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Gaston Leroux Le Fantôme de l’Opéra


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[modifier] Note


  1. À l’époque où écrivait le Persan, on comprend très bien qu’il ait pris tant de précautions contre l’esprit d’incrédulité; aujourd’hui où tout le monde a pu voir de ces sortes de salles, elles seraient superflues.

Chapitre XXVI
« Faut-il tourner le scorpion ? Faut-il tourner la sauterelle ? (Fin du récit du Persan)

Ainsi, en descendant au fond du caveau, j’avais touché le fin fond de ma pensée redoutable ! Le misérable ne m’avait point trompé avec ses vagues menaces à l’adresse de beaucoup de ceux de la race humaine ! Hors de l’humanité, il s’était bâti loin des hommes un repaire de bête souterraine, bien résolu à tout faire sauter avec lui dans une éclatante catastrophe si ceux du dessus de la terre venaient le traquer dans l’antre où il avait réfugié sa monstrueuse laideur.

La découverte que nous venions de faire nous jeta dans un émoi qui nous fit oublier toutes nos peines passées, toutes nos souffrances présentes… Notre exceptionnelle situation, alors même que tout à l’heure nous nous étions trouvés sur le bord même du suicide, ne nous était pas encore apparue avec plus de précise épouvante. Nous comprenions maintenant tout ce qu’avait voulu dire et tout ce qu’avait dit le monstre à Christine Daaé et tout ce que signifiait l’abominable phrase : « Oui ou non !… Si c’est non, tout le monde est mort et enterré !… » Oui, enterré sous les débris de ce qui avait été le grand Opéra de Paris !… Pouvait-on imaginer plus effroyable crime pour quitter le monde dans une apothéose d’horreur ?

Préparée pour la tranquillité de sa retraite, la catastrophe allait servir à venger les amours du plus horrible monstre qui se fût encore promené sous les cieux !… « Demain soir, à onze heures, dernier délai !… » Ah ! il avait bien choisi son heure !… Il y aurait beaucoup de monde à la fête !… beaucoup de ceux de la race humaine… là-haut… dans les dessus flamboyants de la maison de musique !… Quel plus beau cortège pourrait-il rêver pour mourir ?… Il allait descendre dans la tombe avec les plus belles épaules du monde, parées de tous les bijoux… Demain soir, onze heures !… Nous devions sauter en pleine représentation… si Christine Daaé disait : Non !… Demain soir, onze heures !… Et comment Christine Daaé ne dirait-elle point : Non ? Est-ce qu’elle ne préférait pas se marier avec la mort même qu’avec ce cadavre vivant ? Est-ce qu’elle n’ignorait pas que de son refus dépendait le sort foudroyant de beaucoup de ceux de la race humaine ?… Demain soir, onze heures !…

Et, en nous traînant dans les ténèbres, en fuyant la poudre, en essayant de retrouver les marches de pierre… car tout là-haut, au-dessus de nos têtes… la trappe qui conduit dans la chambre des miroirs, à son tour s’est éteinte… nous nous répétons : Demain soir, onze heures !…

… Enfin, je retrouve l’escalier… mais tout à coup, je me redresse tout droit sur la première marche, car une pensée terrible m’embrase soudain le cerveau :

« Quelle heure est-il ? »

Ah ! quelle heure est-il ? quelle heure !… car enfin demain soir, onze heures, c’est peut-être aujourd’hui, c’est peut-être tout de suite !… qui pourrait nous dire l’heure qu’il est !… Il me semble que nous sommes enfermés dans cet enfer depuis des jours et des jours… depuis des années… depuis le commencement du monde… Tout cela va peut-être sauter à l’instant !… Ah ! un bruit !… un craquement !… Avez-vous entendu, monsieur ?… Là !. là, dans ce coin… grands dieux !… comme un bruit de mécanique !… Encore !… Ah ! de la lumière !… c’est peut-être la mécanique qui va tout faire sauter !… je vous dis : un craquement… vous êtes donc sourd ?

M. de Chagny et moi, nous nous mettons à crier comme des fous… la peur nous talonne… nous gravissons l’escalier en roulant sur les marches… La trappe est peut-être fermée là-haut ! C’est peut-être cette porte fermée qui fait tout ce noir… Ah ! sortir du noir ! sortir du noir !… Retrouver la clarté mortelle de la chambre des miroirs !…

… Mais nous sommes arrivés en haut de l’escalier… non, la trappe n’est pas fermée, mais il fait aussi noir maintenant dans la chambre des miroirs que dans la cave que nous quittons !… Nous sortons tout à fait de la cave… nous nous traînons sur le plancher de la chambre des supplices… le plancher qui nous sépare de cette poudrière… quelle heure est-il ?… Nous crions, nous appelons !… M. de Chagny clame, de toutes ses forces renaissantes : « Christine !… Christine !… » Et moi, j’appelle Érik !… je lui rappelle que je lui ai sauvé la vie !… Mais rien ne nous répond !… rien que notre propre désespoir… que notre propre folie… quelle heure est-il ?… « Demain soir, onze heures !… » Nous discutons… nous nous efforçons de mesurer le temps que nous avons passé ici… mais nous sommes incapables de raisonner… Si on pouvait voir seulement le cadran d’une montre, avec des aiguilles qui marchent !… Ma montre est arrêtée depuis longtemps… mais celle de M. de Chagny marche encore… Il me dit qu’il l’a remontée en procédant à sa toilette de soirée, avant de venir à l’Opéra… Nous essayons de tirer de ce fait quelque conclusion qui nous laisse espérer que nous n’en sommes pas encore arrivés à la minute fatale…

… La moindre sorte de bruit qui nous vient par la trappe que j’ai en vain essayé de refermer, nous rejette dans la plus atroce angoisse… Quelle heure est-il ?… Nous n’avons plus une allumette sur nous… Et cependant il faudrait savoir… M. de Chagny imagine de briser le verre de sa montre et de tâter les deux aiguilles… Un silence pendant lequel il tâte, il interroge les aiguilles du bout des doigts. L’anneau de la montre lui sert de point de repère !… Il estime à l’écartement des aiguilles qu’il peut être justement onze heures…

Mais les onze heures qui nous font tressaillir, sont peut-être passées, n’est-ce pas ?… Il est peut-être onze heures et dix minutes… et nous aurions au moins encore douze heures devant nous.

Et, tout à coup, je crie :

« Silence ! »

Il m’a semblé entendre des pas dans la demeure à côté.

Je ne me suis pas trompé ! j’entends un bruit de portes, suivi de pas précipités. On frappe contre le mur. La voix de Christine Daaé :

« Raoul ! Raoul ! »

Ah ! nous crions tous à la fois, maintenant, de l’un et de l’autre côté du mur. Christine sanglote, elle ne savait point si elle retrouverait M. de Chagny vivant !… Le monstre a été terrible, paraît-il… Il n’a fait que délirer en attendant qu’elle voulût bien prononcer le « oui » qu’elle lui refusait… Et cependant, elle lui promettait ce « oui » s’il voulait bien la conduire dans la chambre des supplices !… Mais il s’y était obstinément opposé, avec des menaces atroces à l’adresse de tous ceux de la race humaine… Enfin, après des heures et des heures de cet enfer, il venait de sortir à l’instant… la laissant seule pour réfléchir une dernière fois…

… Des heures et des heures !… Quelle heure est-il ? Quelle heure est-il, Christine ?…

« Il est onze heures !… onze heures moins cinq minutes !…

– Mais quelles onze heures ?…

– Les onze heures qui doivent décider de la vie ou de la mort !… Il vient de me le répéter en partant, reprend la voix râlante de Christine… Il est épouvantable ! Il délire et il a arraché son masque et ses yeux d’or lancent des flammes ! Et il ne fait que rire !… Il m’a dit en riant, comme un démon ivre : “Cinq minutes ! Je te laisse seule à cause de ta pudeur bien connue !… Je ne veux pas que tu rougisses devant moi quand tu me diras ‘oui’, comme les timides fiancées !… Que diable ! on sait son monde !” Je vous ai dit qu’il était comme un démon ivre !… “Tiens ! (et il a puisé dans le petit sac de la vie et de la mort) Tiens ! m’a-t-il dit, voilà la petite clef de bronze qui ouvre les coffrets d’ébène qui sont sur la cheminée de la chambre Louis-Philippe… Dans l’un de ces coffrets, tu trouveras un scorpion et dans l’autre une sauterelle, des animaux très bien imités en bronze du Japon ; ce sont des animaux qui disent oui et non ! C’est-à-dire que tu n’auras qu’à tourner le scorpion sur son pivot, dans la position contraire à celle où tu l’auras trouvé… cela signifiera à mes yeux, quand je rentrerai dans la chambre Louis-Philippe, dans la chambre des fiançailles : oui !… La sauterelle, elle, si tu la tournes, voudra dire : non ! à mes yeux, quand je rentrerai dans la chambre Louis-Philippe, dans la chambre de la mort !…” Et il riait comme un démon ivre ! Moi, je ne faisais que lui réclamer à genoux la clef de la chambre des supplices, lui promettant d’être à jamais sa femme s’il m’accordait cela… Mais il m’a dit qu’on n’aurait plus besoin jamais de cette clef et qu’il allait la jeter au fond du lac !… Et puis, en riant comme un démon ivre, il m’a laissée en me disant qu’il ne reviendrait que dans cinq minutes, à cause qu’il savait tout ce que l’on doit, quand on est un galant homme, à la pudeur des femmes !… Ah ! oui, encore il m’a crié : “La sauterelle !… Prends garde à la sauterelle !… Ça ne tourne pas seulement une sauterelle, ça saute !… ça saute !… ça saute joliment !…” »

J’essaie ici de reproduire avec des phrases, des mots entrecoupés, des exclamations, le sens des paroles délirantes de Christine !… Car, elle aussi, pendant ces vingt-quatre heures, avait dû toucher le fond de la douleur humaine… et peut-être avait-elle souffert plus que nous !… À chaque instant, Christine s’interrompait et nous interrompait pour s’écrier : « Raoul ! souffres-tu ?… » Et elle tâtait les murs, qui étaient froids maintenant, et elle demandait pour quelle raison ils avaient été si chauds !… Et les cinq minutes s’écoulèrent et, dans ma pauvre cervelle, grattaient de toutes leurs pattes le scorpion et la sauterelle !…

J’avais cependant conservé assez de lucidité pour comprendre que si l’on tournait la sauterelle, la sauterelle sautait… et avec elle beaucoup de ceux de la race humaine ! Point de doute que la sauterelle commandait quelque courant électrique destiné à faire sauter la poudrière !… Hâtivement, M. de Chagny, qui semblait maintenant, depuis qu’il avait réentendu la voix de Christine, avoir recouvré toute sa force morale, expliquait à la jeune fille dans quelle situation formidable nous nous trouvions, nous et tout l’Opéra… Il fallait tourner le scorpion, tout de suite…

Ce scorpion, qui répondait au oui tant souhaité par Érik, devait être quelque chose qui empêcherait peut-être la catastrophe de se produire.

« Va !… va donc, Christine, ma femme adorée !… » commanda Raoul.

Il y eut un silence.

« Christine, m’écriai-je, où êtes-vous ?

– Auprès du scorpion !

– N’y touchez pas ! »

L’idée m’était venue – car je connaissais mon Érik – que le monstre avait encore trompé la jeune femme. C’était peut-être le scorpion qui allait tout faire sauter. Car, enfin, pourquoi n’était-il pas là, lui ? Il y avait beau temps maintenant que les cinq minutes étaient écoulées… et il n’était pas revenu… Et il s’était sans doute mis à l’abri !… Et il attendait peut-être l’explosion formidable… Il n’attendait plus que ça !… Il ne pouvait pas espérer, en vérité, que Christine consentirait jamais à être sa proie volontaire !… Pourquoi n’était-il pas revenu ?… Ne touchez pas au scorpion !…

« Lui !… s’écria Christine. Je l’entends !… Le voilà !… »

Il arrivait, en effet. Nous entendîmes ses pas qui se rapprochaient de la chambre Louis-Philippe. Il avait rejoint Christine. Il n’avait pas prononcé un mot…

Alors, j’élevai la voix :

« Érik ! c’est moi ! Me reconnais-tu ? »

À cet appel, il répondit aussitôt sur un ton extraordinairement pacifique :

« Vous n’êtes donc pas morts là-dedans ?… Eh bien, tâchez de vous tenir tranquilles. »

Je voulus l’interrompre, mais il me dit si froidement que j’en restai glacé derrière mon mur : « Plus un mot, daroga, ou je fais tout sauter ! »

Et aussitôt il ajouta :

« L’honneur doit en revenir à mademoiselle !… Mademoiselle n’a pas touché au scorpion (comme il parlait posément !), mademoiselle n’a pas touché à la sauterelle (avec quel effrayant sang-froid !), mais il n’est pas trop tard pour bien faire. Tenez, j’ouvre sans clef, moi, car je suis l’amateur de trappes, et j’ouvre et ferme tout ce que je veux, comme je veux… J’ouvre les petits coffrets d’ébène : regardez-y, mademoiselle, dans les petits coffrets d’ébène… les jolies petites bêtes… Sont-elles assez bien imitées… et comme elles paraissent inoffensives… Mais l’habit ne fait pas le moine ! (Tout ceci d’une voix blanche, uniforme…) Si l’on tourne la sauterelle, nous sautons tous, mademoiselle… Il y a sous nos pieds assez de poudre pour faire sauter un quartier de Paris… si l’on tourne le scorpion, toute cette poudre est noyée !… Mademoiselle, à l’occasion de nos noces, vous allez faire un bien joli cadeau à quelques centaines de Parisiens qui applaudissent en ce moment un bien pauvre chef-d’œuvre de Meyerbeer… Vous allez leur faire cadeau de la vie… car vous allez, mademoiselle, de vos jolies mains – quelle voix lasse était cette voix – vous allez tourner le scorpion !… Et gai, gai, nous nous marierons ! «

Un silence, et puis :

« Si, dans deux minutes, mademoiselle. vous n’avez pas tourné le scorpion – j’ai une montre, ajouta la voix d’Érik, une montre qui marche joliment bien… – moi, je tourne la sauterelle… et la sauterelle, ça saute joliment bien !… »

Le silence reprit plus effrayant à lui tout seul que tous les autres effrayants silences. Je savais que lorsque Érik avait pris cette voix pacifique, et tranquille, et lasse, c’est qu’il était à bout de tout, capable du plus titanesque forfait ou du plus forcené dévouement et qu’une syllabe déplaisante à son oreille pourrait déchaîner l’ouragan. M. de Chagny, lui, avait compris qu’il n’y avait plus qu’à prier, et à genoux, il priait… Quant à moi, mon sang battait si fort que je dus saisir mon cœur dans ma main, de grand-peur qu’il n’éclatât… C’est que nous pressentions trop horriblement ce qui se passait en ces secondes suprêmes dans la pensée affolée de Christine Daaé… c’est que nous comprenions son hésitation à tourner le scorpion… Encore une fois, si c’était le scorpion qui allait tout faire sauter !… Si Érik avait résolu de nous engloutir tous avec lui !

Enfin, la voix d’Érik, douce cette fois, d’une douceur angélique…

« Les deux minutes sont écoulées… adieu, mademoiselle !… saute, sauterelle !…

– Érik, s’écria Christine, qui avait dû se précipiter sur la main du monstre, me jures-tu, monstre, me jures-tu sur ton infernal amour, que c’est le scorpion qu’il faut tourner…

– Oui, pour sauter à nos noces…

– Ah ! tu vois bien ! nous allons sauter !

– À nos noces, innocente enfant !… Le scorpion ouvre le bal !… Mais en voilà assez !… Tu ne veux pas du scorpion ? À moi la sauterelle !

– Érik !…

– Assez !… »

J’avais joint mes cris à ceux de Christine. M. de Chagny, toujours à genoux, continuait à prier…

« Érik ! J’ai tourné le scorpion ! !… »

Ah ! la seconde que nous avons vécue là ! À attendre !

À attendre que nous ne soyons plus rien que des miettes, au milieu du tonnerre et des ruines…

… À sentir craquer sous nos pieds, dans le gouffre ouvert… des choses… des choses qui pouvaient être le commencement de l’apothéose d’horreur… car, par la trappe ouverte dans les ténèbres, gueule noire dans la nuit noire, un sifflement inquiétant – comme le premier bruit d’une fusée – venait…

… D’abord tout mince… et puis plus épais… puis très fort…

Mais écoutez ! écoutez ! et retenez des deux mains votre cœur prêt à sauter avec beaucoup de ceux de la race humaine.

Ce n’est point là le sifflement du feu. Ne dirait-on point une fusée d’eau ?… À la trappe ! à la trappe !

Écoutez ! écoutez !

Cela fait maintenant glouglou… glouglou…

À la trappe !… à la trappe !… à la trappe !… Quelle fraîcheur !

À la fraîche ! à la fraîche ! Toute notre soif qui était partie quand était venue l’épouvante, revient plus forte avec le bruit de l’eau.

L’eau ! l’eau ! l’eau qui monte !…

Qui monte dans la cave, par-dessus les tonneaux, tous les tonneaux de poudre (tonneaux ! tonneaux !… avez-vous des tonneaux à vendre ?) l’eau !… l’eau vers laquelle nous descendons avec des gorges embrasées… l’eau qui monte jusqu’à nos mentons, jusqu’à nos bouches…

Et nous buvons… Au fond de la cave, nous buvons, à même la cave…

Et nous remontons, dans la nuit noire, l’escalier, marche à marche, l’escalier que nous avions descendu au-devant de l’eau et que nous remontons avec l’eau.

Vraiment, voilà bien de la poudre perdue et bien noyée ! à grande eau !… C’est de la belle besogne ! On ne regarde pas à l’eau, dans la demeure du Lac ! Si ça continue, tout le lac va entrer dans la cave…

Car, en vérité, on ne sait plus maintenant où elle va s’arrêter…

Nous voici sortis de la cave et l’eau monte toujours…

Et l’eau aussi sort de la cave, s’épand sur le plancher… Si cela continue, toute la demeure du Lac va en être inondée. Le plancher de la chambre des miroirs est lui-même un vrai petit lac dans lequel nos pieds barbotent. C’est assez d’eau comme cela ! Il faut qu’Érik ferme le robinet : Érik ! Érik ! Il y a assez d’eau pour la poudre ! Tourne le robinet ! Ferme le scorpion !

Mais Érik ne répond pas… On n’entend plus rien que l’eau qui monte… nous en avons maintenant jusqu’à mi-jambe !…

« Christine ! Christine ! l’eau monte ! monte jusqu’à nos genoux », crie M. de Chagny.

Mais Christine ne répond pas… on n’entend plus rien que l’eau qui monte.

Rien ! rien ! dans la chambre à côté… Plus personne ! personne pour tourner le robinet ! personne pour fermer le scorpion !

Nous sommes tout seuls, dans le noir, avec l’eau noire qui nous étreint, qui grimpe, qui nous glace ! Érik ! Érik ! Christine ! Christine !

Maintenant, nous avons perdu pied et nous tournons dans l’eau, emportés dans un mouvement de rotation irrésistible, car l’eau tourne avec nous et nous nous heurtons aux miroirs noirs qui nous repoussent… et nos gorges soulevées au-dessus du tourbillon hurlent…

Est-ce que nous allons mourir ici ? noyés dans la chambre des supplices ?… Je n’ai jamais vu ça ? Érik, au temps des heures roses de Mazenderan, ne m’a jamais montré cela par la petite fenêtre invisible !… Érik ! Érik ! Je t’ai sauvé la vie ! Souviens-toi !… Tu étais condamné !… Tu allais mourir !… Je t’ai ouvert les portes de la vie !… Érik !…

Ah ! nous tournons dans l’eau comme des épaves !…

Mais j’ai saisi tout à coup de mes mains égarées le tronc de l’arbre de fer !… et j’appelle M. de Chagny… et nous voilà tous les deux suspendus à la branche de l’arbre de fer…

Et l’eau monte toujours !

Ah ! ah ! rappelez-vous ! Combien y a-t-il d’espace entre la branche de l’arbre de fer et le plafond en coupole de la chambre des miroirs ?… Tâchez à vous souvenir !… Après tout, l’eau va peut-être s’arrêter… elle trouvera sûrement son niveau… Tenez ! il me semble qu’elle s’arrête !… Non ! non ! horreur !… À la nage ! À la nage !… nos bras qui nagent s’enlacent ; nous étouffons !… nous nous battons dans l’eau noire !… nous avons déjà peine à respirer l’air noir au-dessus de l’eau noire… l’air qui fuit, que nous entendons fuir au-dessus de nos têtes par je ne sais quel appareil de ventilation… Ah ! tournons ! tournons ! tournons jusqu’à ce que nous ayons trouvé la bouche d’air… nous collerons notre bouche à la bouche d’air… Mais les forces m’abandonnent, j’essaie de me raccrocher aux murs ! Ah ! comme les parois de glace sont glissantes à mes doigts qui cherchent… Nous tournons encore !… Nous enfonçons… Un dernier effort !… Un dernier cri !… Érik !… Christine !… glou, glou, glou !… dans les oreilles !… glou, glou, glou !… au fond de l’eau noire, nos oreilles font glouglou !… Et il me semble encore, avant de perdre tout à fait connaissance, entendre entre deux glouglous… « Tonneaux !… tonneaux !… Avez-vous des tonneaux à vendre ? »



Chapitre XXVII
La fin des amours du fantôme

C’est ici que se termine le récit écrit que m’a laissé le Persan.

Malgré l’horreur d’une situation qui semblait définitivement les vouer à la mort, M. de Chagny et son compagnon furent sauvés par le dévouement sublime de Christine Daaé. Et je tiens tout le reste de l’aventure de la bouche du daroga lui-même.

Quand j’allai le voir, il habitait toujours son petit appartement de la rue de Rivoli, en face des Tuileries. Il était bien malade et il ne fallait rien de moins que toute mon ardeur de reporter-historien au service de la vérité pour le décider à revivre avec moi l’incroyable drame. C’était toujours son vieux et fidèle domestique Darius qui le servait et me conduisait auprès de lui. Le daroga me recevait au coin de la fenêtre qui regarde le jardin, assis dans un vaste fauteuil où il essayait de redresser un torse qui n’avait pas dû être sans beauté. Notre Persan avait encore ses yeux magnifiques, mais son pauvre visage était bien fatigué. Il avait fait raser entièrement sa tête qu’il couvrait à l’ordinaire d’un bonnet d’astrakan ; il était habillé d’une vaste houppelande très simple dans les manches de laquelle il s’amusait inconsciemment à tourner les pouces, mais son esprit était resté fort lucide.

Il ne pouvait se rappeler les affres anciennes sans être repris d’une certaine fièvre et c’est par bribes que je lui arrachai la fin surprenante de cette étrange histoire. Parfois, il se faisait prier longtemps pour répondre à mes questions, et parfois exalté par ses souvenirs il évoquait spontanément devant moi, avec un relief saisissant, l’image effroyable d’Érik et les terribles heures que M. de Chagny et lui avaient vécues dans la demeure du Lac.

Il fallait voir le frémissement qui l’agitait quand il me dépeignait son réveil dans la pénombre inquiétante de la chambre Louis-Philippe… après le drame des eaux… Et voici la fin de cette terrible histoire, telle qu’il me l’a racontée de façon à compléter le récit écrit qu’il avait bien voulu me confier :

En ouvrant les yeux, le daroga s’était vu étendu sur un lit… M. de Chagny était couché sur un canapé, à côté de l’armoire à glace. Un ange et un démon veillaient sur eux…

Après les mirages et illusions de la chambre des supplices, la précision des détails bourgeois de cette petite pièce tranquille, semblait avoir été encore inventée dans le dessein de dérouter l’esprit du mortel assez téméraire pour s’égarer dans ce domaine du cauchemar vivant. Ce lit-bateau, ces chaises d’acajou ciré, cette commode et ces cuivres, le soin avec lequel ces petits carrés de dentelle au crochet étaient placés sur le dos des fauteuils, la pendule et de chaque côté de la cheminée les petits coffrets à l’apparence si inoffensive… enfin, cette étagère garnie de coquillages, de pelotes rouges pour les épingles, de bateaux en nacre et d’un énorme œuf d’autruche… le tout éclairé discrètement par une lampe à abat-jour posée sur un guéridon… tout ce mobilier qui était d’une laideur ménagère touchante, si paisible, si raisonnable au fond des caves de l’Opéra, déconcertait l’imagination plus que toutes les fantasmagories passées.

Et l’ombre de l’homme au masque, dans ce petit cadre vieillot, précis et propret, n’en apparaissait que plus formidable. Elle se courba jusqu’à l’oreille du Persan et lui dit à voix basse :

« Ça va mieux, daroga ?… Tu regardes mon mobilier ?… C’est tout ce qui me reste de ma pauvre misérable mère… »

Il lui dit encore des choses qu’il ne se rappelait plus ; mais – et cela lui paraissait bien singulier – le Persan avait le souvenir précis que, pendant cette vision surannée de la chambre Louis-Philippe seul Érik parlait. Christine Daaé ne disait pas un mot ; elle se déplaçait sans bruit et comme une Sœur de charité qui aurait fait vœu de silence… Elle apportait dans une tasse un cordial… ou du thé fumant… L’homme au masque la lui prenait des mains et la tendait au Persan.

Quant à M. de Chagny, il dormait…

Érik dit en versant un peu de rhum dans la tasse du daroga et en lui montrant le vicomte étendu :

« Il est revenu à lui bien avant que nous puissions savoir si vous seriez encore vivant un jour, daroga. Il va très bien… Il dort… Il ne faut pas le réveiller… »

Un instant, Érik quitta la chambre et le Persan, se soulevant sur son coude, regarda autour de lui… Il aperçut, assise au coin de la cheminée, la silhouette blanche de Christine Daaé. Il lui adressa la parole… il l’appela… mais il était encore très faible et il retomba sur l’oreiller… Christine vint à lui, lui posa la main sur le front, puis s’éloigna… Et le Persan se rappela qu’alors, en s’en allant, elle n’eut pas un regard pour M. de Chagny qui, à côté, il est vrai, bien tranquillement dormait… et elle retourna s’asseoir dans son fauteuil, au coin de la cheminée, silencieuse comme une Sœur de charité qui a fait vœu de silence…

Érik revint avec de petits flacons qu’il déposa sur la cheminée. Et tout bas encore, pour ne pas éveiller M. de Chagny, il dit au Persan, après s’être assis à son chevet et lui avoir tâté le pouls :

« Maintenant, vous êtes sauvés tous les deux. Et je vais tantôt vous reconduire sur le dessus de la terre, pour faire plaisir à ma femme. »

Sur quoi il se leva, sans autre explication, et disparut encore.

Le Persan regardait maintenant le profil tranquille de Christine Daaé sous la lampe. Elle lisait dans un tout petit livre à tranche dorée comme on en voit aux livres religieux. L’Imitation a de ces éditions-là. Et le Persan avait encore dans l’oreille le ton naturel avec lequel l’autre avait dit : « Pour faire plaisir à ma femme… »

Tout doucement, le daroga appela encore, mais Christine devait lire très loin, car elle n’entendit pas…

Érik revint… fit boire au daroga une potion, après lui avoir recommandé de ne plus adresser une parole à « sa femme » ni à personne, parce que cela pouvait être très dangereux pour la santé de tout le monde.

À partir de ce moment, le Persan se souvient encore de l’ombre noire d’Érik et de la silhouette blanche de Christine qui glissaient toujours en silence à travers la chambre, se penchaient au-dessus de M. de Chagny. Le Persan était encore très faible et le moindre bruit, la porte de l’armoire à glace qui s’ouvrait en grinçant, par exemple, lui faisait mal à la tête… et puis il s’endormit comme M. de Chagny.

Cette fois, il ne devait plus se réveiller que chez lui, soigné par son fidèle Darius, qui lui apprit qu’on l’avait, la nuit précédente, trouvé contre la porte de son appartement, où il avait dû être transporté par un inconnu, lequel avait eu soin de sonner avant de s’éloigner.

Aussitôt que le daroga eut recouvré ses forces et sa responsabilité, il envoya demander des nouvelles du vicomte au domicile du comte Philippe.

Il lui fut répondu que le jeune homme n’avait pas reparu et que le comte Philippe était mort. On avait trouvé son cadavre sur la berge du lac de l’Opéra, du côté de la rue Scribe. Le Persan se rappela la messe funèbre à laquelle il avait assisté derrière le mur de la chambre des miroirs et il ne douta plus du crime ni du criminel. Sans peine, hélas ! connaissant Érik, il reconstitua le drame. Après avoir cru que son frère avait enlevé Christine Daaé, Philippe s’était précipité à sa poursuite sur cette route de Bruxelles, où il savait que tout était préparé pour une telle aventure. N’y ayant point rencontré les jeunes gens, il était revenu à l’Opéra, s’était rappelé les étranges confidences de Raoul sur son fantastique rival, avait appris que le vicomte avait tout tenté pour pénétrer dans les dessous du théâtre et enfin qu’il avait disparu, laissant son chapeau dans la loge de la diva, à côté d’une boîte de pistolets. Et le comte, qui ne doutait plus de la folie de son frère, s’était à son tour lancé dans cet infernal labyrinthe souterrain. En fallait-il davantage, aux yeux du Persan, pour que l’on retrouvât le cadavre du comte sur la berge du lac, où veillait le chant de la sirène, la sirène d’Érik, cette concierge du lac des Morts ?

Aussi le Persan n’hésita pas. Épouvanté de ce nouveau forfait, ne pouvant rester dans l’incertitude où il se trouvait relativement au sort définitif du vicomte et de Christine Daaé, il se décida à tout dire à la justice.

Or l’instruction de l’affaire avait été confiée à M. le juge Faure et c’est chez lui qu’il s’en alla frapper. On se doute de quelle sorte un esprit sceptique, terre à terre, superficiel (je le dis comme je le pense) et nullement préparé à une telle confidence, reçut la déposition du daroga. Celui-ci fut traité comme un fou.

Le Persan, désespérant de se faire jamais entendre, s’était mis alors à écrire. Puisque la justice ne voulait pas de son témoignage, la presse s’en emparerait peut-être, et il venait un soir de tracer la dernière ligne du récit que j’ai fidèlement rapporté ici quand son domestique Darius lui annonça un étranger qui n’avait point dit son nom, dont il était impossible de voir le visage et qui avait déclaré simplement qu’il ne quitterait la place qu’après avoir parlé au daroga.

Le Persan, pressentant immédiatement la personnalité de ce singulier visiteur, ordonna qu’on l’introduisît sur-le-champ.

Le daroga ne s’était pas trompé. C’était le Fantôme ! C’était Érik !

Il paraissait d’une faiblesse extrême et se retenait au mur comme s’il craignait de tomber… Ayant enlevé son chapeau, il montra un front d’une pâleur de cire. Le reste du visage était caché par le masque.

Le Persan s’était dressé devant lui.

« Assassin du comte Philippe, qu’as-tu fait de son frère et de Christine Daaé ? »

À cette apostrophe formidable, Érik chancela et garda un instant le silence, puis, s’étant traîné jusqu’à un fauteuil, il s’y laissa tomber en poussant un profond soupir. Et là, il dit à petites phrases, à petits mots, à court souffle :

« Daroga, ne me parle pas du comte Philippe… Il était mort… déjà… quand je suis sorti de ma maison… il était mort… déjà… quand… la sirène a chanté… c’est un accident… un triste… un… lamentablement triste… accident… Il était tombé bien maladroitement et simplement et naturellement dans le lac !…

– Tu mens ! » s’écria le Persan. Alors Érik courba la tête et dit :

« Je ne viens pas ici… pour te parler du comte Philippe… mais pour te dire que… je vais mourir…

– Où sont Raoul de Chagny et Christine Daaé ?…

– Je vais mourir.

– Raoul de Chagny et Christine Daaé ?

– … d’amour… daroga… je vais mourir d’amour… c’est comme cela… je l’aimais tant !… Et je l’aime encore, daroga, puisque j’en meurs, je te dis… Si tu savais comme elle était belle quand elle m’a permis de l’embrasser vivante, sur son salut éternel… C’était la première fois, daroga, la première fois, tu entends, que j’embrassais une femme… Oui, vivante, je l’ai embrassée vivante et elle était belle comme une morte !… »

Le Persan s’était levé et il avait osé toucher Érik. Il lui secoua le bras.

« Me diras-tu enfin si elle est morte ou vivante ?…

– Pourquoi me secoues-tu ainsi ? répondit Érik avec effort… Je te dis que c’est moi qui vais mourir… oui, je l’ai embrassée vivante…

– Et maintenant, elle est morte ?

– Je te dis que je l’ai embrassée comme ça sur le front… et elle n’a point retiré son front de ma bouche !… Ah ! c’est une honnête fille ! Quant à être morte, je ne le pense pas, bien que cela ne me regarde plus… Non ! non ! elle n’est pas morte ! Et il ne faudrait pas que j’apprenne que quelqu’un a touché un cheveu de sa tête ! C’est une brave et honnête fille qui t’a sauvé la vie, par-dessus le marché, daroga, dans un moment où je n’aurais pas donné deux sous de ta peau de Persan. Au fond, personne ne s’occupait de toi. Pourquoi étais-tu là avec ce petit jeune homme ? Tu allais mourir par-dessus le marché ! Ma parole, elle me suppliait pour son petit jeune homme, mais je lui avais répondu que, puisqu’elle avait tourné le scorpion, j’étais devenu par cela même, et de sa bonne volonté, son fiancé et qu’elle n’avait pas besoin de deux fiancés, ce qui était assez juste ; quant à toi, tu n’existais pas, tu n’existais déjà plus, je te le répète, et tu allais mourir avec l’autre fiancé !

« Seulement, écoute bien, daroga, comme vous criiez comme des possédés à cause de l’eau, Christine est venue à moi, ses beaux grands yeux bleus ouverts et elle m’a juré, sur son salut éternel, qu’elle consentait à être ma femme vivante ! Jusqu’alors, dans le fond de ses yeux, daroga, j’avais toujours vu ma femme morte ; c’était la première fois que j’y voyais ma femme vivante. Elle était sincère, sur son salut éternel. Elle ne se tuerait point. Marché conclu. Une demi-minute plus tard, toutes les eaux étaient retournées au Lac, et je tirais ta langue, daroga, car j’ai bien cru, ma parole, que tu y resterais !… Enfin !… Voilà ! C’était entendu ! je devais vous reporter chez vous sur le dessus de la terre. Enfin, quand vous m’avez eu débarrassé le plancher de la chambre Louis-Philippe, j’y suis revenu, moi, tout seul.

– Qu’avais-tu fait du vicomte de Chagny ? interrompit le Persan.

– Ah ! tu comprends… celui-là, daroga, je n’allais pas comme ça le reporter tout de suite sur le dessus de la terre… C’était un otage… Mais je ne pouvais pas non plus le conserver dans la demeure du Lac, à cause de Christine ; alors je l’ai enfermé bien confortablement, je l’ai enchaîné proprement (le parfum de Mazenderan l’avait rendu mou comme une chiffe) dans le caveau des communards qui est dans la partie la plus déserte de la plus lointaine cave de l’Opéra, plus bas que le cinquième dessous, là où personne ne va jamais et d’où l’on ne peut se faire entendre de personne. J’étais bien tranquille et, je suis revenu auprès de Christine. Elle m’attendait… »

À cet endroit de son récit, il paraît que le Fantôme se leva si solennellement que le Persan qui avait repris sa place dans son fauteuil dut se lever, lui aussi, comme obéissant au même mouvement et sentant qu’il était impossible de rester assis dans un moment aussi solennel et même (m’a dit le Persan lui-même) il ôta, bien qu’il eût la tête rase, son bonnet d’astrakan.

« Oui ! Elle m’attendait ! reprit Érik, qui se prit à trembler comme une feuille, mais à trembler d’une vraie émotion solennelle… elle m’attendait toute droite, vivante, comme une vraie fiancée vivante, sur son salut éternel… Et quand je me suis avancé, plus timide qu’un petit enfant, elle ne s’est point sauvée… non, non… elle est restée… elle m’a attendu… je crois bien même, daroga, qu’elle a un peu… oh ! pas beaucoup… mais un peu, comme une fiancée vivante, tendu son front… Et… et… je l’ai… embrassée !… Moi !… moi !… moi !… Et elle n’est pas morte !… Et elle est restée tout naturellement à côté de moi, après que je l’ai eu embrassée, comme ça… sur le front… Ah ! que c’est bon, daroga, d’embrasser quelqu’un !… Tu ne peux pas savoir, toi !… Mais moi ! moi !… Ma mère, daroga, ma pauvre misérable mère n’a jamais voulu que je l’embrasse… Elle se sauvait… en me jetant mon masque !… ni aucune femme !… jamais !… jamais !… Ah ! ah ! ah ! Alors, n’est-ce pas ?… d’un pareil bonheur, n’est ce pas, j’ai pleuré. Et je suis tombé en pleurant à ses pieds… et j’ai embrassé ses pieds, ses petits pieds, en pleurant… Toi aussi tu pleures, daroga ; et elle aussi pleurait… l’ange a pleuré… »

Comme il racontait ces choses, Érik sanglotait et le Persan, en effet, n’avait pu retenir ses larmes devant cet homme masqué qui, les épaules secouées, les mains à la poitrine, râlait tantôt de douleur et tantôt d’attendrissement.

« … Oh ! daroga, j’ai senti ses larmes couler sur mon front à moi ! à moi ! à moi ! Elles étaient chaudes… elles étaient douces ! elles allaient partout sous mon masque, ses larmes ! elles allaient se mêler à mes larmes dans mes yeux !… elles coulaient jusque dans ma bouche… Ah ! ses larmes à elle, sur moi ! Écoute, daroga, écoute ce que j’ai fait… J’ai arraché mon masque pour ne pas perdre une seule de ses larmes… Et elle ne s’est pas enfuie !… Et elle n’est pas morte ! Elle est restée vivante, à pleurer… sur moi… avec moi… Nous avons pleuré ensemble !… Seigneur du ciel ! vous m’avez donné tout le bonheur du monde !… »

Et Érik s’était effondré, râlant sur le fauteuil.

« Ah ! Je ne vais pas encore mourir… tout de suite… mais laisse-moi pleurer ! » avait-il dit au Persan.

Au bout d’un instant, l’Homme au masque avait repris :

« Écoute, daroga… écoute bien cela… pendant que j’étais à ses pieds… j’ai entendu qu’elle disait : « Pauvre malheureux Érik !» et elle a pris ma main !… Moi, je n’ai plus été, tu comprends, qu’un pauvre chien prêt à mourir pour elle… comme je te le dis, daroga ! »

« Figure-toi que j’avais dans la main un anneau, un anneau d’or que je lui avais donné… qu’elle avait perdu… et que j’ai retrouvé… une alliance, quoi !… Je le lui ai glissé dans sa petite main et je lui ai dit : Tiens !… prends ça !… prends ça pour toi… et pour lui… Ce sera mon cadeau de noces… le cadeau du pauvre malheureux Érik. Je sais que tu l’aimes, le jeune homme… ne pleure plus !… Elle m’a demandé, d’une voix bien douce, ce que je voulais dire ; alors, je lui ai fait comprendre, et elle a compris tout de suite que je n’étais pour elle qu’un pauvre chien prêt à mourir… mais qu’elle, elle pourrait se marier avec le jeune homme quand elle voudrait, parce qu’elle avait pleuré avec moi… Ah ! daroga… tu penses… que… lorsque je lui disais cela, c’était comme si je découpais bien tranquillement mon cœur en quatre, mais elle avait pleuré avec moi… et elle avait dit :

« Pauvre malheureux Érik !… »

L’émotion d’Érik était telle qu’il dut avertir le Persan de ne point le regarder, car il étouffait et il était dans la nécessité d’ôter son masque. À ce propos le daroga m’a raconté qu’il était allé lui-même à la fenêtre et qu’il l’avait ouverte le cœur soulevé de pitié, mais en prenant grand soin de fixer la cime des arbres du jardin des Tuileries pour ne point rencontrer le visage du monstre.

« Je suis allé, avait continué Érik, délivrer le jeune homme et je lui ai dit de me suivre auprès de Christine… Ils se sont embrassés devant moi dans la chambre Louis-Philippe… Christine avait mon anneau… J’ai fait jurer à Christine que lorsque je serais mort elle viendrait une nuit, en passant par le lac de la rue Scribe, m’enterrer en grand secret avec l’anneau d’or qu’elle aurait porté jusqu’à cette minute-là… je lui ai dit comment elle trouverait mon corps et ce qu’il fallait en faire… Alors, Christine m’a embrassé pour la première fois, à son tour, là, sur le front… (ne regarde pas, daroga !) là, sur le front… sur mon front à moi !… (ne regarde pas, daroga !) et ils sont partis tous les deux… Christine ne pleurait plus… moi seul, je pleurais… daroga, daroga… si Christine tient son serment, elle reviendra bientôt !… »

Et Érik s’était tu. Le Persan ne lui avait plus posé aucune question. Il était rassuré tout à fait sur le sort de Raoul de Chagny et de Christine Daaé, et aucun de ceux de la race humaine n’aurait pu, après l’avoir entendue cette nuit-là, mettre en doute la parole d’Érik qui pleurait.

Le monstre avait remis son masque et rassemblé ses forces pour quitter le daroga. Il lui avait annoncé que, lorsqu’il sentirait sa fin très prochaine, il lui enverrait, pour le remercier du bien que celui-ci lui avait voulu autrefois, ce qu’il avait de plus cher au monde : tous les papiers de Christine Daaé, qu’elle avait écrits dans le moment même de cette aventure à l’intention de Raoul, et qu’elle avait laissés à Érik, et quelques objets qui lui venaient d’elle, deux mouchoirs, une paire de gants et un nœud de soulier. Sur une question du Persan, Érik lui apprit que les deux jeunes gens aussitôt qu’ils s’étaient vus libres, avaient résolu d’aller chercher un prêtre au fond de quelque solitude où ils cacheraient leur bonheur et qu’ils avaient pris, dans ce dessein, « la gare du Nord du Monde ». Enfin Érik comptait sur le Persan pour, aussitôt que celui-ci aurait reçu les reliques et les papiers promis, annoncer sa mort aux deux jeunes gens. Il devrait pour cela payer une ligne aux annonces nécrologiques du journal l’Époque.

C’était tout.

Le Persan avait reconduit Érik jusqu’à la porte de son appartement et Darius l’avait accompagné jusque sur le trottoir en le soutenant. Un fiacre attendait. Érik y monta. Le Persan, qui était revenu à la fenêtre, l’entendit dire au cocher : « Terre-plein de l’Opéra ».

Et puis, le fiacre s’était enfoncé dans la nuit. Le Persan avait, pour la dernière fois, vu le pauvre malheureux Érik.

Trois semaines plus tard, le journal l’Époque avait publié cette annonce nécrologique :

« ÉRIK EST MORT. »



Épilogue

Telle est la véridique histoire du Fantôme de l’Opéra. Comme je l’annonçais au début de cet ouvrage, on ne saurait douter maintenant qu’Érik ait réellement vécu. Trop de preuves de cette existence sont mises aujourd’hui à la portée de chacun pour qu’on ne puisse suivre, raisonnablement, les faits et les gestes d’Érik à travers tout le drame des Chagny.

Il n’est point besoin de répéter ici combien cette affaire passionna la capitale. Cette artiste enlevée, le comte de Chagny mort dans des conditions si exceptionnelles, son frère disparu et le triple sommeil des employés de l’éclairage à l’Opéra !… Quels drames ! quelles passions ! quels crimes s’étaient déroulés autour de l’idylle de Raoul et de la douce et charmante Christine !… Qu’était devenue la sublime et mystérieuse cantatrice dont la terre ne devait plus jamais, jamais entendre parler ?… On la représenta comme la victime de la rivalité des deux frères, et nul n’imagina ce qui s’était passé ; nul ne comprit que puisque Raoul et Christine avaient disparu tous deux, les deux fiancés s’étaient retirés loin du monde pour goûter un bonheur qu’ils n’eussent point voulu public après la mort inexpliquée du comte Philippe… Ils avaient pris un jour un train à la gare du Nord du Monde… Moi aussi, peut-être, un jour je prendrai le train à cette gare-là et j’irai chercher autour de tes lacs, ô Norvège ! ô silencieuse Scandinavie ! les traces peut-être encore vivantes de Raoul et de Christine, et aussi de la maman Valérius, qui disparut également dans le même temps !… Peut-être un jour, entendrai-je de mes oreilles l’Écho solitaire du Nord du Monde, répéter le chant de celle qui a connu l’Ange de la Musique ?…

Bien après que l’affaire, par les soins inintelligents de M. le juge d’instruction Faure, fut classée, la presse, de temps à autre, cherchait encore à pénétrer le mystère… et continuait à se demander où était la main monstrueuse qui avait préparé et exécuté tant d’inouïes catastrophes ! (Crime et disparition.)

Un journal du boulevard, qui était au courant de tous les potins de coulisses, avait été le seul à écrire :

« Cette main est celle du Fantôme de l’Opéra. »

Et encore il l’avait fait naturellement sur le mode ironique.

Seul le Persan qu’on n’avait pas voulu entendre et qui ne renouvela point, après la visite d’Érik, sa première tentative auprès de la Justice, possédait toute la vérité.

Et il en détenait les preuves principales qui lui étaient venues avec les pieuses reliques annoncées par le Fantôme…

Ces preuves, il m’appartenait de les compléter, avec l’aide du daroga lui-même. Je le mettais, au jour le jour, au courant de mes recherches et il les guidait. Depuis de années et des années il n’était point retourné à l’Opéra, mais il avait conservé du monument le souvenir le plus précis et il n’était point de meilleur guide pour m’en faire découvrir les coins les plus cachés. C’est encore lui qui m’indiquait les sources où je pouvais puiser, les personnages à interroger ; c’est lui qui me poussa à frapper à la porte de M. Poligny, dans le moment que le pauvre homme était quasi à l’agonie. Je ne le savais point si bas et je n’oublierai jamais l’effet que produisirent sur lui mes questions relatives au fantôme. Il me regarda, comme s’il voyait le diable et ne me répondit que par quelques phrases sans suite, mais qui attestaient (c’était là l’essentiel) combien F. de l’O. avait, dans son temps, jeté la perturbation dans cette vie déjà très agitée (M. Poligny était ce que l’on est convenu d’appeler un viveur).

Quand je rapportai au Persan le mince résultat de ma visite à M. Poligny, le daroga eut un vague sourire et me dit : « Jamais Poligny n’a su combien cette extraordinaire crapule d’Érik (tantôt le Persan parlait d’Érik comme d’un dieu, tantôt comme d’une vile canaille) l’a fait « marcher ». Poligny était superstitieux et Érik le savait. Érik savait aussi beaucoup de choses sur les affaires publiques et privées de l’Opéra.

Quand M. Poligny entendit une voix mystérieuse lui raconter, dans la loge n° 5, l’emploi qu’il faisait de son temps et de la confiance de son associé, il ne demanda pas son reste. Frappé d’abord comme par une voix du Ciel, il se crut damné, et puis, comme la voix lui demandait de l’argent, il vit bien à la fin qu’il était joué par un maître chanteur dont Debienne lui-même fut victime. Tous deux, las déjà de leur direction pour de nombreuses raisons, s’en allèrent, sans essayer de connaître plus à fond la personnalité de cet étrange F. de l’O., qui leur avait fait parvenir un si singulier cahier des charges. Ils léguèrent tout le mystère à la direction suivante en poussant un gros soupir de satisfaction, bien débarrassés d’une histoire qui les avait fort intrigués sans les faire rire ni l’un ni l’autre.

Ainsi s’exprima le Persan sur le compte de MM. Debienne et Poligny. À ce propos, je lui parlai de leurs successeurs et je m’étonnai que dans les Mémoires d’un Directeur, de M. Moncharmin, on parlât d’une façon si complète des faits et gestes de F. de l’O., dans la première partie, pour en arriver à ne plus rien en dire ou à peu près dans la seconde. À quoi le Persan, qui connaissait ces Mémoires comme s’il les avait écrits, me fit observer que je trouverais l’explication de toute, l’affaire si je prenais la peine de réfléchir aux quelques lignes que, dans la seconde partie précisément de ces Mémoires, Moncharmin a bien voulu consacrer encore au Fantôme. Voici ces lignes, qui nous intéressent, du reste, tout particulièrement, puisqu’on y trouve relatée la manière fort simple dont se termina la fameuse histoire des vingt mille francs :

« À propos de F. de l’O. (c’est M. Moncharmin qui parle), dont j’ai narré ici même, au commencement de mes Mémoires, quelques-unes des singulières fantaisies, je ne veux plus dire qu’une chose, c’est qu’il racheta par un beau geste tous les tracas qu’il avait causés à mon cher collaborateur et, je dois bien l’avouer, à moi-même. Il jugea sans doute qu’il y avait des limites à toute plaisanterie, surtout quand elle coûte aussi cher et quand le commissaire de police est « saisi », car, à la minute même où nous avions donné rendez-vous dans notre cabinet à M. Mifroid pour lui conter toute l’histoire, quelques jours après la disparition de Christine Daaé, nous trouvâmes sur le bureau de Richard, dans une belle enveloppe sur laquelle on lisait à l’encre rouge : De la part de F. de l’O., les sommes assez importantes qu’il avait réussi à faire sortir momentanément, et dans une manière de jeu, de la caisse directoriale. Richard fut aussitôt d’avis qu’on devait s’en tenir là et ne point pousser l’affaire. Je consentis à être de l’avis de Richard. Et tout est bien qui finit bien. N’est-ce pas, mon cher, F. de l’O. ? »

Évidemment, Moncharmin, surtout après cette restitution, continuait à croire qu’il avait été un moment le jouet de l’imagination burlesque de Richard, comme, de son côté, Richard ne cessa point de croire que Moncharmin s’était, pour se venger de quelques plaisanteries, amusé à inventer toute l’affaire du F. de l’O.

N’était-ce point le moment de demander au Persan de m’apprendre par quel artifice le Fantôme faisait disparaître vingt mille francs dans la poche de Richard, malgré l’épingle de nourrice. Il me répondit qu’il n’avait point approfondi ce léger détail, mais que, si je voulais bien « travailler » sur les lieux moi-même, je devais certainement trouver la clef de l’énigme dans le bureau directorial lui-même, en me souvenant qu’Érik n’avait pas été surnommé pour rien l’amateur de trappes. Et je promis au Persan de me livrer, aussitôt que j’en aurais le temps, à d’utiles investigations de ce côté. Je dirai tout de suite au lecteur que les résultats de ces investigations furent parfaitement satisfaisants. Je ne croyais point, en vérité, découvrir tant de preuves indéniables de l’authenticité des phénomènes attribués au Fantôme.

Et il est bon que l’on sache que les papiers du Persan, ceux de Christine Daaé, les déclarations qui me furent faites par les anciens collaborateurs de MM. Richard et Moncharmin et par la petite Meg elle-même (cette excellente madame Giry étant, hélas ! trépassée) et par la Sorelli, qui est retraitée maintenant à Louveciennes – il est bon, dis-je, que l’on sache que tout cela, qui constitue les pièces documentaires de l’existence du Fantôme, pièces que je vais déposer aux archives de l’Opéra, se trouve contrôlé par plusieurs découvertes importantes dont je puis tirer justement quelque fierté.

Si je n’ai pu retrouver la demeure du Lac, Érik en ayant définitivement condamné toutes les entrées secrètes (et encore je suis sûr qu’il serait facile d’y pénétrer si l’on procédait au dessèchement du lac, comme je l’ai plusieurs fois demandé à l’administration des beaux-arts) [1], je n’en ai pas moins découvert le couloir secret des communards, dont la paroi de planches tombe par endroits en ruine ; et, de même, j’ai mis au jour la trappe par laquelle le Persan et Raoul descendirent dans les dessous du théâtre. J’ai relevé, dans le cachot des communards, beaucoup d’initiales tracées sur les murs par les malheureux qui furent enfermés là et, parmi ces initiales, un R et un C. – R C ? Ceci n’est-il point significatif ? Raoul de Chagny ! Les lettres sont encore aujourd’hui très visibles. Je ne me suis pas, bien entendu, arrêté là. Dans le premier et le troisième dessous, j’ai fait jouer deux trappes d’un système pivotant, tout à fait inconnues aux machinistes, qui n’usent que de trappes à glissade horizontale.

Enfin, je puis dire, en toute connaissance de cause, au lecteur : « Visitez un jour l’Opéra, demandez à vous y promener en paix, sans cicerone stupide, entrez dans la loge n° 5 et frappez sur l’énorme colonne qui sépare cette loge de l’avant-scène ; frappez avec votre canne ou avec votre poing et écoutez… jusqu’à hauteur de votre tête : la colonne sonne le creux ! Et après cela, ne vous étonnez point qu’elle ait pu être habitée par la voix du Fantôme ; il y a, dans cette colonne, de la place pour deux hommes. Que si vous vous étonnez que lors des phénomènes de la loge n° 5 nul ne se soit retourné vers cette colonne, n’oubliez pas qu’elle offre l’aspect du marbre massif et que la voix qui était enfermée semblait plutôt venir du côté opposé (car la voix du fantôme ventriloque venait d’où il voulait). La colonne est travaillée, sculptée, fouillée et trifouillée par le ciseau de l’artiste. Je ne désespère pas de découvrir un jour le morceau de sculpture qui devait s’abaisser et se relever à volonté, pour laisser un libre et mystérieux passage à la correspondance du Fantôme avec Mme Giry et à ses générosités. Certes, tout cela, que j’ai vu, senti, palpé, n’est rien à côté de ce qu’en réalité un être énorme et fabuleux comme Érik a dû créer dans le mystère d’un monument comme celui de l’Opéra, mais je donnerais toutes ces découvertes pour celle qu’il m’a été donné de faire, devant l’administrateur lui-même, dans le bureau du directeur, à quelques centimètres du fauteuil : une trappe, de la longueur de la lame du parquet, de la longueur d’un avant-bras, pas plus… une trappe qui se rabat comme le couvercle d’un coffret, une trappe par où je vois sortir une main qui travaille avec dextérité dans le pan d’un habit à queue-de-morue qui traîne…

C’est par là qu’étaient partis les quarante mille francs !… C’est aussi par là que, grâce à quelque truchement, ils étaient revenus…

Quand j’en parlai avec une émotion bien compréhensible au Persan, je lui dis :

« Érik s’amusait donc simplement – puisque les quarante mille francs sont revenus – à faire le facétieux avec son cahier des charges ?… »

Il me répondit :

« Ne le croyez point !… Érik avait besoin d’argent. Se croyant hors de l’humanité, il n’était point gêné par le scrupule et il se servait des dons extraordinaires d’adresse et d’imagination qu’il avait reçus de la nature en compensation de l’atroce laideur dont elle l’avait doté, pour exploiter les humains, et cela quelquefois de la façon la plus artistique du monde, car le tour valait souvent son pesant d’or. S’il a rendu les quarante mille francs, de son propre mouvement, à MM. Richard et Moncharmin, c’est qu’au moment de la restitution il n’en avait plus besoin ! Il avait renoncé à son mariage avec Christine Daaé. Il avait renoncé à toutes les choses du dessus de la terre. »



D’après le Persan, Érik était originaire d’une petite ville aux environs de Rouen. C’était le fils d’un entrepreneur de maçonnerie. Il avait fui de bonne heure le domicile paternel, où sa laideur était un objet d’horreur et d’épouvante pour ses parents. Quelque temps, il s’était exhibé dans les foires, où son impresario le montrait comme « mort vivant ». Il avait dû traverser l’Europe de foire en foire et compléter son étrange éducation d’artiste et de magicien à la source même de l’art et de la magie, chez les Bohémiens. Toute une période de l’existence d’Érik était assez obscure. On le retrouve à la foire de Nijni-Novgorod, où alors il se produisait dans toute son affreuse gloire. Déjà il chantait comme personne au monde n’a jamais chanté ; il faisait le ventriloque et se livrait à des jongleries extraordinaires dont les caravanes, à leur retour en Asie, parlaient encore, tout le long du chemin. C’est ainsi que sa réputation passa les murs du palais de Mazenderan, où la petite sultane, favorite du sha-en-shah, s’ennuyait. Un marchand de fourrures, qui se rendait à Samarkand et qui revenait de Nijni-Novgorod, raconta les miracles qu’il avait vus sous la tente d’Érik. On fit venir le marchand au Palais, et le daroga de Mazenderan dut l’interroger. Puis, le daroga fut chargé de se mettre à la recherche d’Érik. Il le ramena en Perse, où pendant quelques mois il fit, comme on dit en Europe, la pluie et le beau temps. Il commit ainsi pas mal d’horreurs, car il semblait ne connaître ni le bien ni le mal, et il coopéra à quelques beaux assassinats politiques aussi tranquillement qu’il combattit, avec des inventions diaboliques, l’émir d’Afghanistan, en guerre avec l’Empire. Le sha-en-shah le prit en amitié. C’est à ce moment que se placent les heures roses de Mazenderan, dont le récit du daroga nous a donné un aperçu. Comme Érik avait, en architecture, des idées tout à fait personnelles et qu’il concevait un palais comme un prestidigitateur peut imaginer un coffret à combinaisons, le sha-en-shah lui commanda une construction de ce genre, qu’il mena à bien et qui était, paraît-il, si ingénieuse que Sa Majesté pouvait se promener partout sans qu’on l’aperçût et disparaître sans qu’il fût possible de découvrir par quel artifice. Quand le sha-en-shah se vit le maître d’un pareil joyau, il ordonna, ainsi que l’avait fait certain Tsar à l’égard du génial architecte d’une église de la place Rouge, à Moscou, qu’on crevât à Érik ses yeux d’or. Mais il réfléchit que, même aveugle, Érik pourrait construire encore, pour un autre souverain, une aussi inouïe demeure, et puis, enfin, que, Érik vivant, quelqu’un avait le secret du merveilleux palais. La mort d’Érik fut décidée, ainsi que celle de tous les ouvriers qui avaient travaillé sous ses ordres. Le daroga de Mazenderan fut chargé de l’exécution de cet ordre abominable. Érik lui avait rendu quelques services et l’avait bien fait rire. Il le sauva en lui procurant les moyens de s’enfuir. Mais il faillit payer de sa tête cette faiblesse généreuse. Heureusement pour le daroga, on trouva, sur la rive de la mer Caspienne, un cadavre à moitié mangé par les oiseaux de mer et qui passa pour celui d’Érik, à cause que des amis du daroga avaient revêtu cette dépouille d’effets ayant appartenu à Érik lui-même. Le daroga en fut quitte pour la perte de sa faveur, de ses biens, et pour l’exil. Le Trésor persan continua cependant, car le daroga était issu de race royale, de lui faire une petite rente de quelques centaines de francs par mois, et c’est alors qu’il vint se réfugier à Paris.

Quant à Érik, il avait passé en Asie Mineure, puis était allé à Constantinople où il était entré au service du sultan. J’aurai fait comprendre les services qu’il put rendre à un souverain que hantaient toutes les terreurs, quand j’aurai dit que ce fut Érik qui construisit toutes les fameuses trappes et chambres secrètes et coffres-forts mystérieux que l’on trouva à Yildiz-Kiosk, après la dernière révolution turque. C’est encore lui[2] qui eut cette imagination de fabriquer des automates habillés comme le prince et ressemblant à s’y méprendre au prince lui-même, automates qui faisaient croire que le chef des croyants se tenait dans un endroit, éveillé, quand il reposait dans un autre.

Naturellement, il dut quitter le service du sultan pour les mêmes raisons qu’il avait dû s’enfuir de Perse. Il savait trop de choses. Alors, très fatigué de son aventureuse et formidable et monstrueuse vie, il souhaita de devenir quelqu’un comme tout le monde. Et il se fit entrepreneur, comme un entrepreneur ordinaire qui construit des maisons à tout le monde, avec des briques ordinaires. Il soumissionna certains travaux de fondation à l’Opéra. Quand il se vit dans les dessous d’un aussi vaste théâtre, son naturel artiste, fantaisiste et magique, reprit le dessus. Et puis, n’était-il pas toujours aussi laid ? Il rêva de se créer une demeure inconnue du reste de la terre et qui le cacherait à jamais au regard des hommes.

On sait et l’on devine la suite. Elle est tout au long de cette incroyable et pourtant véridique aventure. Pauvre malheureux Érik ! Faut-il le plaindre ? Faut-il le maudire ? Il ne demandait qu’à être quelqu’un comme tout le monde ! Mais il était trop laid ! Et il dut cacher son génie ou faire des tours avec, quand, avec un visage ordinaire, il eût été l’un des plus nobles de la race humaine ! Il avait un cœur à contenir l’empire du monde, et il dut, finalement, se contenter d’une cave. Décidément il faut plaindre le Fantôme de l’Opéra !

J’ai prié, malgré ses crimes, sur sa dépouille et que Dieu l’ait décidément en pitié ! Pourquoi Dieu a-t-il fait un homme aussi laid que celui-là ?

Je suis sûr, bien sûr, d’avoir prié sur son cadavre, l’autre jour quand on l’a sorti de la terre, à l’endroit même où l’on enterrait les voix vivantes ; c’était son squelette. Ce n’est point à la laideur de la tête que je l’ai reconnu, car lorsqu’ils sont morts depuis si longtemps, tous les hommes sont laids, mais à l’anneau d’or qu’il portait et que Christine Daaé était certainement venue lui glisser au doigt, avant de l’ensevelir, comme elle le lui avait promis.

Le squelette se trouvait tout près de la petite fontaine, à cet endroit où pour la première fois, quand il l’entraîna dans les dessous du théâtre, l’Ange de la Musique avait tenu dans ses bras tremblants Christine Daaé évanouie.

Et maintenant, que va-t-on faire de ce squelette ? On ne va pas le jeter à la fosse commune ?… Moi. je dis : la place du squelette du Fantôme de l’Opéra est aux archives de l’Académie nationale de musique ; ce n’est pas un squelette ordinaire.



FIN

[modifier] Notes


  1. J’en parlais encore quarante-huit heures avant l’apparition de cet ouvrage à M. Dujardin-Beaumetz, notre si sympathique sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, qui m’a laissé quelque espoir, et je lui disais qu’il était du devoir de l’État d’en finir avec la légende du Fantôme pour rétablir sur des bases indiscutables l’histoire si curieuse d’Érik. Pour cela, il est nécessaire, et ce serait le couronnement de mes travaux personnels, de retrouver la Demeure du Lac, dans laquelle se trouvent peut-être encore des trésors pour l’art musical. On ne doute plus qu’Érik fût un artiste incomparable. Qui nous dit que nous ne trouverons point dans la Demeure du Lac, la fameuse partition de son Don Juan triomphant ?

  2. Interview de Mohamed-Ali bey, au lendemain de l’entrée des troupes de Salonique, à Constantinople, par l’envoyé spécial du Matin.



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