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La fortune des rougon


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On était au mardi, jour de marché à Plassans ; Roudier avait cru devoir faire ouvrir les portes toutes grandes pour laisser entrer les quelques paysannes qui apportaient des légumes, du beurre et des œufs. Dès qu'elle fut assemblée, la commission municipale, qui ne se composait plus que de cinq membres, en comptant le président, déclara que c'était là une imprudence impardonnable. Bien que la sentinelle laissée à l'hôtel Valqueyras n'eût rien vu, il fallait tenir la ville close. Alors Rougon décida que le crieur public, accompagné d'un tambour, irait par les rues proclamer la ville en état de siège et annoncer aux habitants que quiconque sortirait ne pourrait plus rentrer. Les portes furent officiellement fermées, en plein midi. Cette mesure, prise pour rassurer la population, porta l'épouvante à son comble.

Et rien ne fut plus curieux que cette cité qui se cadenassait, qui poussait les verrous, sous le clair soleil, au beau milieu du dix-neuvième siècle.

Quand Plassans eut bouclé et serré autour de lui la ceinture usée de ses remparts, quand il se fut verrouillé comme une forteresse assiégée aux approches d'un assaut, une angoisse mortelle passa sur les maisons mornes. A chaque heure, du centre de la ville, on croyait entendre des fusillades éclater dans les faubourgs. On ne savait plus rien, on était au fond d'une cave, d'un trou muré dans l'attente anxieuse de la délivrance ou du coup de grâce. Depuis deux jours, les bandes d'insurgés qui battaient la campagne, avaient interrompu toutes les communications. Plassans, acculé dans l'impasse où il est bâti, se trouvait séparé du reste de la France. Il se sentait en plein pays de rébellion ; autour de lui, le tocsin sonnait, la Marseillaise grondait, avec des clameurs de fleuve débordé. La ville, abandonnée et frissonnante, était comme une proie promise aux vainqueurs, et les promeneurs du cours passaient, à chaque minute, de la terreur à l'espérance, en croyant apercevoir à la Grand-Porte, tantôt des blouses d'insurgés et tantôt des uniformes de soldats. Jamais sous-préfecture, dans son cachot de murs croulants, n'eut une agonie plus douloureuse.

Vers deux heures, le bruit se répandit que le coup d'État avait manqué ; le prince-président était au donjon de Vincennes ; Paris se trouvait entre les mains de la démagogie la plus avancée ; Marseille, Toulon, Draguignan, tout le Midi appartenait à l'armée insurrectionnelle victorieuse. Les insurgés devaient arriver le soir et massacrer Plassans.

Une députation se rendit alors à la mairie pour reprocher à la commission municipale la fermeture des portes, bonne seulement à irriter les insurgés. Rougon, qui perdait la tête, défendit son ordonnance avec ses dernières énergies ; ce double tour donné aux serrures lui semblait un des actes les plus ingénieux de son administration ; il trouva pour le justifier des paroles convaincues. Mais on l'embarrassait, on lui demandait où étaient les soldats, le régiment qu'il avait promis. Alors il mentit, il dit très carrément qu'il n'avait rien promis du tout. L'absence de ce régiment légendaire, que les habitants désiraient au point d'en avoir rêvé l'approche, était la grande cause de la panique. Les gens bien informés citaient l'endroit exact de la route où les soldats avaient été égorgés.

A quatre heures, Rougon, suivi de Granoux, se rendit à l'hôtel Valqueyras. De petites bandes, qui rejoignaient les insurgés, à Orchères, passaient toujours au loin, dans la vallée de la Viorne. Toute la journée, des gamins avaient grimpé sur les remparts, des bourgeois étaient venus regarder par les meurtrières. Ces sentinelles volontaires entretenaient l'épouvante de la ville, en comptant tout haut les bandes, qui étaient prises pour autant de forts bataillons. Ce peuple poltron croyait assister, des créneaux, aux préparatifs de quelque massacre universel. Au crépuscule, comme la veille, la panique souffla, plus froide.

En rentrant à la mairie, Rougon et l'inséparable Granoux comprirent que la situation devenait intolérable. Pendant leur absence, un nouveau membre de la commission avait disparu. Ils n'étaient plus que quatre. Ils se sentirent ridicules, la face blême, à se regarder, pendant des heures, sans rien dire. Puis ils avaient une peur atroce de passer une seconde nuit sur la terrasse de l'hôtel Valqueyras.

Rougon déclara gravement que, l'état des choses demeurant le même, il n'y avait pas lieu de rester en permanence.

Si quelque événement grave se produisait, on irait les prévenir. Et, par une décision, dûment prise en conseil, il se déchargea sur Roudier des soins de son administration. Le pauvre Roudier, qui se souvenait d'avoir été garde national à Paris, sous Louis-Philippe, veillait à la Grand-Porte, avec conviction.

Pierre rentra l'oreille basse, se coulant dans l'ombre des maisons. Il sentait autour de lui Plassans lui devenir hostile.

Il entendait, dans les groupes, courir son nom, avec des paroles de colère et de mépris. Ce fut en chancelant et la sueur aux tempes, qu'il monta l'escalier. Félicité le reçut, silencieuse, la mine consternée. Elle aussi commençait à désespérer. Tout leur rêve croulait. Ils se tinrent là, dans le salon jaune, face à face. Le jour tombait, un jour sale d'hiver qui donnait des teintes boueuses au papier orange à grands ramages ; jamais la pièce n'avait paru plus fanée, plus sordide, plus honteuse. Et, à cette heure, ils étaient seuls ; ils n'avaient plus, comme la veille, un peuple de courtisans qui les félicitaient. Une journée venait de suffire pour les vaincre, au moment où ils chantaient victoire. Si, le lendemain, la situation ne changeait pas, la partie était perdue. Félicité qui, la veille, songeait aux plaines d'Austerlitz, en regardant les ruines du salon jaune, pensait maintenant, à le voir si morne et si désert, aux champs maudits de Waterloo.

Puis, comme son mari ne disait rien, elle alla machinalement à la fenêtre, à cette fenêtre où elle avait humé avec délice l'encens de toute une sous-préfecture. Elle aperçut des groupes nombreux en bas, sur la place ; elle ferma les persiennes, voyant des têtes se tourner vers leur maison, et craignant d'être huée. On parlait d'eux ; elle en eut le pressentiment.

Des voix montaient dans le crépuscule. Un avocat clabaudait du ton d'un plaideur qui triomphe.

« Je l'avais bien dit, les insurgés sont partis tout seuls, et ils ne demanderont pas la permission des quarante et un pour revenir. Les quarante et un ! quelle bonne farce ! Moi je crois qu'ils étaient au moins deux cents.

– Mais non, dit un gros négociant, marchand d'huile et grand politique, ils n'étaient peut-être pas dix. Car, enfin, ils ne se sont pas battus ; on aurait bien vu le sang, le matin.

Moi qui vous parle, je suis allé à la mairie, pour voir ; la cour était propre comme ma main. » Un ouvrier qui se glissait timidement dans le groupe, ajouta :

« Il ne fallait pas être malin pour prendre la mairie. La porte n'était pas même fermée. » Des rires accueillirent cette phrase, et l'ouvrier, se voyant encouragé, reprit :

« Les Rougon, c'est connu, c'est des pas grand-chose. » Cette insulte alla frapper Félicité au cœur. L'ingratitude de ce peuple la navrait, car elle finissait elle-même par croire à la mission des Rougon. Elle appela son mari ; elle voulut qu'il prît une leçon sur l'instabilité des foules.

« C'est comme leur glace, continua l'avocat ; ont-ils fait assez de bruit avec cette malheureuse glace cassée ! Vous savez que ce Rougon est capable d'avoir tiré un coup de fusil dedans, pour faire croire à une bataille. » Pierre retint un cri de douleur. On ne croyait même plus à sa glace. Bientôt on irait jusqu'à prétendre qu'il n'avait pas entendu siffler une balle à son oreille. La légende des Rougon s'effacerait, il ne resterait rien de leur gloire. Mais il n'était pas au bout de son calvaire. Les groupes s'acharnaient aussi vertement qu'ils avaient applaudi la veille. Un ancien fabricant de chapeaux, vieillard de soixante-dix ans, dont la fabrique se trouvait jadis dans le faubourg, fouilla le passé des Rougon. Il parla vaguement, avec les hésitations d'une mémoire qui se perd, de l'enclos des Fouque, d'Adélaïde, de ses amours avec un contrebandier. Il en dit assez pour donner aux commérages un nouvel élan. Les causeurs se rapprochèrent ; les mots de canailles, de voleurs, d'intrigants éhontés, montaient jusqu'à la persienne derrière laquelle Pierre et Félicité suaient la peur et la colère. On en vint sur la place à plaindre Macquart. Ce fut le dernier coup.

Hier Rougon était un Brutus, une âme stoïque qui sacrifiait ses affections à la patrie ; aujourd'hui Rougon n'était plus qu'un vil ambitieux qui passait sur le ventre de son pauvre frère, et s'en servait comme d'un marchepied pour monter à la fortune.

« Tu entends, tu entends, murmurait Pierre d'une voix étranglée. Ah ! les gredins, ils nous tuent ; jamais nous ne nous en relèverons. » Félicité, furieuse, tambourinait sur la persienne du bout de ses doigts crispés et elle répondait :

« Laisse-les dire, va. Si nous redevenons les plus forts, ils verront de quel bois je me chauffe. Je sais d'où vient le coup. La ville neuve nous en veut. » Elle devinait juste. L'impopularité brusque des Rougon était l'œuvre d'un groupe d'avocats qui se trouvaient très vexés de l'importance qu'avait prise un ancien marchand d'huile, illettré, et dont la maison avait risqué la faillite. Le quartier Saint-Marc, depuis deux jours, était comme mort.

Le vieux quartier et la ville neuve restaient seuls en présence. Cette dernière avait profité de la panique pour perdre le salon jaune dans l'esprit des commerçants et des ouvriers. Roudier et Granoux étaient d'excellents hommes, d'honorables citoyens, que ces intrigants de Rougon trompaient. On leur ouvrirait les yeux. A la place de ce gros ventru, de ce gueux qui n'avait pas le sou, M. Isidore Granoux n'aurait-il pas dû s'asseoir dans le fauteuil du maire ? Les envieux partaient de là pour reprocher à Rougon tous les actes de son administration qui ne datait que de la veille. Il n'aurait pas dû garder l'ancien conseil municipal ; il avait commis une sottise grave en faisant feutrer les portes ; c'était par sa bêtise que cinq membres avaient pris une fluxion de poitrine sur la terrasse de l'hôtel Valqueyras. Et ils ne tarissaient pas. Les républicains, eux aussi, relevaient la tête. On parlait d'un coup de main possible, tenté sur la mairie par les ouvriers du faubourg. La réaction râlait.

Pierre, dans cet écroulement de toutes ses espérances, songea aux quelques soutiens, sur lesquels, à l'occasion, il pourrait encore compter.

« Est-ce qu'Aristide, demanda-t-il, ne devait pas venir ce soir pour faire la paix ?

– Oui, répondit Félicité, Il m'avait promis un bel article. L'Indépendant n'a pas paru… » Mais son mari l'interrompit en disant :

« Eh ! n'est-ce pas lui qui sort de la sous-préfecture ? » La vieille femme ne jeta qu'un regard.

« Il a remis son écharpe ! » cria-t-elle.

Aristide, en effet, cachait de nouveau sa main dans son foulard. L'Empire se gâtait, sans que la République triomphât, et il avait jugé prudent de reprendre son rôle de mutilé.

Il traversa sournoisement la place, sans lever la tête ; puis, comme il entendit sans doute dans les groupes des paroles dangereuses et compromettantes, il se hâta de disparaître au coude de la rue de la Banne.

« Va, il ne montera pas, dit amèrement Félicité. Nous sommes à terre… Jusqu'à nos enfants qui nous abandonnent ! » Elle feutra violemment la fenêtre, pour ne plus voir, pour ne plus entendre. Et quand elle eut allumé la lampe, ils dînèrent, découragés, sans faim, laissant les morceaux sur leur assiette. Ils n'avaient que quelques heures pour prendre un parti. Il fallait qu'au réveil ils tinssent Plassans sous leurs talons et qu'ils lui fissent demander grâce, s'ils ne voulaient renoncer à la fortune rêvée. Le manque absolu de nouvelles certaines était l'unique cause de leur indécision anxieuse.

Félicité, avec sa netteté d'esprit, comprit vite cela. S'ils avaient pu connaître le résultat du coup d'État, ils auraient payé d'audace et continué quand même leur rôle de sauveurs, ou ils se seraient hâtés de faire oublier le plus possible leur campagne malheureuse. Mais ils ne savaient rien de précis, ils perdaient la tête, ils avaient des sueurs froides, à jouer ainsi leur fortune, sur un coup de dés, en pleine ignorance des événements.

« Et ce diable d'Eugène qui ne m'écrit pas ! » s'écria Rougon dans un élan de désespoir, sans songer qu'il livrait à sa femme le secret de sa correspondance.

Mais Félicité feignit de ne pas avoir entendu. Le cri de son mari l'avait profondément frappée. En effet, pourquoi Eugène n'écrivait-il pas à son père ? Après l'avoir tenu si fidèlement au courant des succès de la cause bonapartiste, il aurait dû s'empresser de lui annoncer le triomphe ou la défaite du prince Louis. La simple prudence lui conseillait la communication de cette nouvelle. S'il se taisait, c'était que la République victorieuse l'avait envoyé rejoindre le prétendant dans les cachots de Vincennes. Félicité se sentit glacée ; le silence de son fils tuait ses dernières espérances.

A ce moment, on apporta la Gazette, encore toute fraîche.

« Comment ! dit Pierre très surpris, Vuillet a fait paraître son journal ? » Il déchira la bande, il lut l'article de tête et l'acheva, pâle comme un linge, fléchissant sur sa chaise.

« Tiens, lis », reprit-il, en tendant le journal à Félicité.

C'était un superbe article, d'une violence inouïe contre les insurgés. Jamais tant de fiel, tant de mensonges, tant d'ordures dévotes n'avaient coulé d'une plume. Vuillet commençait par t'aire le récit de l'entrée de la bande dans Plassans. Un pur chef d'œuvre. On y voyait « ces bandits, ces faces patibulaires, cette écume des bagnes », envahissant la ville, « ivres d'eau-de-vie, de luxure et de pillage » ; puis il les montrait

« étalant leur cynisme dans les rues, épouvantant la population par des cris sauvages, ne cherchant que le viol et l'assassinat ». Plus loin, la scène de l'hôtel de ville et l'arrestation des autorités devenaient tout un drame atroce :

« Alors, ils ont pris à la gorge les hommes les plus respectables ; et, comme Jésus, le maire, le brave commandant de la garde nationale, le directeur des postes, ce fonctionnaire si bienveillant, ont été couronnés d'épines par ces misérables, et ont reçu leurs crachats au visage. » L'alinéa consacré à Miette et à sa pelisse rouge montait en plein lyrisme.

Vuillet avait vu dix, vingt filles sanglantes : « Et qui n'a pas aperçu, au milieu de ces monstres, des créatures infâmes vêtues de rouge et qui devaient s'être roulées dans le sang des martyrs que ces brigands ont assassinés le long des routes ! ? Elles brandissaient des drapeaux, elles s'abandonnaient, en pleins carrefours, aux caresses ignobles de la horde tout entière. » Et Vuillet ajoutait avec une emphase biblique : « La République ne marche jamais qu'entre la prostitution et le meurtre. » Ce n'était là que la première partie de l'article ; le récit terminé, dans une péroraison virulente, le libraire demandait si le pays souffrirait plus longtemps « la honte de ces bêtes fauves qui ne respectaient ni les propriétés ni les personnes » ; il faisait un appel à tous les valeureux citoyens en disant qu'une plus longue tolérance serait un encouragement, et qu'alors les insurgés viendraient prendre « la fille dans les bras de la mère, l'épouse dans les bras de l'époux » ; enfin, après une phrase dévote dans laquelle il déclarait que Dieu voulait l'extermination des méchants, il terminait par ce coup de trompette :

« On affirme que ces misérables sont de nouveau à nos portes ; eh bien ! que chacun de nous prenne un fusil et qu'on les tue comme des chiens ; on me verra au premier rang, heureux de débarrasser la terre d'une pareille vermine. » Cet article, ou la lourdeur du journalisme de province enfilait des périphrases ordurières, avait consterné Rougon, qui murmura, lorsque Félicité posa la Gazette sur la table :

« Ah ! le malheureux ! il nous donne le dernier coup ; on croira que c'est moi qui ai inspiré cette diatribe.

– Mais, dit sa femme, songeuse, ne m'as-tu pas annoncé ce matin qu'il refusait absolument d'attaquer les républicains ? Les nouvelles l'avaient terrifié, et tu prétendais qu'il était pâle comme un mort.

– Eh ! oui, je n'y comprends rien. Comme j'insistais, il est allé jusqu'à me reprocher de ne pas avoir tué tous les insurgés… C'était hier qu'il aurait dû écrire son article ; aujourd'hui, il va nous faire massacrer. » Félicité se perdait en plein étonnement. Quelle mouche avait donc piqué Vuillet ? L'image de ce bedeau manqué, un fusil à la main, faisant le coup de feu sur les remparts de Plassans, lui semblait une des choses les plus bouffonnes qu'on pût imaginer. Il y avait certainement là-dessous quelque cause déterminante qui lui échappait. Vuillet avait l'injure trop impudente et le courage trop facile, pour que la bande insurrectionnelle fut réellement si voisine des portes de la ville.

« C'est un méchant homme, je l'ai toujours dit, reprit Rougon qui venait de relire l'article. Il n'a peut-être voulu que nous faire du tort. J'ai été bien bon enfant de lui laisser la direction des postes. » Ce fut un trait de lumière. Félicité se leva vivement, comme éclairée par une pensée subite ; elle mit un bonnet, jeta un châle sur ses épaules.

« Où vas-tu donc ? demanda son mari étonné. Il est plus de neuf heures.

– Toi, tu vas te coucher, répondit-elle avec quelque rudesse. Tu es souffrant, tu te reposeras. Dors en m'attendant ; je te réveillerai s'il le faut, et nous causerons. » Elle sortit, avec ses allures lestes, et courut à l'hôtel des postes. Elle entra brusquement dans le cabinet où Vuillet travaillait encore. Il eut, à sa vue, un vif mouvement de contrariété.

Jamais Vuillet n'avait été plus heureux. Depuis qu'il pouvait glisser ses doigts minces dans le courrier, il goûtait des voluptés profondes, des voluptés de prêtre curieux, s'apprêtant à savourer les aveux de ses pénitentes. Toutes les indiscrétions sournoises, tous les bavardages vagues des sacristies chantaient à ses oreilles. Il approchait son long nez blême des lettres, il regardait amoureusement les suscriptions de ses yeux louches, il auscultait les enveloppes, comme les petits abbés fouillent l'âme des vierges.

C'étaient des jouissances infinies, des tentations pleines de chatouillements. Les mille secrets de Plassans étaient là ; il touchait à l'honneur des femmes, à la fortune des hommes, et il n'avait qu'à briser les cachets, pour en savoir aussi long que le grand vicaire de la cathédrale, le confident des personnes comme il faut de la ville. Vuillet était une de ces terribles commères, froides, aiguës, qui savent tout, se font tout dire, et ne répètent les bruits que pour en assassiner les gens. Aussi avait-il fait souvent le rêve d'enfoncer son bras jusqu'à l'épaule dans la boîte aux lettres. Pour lui, depuis la veille, le cabinet du directeur des postes était un grand confessionnal plein d'une ombre et d'un mystère religieux, dans lequel il se pâmait en humant les murmures voilés, les aveux frissonnants qui s'exhalaient des correspondances.

D'ailleurs, le libraire faisait sa petite besogne avec une impudence parfaite. La crise que traversait le pays lui assurait l'impunité. Si les lettres éprouvaient quelque retard, si d'autres s'égaraient même complètement, ce serait la faute de ces gueux de républicains, qui couraient la campagne et interrompaient les communications. La fermeture des portes l'avait un instant contrarié ; mais il s'était entendu avec Roudier pour que les courriers pussent entrer et lui fussent apportés directement, sans passer par la mairie.

Il n'avait, à la vérité, décacheté que quelques lettres, les bonnes, celles que son flair de sacristain lui avait désignées comme contenant des nouvelles utiles à connaître avant tout le monde. Il s'était ensuite contenté de garder dans un tiroir, pour être distribuées plus tard, celles qui pourraient donner l'éveil et lui enlever le mérite d'avoir du courage quand la ville entière tremblait. Le dévot personnage, en choisissant la direction des postes, avait singulièrement compris la situation.

Lorsque Mme Rougon entra, il faisait son choix dans un tas énorme de lettres et de journaux, sous prétexte sans doute de les classer. Il se leva, avec son sourire humble, avançant une chaise ; ses paupières rougies battaient d'une façon inquiète. Mais Félicité ne s'assit pas ; elle dit brutalement :

« Je veux la lettre. » Vuillet écarquilla les yeux d'un air de grande innocence.

« Quelle lettre, chère dame ? demanda-t-il.

– La lettre que vous avez reçue ce matin pour mon mari… Voyons, monsieur Vuillet, je suis pressée. » Et comme il bégayait qu'il ne savait pas, qu'il n'avait rien vu, que c'était bien étonnant, Félicité reprit, avec une sourde menace dans la voix :

« Une lettre de Paris, de mon fils Eugène, vous savez bien ce que je veux dire, n'est-ce pas ?… Je vais chercher moi-même. » Elle fit mine de mettre la main dans les divers paquets qui encombraient le bureau. Alors il s'empressa, il dit qu'il allait voir. Le service était forcément si mal fait ! Peut-être bien qu'il y avait une lettre, en effet. Dans ce cas, on la retrouverait. Mais, quant à lui, il jurait qu'il ne l'avait pas vue. En parlant, il tournait dans le cabinet, il bouleversait tous les papiers. Puis, il ouvrit les tiroirs, les cartons. Félicité attendait impassible.

« Ma foi, vous avez raison, voici une lettre pour vous, s'écria-t-il enfin, en tirant quelques papiers d'un carton.

Ah ! ces diables d'employés, ils profitent de la situation pour ne rien faire comme il faut ! » Félicité prit la lettre et en examina le cachet attentivement, sans paraître s'inquiéter le moins du monde de ce qu'un pareil examen pouvait avoir de blessant pour Vuillet.

Elle vit clairement qu'on avait dû ouvrir l'enveloppe ; le libraire, maladroit encore, s'était servi d'une cire plus foncée pour recoller le cachet. Elle eut soin de fendre l'enveloppe en gardant intact le cachet, qui devait être, à l'occasion, une preuve. Eugène annonçait, en quelques mots, le succès complet du coup d'État ; il chantait victoire, Paris était dompté, la province ne bougeait pas, et il conseillait à ses parents une attitude très feutre en face de l'insurrection partielle qui soulevait le Midi. Il leur disait, en terminant, que leur fortune était fondée, s'ils ne faiblissaient pas.

Mme Rougon mit la lettre dans sa poche, et, lentement, elle s'assit, en regardant Vuillet en face. Celui-ci, comme très occupé, avait fiévreusement repris son triage.

« Écoutez-moi, monsieur Vuillet », lui dit-elle.

Et, quand il eut relevé la tête :

« Jouons cartes sur table, n'est-ce pas ? Vous avez tort de trahir, il pourrait vous arriver malheur. Si, au lieu de décacheter nos lettres… » Il se récria, se prétendit offensé. Mais elle, avec tranquillité :

« Je sais, je connais votre école, vous n'avouerez jamais… Voyons, pas de paroles inutiles, quel intérêt avez-vous à servir le coup d'État ? » Et, comme il parlait encore de sa parfaite honnêteté, elle finit par perdre patience.

« Vous me prenez donc pour une bête ! s'écria-t-elle. J'ai lu votre article… Vous feriez mieux de vous entendre avec nous. » Alors, sans rien avouer, il confessa carrément qu'il voulait avoir la clientèle du collège. Autrefois, c'était lui qui fournissait l'établissement de livres classiques. Mais on avait appris qu'il vendait, sous le manteau, des pornographies aux élèves, en si grande quantité, que les pupitres débordaient de gravures et d'œuvres obscènes. A cette occasion, il avait même failli passer en police correctionnelle.

Depuis cette époque, il rêvait de rentrer en grâce auprès de l'administration, avec des rages jalouses.

Félicité parut étonnée de la modestie de son ambition.

Elle le lui fit même entendre. Violer des lettres, risquer le bagne, pour vendre quelques dictionnaires !

« Eh ! dit-il d'une voix aigre, c'est une vente assurée de quatre à cinq mille francs par an. Je ne rêve pas l'impossible, comme certaines personnes. » Elle ne releva pas le mot. Il ne fut plus question des lettres décachetées. Un traité d'alliance fut conclu, par lequel Vuillet s'engageait à n'ébruiter aucune nouvelle et à ne pas se mettre en avant, à la condition que les Rougon lui feraient avoir la clientèle du collège. En le quittant, Félicité l'engagea à ne pas se compromettre davantage. Il suffisait qu'il gardât les lettres et ne les distribuât que le surlendemain.

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