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La fortune des rougon


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« Tu as entendu parler de la belle conduite de ton père ? » reprit-elle.

Il dit que toute la ville en causait. Mais son aplomb revenait ; il rendit à sa mère sa raillerie ; il la regarda en face, ajoutant :

« J'étais venu voir si papa n'était pas blessé.

– Tiens, ne fais pas la bête ! s'écria Félicité, avec sa pétulance. Moi, à ta place, j'agirais très carrément. Tu t'es trompé, là, avoue-le, en t'enrôlant avec tes gueux de républicains. Aujourd'hui tu ne serais pas fâché de les lâcher et de revenir avec nous, qui sommes les plus forts. Hé ! la maison t'est ouverte ! » Mais Aristide protesta. La République était une grande idée. Puis les insurgés pouvaient l'emporter.

« Laisse-moi donc tranquille ! continua la vieille femme irritée. Tu as peur que ton père te reçoive mal. Je me charge de l'affaire… Écoute-moi : tu vas aller à ton journal, tu rédigeras d'ici à demain un numéro très favorable au coup d'État, et demain soir, quand ce numéro aura paru, tu reviendras ici, tu seras accueilli à bras ouverts. » Et, comme le jeune homme restait silencieux :

« Entends-tu ! ? poursuivit-elle d'une voix plus basse et plus ardente ; c'est de notre fortune, c'est de la tienne, qu'il s'agit. Ne va pas recommencer tes bêtises. Tu es déjà assez compromis comme cela. » Le jeune homme fit un geste, le geste de César passant le Rubicon. De cette façon, il ne prenait aucun engagement verbal. Comme il allait se retirer, sa mère ajouta, en cherchant le nœud de son écharpe :

« Et d'abord, il faut m'ôter ce chiffon-là. Ça devient ridicule, tu sais ! » Aristide la laissa faire. Quand le foulard fut dénoué, il le plia proprement et le mit dans sa poche. Puis il embrassa sa mère en disant :

« A demain ! » Pendant ce temps, Rougon prenait officiellement possession de la mairie. Il n'était resté que huit conseillers municipaux ; les autres se trouvaient entre les mains des insurgés, ainsi que le maire et les deux adjoints. Ces huit messieurs, de la force de Granoux, eurent des sueurs d'angoisse, lorsque ce dernier leur expliqua la situation critique de la ville. Pour comprendre avec quel effarement ils vinrent se jeter dans les bras de Rougon, il faudrait connaître les bonshommes dont sont composés les conseils municipaux de certaines petites villes. A Plassans, le maire avait sous la main d'incroyables buses, de purs instruments d'une complaisance passive. Aussi, M. Garçonnet n'étant plus là, la machine municipale devait se détraquer et appartenir à quiconque saurait en ressaisir les ressorts. A cette heure, le sous-préfet ayant quitté le pays, Rougon se trouvait naturellement, par la force des circonstances, le maître unique et absolu de la ville ; crise étonnante, qui mettait le pouvoir entre les mains d'un homme taré, auquel, la veille, pas un de ses concitoyens n'aurait prêté cent francs.

Le premier acte de Pierre fut de déclarer en permanence la commission provisoire. Puis il s'occupa de la réorganisation de la garde nationale, et réussit à mettre sur pied trois cents hommes ; les cent neuf fusils restés dans le hangar furent distribués, ce qui porta à cent cinquante le nombre des hommes armés par la réaction ; les cent cinquante autres gardes nationaux étaient des bourgeois de bonne volonté et des soldats à Sicardot. Quand le commandant Roudier passa la petite année en revue sur la place de l'Hôtel-de-Ville, il fut désolé de voir que les marchands de légumes riaient en dessous ; tous n'avaient pas d'uniforme, et certains se tenaient bien drôlement, avec leur chapeau noir, leur redingote et leur fusil. Mais, au fond, l'intention était bonne. Un poste fut laissé à la mairie. Le reste de la petite armée fut dispersé, par pelotons, aux différentes portes de la ville.

Roudier se réserva le commandement du poste de la Grand Porte, la plus menacée.

Rougon, qui se sentait très fort en ce moment, alla lui-même rue Canquoin, pour prier les gendarmes de rester chez eux, de ne se mêler de rien. Il fit, d'ailleurs, ouvrir les portes de la gendarmerie, dont les insurgés avaient emporté les clefs. Mais il voulait triompher seul, il n'entendait pas que les gendarmes pussent lui voler une part de sa gloire.

S'il avait absolument besoin d'eux, il les appellerait. Et il leur expliqua que leur présence, en irritant peut-être les ouvriers, ne ferait qu'aggraver la situation. Le brigadier le complimenta beaucoup sur sa prudence. Lorsqu'il apprit qu'il y avait un homme blessé dans la caserne, Rougon voulut se rendre populaire, il demanda à le voir. Il trouva Rengade couché, l'œil couvert d'un bandeau, avec ses grosses moustaches qui passaient sous le linge. Il réconforta, par de belles paroles sur le devoir, le borgne jurant et soufflant, exaspéré de sa blessure, qui allait le forcer à quitter le service. Il promit de lui envoyer un médecin.

« Je vous remercie bien, monsieur, répondit Rengade ; mais, voyez-vous, ce qui me soulagerait mieux que tous les remèdes, ce serait de tordre le cou au misérable qui m'a crevé l'œil. Oh !, je le reconnaîtrai ; c'est un petit maigre, pâlot, tout jeune… » Pierre se souvint du sang qui couvrait les mains de Silvère. Il eut un léger mouvement de recul, comme s'il eût craint que Rengade ne lui sautât à la gorge, en disant :

« C'est ton neveu qui m'a éborgné ; attends, tu vas payer pour lui ! » Et, tandis qu'il maudissait tout bas son indigne famille, il déclara solennellement que, si le coupable était retrouvé, il serait puni avec toute la rigueur des lois.

« Non, non, ce n'est pas la peine, répondit le borgne ; je lui tordrai le cou. » Rougon s'empressa de regagner la mairie. L'après-midi fut employé à prendre diverses mesures. La proclamation, affichée vers une heure, produisit une impression excellente. Elle se terminait par un appel au bon esprit des citoyens, et donnait la ferme assurance que l'ordre ne serait plus troublé. Jusqu'au crépuscule, les rues, en effet,

offrirent l'image d'un soulagement général, d'une confiance entière. Sur les trottoirs, les groupes qui lisaient la proclamation disaient :

« C'est fini, nous allons voir passer les troupes envoyées à la poursuite des insurgés. » Cette croyance que des soldats approchaient devint telle que les oisifs du cours Sauvaire se portèrent sur la route de Nice pour aller au-devant de la musique, Ils revinrent, à la nuit, désappointés, n'ayant rien vu. Alors, une inquiétude sourde courut la ville.

A la mairie, la commission provisoire avait tant parlé pour ne rien dire que les membres, le ventre vide, effarés par leurs propres bavardages, sentaient la peur les reprendre. Rougon les envoya dîner, en les convoquant de nouveau pour neuf heures du soir, Il allait lui-même quitter le cabinet, lorsque Macquart s'éveilla et frappa violemment à la porte de sa prison. Il déclara qu'il avait faim, puis il demanda l'heure, et quand son frère lui eut dit qu'il était cinq heures, il murmura, avec une méchanceté diabolique, en feignant un vif étonnement, que les insurgés lui avaient promis de revenir plus tôt et qu'ils tardaient bien à le délivrer. Rougon, après lui avoir fait servir à manger, descendit, agacé par cette insistance de Macquart à parler du retour de la bande insurrectionnelle.

Dans les rues, il éprouva un malaise. La ville lui parut changée. Elle prenait un air singulier ; des ombres filaient rapidement le long des trottoirs, le vide et le silence se faisaient, et, sur les maisons mornes, semblait tomber, avec le crépuscule, une peur grise, lente et opiniâtre comme une pluie fine. La confiance bavarde de la journée aboutissait fatalement à cette panique sans cause, à cet effroi de la nuit naissante ; les habitants étaient las, rassasiés de leur triomphe, à ce point qu'il ne leur restait des forces que pour rêver des représailles terribles de la part des insurgés. Rougon frissonna dans ce courant d'effroi. Il hâta le pas, la gorge serrée. En passant devant un café de la place des Récollets, qui venait d'allumer ses lampes, et où se réunissaient les petits rentiers de la ville neuve, il entendit un bout de conversation très effrayant.

« Eh bien ! monsieur Picou, disait une voix grasse, vous savez la nouvelle ? le régiment qu'on attendait n'est pas arrivé.

– Mais on n'attendait pas de régiment, monsieur Touche, répondait une voix aigre.

– Faites excuse. Vous n'avez donc pas lu la proclamation ?

– C'est vrai, les affiches promettent que l'ordre sera maintenu par la force, s'il est nécessaire.

– Vous voyez bien ; il y a la force ; la force armée, cela s'entend.

– Et que dit-on ! ?

– Mais, vous comprenez, on a peur, on dit que ce retard des soldats n'est pas naturel, et que les insurgés pourraient bien les avoir massacrés. » Il y eut un cri d'horreur dans le café. Rougon eut envie d'entrer pour dire à ces bourgeois que jamais la proclamation n'avait annoncé l'arrivée d'un régiment, qu'il ne fallait pas forcer les textes à ce point ni colporter de pareils bavardages. Mais lui-même, dans le trouble qui s'emparait de lui, n'était pas bien sûr de ne pas avoir compté sur un envoi de troupes, et il en venait à trouver étonnant, en effet, que pas un soldat n'eût paru. Il rentra chez lui très inquiet. Félicité, toute pétulante et pleine de courage, s'emporta, en le voyant bouleversé par de telles niaiseries. Au dessert, elle le réconforta.

« Eh ! grande bête, dit-elle, tant mieux, si le préfet nous oublie ! Nous sauverons la ville à nous tout seuls. Moi je voudrais voir revenir les insurgés, pour les recevoir à coups de fusil et nous couvrir de gloire… Écoute, tu vas feutrer les portes de la ville, puis tu ne te coucheras pas ; tu te donneras beaucoup de mouvement toute la nuit ; ça te sera compté plus tard. » Pierre retourna à la mairie, un peu ragaillardi. Il lui fallut du courage pour rester ferme au milieu des doléances de ses collègues. Les membres de la commission provisoire rapportaient dans leurs vêtements la panique, comme on rapporte avec soi une odeur de pluie, par les temps d'orage.

Tous prétendaient avoir compté sur l'envoi d'un régiment, et ils s'exclamaient, en disant qu'on n'abandonnait pas de la sorte de braves citoyens aux fureurs de la démagogie.

Pierre, pour avoir la paix, leur promit presque leur régiment pour le lendemain. Puis il déclara avec solennité qu'il allait faire feutrer les portes. Ce fut un soulagement. Des gardes nationaux durent se rendre immédiatement à chaque porte, avec ordre de donner un double tour aux serrures. Quand ils furent de retour, plusieurs membres avouèrent qu'ils étaient vraiment plus tranquilles ; et lorsque Pierre eut dit que la situation critique de la ville leur faisait un devoir de rester à leur poste, il y en eut qui prirent leurs petites dispositions pour passer la nuit dans un fauteuil. Granoux mit une calotte de soie noire, qu'il avait apportée par précaution. Vers onze heures, la moitié de ces messieurs donnaient autour du bureau de M. Garçonnet. Ceux qui tenaient encore les yeux ouverts faisaient le rêve, en écoutant les pas cadencés des gardes nationaux, sonnant dans la cour, qu'ils étaient des braves et qu'on les décorait. Une grande lampe, posée sur le bureau, éclairait cette étrange veillée d'aunes. Rougon, qui semblait sommeiller, se leva brusquement et envoya chercher Vuillet.

Il venait de se rappeler qu'il n'avait point reçu la Gazette.

Le libraire se montra rogue, de très méchante humeur.

« Eh bien ! lui demanda Rougon en le prenant à part, et l'article que vous m'aviez promis ? je n'ai pas vu le journal.

– C'est pour cela que vous me dérangez ? répondit Vuillet avec colère. Parbleu ! la Gazette n'a pas paru ; je n'ai pas envie de me faire massacrer demain, si les insurgés reviennent. » Rougon s'efforça de sourire, en disant que, Dieu merci ! on ne massacrerait personne. C'était justement parce que des bruits faux et inquiétants couraient, que l'article en question aurait rendu un grand service à la bonne cause.

« Possible, reprit Vuillet, mais la meilleure des causes, en ce moment, est de garder sa tête sur les épaules. » Et il ajouta, avec une méchanceté aiguë :

« Moi qui croyais que vous aviez tué tous les insurgés !

Vous en avez trop laissé, pour que je me risque. » Rougon, resté seul, s'étonna de cette révolte d'un homme si humble, si plat d'ordinaire. La conduite de Vuillet lui parut louche. Mais il n'eut pas le temps de chercher une explication. Il s'était à peine allongé de nouveau dans son fauteuil, que Roudier entra, en faisant sonner terriblement

sur sa cuisse un grand sabre qu'il avait attaché à sa ceinture.

Les donneurs se réveillèrent effarés. Granoux crut à un appel aux armes.

« Hein ? quoi ? qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il, en remettant précipitamment sa calotte de soie noire dans la poche.

– Messieurs, dit Roudier essoufflé, sans songer à prendre aucune précaution oratoire, je crois qu'une bande d'insurgés s'approche de la ville. » Ces mots furent accueillis par un silence épouvanté. Rougon seul eut la force de dire :

« Vous les avez vus ?

– Non, répondit l'ancien bonnetier ; mais nous entendons d'étranges bruits dans la campagne ; un de mes hommes m'a affirmé qu'il avait aperçu des feux courant sur la pente des Garrigues. » Et, comme tous ces messieurs se regardaient avec des visages blancs et muets :

« Je retourne à mon poste, reprit-il ; j'ai peur de quelque attaque. Avisez de votre côté. » Rougon voulut courir après lui, avoir d'autres renseignements ; mais il était déjà loin. Certes, la commission n'eut pas envie de se rendormir. Des bruits étranges ! des feux, une attaque ! et cela, au milieu de la nuit ! Aviser, c'était facile à dire, mais que faire ? Granoux faillit conseiller la même tactique qui leur avait réussi la veille : se cacher, attendre que les insurgés eussent traversé Plassans, et triompher ensuite dans les rues désertes. Pierre, heureusement, se souvenant des conseils de sa femme, dit que Roudier avait pu se tromper, et que le mieux était d'aller voir. Certains membres firent la grimace ; mais quand il fut convenu qu'une escorte armée accompagnerait la commission, tous descendirent avec un grand courage. En bas, ils ne laissèrent que quelques hommes ; ils se firent entourer par une trentaine de gardes nationaux ; puis ils s'aventurèrent dans la ville endormie. La lune seule, glissant au ras des toits, allongeait ses ombres lentes. Ils allèrent vainement le long des remparts, de porte en porte, l'horizon muré, ne voyant rien, n'entendant rien. Les gardes nationaux des différents postes leur dirent bien que des souffles particuliers leur venaient de la campagne, par-dessus]es portails feutrés ; ils tendirent l'oreille sans saisir autre chose qu'un bruissement lointain, que Granoux prétendit reconnaître pour la clameur de la Viorne.

Cependant, ils restaient inquiets ; ils allaient rentrer à la mairie très préoccupés, tout en feignant de hausser les épaules et tout en traitant Roudier de poltron et de visionnaire, lorsque Rougon, qui avait à cœur de rassurer pleinement ses amis, eut l'idée de leur offrir le spectacle de la plaine, à plusieurs lieues. Il conduisit la petite troupe dans le quartier Saint-Marc et vint frapper à l'hôtel Valqueyras.

Le comte, dès les premiers troubles, était parti pour son château de Corbière. Il n'y avait à l'hôtel que le marquis de Carnavant. Depuis la veille, il s'était prudemment tenu à l'écart, non pas qu'il eût peur, mais parce qu'il lui répugnait d'être vu, tripotant avec les Rougon, à l'heure décisive. Au fond, la curiosité le brûlait ; il avait dû s'enfermer, pour ne pas courir se donner l'étonnant spectacle des intrigues du salon jaune. Quand un valet de chambre vint lui dire, au milieu de la nuit, qu'il y avait en bas des messieurs qui le demandaient, il ne put rester sage plus longtemps, il se leva et descendit en toute hâte.

« Mon cher marquis, dit Rougon en lui présentant les membres de la commission municipale, nous avons un service à vous demander. Pourriez-vous nous faire conduire dans le jardin de l'hôtel ?

– Certes, répondit le marquis étonné, je vais vous y mener moi-même. » Et, chemin faisant, il se fit conter le cas. Le jardin se terminait par une terrasse qui dominait la plaine ; en cet endroit, un large pan des remparts s'était écroulé, l'horizon s'étendait sans bornes. Rougon avait compris que ce serait là un excellent poste d'observation. Les gardes nationaux étaient restés à la porte. Tout en causant, les membres de la commission vinrent s'accouder sur le parapet de la terrasse.

L'étrange spectacle qui se déroula alors devant eux les rendit muets. Au loin, dans la vallée de la Viorne, dans ce creux immense qui s'enfonçait, au couchant, entre la chaîne des Garrigues et les montagnes de la Seille, les lueurs de la lune coulaient comme un fleuve de lumière pâle. Les bouquets d'arbres, les rochers sombres faisaient, de place en place, des îlots, des langues de terre, émergeant de la mer lumineuse. Et l'on distinguait, selon les coudes de la Viorne, des bouts, des tronçons de rivière, qui se montraient, avec des reflets d'armures, dans la fine poussière d'argent qui tombait du ciel. C'était un océan, un monde, que la nuit, le froid, la peur secrète, élargissaient à l'infini. Ces messieurs n'entendirent, ne virent d'abord rien. Il y avait dans le ciel un frisson de lumière et de voix lointaines qui les assourdissait et les aveuglait. Granoux, peu poète de sa nature, murmura cependant, gagné par la paix sereine de cette nuit d'hiver :

« La belle nuit, messieurs !

– Décidément, Roudier a rêvé », dit Rougon avec quelque dédain.

Mais le marquis tendait ses oreilles fines.

« Eh ! dit-il de sa voix nette, j'entends le tocsin. » Tous se penchèrent sur le parapet, retenant leur souffle.

Et, légers, avec des puretés de cristal, les tintements éloignés d'une cloche montèrent de la plaine. Ces messieurs ne purent nier. C'était bien le tocsin. Rougon prétendit reconnaître la cloche du Béage, un village situé à une grande lieue de Plassans. Il disait cela pour rassurer ses collègues.

« Écoutez, écoutez, interrompit le marquis. Cette fois, c'est la cloche de Saint-Maur. » Et il leur désignait un autre point de l'horizon. En effet, une seconde cloche pleurait dans la nuit claire. Puis bientôt ce furent dix cloches, vingt cloches, dont leurs oreilles, accoutumées au large frémissement de l'ombre, entendirent les tintements désespérés. Des appels sinistres montaient de toutes parts, affaiblis, pareils à des râles d'agonisant. La plaine entière sanglota bientôt. Ces messieurs ne plaisantaient plus Roudier. Le marquis, qui prenait une joie méchante à les effrayer, voulut bien leur expliquer la cause de toutes ces sonneries :

« Ce sont, dit-il, les villages voisins qui se réunissent pour venir attaquer Plassans au point du jour. » Granoux écarquillait les yeux.

« Vous n'avez rien vu, là-bas ! ? » demanda-t-il tout à coup.

Personne ne regardait. Ces messieurs feutraient les yeux pour mieux entendre.

« Ah ! tenez ! reprit-il au bout d'un silence. Au-delà de la Viorne, près de cette masse noire.

– Oui, je vois, répondit Rougon, désespéré ; c'est un feu qu'on allume. » Un autre feu fut allumé presque immédiatement en face du premier, puis un troisième, puis un quatrième. Des taches rouges apparurent ainsi sur toute la longueur de la vallée, à des distances presque égales, pareilles aux lanternes de quelque avenue gigantesque. La lune, qui les éteignait à demi, les faisait s'étaler comme des mares de sang. Cette illumination triste acheva de consterner la commission municipale.

« Pardieu ! murmurait le marquis, avec son ricanement le plus aigu, ces brigands se font des signaux. » Et il compta complaisamment les feux, pour savoir, disait-il, à combien d'hommes environ aurait affaire « la brave garde nationale de Plassans ». Rougon voulut élever des doutes, dire que les villages prenaient les armes pour aller rejoindre l'armée des insurgés, et non pour venir attaquer la ville. Ces messieurs, par leur silence consterné, montrèrent que leur opinion était faite et qu'ils refusaient toute consolation.

« Voilà maintenant que j'entends la Marseillaise », dit Granoux d'une voix éteinte.

C'était encore vrai. Une bande devait suivre la Viorne et passer, à ce moment, au bas même de la ville ; le cri : « Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons ! » arrivait, par bouffées, avec une netteté vibrante. Ce fut une nuit atroce. Ces messieurs la passèrent, accoudés sur le parapet de la terrasse, glacés par le terrible froid qu'il faisait, ne pouvant s'arracher au spectacle de cette plaine toute secouée par le tocsin et la Marseillaise, tout enflammée par l'illumination des signaux. Ils s'emplirent les yeux de cette mer lumineuse, piquée de flammes sanglantes ; ils se firent sonner les oreilles, à écouter cette clameur vague ; au point que leurs sens se faussaient, qu'ils voyaient et entendaient d'effrayantes choses. Pour rien au monde, ils n'auraient quitté la place ; s'ils avaient tourné le dos, ils se seraient imaginé

qu'une armée était à leurs trousses. Comme certains poltrons, ils voulaient voir venir le danger, sans doute pour prendre la fuite au bon moment. Aussi, vers le matin, quand la lune fut couchée, et qu'ils n'eurent plus devant eux qu'un abîme noir, ils éprouvèrent des transes horribles. Ils se croyaient entourés d'ennemis invisibles qui rampaient dans l'ombre, prêts à leur sauter à la gorge. Au moindre bruit, c'étaient des hommes qui se consultaient au bas de la terrasse, avant de l'escalader. Et rien, rien que du noir, dans lequel ils fixaient éperdument leurs regards. Le marquis, comme pour les consoler, leur disait de sa voix ironique :

« Ne vous inquiétez donc pas ! Ils attendront le point du jour. » Rougon maugréait. Il sentait la peur le reprendre. Les cheveux de Granoux achevèrent de blanchir. L'aube parut enfin avec des lenteurs mortelles. Ce fut encore un bien mauvais moment. Ces messieurs, au premier rayon, s'attendaient à voir une armée rangée en bataille devant la ville.

Justement, ce matin-là, le jour avait des paresses, se traînait au bord de l'horizon. Le cou tendu, l'œil en arrêt, ils interrogeaient les blancheurs vagues. Et, dans l'ombre indécise, ils entrevoyaient des profils monstrueux, la plaine se changeait en lac de sang, les rochers en cadavres flottant à la surface, les bouquets d'arbres en bataillons encore menaçants et debout. Puis, lorsque les clartés croissantes eurent effacé ces fantômes, le jour se leva, si pâle, si triste, avec des mélancolies telles, que le marquis lui-même eut le cœur serré. On n'apercevait point d'insurgés, les routes étaient libres ; mais la vallée, toute grise, avait un aspect désert et morne de coupe-gorge. Les feux étaient éteints, les cloches sonnaient encore. Vers huit heures, Rougon distingua seulement une bande de quelques hommes qui s'éloignaient le long de la Viorne.

Ces messieurs étaient morts de froid et de fatigue. Ne voyant aucun péril immédiat, ils se décidèrent à aller prendre quelques heures de repos. Un garde national fut laissé sur la terrasse en sentinelle, avec ordre de courir prévenir Roudier, s'il apercevait au loin quelque bande.

Granoux et Rougon, brisés par les émotions de la nuit, regagnèrent leurs demeures, qui étaient voisines, en se soutenant mutuellement.

Félicité coucha son mari avec toutes sortes de précautions. Elle l'appelait « pauvre chat » ; elle lui répétait qu'il ne devait pas se frapper l'imagination comme cela, et que tout finirait bien. Mais lui secouait la tête ; il avait des craintes sérieuses. Elle le laissa dormir jusqu'à onze heures.

Puis, quand il eut mangé, elle le mit doucement dehors, en lui faisant entendre qu'il fallait aller jusqu'au bout. A la mairie, Rougon ne trouva que quatre membres de la commission ; les autres se firent excuser ; ils étaient réellement malades. La panique, depuis le matin, soufflait sur la ville avec une violence plus âpre. Ces messieurs n'avaient pu garder pour eux le récit de la nuit mémorable passée sur la terrasse de l'hôtel Valqueyras. Leurs bonnes s'étaient empressées d'en répandre la nouvelle, en l'enjolivant de détails dramatiques. A cette heure, c'était chose acquise à l'histoire, qu'on avait vu dans la campagne, des hauteurs de Plassans, des danses de cannibales dévorant leurs prisonniers, des rondes de sorcières tournant autour de leurs marmites où bouillaient des enfants, d'interminables défilés de bandits dont les armes luisaient au clair de lune. Et l'on parlait des cloches qui sonnaient d'elles-mêmes le tocsin dans l'air désolé, et l'on affirmait que les insurgés avaient mis le feu aux forêts des environs, et que tout le pays flambait.

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