traître quiconque leur aurait dit, à cette heure, que seuls ils avaient le courage du devoir, tandis que le reste du pays, écrasé de terreur, se laissait lâchement garrotter.

Ils puisaient encore un continuel entraînement de courage dans l'accueil que leur faisaient les quelques bourgs bâtis sur le penchant des Garrigues, au bord de la route. Dès l'approche de la petite armée, les habitants se levaient en masse ; les femmes accouraient en leur souhaitant une prompte victoire ; les hommes, à demi vêtus, se joignaient à eux, après avoir pris la première arme qui leur tombait sous la main. C'était, à chaque village, une nouvelle ovation, des cris de bienvenue, des adieux longuement répétés.

Vers le matin, la lune disparut derrière les Garrigues ; les insurgés continuèrent leur marche rapide dans le noir épais d'une nuit d'hiver ; ils ne distinguaient plus ni la vallée ni les coteaux ; ils entendaient seulement les plaintes sèches des cloches, battant au fond des ténèbres, comme des tambours invisibles, cachés ils ne savaient où, et dont les appels désespérés les fouettaient sans relâche.

Cependant Miette et Silvère allaient dans l'emportement de la bande. Vers le matin, la jeune fille était brisée de fatigue. Elle ne marchait plus qu'à petits pas pressés, ne pouvant suivre les grandes enjambées des gaillards qui l'entouraient. Mais elle mettait tout son courage à ne pas se plaindre ; il lui eût trop coûté d'avouer qu'elle n'avait pas la force d'un garçon. Dès les premières lieues, Silvère lui avait donné le bras ; puis, voyant que le drapeau glissait peu à peu de ses mains roidies, il avait voulu le prendre, pour la soulager ; et elle s'était fâchée, elle lui avait seulement permis de soutenir le drapeau d'une main, tandis qu'elle continuerait à le porter sur son épaule. Elle garda ainsi son attitude héroïque avec une opiniâtreté d'enfant, souriant au jeune homme chaque fois qu'il lui jetait un regard de tendresse inquiète. Mais quand la lune se cacha, elle s'abandonna dans le noir. Silvère la sentait devenir plus lourde à son bras. Il dut porter le drapeau et la prendre à la taille, pour l'empêcher de trébucher. Elle ne se plaignait toujours pas.

« Tu es bien lasse, ma pauvre Miette ? lui demanda son compagnon.

– Oui, un peu lasse, répondit-elle d'une voix oppressée.

– Veux-tu que nous nous reposions ? »

Elle ne dit rien ; seulement il comprit qu'elle chancelait.

Alors il confia le drapeau à un des insurgés et sortit des rangs, en emportant presque l'enfant dans ses bras. Elle se débattit un peu, elle était confuse d'être si petite fille. Mais il la calma, il lui dit qu'il connaissait un chemin de traverse qui abrégeait la route de moitié. Ils pouvaient se reposer une bonne heure et arriver à Orchères en même temps que la bande.

Il était alors environ six heures. Un léger brouillard devait monter de la Viorne. La nuit semblait s'épaissir encore. Les jeunes gens grimpèrent à tâtons le long de la pente des Garrigues, jusqu'à un rocher, sur lequel ils s'assirent. Autour d'eux se creusait un abîme de ténèbres. Ils étaient comme perdus sur la pointe d'un récif, au-dessus du vide. Et dans ce vide, quand le roulement sourd de la petite armée se fut perdu, ils n'entendirent plus que deux cloches, l'une vibrante, sonnant sans doute à leurs pieds, dans quelque village bâti au bord de la route, l'autre éloignée, étouffée, répondant aux plaintes fébriles de la première par de lointains sanglots. On eût dit que ces cloches se racontaient, dans le néant, la fin sinistre d'un monde.

Miette et Silvère, échauffés par leur course rapide, ne sentirent pas d'abord le froid. Ils gardèrent le silence, écoutant avec une tristesse indicible ces bruits de tocsin dont frissonnait la nuit. Ils ne se voyaient même pas. Miette eut peur ; elle chercha la main de Silvère et la garda dans la sienne. Après l'élan fiévreux qui, pendant des heures, venait de les emporter hors d'eux-mêmes, la pensée perdue, cet arrêt brusque, cette solitude dans laquelle ils se retrouvaient côte à côte, les laissaient brisés et étonnés, comme éveillés en sursaut d'un rêve tumultueux. Il leur semblait qu'un flot les avait jetés sur le bord de la route et que la mer s'était ensuite retirée. Une réaction invincible les plongeait dans une stupeur inconsciente ; ils oubliaient leur enthousiasme ; ils ne songeaient plus à cette bande d'hommes qu'ils devaient rejoindre ; ils étaient tout au charme triste de se sentir seuls, au milieu de l'ombre farouche, la main dans la main.

« Tu ne m'en veux pas ? demanda enfin la jeune fille. Je marcherais bien toute la nuit avec toi ; mais ils couraient trop fort, je ne pouvais plus souffler.

– Pourquoi t'en voudrais-je ? dit le jeune homme.

– Je ne sais pas. J'ai peur que tu ne m'aimes plus.

J'aurais voulu faire de grands pas, comme toi, aller toujours sans m'arrêter. Tu vas croire que je suis une enfant. » Silvère eut dans l'ombre un sourire que Miette devina.

Elle continua d'une voix décidée :

« Il ne faut pas toujours me traiter comme une sœur ; je veux être ta femme. » Et, d'elle-même, elle attira Silvère contre sa poitrine.

Elle le tint serré entre ses bras, en murmurant :

« Nous allons avoir froid, réchauffons-nous comme cela. » Il y eut un silence. Jusqu'à cette heure trouble, les jeunes gens s'étaient aimés d'une tendresse fraternelle. Dans leur ignorance, ils continuaient à prendre pour une amitié vive l'attrait qui les poussait à se serrer sans cesse entre les bras, et à se garder dans leurs étreintes, plus longtemps que ne se gardent les frères et les sœurs. Mais, au fond de ces amours naïves, grondaient, plus hautement, chaque jour, les tempêtes du sang ardent de Miette et de Silvère. Avec l'âge, avec la science, une passion chaude, d'une fougue méridionale, devait naître de cette idylle. Toute fille qui se pend au cou d'un garçon est femme déjà, femme inconsciente, qu'une caresse peut éveiller. Quand les amoureux s'embrassent sur les joues, c'est qu'ils tâtonnent et cherchent les lèvres. Un baiser fait des amants. Ce fut par cette noire et froide nuit de décembre, aux lamentations aigres du tocsin, que Miette et Silvère échangèrent un de ces baisers qui appellent à la bouche tout le sang du cœur.

Ils restaient muets, étroitement serrés l'un contre l'autre.

Miette avait dit : « Réchauffons-nous comme cela », et ils attendaient innocemment d'avoir chaud. Des tiédeurs leur vinrent bientôt à travers leurs vêtements ; ils sentirent peu à peu leur étreinte les brûler, ils entendirent leurs poitrines se soulever d'un même souffle. Une langueur les envahit, qui les plongea dans une somnolence fiévreuse. Ils avaient chaud maintenant ; des lueurs passaient devant leurs paupières closes, des bruits confus montaient à leur cerveau.

Cet état de bien-être douloureux, qui dura quelques minutes, leur parut sans fin. Et alors ce fut dans une sorte de rêve, que leurs lèvres se rencontrèrent. Leur baiser fut long, avide. Il leur sembla que jamais ils ne s'étaient embrassés.

Ils souffraient, ils se séparèrent. Puis, quand le froid de la nuit eut glacé leur fièvre, ils demeurèrent à quelque distance l'un de l'autre, dans une grande confusion.

Les deux cloches causaient toujours sinistrement entre elles, dans l'abîme noir qui se creusait autour des jeunes gens. Miette, frissonnante, effrayée, n'osa pas se rapprocher de Silvère. Elle ne savait même plus s'il était là, elle ne l'entendait plus faire un mouvement. Tous deux étaient pleins de la sensation âcre de leur baiser ; des effusions leur montaient aux lèvres, ils auraient voulu se remercier, s'embrasser encore ; mais ils étaient si honteux de leur bonheur cuisant, qu'ils eussent mieux aimé ne jamais le goûter une seconde fois, que d'en parler tout haut. Longtemps encore, si leur marche rapide n'avait fouetté leur sang, si la nuit épaisse ne s'était faite complice, ils se seraient embrassés sur les joues, comme de bons camarades. La pudeur venait à Miette. Après l'ardent baiser de Silvère, dans ces heureuses ténèbres où son cœur s'ouvrait, elle se rappela les grossièretés de Justin. Quelques heures auparavant, elle avait écouté sans rougir ce garçon, qui la traitait de fille perdue ; il demandait à quand le baptême, il lui criait que son père la délivrerait à coups de pied, si jamais elle s'avisait de rentrer au Jas-Meiffren, et elle avait pleuré sans comprendre, elle avait pleuré parce qu'elle devinait que tout cela devait être ignoble. Maintenant qu'elle devenait femme, elle se disait, avec ses innocences dernières, que le baiser, dont elle sentait encore la brûlure en elle, suffisait peut-être pour l'emplir de cette honte dont son cousin l'accusait. Alors elle fut prise de douleur, elle sanglota.

« Qu'as-tu ? pourquoi pleures-tu ? demanda Silvère d'une voix inquiète.

– Non, laisse, balbutia-t-elle, je ne sais pas. » Puis, comme malgré elle, au milieu de ses larmes :

« Ah ! je suis une malheureuse. J'avais dix ans, on me jetait des pierres. Aujourd'hui, on me traite comme la dernière des créatures. Justin a eu raison de me mépriser devant le monde. Nous venons de faire le mal, Silvère. »

Le jeune homme, consterné, la reprit entre ses bras, essayant de la consoler.

« Je t'aime ! murmurait-il Je suis ton frère. Pourquoi dis tu que nous venons de faire le mal ? Nous nous sommes embrassés parce que nous avions froid. Tu sais bien que nous nous embrassions tous les soirs en nous séparant.

– Oh ! pas comme tout à l'heure, dit-elle d'une voix très basse. Il ne faut plus faire cela, vois-tu ; ça doit être défendu, car je me suis sentie toute singulière. Maintenant, les hommes vont rire, quand je passerai. Je n'oserai plus me défendre, ils seront dans leur droit. » Le jeune homme se taisait, ne trouvant pas une parole pour tranquilliser l'esprit effaré de cette grande enfant de treize ans, toute frémissante et toute peureuse, à son premier baiser d'amour. Il la serrait doucement contre lui, il devinait qu'il la calmerait, s'il pouvait lui rendre le tiède engourdissement de leur étreinte. Mais elle se débattait, elle continuait :

« Si tu voulais, nous nous en irions, nous quitterions le pays. Je ne puis plus rentrer à Plassans ; mon oncle me battrait, toute la ville me montrerait au doigt… » Puis, comme prise d'une irritation brusque :

« Non, je suis maudite, je te défends de quitter tante Dide pour me suivre. Il faut m'abandonner sur une grande route.

– Miette, Miette, implora Silvère, ne dis pas cela !

– Si, je te débarrasserai de moi. Sois raisonnable. On m'a chassée comme une vaurienne. Si je revenais avec toi, tu te battrais tous les jours. Je ne veux pas. » Le jeune homme lui donna un nouveau baiser sur la bouche, en murmurant :

« Tu seras ma femme, personne n'osera plus te nuire.

– Oh ! je t'en supplie, dit-elle avec un faible cri, ne m'embrasse pas comme cela. Ça me fait mal. » Puis, au bout d'un silence :

« Tu sais bien que je ne puis être ta femme. Nous sommes trop jeunes. Il me faudrait attendre, et je mourrais de honte.

Tu as tort de te révolter, tu seras bien forcé de me laisser dans quelque coin. » Alors Silvère, à bout de force, se mit à pleurer. Les sanglots d'un homme ont des sécheresses navrantes. Miette, effrayée de sentir le pauvre garçon secoué dans ses bras, le baisa au visage, oubliant qu'elle brûlait ses lèvres. C'était sa faute. Elle était une niaise de n'avoir pu supporter la douceur cuisante d'une caresse. Elle ne savait pas pourquoi elle avait songé à des choses tristes, juste au moment où son amoureux l'embrassait comme il ne l'avait jamais fait encore. Et elle le pressait contre sa poitrine pour lui demander pardon de l'avoir chagriné. Les enfants, pleurant, se serrant de leurs bras inquiets, mettaient un désespoir de plus dans l'obscure nuit de décembre. Au loin, les cloches continuaient à se plaindre sans relâche, d'une voix plus haletante.

« Il vaut mieux mourir, répétait Silvère au milieu de ses sanglots, il vaut mieux mourir…

– Ne pleure plus, pardonne-moi, balbutiait Miette. Je serai forte, je ferai ce que tu voudras. » Quand le jeune homme eut essuyé ses larmes :

« Tu as raison, dit-il, nous ne pouvons retourner à Plassans. Mais l'heure n'est pas venue d'être lâche. Si nous sortons vainqueurs de la lutte, j'irai chercher tante Dide, nous l'emmènerons bien loin avec nous. Si nous sommes vaincus… » Il s'arrêta.

« Si nous sommes vaincus ?.., répéta Miette doucement.

– Alors, à la grâce de Dieu ! continua Silvère d'une voix plus basse. Je ne serai plus là sans doute, tu consoleras la pauvre vieille. Ça vaudrait mieux.

– Oui, tu le disais tout à l'heure, murmura la jeune fille, il vaut mieux mourir. »A ce désir de mort, ils eurent une étreinte plus étroite.

Miette comptait bien mourir avec Silvère ; celui-ci n'avait parlé que de lui, mais elle sentait qu'il l'emporterait avec joie dans la terre. Ils s'y aimeraient plus librement qu'au grand soleil. Tante Dide mourrait, elle aussi, et viendrait les rejoindre. Ce fut comme un pressentiment rapide, un souhait d'une étrange volupté que le ciel, par les voix désolées du tocsin, leur promettait de bientôt satisfaire. Mourir ! mourir ! les cloches répétaient ce mot avec un emportement croissant, et les amoureux se laissaient aller à ces appels de l'ombre ; ils croyaient prendre un avant-goût du dernier sommeil, dans cette somnolence où les replongeaient la tiédeur de leurs membres et les brûlures de leurs lèvres, qui venaient encore de se rencontrer.

Miette ne se défendait plus. C'était elle, maintenant, qui collait sa bouche sur celle de Silvère, qui cherchait avec une muette ardeur, cette joie dont elle n'avait pu d'abord supporter l'amère cuisson. Le rêve d'une mort prochaine l'avait enfiévrée ; elle ne se sentait plus rougir, elle s'attachait à son amant, elle semblait vouloir épuiser, avant de se coucher dans la terre, ces voluptés nouvelles, dans lesquelles elle venait à peine de tremper les lèvres, et dont elle s'irritait de ne pas pénétrer sur-le-champ tout le poignant inconnu. Au delà du baiser, elle devinait autre chose qui l'épouvantait et l'attirait, dans le vertige de ses sens éveillés. Et elle s'abandonnait ; elle eût supplié Silvère de déchirer le voile, avec l'impudique naïveté des vierges. Lui, fou de la caresse qu'elle lui donnait, empli d'un bonheur parfait, sans force, sans autres désirs, ne paraissait pas même croire à des voluptés plus grandes.

Quand Miette n'eut plus d'haleine, et qu'elle sentit faiblir le plaisir âcre de la première étreinte :

« Je ne veux pas mourir sans que tu m'aimes, murmura-t-elle ;je veux que tu m'aimes encore davantage… » Les mots lui manquaient, non qu'elle eût conscience de la honte, mais parce qu'elle ignorait ce qu'elle désirait. Elle était simplement secouée par une sourde révolte intérieure et par un besoin d'infini dans la joie.

Elle eût, dans son innocence, frappé du pied comme un enfant auquel on refuse un jouet.

« Je t'aime, je t'aime », répétait Silvère défaillant.

Miette hochait la tête, elle semblait dire que ce n'était pas vrai, que le jeune homme lui cachait quelque chose. Sa nature puissante et libre avait le secret instinct des fécondités de la vie. C'est ainsi qu'elle refusait la mort, si elle devait mourir ignorante. Et, cette rébellion de son sang et de ses nerfs, elle l'avouait naïvement, par ses mains brûlantes et égarées, par ses balbutiements, par ses supplications.

Puis, se calmant, elle posa la tête sur l'épaule du jeune homme, elle garda le silence. Silvère se baissait et l'embrassait longuement. Elle goûtait ces baisers avec lenteur, en cherchait le sens, la saveur secrète. Elle les interrogeait, les écoutait courir dans ses veines, leur demandait s'ils étaient tout l'amour, toute la passion. Une langueur la prit, elle s'endormit doucement, sans cesser de goûter dans son sommeil les caresses de Silvère. Celui-ci l'avait enveloppée dans la grande pelisse rouge, dont il avait également ramené un pan sur lui. Ils ne sentaient plus le froid. Quand Silvère, à la respiration régulière de Miette, eut compris qu'elle sommeillait, il fut heureux de ce repos qui allait leur permettre de continuer gaillardement leur chemin. Il se promit de la laisser dormir une heure. Le ciel était toujours noir ; à peine, au levant, une ligne blanchâtre indiquait-elle l'approche du jour. Il devait y avoir, derrière les amants, un bois de pins, dont le jeune homme entendait le réveil musical, aux souffles de l'aube. Et les lamentations des cloches devenaient plus vibrantes dans l'air frissonnant, berçant le sommeil de Miette, comme elles avaient accompagné ses fièvres d'amoureuse.

Les jeunes gens, jusqu'à cette nuit de trouble, avaient vécu une de ces naïves idylles qui naissent au milieu de la classe ouvrière, parmi ces déshérités, ces simples d'esprit, chez lesquels on retrouve encore parfois les amours primitives des anciens contes grecs.

Miette avait à peine neuf ans, lorsque son père fut envoyé au bagne, pour avoir tué un gendarme d'un coup de feu. Le procès de Chantegreil était resté célèbre dans le pays. Le braconnier avoua hautement le meurtre ; mais il jura que le gendarme le tenait lui-même au bout de son fusil.

« Je n'ai fait que le prévenir, dit-il ; je me suis défendu ; c'est un duel et non un assassinat. » Il ne sortit pas de ce raisonnement.

Jamais le président des assises ne parvint à lui faire entendre que, si un gendarme a le droit de tirer sur un braconnier, un braconnier n'a pas celui de tirer sur un gendarme. Chantegreil échappa à la guillotine, grâce à son attitude convaincue et à ses bons antécédents. Cet homme pleura comme un enfant, lorsqu'on lui amena sa fille, avant son départ pour Toulon. La petite, qui avait perdu sa mère au berceau, demeurait avec son grand-père à Chavanoz, un village des gorges de la Seille. Quand le braconnier ne fut plus là, le vieux et la fillette vécurent d'aumônes. Les habitants de Chavanoz, tous chasseurs, vinrent en aide aux pauvres créatures que le forçat laissait derrière lui. Cependant le vieux mourut de chagrin. Miette, restée seule, aurait mendié sur les routes, si les voisines ne s'étaient souvenues qu'elle avait une tante à Plassans. Une âme charitable voulut bien la conduire chez cette tante, qui l'accueillit assez mal.

Eulalie Chantegreil, mariée au méger Rébufat, était une grande diablesse noire et volontaire qui gouvernait au logis.

Elle menait son mari par le bout du nez, disait-on dans le faubourg. La vérité était que Rébufat, avare, âpre à la besogne et au gain, avait une sorte de respect pour cette grande diablesse, d'une vigueur peu commune, d'une sobriété et d'une économie rares.

Grâce à elle, le ménage prospérait. Le méger grogna le soir où, en rentrant du travail, il trouva Miette installée.

Mais sa femme lui ferma la bouche, en lui disant de sa voix rude :

« Bah ! la petite est bien constituée ; elle nous servira de servante ; nous la nourrirons et nous économiserons les gages. » Ce calcul sourit à Rébufat. Il alla jusqu'à tâter les bras de l'enfant, qu'il déclara avec satisfaction très forte pour son âge. Miette avait alors neuf ans. Dès le lendemain, il l'utilisa. Le travail des paysannes, dans le Midi, est beaucoup plus doux que dans le Nord. On y voit rarement les femmes occupées à bêcher la terre, à porter les fardeaux, à faire des besognes d'hommes. Elles lient les gerbes, cueillent les olives et les feuilles de mûrier ; leur occupation la plus pénible est d'arracher les mauvaises herbes. Miette travailla gaiement. La vie en plein air était sa joie et sa santé. Tant que sa tante vécut, elle n'eut que des rires. La brave femme, malgré ses brusqueries, l'aimait comme son enfant ; elle lui défendait de faire les gros travaux dont son mari tentait parfois de la charger, et elle criait à ce dernier :

« Ah ! tu es un habile homme ! Tu ne comprends donc pas, imbécile, que si tu la fatigues trop aujourd'hui, elle ne pourra rien faire demain ! » Cet argument était décisif. Rébufat baissait la tête et portait lui-même le fardeau qu'il voulait mettre sur les épaules de la jeune fille.

Celle-ci eût vécu parfaitement heureuse, sous la protection secrète de sa tante Eulalie, sans les taquineries de son cousin, alors âgé de seize ans, qui occupait ses paresses à la détester et à la persécuter sourdement. Les meilleures heures de Justin étaient celles où il parvenait à la faire gronder par quelque rapport gros de mensonges. Quand il pouvait lui marcher sur les pieds ou la pousser avec brutalité, en feignant de ne pas l'avoir aperçue, il riait, il goûtait cette volupté sournoise des gens qui jouissent béatement du mal des autres. Miette le regardait alors, avec ses grands yeux noirs d'enfant, d'un regard luisant de colère et de fierté muette, qui arrêtait les ricanements du lâche galopin. Au fond, il avait une peur atroce de sa cousine.

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