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Gaston Leroux Le Fantôme de l’Opéra


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Chapitre XV
Singulière attitude d’une épingle de nourrice

Sur le plateau, c’est une cohue sans nom. Artistes, machinistes, danseuses, marcheuses, figurants, choristes, abonnés, tout le monde interroge, crie, se bouscule. « Qu’est-elle devenue ? » – « Elle s’est fait enlever ! » – « C’est le vicomte de Chagny qui l’a emportée ! » – « Non, c’est le comte ! » – « Ah ! voilà Carlotta ! c’est Carlotta qui a fait le coup ! » – « Non ! c’est le fantôme ! »

Et quelques-uns rient, surtout depuis que l’examen attentif des trappes et planchers a fait repousser l’idée d’un accident.

Dans cette foule bruyante, on remarque un groupe de trois personnages qui s’entretiennent à voix basse avec des gestes désespérés. C’est Gabriel, le maître de chant ; Mercier, l’administrateur, et le secrétaire Rémy. Ils se sont retirés dans l’angle d’un tambour qui fait communiquer la scène avec le large couloir du foyer de la danse. Là, derrière d’énormes accessoires, ils parlementent :

« J’ai frappé ! Ils n’ont pas répondu ! Ils ne sont peut-être plus dans le bureau. En tout cas, il est impossible de le savoir ; car ils ont emporté les clefs. »

Ainsi s’exprime le secrétaire Rémy et il n’est point douteux qu’il ne désigne par ces paroles MM. les directeurs. Ceux-ci ont donné l’ordre au dernier entracte de ne venir les déranger sous aucun prétexte. « Ils n’y sont pour personne. »

« Tout de même, s’exclame Gabriel… on n’enlève pas une chanteuse, en pleine scène, tous les jours !…

– Leur avez-vous crié cela ? interroge Mercier.

– J’y retourne », fait Rémy, et, courant, il disparaît. Là-dessus, le régisseur arrive.

« Eh bien, monsieur Mercier, venez-vous ? Que faites-vous ici tous les deux ? On a besoin de vous, monsieur l’administrateur.

– Je ne veux rien faire ni rien savoir avant l’arrivée du commissaire, déclare Mercier. J’ai envoyé chercher Mifroid. Nous verrons quand il sera là !

– Et moi je vous dis qu’il faut descendre tout de suite au jeu d’orgue.

– Pas avant l’arrivée du commissaire…

– Moi, j’y suis déjà descendu au jeu d’orgue.

– Ah ! et qu’est-ce que vous avez vu ?

– Eh bien, je n’ai vu personne ! Entendez-vous bien, personne !

– Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?

– Évidemment, réplique le régisseur, qui se passe avec frénésie les mains dans une toison rebelle. Évidemment ! Mais peut-être que s’il y avait quelqu’un au jeu d’orgue, ce quelqu’un pourrait nous expliquer comment l’obscurité a été faite tout à coup sur la scène. Or, Mauclair n’est nulle part, comprenez-vous ? »

Mauclair était le chef d’éclairage qui dispensait à volonté sur la scène de l’Opéra, le jour et la nuit.

« Mauclair n’est nulle part, répète Mercier ébranlé. Eh bien, et ses aides ?

– Ni Mauclair ni ses aides ! Personne à l’éclairage, je vous dis ! Vous pensez bien, hurle le régisseur, que cette petite ne s’est pas enlevée toute seule ! Il y avait là “un coup monté” qu’il faut savoir… Et les directeurs qui ne sont pas là ?… J’ai défendu qu’on descende à l’éclairage, j’ai mis un pompier devant la niche du jeu d’orgue ! J’ai pas bien fait ?

– Si, si, vous avez bien fait… Et maintenant attendons le commissaire. »

Le régisseur s’éloigne en haussant les épaules, rageur, mâchant des injures à l’adresse de ces « poules mouillées » qui restent tranquillement blotties dans un coin quand tout le théâtre est « sens dessus dessous ».

Tranquilles, Gabriel et Mercier ne l’étaient guère. Seulement, ils avaient reçu une consigne qui les paralysait. On ne devait déranger les directeurs pour aucune raison au monde. Rémy avait enfreint cette consigne et cela ne lui avait point réussi.

Justement, le voici qui revient de sa nouvelle expédition. Sa mine est curieusement effarée.

« Eh bien, vous leur avez parlé ? » interroge Mercier. Rémy répond :

« Moncharmin a fini par m’ouvrir la porte. Les yeux lui sortaient de la tête. J’ai cru qu’il allait me frapper. Je n’ai pas pu placer un mot ; et savez-vous ce qu’il m’a crié : “Avez-vous une épingle de nourrice ? – Non. – Eh bien, fichez-moi la paix !…” Je veux lui répliquer qu’il se passe au théâtre un événement inouï… Il clame : “Une épingle de nourrice ? Donnez-moi tout de suite une épingle de nourrice !” Un garçon de bureau qui l’avait entendu – il criait comme un sourd – accourt avec une épingle de nourrice, la lui donne et aussitôt, Moncharmin me ferme la porte au nez ! Et voilà !

– Et vous n’avez pas pu lui dire : Christine Daaé…

– Eh ! j’aurais voulu vous y voir !… Il écumait… Il ne pensait qu’à son épingle de nourrice… Je crois que, si on ne la lui avait pas apportée sur-le-champ, il serait tombé d’une attaque ! Certainement, tout ceci n’est pas naturel et nos directeurs sont en train de devenir fous !… »

M. le secrétaire Rémy n’est pas content. Il le fait voir :

« Ça ne peut pas durer comme ça ! Je n’ai pas l’habitude d’être traité de la sorte ! »

Tout à coup Gabriel souffle :

« C’est encore un coup de F. de l’O. »

Rémy ricane. Mercier soupire, semble prêt à lâcher une confidence… mais ayant regardé Gabriel qui lui fait signe de se taire, il reste muet.

Cependant, Mercier, qui sent sa responsabilité grandir au fur et à mesure que les minutes s’écoulent et que les directeurs ne se montrent pas, n’y tient plus :

« Eh ! je cours moi-même les relancer », décide-t-il. Gabriel, subitement très sombre et très grave, l’arrête.

« Pensez à ce que vous faites, Mercier ! S’ils restent dans leur bureau, c’est que, peut-être, c’est nécessaire ! F. de l’O. a plus d’un tour dans son sac ! »

Mais Mercier secoue la tête.

« Tant pis ! J’y vais ! Si on m’avait écouté, il y aurait beau temps qu’on aurait tout dit à la police ! »

Et il part.

« Tout quoi ? demande aussitôt Rémy. Qu’est-ce qu’on aurait dit à la police ? Ah ! vous vous taisez, Gabriel !… Vous aussi, vous êtes dans la confidence ! Eh bien, vous ne feriez pas mal de m’y mettre si vous voulez que je ne crie point que vous devenez tous fous !… Oui, fous, en vérité ! »

Gabriel roule des yeux stupides et affecte de ne rien comprendre à cette « sortie » inconvenante de M. le secrétaire particulier.

« Quelle confidence ? murmure-t-il. Je ne sais ce que vous voulez dire. »

Rémy s’exaspère.

« Ce soir Richard et Moncharmin, ici même, dans les entractes, avaient des gestes d’aliénés.

– Je n’ai pas remarqué, grogne Gabriel, très ennuyé.

– Vous êtes le seul !… Est-ce que vous croyez que je ne les ai pas vus !… Et que M. Parabise, le directeur du Crédit Central, ne s’est aperçu de rien ?… Et que M. l’ambassadeur de la Borderie a les yeux dans sa poche ?… Mais, monsieur le maître de chant, tous les abonnés se les montraient du doigt, nos directeurs !

– Qu’est-ce qu’ils ont donc fait, nos directeurs ? demande Gabriel de son air le plus niais.

– Ce qu’ils ont fait ? Mais vous le savez mieux que personne ce qu’ils ont fait !… Vous étiez là !… Et vous les observiez, vous et Mercier !… Et vous étiez les seuls à ne pas rire…

– Je ne comprends pas ! »

Très froid, très « renfermé », Gabriel étend les bras et les laisse retomber, geste qui signifie évidemment qu’il se désintéresse de la question… Rémy continue.

« Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle manie ?… Ils ne veulent plus qu’on les approche, maintenant ?

– Comment ? Ils ne veulent plus qu’on les approche ?

– Ils ne veulent plus qu’on les touche ?

– Vraiment, vous avez remarqué qu’ils ne veulent plus qu’on les touche ? Voilà qui est certainement bizarre !

– Vous l’accordez ! Ce n’est pas trop tôt ! Et ils marchent à reculons !

– À reculons ! Vous avez remarqué que nos directeurs marchent à reculons ! Je croyais qu’il n’y avait que les écrevisses qui marchaient à reculons.

– Ne riez pas, Gabriel ! Ne riez pas !

– Je ne ris pas, proteste Gabriel, qui se manifeste sérieux “comme un pape”.

– Pourriez-vous m’expliquer, je vous prie, Gabriel, vous qui êtes l’ami intime de la direction, pourquoi à l’entracte du “jardin”, devant le foyer, alors que je m’avançais la main tendue vers M. Richard, j’ai entendu M. Moncharmin me dire précipitamment à voix basse : “Éloignez-vous ! Éloignez-vous ! Surtout ne touchez pas à M. le directeur ?…” Suis-je un pestiféré ?

– Incroyable !

– Et quelques instants plus tard, quand M. l’ambassadeur de La Borderie s’est dirigé à son tour vers M. Richard, n’avez-vous pas vu M. Moncharmin se jeter entre eux et ne l’avez-vous pas entendu s’écrier : “Monsieur l’ambassadeur, je vous en conjure, ne touchez pas à M. le directeur !”

– Effarant !… Et qu’est-ce que faisait Richard pendant ce temps-là ?

– Ce qu’il faisait ? Vous l’avez bien vu ! Il faisait demi-tour, saluait devant lui, alors qu’il n’y avait personne devant lui ! et se retirait “à reculons”.

– À reculons ?

– Et Moncharmin, derrière Richard, avait fait, lui aussi, demi-tour, c’est-à-dire qu’il avait accompli derrière Richard un rapide demi-cercle ; et lui aussi se retirait “à reculons” !… Et ils s’en sont allés comme ça jusqu’à l’escalier de l’administration, à reculons !… à reculons !… Enfin ! s’ils ne sont pas fous, m’expliquerez-vous ce que ça veut dire ?

– Ils répétaient peut-être, indique Gabriel, sans conviction, une figure de ballet ! »

M. le secrétaire Rémy se sent outragé par une aussi vulgaire plaisanterie dans un moment aussi dramatique. Ses yeux se froncent, ses lèvres se pincent. Il se penche à l’oreille de Gabriel.

« Ne faites pas le malin, Gabriel. Il se passe des choses ici dont Mercier et vous pourriez prendre votre part de responsabilité.

– Quoi donc ? interroge Gabriel.

– Christine Daaé n’est point la seule qui ait disparu tout à coup, ce soir.

– Ah ! bah !

– Il n’y a pas de “ah ! bah !”. Pourriez-vous me dire pourquoi, lorsque la mère Giry est descendue tout à l’heure au foyer, Mercier l’a prise par la main et l’a emmenée dare-dare avec lui ?

– Tiens ! fait Gabriel, je n’ai pas remarqué.

– Vous l’avez si bien remarqué, Gabriel, que vous avez suivi Mercier et la mère Giry, jusqu’au bureau de Mercier, Depuis ce moment, on vous a vus, vous et Mercier, mais on n’a plus revu la mère Giry…

– Croyez-vous donc que nous l’avons mangée ?

– Non ! mais vous l’avez enfermée à double tour dans le bureau, et, quand on passe près de la porte du bureau, savez-vous ce qu’on entend ? On entend ces mots : “Ah ! les bandits ! Ah ! les bandits !”

À ce moment de cette singulière conversation arrive Mercier, tout essoufflé.

« Voilà ! fait-il d’une voix morne… C’est plus fort que tout… Je leur ai crié : “C’est très grave ! Ouvrez ! C’est moi, Mercier.” J’ai entendu des pas. La porte s’est ouverte et Moncharmin est apparu. Il était très pâle. Il me demanda : “Qu’est-ce que vous voulez ?” Je lui ai répondu : “On a enlevé Christine Daaé.” Savez-vous ce qu’il m’a répondu ? “Tant mieux pour elle !” Et il a refermé la porte en me déposant ceci dans la main. »

Mercier ouvre la main ; Rémy et Gabriel regardent. « L’épingle de nourrice ! s’écrie Rémy.

– Étrange ! Étrange ! » prononce tout bas Gabriel qui ne peut se retenir de frissonner.

Soudain une voix les fait se retourner tous les trois.

« Pardon, messieurs, pourriez-vous me dire où est Christine Daaé ? »

Malgré la gravité des circonstances, une telle question les eût sans doute fait éclater de rire s’ils n’avaient aperçu une figure si douloureuse qu’ils en eurent pitié tout de suite C’était le vicomte Raoul de Chagny.



Chapitre XVI
« Christine ! Christine ! »

La première pensée de Raoul, après la disparition fantastique de Christine Daaé, avait été pour accuser Érik. Il ne doutait plus du pouvoir quasi surnaturel de l’Ange de la musique, dans ce domaine de l’Opéra, où celui-ci avait diaboliquement établi son empire.

Et Raoul s’était rué sur la scène, dans une folie de désespoir et d’amour. « Christine ! Christine ! » gémissait-il, éperdu, l’appelant comme elle devait l’appeler du fond de ce gouffre obscur où le monstre l’avait emportée comme une proie, toute frémissante encore de son exaltation divine, toute vêtue du blanc linceul dans lequel elle s’offrait déjà aux anges du paradis !

« Christine ! Christine ! » répétait Raoul… et il lui semblait entendre les cris de la jeune fille à travers ces planches fragiles qui le séparaient d’elle ! Il se penchait, il écoutait !… il errait sur le plateau comme un insensé. Ah ! descendre ! descendre ! descendre ! dans ce puits de ténèbres dont toutes les issues lui sont fermées !

Ah ! cet obstacle fragile qui glisse à l’ordinaire si facilement sur lui-même pour laisser apercevoir le gouffre où tout son désir tend… ces planches que son pas fait craquer et qui sonnent sous son poids le prodigieux vide des « dessous »… ces planches sont plus qu’immobiles ce soir : elles paraissent immuables… Elles se donnent des airs solides de n’avoir jamais remué… et voilà que les escaliers qui permettent de descendre sous la scène sont interdits à tout le monde !…

« Christine ! Christine !… » On le repousse en riant… On se moque de lui… On croit qu’il a la cervelle dérangée, le pauvre fiancé !…

Dans quelle course forcenée, parmi les couloirs de nuit et de mystère connus de lui seul, Érik a-t-il entraîné la pure enfant jusqu’à ce repaire affreux de la chambre Louis-Philippe, dont la porte s’ouvre sur ce lac d’Enfer ?… « Christine ! Christine ! Tu ne réponds pas ! Es-tu seulement encore vivante, Christine ? N’as-tu point exhalé ton dernier souffle dans une minute de surhumaine horreur, sous l’haleine embrasée du monstre ? »

D’affreuses pensées traversent comme de foudroyants éclairs le cerveau congestionné de Raoul.

Évidemment, Érik a dû surprendre leur secret, savoir qu’il était trahi par Christine ! Quelle vengeance va être la sienne !

Que n’oserait l’Ange de la musique, précipité du haut de son orgueil ? Christine entre les bras tout-puissants du monstre est perdue !

Et Raoul pense encore aux étoiles d’or qui sont venues la nuit dernière errer sur son balcon, que ne les a-t-il foudroyées de son arme impuissante !

Certes ! il y a des yeux extraordinaires d’homme qui se dilatent dans les ténèbres et brillent comme des étoiles ou comme les yeux des chats. (Certains hommes albinos, qui paraissent avoir des yeux de lapin le jour ont des yeux de chat la nuit, chacun sait cela !) Oui, oui, c’était bien sur Érik que Raoul avait tiré ! Que ne l’avait-il tué ? Le monstre s’était enfui par la gouttière comme les chats ou les forçats qui – chacun sait encore cela – escaladeraient le ciel à pic, avec l’appui d’une gouttière.

Sans doute Érik méditait alors quelque entreprise décisive contre le jeune homme, mais il avait été blessé, et il s’était sauvé pour se retourner contre la pauvre Christine.

Ainsi pense cruellement le pauvre Raoul en courant à la loge de la chanteuse…

« Christine !… Christine !… » Des larmes amères brûlent les paupières du jeune homme qui aperçoit épars sur les meubles les vêtements destinés à vêtir sa belle fiancée à l’heure de leur fuite !… Ah ! que n’a-t-elle voulu partir plus tôt ! Pourquoi avoir tant tardé ?… Pourquoi avoir joué avec la catastrophe menaçante ?… avec le cœur du monstre ?… Pourquoi avoir voulu, pitié suprême ! jeter en pâture dernière à cette âme de démon, ce chant céleste…

Anges purs ! Anges radieux ! Portez mon âme au sein des cieux !…

Raoul dont la gorge roule des sanglots, des serments et des injures, tâte de ses paumes malhabiles la grande glace qui s’est ouverte un soir devant lui pour laisser Christine descendre au ténébreux séjour. Il appuie, il presse, il tâtonne… mais la glace, il paraît, n’obéit qu’à Érik… Peut-être les gestes sont-ils inutiles avec une glace pareille ?… Peut-être suffirait-il de prononcer certains mots ?… Quand il était tout petit enfant on lui racontait qu’il y avait des objets qui obéissaient ainsi à la parole !

Tout à coup, Raoul se rappelle… « une grille donnant sur la rue Scribe… Un souterrain montant directement du Lac à la rue Scribe… » Oui, Christine lui a bien parlé de cela !… Et après avoir constaté, hélas ! que la lourde clef n’est plus dans le coffret, il n’en court pas moins à la rue Scribe…

Le voilà dehors, il promène ses mains tremblantes sur les pierres cyclopéennes, il cherche des issues… il rencontre des barreaux… sont-ce ceux-là ?… ou ceux-là ?… ou encore n’est-ce point ce soupirail ?… Il plonge des regards impuissants entre les barreaux… quelle nuit profonde là-dedans !… Il écoute !… Quel silence !… Il tourne autour du monument !… Ah ! voici de vastes barreaux ! des grilles prodigieuses !… C’est la porte de la cour de l’administration !

… Raoul court chez la concierge : « Pardon, madame, vous ne pourriez pas m’indiquer une porte grillée, oui une porte faite de barreaux, de barreaux… de fer… qui donne sur la rue Scribe… et qui conduit au Lac ! Vous savez bien, le Lac ? Oui, le Lac, quoi ! Le lac qui est sous la terre… sous la terre de l’Opéra.

– Monsieur, je sais bien qu’il y a un lac sous l’Opéra, mais je ne sais quelle porte y conduit… je n’y suis jamais allée !…

– Et la rue Scribe, madame ? La rue Scribe ? Y êtes-vous jamais allée dans la rue Scribe ? »

Elle rit ! Elle éclate de rire ! Raoul s’enfuit en mugissant, il bondit, grimpe des escaliers, en descend d’autres, traverse toute l’administration, se retrouve dans la lumière du « plateau ».

Il s’arrête, son cœur bat à se rompre dans sa poitrine haletante : si on avait retrouvé Christine Daaé ? Voici un groupe : il interroge :

« Pardon, messieurs, vous n’avez pas vu Christine Daaé ? »

Et l’on rit.

À la même minute, le plateau gronde d’une rumeur nouvelle, et, dans une foule d’habits noirs qui l’entourent de force mouvements de bras explicatifs, apparaît un homme qui, lui, semble fort calme et montre une mine aimable, toute rose et toute joufflue, encadrée de cheveux frisés, éclairée par deux yeux bleus d’une sérénité merveilleuse. L’administrateur Mercier désigne le nouvel arrivant au vicomte de Chagny en lui disant :

« Voici l’homme, monsieur, à qui il faudra désormais poser votre question. Je vous présente monsieur le commissaire de police Mifroid.

– Ah ! monsieur le vicomte de Chagny ! Enchanté de vous voir, monsieur, fait le commissaire. Si vous voulez prendre la peine de me suivre… Et maintenant où sont les directeurs ?… où sont les directeurs ?… »

Comme l’administrateur se tait, le secrétaire Rémy prend sur lui d’apprendre à M. le commissaire que MM. les directeurs sont enfermés dans leur bureau et qu’ils ne connaissent encore rien de l’événement.

« Est-il possible !… Allons à leur bureau ! »

Et M. Mifroid, suivi d’un cortège toujours grossissant, se dirige vers l’administration. Mercier profite de la cohue pour glisser une clef dans la main de Gabriel :

« Tout cela tourne mal, lui murmure-t-il… Va donc donner de l’air à la mère Giry… »

Et Gabriel s’éloigne.

Bientôt on est arrivé devant la porte directoriale. C’est en vain que Mercier fait entendre ses objurgations, la porte ne s’ouvre pas.

« Ouvrez au nom de la loi ! » commande la voix claire et un peu inquiète de M. Mifroid.

Enfin la porte s’ouvre. On se précipite dans les bureaux, sur les pas du commissaire.

Raoul est le dernier à entrer. Comme il se dispose à suivre le groupe dans l’appartement, une main se pose sur son épaule et il entend ces mots prononcés à son oreille : « Les secrets d’Érik ne regardent personne ! »

Il se retourne en étouffant un cri. La main qui s’était posée sur son épaule est maintenant sur les lèvres d’un personnage au teint d’ébène, aux yeux de jade et coiffé d’un bonnet d’astrakan… Le Persan !

L’inconnu prolonge le geste qui recommande la discrétion, et dans le moment que le vicomte, stupéfait, va lui demander la raison de sa mystérieuse intervention, il salue et disparaît.



Chapitre XVII
Révélations étonnantes de Mme Giry, relatives à ses relations personnelles avec le fantôme de l’Opéra

Avant de suivre M. le commissaire de police Mifroid chez MM. les directeurs, le lecteur me permettra de l’entretenir de certains événements extraordinaires qui venaient de se dérouler dans ce bureau où le secrétaire Rémy et l’administrateur Mercier avaient en vain tenté de pénétrer, et où MM. Richard et Moncharmin s’étaient si hermétiquement enfermés dans un dessein que le lecteur ignore encore, mais qu’il est de mon devoir historique, – je veux dire de mon devoir d’historien, – de ne point lui celer plus longtemps.

J’ai eu l’occasion de dire combien l’humeur de MM. les directeurs s’était désagréablement modifiée depuis quelque temps, et j’ai fait entendre que cette transformation n’avait pas dû avoir pour unique cause la chute du lustre dans les conditions que l’on sait.

Apprenons donc au lecteur, – malgré tout le désir qu’auraient MM. les directeurs qu’un tel événement restât à jamais caché – que le Fantôme était arrivé à toucher tranquillement ses premiers vingt mille francs ! Ah ! il y avait eu des pleurs et des grincements de dents ! La chose cependant, s’était faite le plus simplement du monde :

Un matin MM. les directeurs avaient trouvé une enveloppe toute préparée sur leur bureau. Cette enveloppe portait comme suscription : À Monsieur F. de l’O. (personnelle) et était accompagnée d’un petit mot de F. de l’O. lui-même : « Le moment d’exécuter les clauses du cahier des charges est venu : vous glisserez vingt billets de mille francs dans cette enveloppe que vous cachetterez de votre propre cachet et vous la remettrez à Mme Giry qui fera le nécessaire. »

MM. les directeurs ne se le firent pas dire deux fois ; sans perdre de temps à se demander encore comment ces missions diaboliques pouvaient parvenir dans un cabinet qu’ils prenaient grand soin de fermer à clef, ils trouvaient l’occasion bonne de mettre la main sur le mystérieux maître chanteur. Et après avoir tout raconté sous le sceau du plus grand secret à Gabriel et à Mercier ils mirent les vingt mille francs dans l’enveloppe et confièrent celle-ci sans demander d’explications à Mme Giry, réintégrée dans ses fonctions. L’ouvreuse ne marqua aucun étonnement. Je n’ai point besoin de dire si elle fut surveillée ! Du reste, elle se rendit immédiatement dans la loge du fantôme et déposa la précieuse enveloppe sur la tablette de l’appui-main. Les deux directeurs, ainsi que Gabriel et Mercier étaient cachés de telle sorte que cette enveloppe ne fût point par eux perdue de vue une seconde pendant tout le cours de la représentation et même après, car, comme l’enveloppe n’avait pas bougé, ceux qui la surveillaient ne bougèrent pas davantage et le théâtre se vida et Mme Giry s’en alla cependant que MM. les directeurs, Gabriel et Mercier étaient toujours là. Enfin ils se lassèrent et l’on ouvrit l’enveloppe après avoir constaté que les cachets n’en avaient point été rompus.

À première vue, Richard et Moncharmin jugèrent que les billets étaient toujours là, mais à la seconde vue ils s’aperçurent que ce n’étaient plus les mêmes. Les vingt vrais billets étaient partis et avaient été remplacés par vingt billets de la « Sainte Farce » ! Ce fut de la rage et puis aussi de l’effroi !

« C’est plus fort que chez Robert Houdin ! s’écria Gabriel.

– Oui, répliqua Richard, et ça coûte plus cher ! »

Moncharmin voulait qu’on courût chercher le commissaire ; Richard s’y opposa. Il avait sans doute son plan, il dit : « Ne soyons pas ridicules ! tout Paris rirait. F. de l’O. a gagné la première manche, nous remporterons la seconde. » Il pensait avidement à la mensualité suivante.

Tout de même ils avaient été si parfaitement joués, qu’ils ne purent, pendant les semaines qui suivirent, surmonter un certain accablement. Et c’était, ma foi, bien compréhensible. Si le commissaire ne fut point appelé dès lors, c’est qu’il ne faut pas oublier que MM. les directeurs gardaient tout au fond d’eux-mêmes, la pensée qu’une aussi bizarre aventure pouvait n’être qu’une haïssable plaisanterie montée, sans doute, par leurs prédécesseurs et dont il convenait de ne rien divulguer avant d’en connaître « le fin mot ». Cette pensée, d’autre part, se troublait par instants chez Moncharmin d’un soupçon qui lui venait relativement à Richard lui-même, lequel avait quelquefois des imaginations burlesques. Et c’est ainsi que, prêts à toutes les éventualités, ils attendirent les événements en surveillant et en faisant surveiller la mère Giry à laquelle Richard voulut qu’on ne parlât de rien. « Si elle est complice, disait-il, il y a beau temps que les billets sont loin. Mais, pour moi, ce n’est qu’une imbécile !

– Il y a beaucoup d’imbéciles dans cette affaire ! avait répliqué Moncharmin songeur.

– Est-ce qu’on pouvait se douter ?… gémit Richard, mais n’aie pas peur… la prochaine fois toutes mes précautions seront prises… »

Et c’est ainsi que la prochaine fois était arrivée… cela tombait le jour même qui devait voir la disparition de Christine Daaé.

Le matin, une missive du Fantôme qui leur rappelait l’échéance. « Faites comme la dernière fois, enseignait aimablement F. de l’O. Ça s’est très bien passé. Remettez l’enveloppe, dans laquelle vous aurez glissé les vingt mille francs, à cette excellente Mme Giry. »

Et la note était accompagnée de l’enveloppe coutumière. Il n’y avait plus qu’à la remplir.

Cette opération devait être accomplie le soir même, une demi-heure avant le spectacle. C’est donc une demi-heure environ avant que le rideau se lève sur cette trop fameuse représentation de Faust que nous pénétrons dans l’antre directorial.

Richard montre l’enveloppe à Moncharmin, puis il compte devant lui les vingt mille francs et les glisse dans l’enveloppe, mais sans fermer celle-ci.

« Et maintenant, dit-il, appelle-moi la mère Giry. »

On alla chercher la vieille. Elle entra en faisant une belle révérence. La dame avait toujours sa robe de taffetas noir dont la teinte tournait à la rouille et au lilas, et son chapeau aux plumes couleur de suie. Elle semblait de belle humeur. Elle dit tout de suite :

« Bonsoir, messieurs ! C’est sans doute encore pour l’enveloppe ?

– Oui, madame Giry, dit Richard avec une grande amabilité… C’est pour l’enveloppe… Et pour autre chose aussi.

– À votre service, monsieur le directeur : À votre service !… Et quelle est cette autre chose, je vous prie ?

– D’abord, madame Giry, j’aurais une petite question à vous poser.

– Faites, monsieur le directeur, Mame Giry est là pour vous répondre.

– Vous êtes toujours bien avec le fantôme ?

– On ne peut mieux, monsieur le directeur, on ne peut mieux.

– Ah ! vous nous en voyez enchantés… Dites donc, madame Giry, prononça Richard en prenant le ton d’une importante confidence… Entre nous, on peut bien vous le dire… Vous n’êtes pas une bête.

– Mais, monsieur le directeur !… s’exclama l’ouvreuse, en arrêtant le balancement aimable des deux plumes noires de son chapeau couleur de suie, je vous prie de croire que ça n’a jamais fait de doute pour personne !

– Nous sommes d’accord et nous allons nous entendre. L’histoire du fantôme est une bonne blague, n’est-ce pas ?… Eh bien, toujours entre nous… elle a assez duré. »

Mme Giry regarda les directeurs comme s’ils lui avaient parlé chinois. Elle s’approcha du bureau de Richard et fit, assez inquiète :

« Qu’est-ce que vous voulez dire ?… Je ne vous comprends pas !

– Ah ! vous nous comprenez très bien. En tout cas, il faut nous comprendre… Et, d’abord, vous allez nous dire comment il s’appelle.

– Qui donc ?

– Celui dont vous êtes la complice, Mame Giry !

– Je suis la complice du fantôme ? Moi ?… La complice de quoi ?

– Vous faites tout ce qu’il veut.

– Oh !… il n’est pas bien encombrant, vous savez.

– Et il vous donne toujours des pourboires !

– Je ne me plains pas !

– Combien vous donne-t-il pour lui porter cette enveloppe ?

– Dix francs.

– Mazette ! Ce n’est pas cher !

– Pourquoi donc ?

– Je vous dirai cela tout à l’heure, Mame Giry. En ce moment, nous voudrions savoir pour quelle raison… extraordinaire… vous vous êtes donnée corps et âme à ce fantôme-là plutôt qu’à un autre… Ça n’est pas pour cent sous ou dix francs qu’on peut avoir l’amitié et le dévouement de Mame Giry.

– Ça, c’est vrai !… Et ma foi, cette raison-là, je peux vous la dire, monsieur le directeur ! Certainement il n’y a pas de déshonneur à ça !… au contraire.

– Nous n’en doutons pas, Mame Giry.

– Eh bien, voilà… le fantôme n’aime pas que je raconte ses histoires.

– Ah ! ah ! ricana Richard.

– Mais, celle-là, elle ne regarde que moi !… reprit la vieille… donc, c’était dans la loge n° 5… un soir, j’y trouve une lettre pour moi… une espèce de note écrite à l’encre rouge… C’te note-là, monsieur le directeur, j’aurais pas besoin de vous la lire… je la sais par cœur… et je ne l’oublierai jamais même si je vivais cent ans !… »

Et Mme Giry, toute droite, récite la lettre avec une éloquence touchante :

« Madame. – 1825, Mlle Ménétrier, coryphée, est devenue marquise de Cussy. – 1832, Mlle Marie Taglioni, danseuse, est faite comtesse Gilbert des Voisins. – 1846, la Sota, danseuse, épouse un frère du roi d’Espagne. – 1847, Lola Montès, danseuse, épouse morganatiquement le roi Louis de Bavière et est créée comtesse de Landsfeld. – 1848, Mlle Maria, danseuse, devient baronne d’Hermeville. – 1870, Thérèse Hessler, danseuse, épouse Don Fernando, frère du roi de Portugal… »

Richard et Moncharmin écoutent la vieille, qui, au fur et à mesure qu’elle avance dans la curieuse énumération de ces glorieux hyménées, s’anime, se redresse, prend de l’audace, et finalement, inspirée comme une sibylle sur son trépied, lance d’une voix éclatante d’orgueil la dernière phrase de la lettre prophétique : « 1885, Meg Giry, impératrice !»

Épuisée par cet effort suprême, l’ouvreuse retombe sur sa chaise en disant : « Messieurs, ceci était signé : Le Fantôme de l’Opéra ! J’avais déjà entendu parler du fantôme, mais je n’y croyais qu’à moitié. Du jour où il m’a annoncé que ma petite Meg, la chair de ma chair, le fruit de mes entrailles, serait impératrice, j’y ai cru tout à fait. »

En vérité, en vérité, il n’était point besoin de considérer longuement la physionomie exaltée de Mame Giry pour comprendre ce qu’on avait pu obtenir de cette belle intelligence avec ces deux mots : « Fantôme et impératrice. »

Mais qui donc tenait les ficelles de cet extravagant mannequin ?… Qui ?

« Vous ne l’avez jamais vu, il vous parle, et vous croyez tout ce qu’il vous dit ? demanda Moncharmin.

– Oui ; d’abord, c’est à lui que je dois que ma petite Meg est passée coryphée. J’avais dit au fantôme : « Pour qu’elle soit impératrice en 1885, vous n’avez pas de temps à perdre, il faut qu’elle soit coryphée tout de suite. » Il m’a répondu : « C’est entendu. » Et il n’a eu qu’un mot à dire à M. Poligny, c’était fait…

– Vous voyez bien que M. Poligny l’a vu !

– Pas plus que moi, mais il l’a entendu ! Le fantôme lui a dit un mot à l’oreille, vous savez bien ! le soir où il est sorti si pâle de la loge n° 5. »

Moncharmin pousse un soupir. « Quelle histoire ! gémit-il.

– Ah ! répond Mame Giry, j’ai toujours cru qu’il y avait des secrets entre le Fantôme et M. Poligny. Tout ce que le Fantôme demandait à M. Poligny, M. Poligny l’accordait… M. Poligny n’avait rien à refuser au Fantôme.

– Tu entends, Richard, Poligny n’avait rien à refuser au Fantôme.

– Oui, oui, j’entends bien ! déclara Richard. M. Poligny est un ami du Fantôme ! et, comme Mme Giry est une amie de M. Poligny, nous y voilà bien, ajouta-t-il sur un ton fort rude. Mais M. Poligny ne me préoccupe pas, moi… La seule personne dont le sort m’intéresse vraiment, je ne le dissimule point, c’est Mme Giry !… Madame Giry, vous savez ce qu’il y a dans cette enveloppe ?

– Mon Dieu, non ! fit-elle.

– Eh bien, regardez ! »

Mme Giry glisse dans l’enveloppe un regard trouble, mais qui retrouve aussitôt son éclat.

« Des billets de mille francs ! s’écrie-t-elle.

– Oui, madame Giry !… oui, des billets de mille !… Et vous le saviez bien !

– Moi, monsieur le directeur… Moi ! je vous jure…

– Ne jurez pas, madame Giry !… Et maintenant, je vais vous dire cette autre chose pour laquelle je vous ai fait venir… Madame Giry, je vais vous faire arrêter. »

Les deux plumes noires du chapeau couleur de suie, qui affectaient à l’ordinaire la forme de deux points d’interrogation, se muèrent aussitôt en point d’exclamation ; quant au chapeau lui-même, il oscilla, menaçant sur son chignon en tempête. La surprise, l’indignation, la protestation et l’effroi se traduisirent encore chez la mère de la petite Meg par une sorte de pirouette extravagante « jeté glissade » de la vertu offensée qui l’apporta d’un bond jusque sous le nez de M. le directeur, lequel ne put se retenir de reculer son fauteuil.

« Me faire arrêter ! »

La bouche qui disait cela sembla devoir cracher à la figure de M. Richard les trois dents dont elle disposait encore.

M. Richard fut héroïque. Il ne recula plus. Son index menaçant désignait déjà aux magistrats absents l’ouvreuse de la loge n° 5.

« Je vais vous faire arrêter, madame Giry, comme une voleuse !

– Répète ! »

Et Mme Giry gifla à tour de bras M. le directeur Richard avant que M. le directeur Moncharmin n’eût eu le temps de s’interposer. Riposte vengeresse ! Ce ne fut point la main desséchée de la colérique vieille qui vint s’abattre sur la joue directoriale, mais l’enveloppe elle-même, cause de tout le scandale, l’enveloppe magique qui s’entrouvrit du coup pour laisser échapper les billets qui s’envolèrent dans un tournoiement fantastique de papillons géants.

Les deux directeurs poussèrent un cri, et une même pensée les jeta tous les deux à genoux, ramassant fébrilement et compulsant en hâte les précieuses paperasses.

« Ils sont toujours vrais ? Moncharmin.

– Ils sont toujours vrais ? Richard.

– Ils sont toujours vrais ! ! ! »

Au-dessus d’eux, les trois dents de Mme Giry se heurtent dans une mêlée retentissante, pleine de hideuses interjections. Mais on ne perçoit tout à fait bien que ce « leitmotiv » :

« Moi, une voleuse !… Une voleuse, moi ? »

Elle étouffe. Elle s’écrie :

« J’en suis ravagée ! »

Et, tout à coup, elle rebondit sous le nez de Richard.

« En tout cas, glapit-elle, vous, monsieur Richard, vous devez le savoir mieux que moi où sont passés les vingt mille francs !

– Moi ? interroge Richard stupéfait. Et comment le saurais-je ? »

Aussitôt, Moncharmin, sévère et inquiet, veut que la bonne femme s’explique.

« Que signifie ceci ? interroge-t-il. Et pourquoi, madame Giry, prétendez-vous que M. Richard doit savoir mieux que vous où sont passés les vingt mille francs ? »

Quant à Richard, qui se sent rougir sous le regard de Moncharmin, il a pris la main de Mame Giry et la lui secoue avec violence. Sa voix imite le tonnerre. Elle gronde, elle roule… elle foudroie…

« Pourquoi saurais-je mieux que vous où sont passés les vingt mille francs ? Pourquoi ?

– Parce qu’ils sont passés dans votre poche !… », souffle la vieille en le regardant maintenant comme si elle apercevait le diable.

C’est au tour de M. Richard d’être foudroyé, d’abord par cette réplique inattendue, ensuite par le regard de plus en plus soupçonneux de Moncharmin. Du coup, il perd sa force dont il aurait besoin dans ce moment difficile pour repousser une aussi méprisable accusation.

Ainsi les plus innocents, surpris dans la paix de leur cœur, apparaissent-ils tout à coup, à cause que le coup qui les frappe les fait pâlir, ou rougir, ou chanceler, ou se redresser, ou s’abîmer, ou protester, ou ne rien dire quand il faudrait parler, ou parler quand il ne faudrait rien dire, ou rester secs alors qu’il faudrait s’éponger, ou suer alors qu’il faudrait rester secs, apparaissent-ils tout à coup, dis-je, coupables.

Moncharmin a arrêté l’élan vengeur avec lequel Richard qui était innocent allait se précipiter sur Mme Giry et il s’empresse, encourageant, d’interroger celle-ci… avec douceur.

« Comment avez-vous pu soupçonner mon collaborateur Richard de mettre vingt mille francs dans sa poche ?

– Je n’ai jamais dit cela ! déclare Mame Giry, attendu que c’était moi-même en personne, qui mettais les vingt mille francs dans la poche de M. Richard. »

Et elle ajouta à mi-voix :

« Tant pis ! Ça y est !… Que le Fantôme me pardonne ! »

Et comme Richard se reprend à hurler, Moncharmin avec autorité lui ordonne de se taire :

« Pardon ! Pardon ! Pardon ! Laisse cette femme s’expliquer ! Laisse-moi l’interroger. »

Et il ajoute :

« Il est vraiment étrange que tu le prennes sur un ton pareil !… Nous touchons au moment où tout ce mystère va s’éclaircir ! Tu es furieux ! Tu as tort… Moi, je m’amuse beaucoup. »

Mame Giry, martyre, relève sa tête où rayonne la foi en sa propre innocence.

« Vous me dites qu’il y avait vingt mille francs dans l’enveloppe que je mettais dans la poche de M. Richard, mais, moi je le répète, je n’en savais rien… Ni M. Richard non plus, du reste !

– Ah ! ah ! fit Richard, en affectant tout à coup un air de bravoure qui déplut à Moncharmin. Je n’en savais rien non plus ! Vous mettiez vingt mille francs dans ma poche et je n’en savais rien ! J’en suis fort aise, madame Giry.

– Oui, acquiesça la terrible dame… c’est vrai !… Nous n’en savions rien ni l’un ni l’autre !… Mais vous, vous avez bien dû finir par vous en apercevoir. »

Richard dévorerait certainement Mme Giry si Moncharmin n’était pas là ! Mais Moncharmin la protège. Il précipite l’interrogatoire.

« Quelle sorte d’enveloppe mettiez-vous donc dans la poche de M. Richard ? Ce n’était point celle que nous vous donnions, celle que vous portiez, devant nous, dans la loge n° 5, et cependant, celle-là seule contenait les vingt mille francs.

– Pardon ! C’était bien celle que me donnait M. le directeur que je glissais dans la poche de monsieur le directeur, explique la mère Giry. Quant à celle que je déposais dans la loge du fantôme, c’était une autre enveloppe exactement pareille, et que j’avais, toute préparée, dans ma manche, et qui m’était donnée par le fantôme ! »

Ce disant, Mame Giry sort de sa manche une enveloppe toute préparée et identique avec sa suscription à celle qui contient les vingt mille francs. MM. les directeurs s’en emparent. Ils l’examinent, ils constatent que des cachets cachetés de leur propre cachet directorial, la ferment. Ils l’ouvrent… Elle contient vingt billets de la Sainte Farce, comme ceux qui les ont tant stupéfiés un mois auparavant.

« Comme c’est simple ! fait Richard.

– Comme c’est simple ! répète plus solennel que jamais Moncharmin.

– Les tours les plus illustres, répond Richard, ont toujours été les plus simples. Il suffit d’un compère…

– Ou d’une commère ! » ajoute de sa voix blanche, Moncharmin.

Et il continue, les yeux fixés sur Mme Giry, comme s’il voulait l’hypnotiser :

« C’était bien le fantôme qui vous faisait parvenir cette enveloppe, et c’était bien lui qui vous disait de la substituer à celle que nous vous remettions ? C’était bien lui qui vous disait de mettre cette dernière dans la poche de M. Richard ?

– Oh ! c’était bien lui !

– Alors, pourriez-vous nous montrer, madame, un échantillon de vos petits talents ?… Voici l’enveloppe. Faites comme si nous ne savions rien.

– À votre service, messieurs ! »

La mère Giry a repris l’enveloppe chargée de ses vingt billets et se dirige vers la porte. Elle s’apprête à sortir.

Les deux directeurs sont déjà sur elle. « Ah ! non ! Ah ! non ! On ne nous “la fait plus” ! Nous en avons assez ! Nous n’allons pas recommencer !

– Pardon, messieurs, s’excuse la vieille, pardon… Vous me dites de faire comme si vous ne saviez rien !… Eh bien, si vous ne saviez rien, je m’en irais avec votre enveloppe !

– Et alors, comment la glisseriez-vous dans ma poche ? » argumente Richard que Moncharmin ne quitte pas de l’œil gauche, cependant que son œil droit est fort occupé par Mme Giry, – position difficile pour le regard ; mais Moncharmin est décidé à tout pour découvrir la vérité.

« Je dois la glisser dans votre poche au moment où vous vous y attendez le moins, monsieur le directeur. Vous savez que je viens toujours, dans le courant de la soirée, faire un petit tour dans les coulisses, et souvent j’accompagne, comme c’est mon droit de mère, ma fille au foyer de la danse ; je lui porte ses chaussons, au moment du divertissement, et même son petit arrosoir… Bref, je vas et je viens à mon aise… Messieurs les abonnés s’en viennent aussi… Vous aussi, monsieur le directeur… Il y a du monde… Je passe derrière vous, et, je glisse l’enveloppe dans la poche de derrière de votre habit… Ça n’est pas sorcier !

– Ça n’est pas sorcier, gronde Richard en roulant des yeux de Jupiter tonnant, ça n’est pas sorcier ! Mais je vous prends en flagrant délit de mensonge, vieille sorcière ! »

L’insulte frappe moins l’honorable dame que le coup que l’on veut porter à sa bonne foi. Elle se redresse, hirsute, les trois dents dehors.

« À cause ?

– À cause que ce soir-là je l’ai passé dans la salle à surveiller la loge n° 5 et la fausse enveloppe que vous y aviez déposée. Je ne suis pas descendu au foyer de la danse une seconde…

– Aussi, monsieur le directeur, ce n’est point ce soir-là que je vous ai remis l’enveloppe !… Mais à la représentation suivante… Tenez, c’était le soir où M. le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts… »

À ces mots, M. Richard arrête brusquement Mme Giry…

« Eh ! c’est vrai, dit-il, songeur, je me rappelle… je me rappelle maintenant ! M. le sous-secrétaire d’État est venu dans les coulisses. Il m’a fait demander. Je suis descendu un instant au foyer de la danse. J’étais sur les marches du foyer… M. le sous-secrétaire d’État et son chef de cabinet étaient dans le foyer même… Tout à coup je me suis retourné… C’était vous qui passiez derrière moi… madame Giry… Il me semblait que vous m’aviez frôlé… Il n’y avait que vous derrière moi… Oh ! je vous vois encore… je vous vois encore !

– Eh bien, oui, c’est ça, monsieur le directeur ! c’est bien ça ! Je venais de terminer ma petite affaire dans votre poche ! Cette poche-là, monsieur le directeur est bien commode ! »

Et Mme Giry joint une fois de plus le geste à la parole. Elle passe derrière M. Richard et si prestement, que Moncharmin lui-même, qui regarde de ses deux yeux, cette fois, en reste impressionné, elle dépose l’enveloppe dans la poche de l’une des basques de l’habit de M. le directeur.

« Évidemment ! s’exclame Richard. un peu pâle… C’est très fort de la part de F. de l’O. Le problème, pour lui, se posait ainsi : supprimer tout intermédiaire dangereux entre celui qui donne les vingt mille francs et celui qui les prend ! Il ne pouvait mieux trouver que de venir me les prendre dans ma poche sans que je m’en aperçoive, puisque je ne savais même pas qu’ils s’y trouvaient… C’est admirable ?

– Oh ! admirable ! sans doute, surenchérit Moncharmin… seulement, tu oublies, Richard, que j’ai donné dix mille francs sur ces vingt mille et qu’on n’a rien mis dans ma poche, à moi ! »


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