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Gaston Leroux Le Fantôme de l’Opéra


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Chapitre XVIII
Suite de la curieuse attitude d’une épingle de nourrice

La dernière phrase de Moncharmin exprimait d’une façon trop évidente le soupçon dans lequel il tenait désormais son collaborateur pour qu’il n’en résultât point sur-le-champ une explication orageuse, au bout de laquelle il fut entendu que Richard allait se plier à toutes les volontés de Moncharmin, dans le but de l’aider à découvrir le misérable qui se jouait d’eux.

Ainsi arrivons-nous à « l’entracte du jardin » pendant lequel M. le secrétaire Rémy, à qui rien n’échappe, a si curieusement observé l’étrange conduite de ses directeurs, et dès lors rien ne nous sera plus facile que de trouver une raison à des attitudes aussi exceptionnellement baroques et surtout si peu conformes à l’idée que l’on doit se faire de la dignité directoriale.

La conduite de Richard et Moncharmin était toute tracée par la révélation qui venait de leur être faite : 1° Richard devait répéter exactement, ce soir-là, les gestes qu’il avait accomplis lors de la disparition des premiers vingt mille francs ; 2° Moncharmin ne devait pas perdre de vue une seconde la poche de derrière de Richard dans laquelle Mme Giry aurait glissé les seconds vingt mille.

À la place exacte où il s’était trouvé lorsqu’il saluait M. le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, vint se placer M. Richard avec, à quelques pas de là, dans son dos, M. Moncharmin.

Mme Giry passe, frôle M. Richard, se débarrasse des vingt mille dans la poche de la basque de son directeur et disparaît…

Ou plutôt on la fait disparaître. Exécutant l’ordre que Moncharmin lui a donné quelques instants auparavant, avant la reconstitution de la scène, Mercier va enfermer la brave dame dans le bureau de l’administration. Ainsi, il sera impossible à la vieille de communiquer avec son fantôme. Et elle se laissa faire, car Mame Giry n’est plus qu’une pauvre figure déplumée, effarée d’épouvante, ouvrant des yeux de volaille ahurie sous une crête en désordre, entendant déjà dans le corridor sonore le bruit des pas du commissaire dont elle est menacée, et poussant des soupirs à fendre les colonnes du grand escalier.

Pendant ce temps, M. Richard se courbe, fait la révérence, salue, marche à reculons comme s’il avait devant lui ce haut et tout-puissant fonctionnaire qu’est M. le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts.

Seulement, si de pareilles marques de politesse n’eussent soulevé aucun étonnement dans le cas où devant M. le directeur se fût trouvé M. le sous-secrétaire d’État, elles causèrent aux spectateurs de cette scène si naturelle, mais si inexplicable, une stupéfaction bien compréhensible alors que devant M. le directeur il n’y avait personne.

M. Richard saluait dans le vide… se courbait devant le néant… et reculait – marchait à reculons – devant rien…

… Enfin, à quelques pas de là, M. Moncharmin faisait la même chose que lui.

… Et repoussant M. Rémy, suppliait M. l’ambassadeur de La Borderie et M. le directeur du Crédit central de ne point « toucher à M. le directeur ».

Moncharmin, qui avait son idée, ne tenait point à ce que, tout à l’heure, Richard vînt lui dire, les vingt mille francs disparus : « C’est peut-être M. l’ambassadeur ou M. le directeur du Crédit central, ou même M. le secrétaire Rémy. »

D’autant plus que, lors de la première scène de l’aveu même de Richard, Richard n’avait, après avoir été frôlé par Mme Giry, rencontré personne dans cette partie du théâtre… Pourquoi donc, je vous le demande, puisqu’on devait exactement répéter les mêmes gestes, rencontrerait-il quelqu’un aujourd’hui ?

Ayant d’abord marché à reculons pour saluer, Richard continua de marcher de cette façon par prudence… jusqu’au couloir de l’administration… Ainsi, il était toujours surveillé par-derrière par Moncharmin et lui-même surveillait « ses approches » par-devant.

Encore une fois, cette façon toute nouvelle de se promener dans les coulisses qu’avaient adoptée MM. les directeurs de l’Académie nationale de musique ne devait évidemment point passer inaperçue.

On la remarqua.

Heureusement pour MM. Richard et Moncharmin qu’au moment de cette tant curieuse scène, les « petits rats » se trouvaient à peu près tous dans les greniers.

Car MM. les directeurs auraient eu du succès auprès des jeunes filles.

… Mais ils ne pensaient qu’à leurs vingt mille francs.

Arrivé dans le couloir mi-obscur de l’administration, Richard dit à voix basse à Moncharmin :

« Je suis sûr que personne ne m’a touché… maintenant, tu vas te tenir assez loin de moi et me surveiller dans l’ombre jusqu’à la porte de mon cabinet… il ne faut donner l’éveil à personne et nous verrons bien ce qui va se passer. »

Mais Moncharmin réplique :

« Non, Richard ! Non !… Marche devant… je marche immédiatement derrière ! Je ne te quitte pas d’un pas !

– Mais, s’écrie Richard, jamais comme cela on ne pourra nous voler nos vingt mille francs !

– Je l’espère bien ! déclare Moncharmin.

– Alors, ce que nous faisons est absurde !

– Nous faisons exactement ce que nous avons fait la dernière fois… La dernière fois, je t’ai rejoint à ta sortie du plateau, au coin de ce couloir… et je t’ai suivi dans le dos.

– C’est pourtant exact ! » soupire Richard en secouant la tête et en obéissant passivement à Moncharmin.

Deux minutes plus tard les deux directeurs s’enfermaient dans le cabinet directorial.

Ce fut Moncharmin lui-même qui mit la clef dans sa poche.

« Nous sommes restés ainsi enfermés tous deux la dernière fois, fit-il, jusqu’au moment où tu as quitté l’Opéra pour rentrer chez toi.

– C’est vrai ! Et personne n’est venu nous déranger ?

– Personne.

– Alors, interrogea Richard qui s’efforçait de rassembler ses souvenirs, alors j’aurai été sûrement volé dans le trajet de l’Opéra à mon domicile…

– Non ! fit sur un ton plus sec que jamais Moncharmin… non… ça n’est pas possible… C’est moi qui t’ai reconduit chez toi dans ma voiture. Les vingt mille francs ont disparu chez toi… cela ne fait plus pour moi l’ombre d’un doute. »

C’était là l’idée qu’avait maintenant Moncharmin.

« Cela est incroyable ! protesta Richard… je suis sûr de mes domestiques !… et si l’un d’eux avait fait ce coup-là, il aurait disparu depuis. »

Moncharmin haussa les épaules, semblant dire qu’il n’entrait pas dans ces détails.

Sur quoi Richard commence à trouver que Moncharmin le prend avec lui sur un ton bien insupportable.

« Moncharmin, en voilà assez !

– Richard, en voilà trop !

– Tu oses me soupçonner ?

– Oui, d’une déplorable plaisanterie !

– On ne plaisante pas avec vingt mille francs !

– C’est bien mon avis ! déclare Moncharmin, déployant un journal dans la lecture duquel il se plonge avec ostentation.

– Qu’est-ce que tu vas faire ? demande Richard. Tu vas lire le journal maintenant !

– Oui, Richard, jusqu’à l’heure où je te reconduirai chez toi.

– Comme la dernière fois ?

– Comme la dernière fois. »

Richard arrache le journal des mains de Moncharmin. Moncharmin se dresse, plus irrité que jamais. Il trouve devant lui un Richard exaspéré qui lui dit, en se croisant les bras sur la poitrine, – geste d’insolent défi depuis le commencement du monde :

« Voilà, fait Richard, je pense à ceci. Je pense à ce que je pourrais penser, si, comme la dernière fois, après avoir passé la soirée en tête-à-tête avec toi, tu me reconduisais chez moi, et si, au moment de nous quitter, je constatais que les vingt mille francs avaient disparu de la poche de mon habit… comme la dernière fois.

– Et que pourrais-tu penser ? s’exclama Moncharmin cramoisi.

– Je pourrais penser que… puisque tu ne m’as pas quitté d’une semelle, et que, selon ton désir, tu as été le seul à approcher de moi comme la dernière fois, je pourrais penser que si ces vingt mille francs ne sont plus dans ma poche, ils ont bien des chances d’être dans la tienne ! »

Moncharmin bondit sous l’hypothèse.

« Oh ! s’écria-t-il, une épingle de nourrice !

– Que veux-tu faire d’un épingle de nourrice ?

– T’attacher !… Une épingle de nourrice !… une épingle de nourrice !

– Tu veux m’attacher avec une épingle de nourrice ?

– Oui, t’attacher avec les vingt mille francs !… Comme cela, que ce soit ici, ou dans le trajet d’ici à ton domicile ou chez toi, tu sentiras bien la main qui tirera ta poche… et tu verras si c’est la mienne, Richard !… Ah ! c’est toi qui me soupçonnes maintenant… Une épingle de nourrice ! »

Et c’est dans ce moment que Moncharmin ouvrit la porte du couloir en criant :

« Une épingle de nourrice ! qui me donnera une épingle de nourrice ? »

Et nous savons aussi comment, dans le même instant, le secrétaire Rémy, qui n’avait pas d’épingle de nourrice, fut reçu par le directeur Moncharmin, cependant qu’un garçon de bureau procurait à celui-ci l’épingle tant désirée.

Et voici ce qu’il advint :

Moncharmin, après avoir refermé la porte, s’agenouilla dans le dos de Richard.

« J’espère, dit-il, que les vingt mille francs sont toujours là ?

– Moi aussi, fit Richard.

– Les vrais ? demanda Moncharmin, qui était bien décidé cette fois à ne pas se laisser « rouler ».

– Regarde ! Moi je ne veux pas les toucher », déclara Richard.

Moncharmin retira l’enveloppe de la poche de Richard et en tira les billets en tremblant car, cette fois, pour pouvoir constater fréquemment la présence des billets, ils n’avaient ni cacheté l’enveloppe ni même collé celle-ci. Il se rassura en constatant qu’ils étaient tous là, fort authentiques. Il les réunit dans la poche de la basque et les épingla avec grand soin.

Après quoi il s’assit derrière la basque qu’il ne quitta plus du regard, pendant que Richard, assis à son bureau, ne faisait pas un mouvement.

« Un peu de patience, Richard, commanda Moncharmin, nous n’en avons plus que pour quelques minutes… La pendule va bientôt sonner les douze coups de minuit. C’est aux douze coups de minuit que la dernière fois nous sommes partis.

– Oh ! j’aurai toute la patience qu’il faudra ! »

L’heure passait, lente, lourde, mystérieuse, étouffante. Richard essaya de rire.

« Je finirai par croire, fit-il, à la toute-puissance du fantôme. Et en ce moment, particulièrement, ne trouves-tu pas qu’il y a dans l’atmosphère de cette pièce un je ne sais quoi qui inquiète, qui indispose, qui effraie ?

– C’est vrai, avoua Moncharmin, qui était réellement impressionné.

– Le fantôme ! reprit Richard à voix basse et comme s’il craignait d’être entendu par d’invisibles oreilles… le fantôme ! Si tout de même c’était un fantôme qui frappait naguère sur cette table les trois coups secs que nous avons fort bien entendus… qui y dépose les enveloppes magiques… qui parle dans la loge n° 5… qui tue Joseph Buquet… qui décroche le lustre… et qui nous vole ! car enfin ! car enfin ! car enfin ! Il n’y a que toi ici et moi !… et si les billets disparaissent sans que nous y soyons pour rien, ni toi, ni moi… il va bien falloir croire au fantôme… au fantôme… »

À ce moment, la pendule, sur la cheminée, fit entendre son déclenchement et le premier coup de minuit sonna.

Les deux directeurs frissonnèrent. Une angoisse les étreignait, dont ils n’eussent pu dire la cause et qu’ils essayaient en vain de combattre. La sueur coulait sur leurs fronts. Et le douzième coup résonna singulièrement à leurs oreilles.

Quand la pendule se fut tue, ils poussèrent un soupir et se levèrent.

« Je crois que nous pouvons nous en aller, fit Moncharmin.

– Je le crois, obtempéra Richard.

– Avant de partir, tu permets que je regarde dans ta poche ?

– Mais comment donc ! Moncharmin ! il le faut !

– Eh bien ? demanda Richard à Moncharmin, qui tâtait.

– Eh bien, je sens toujours l’épingle.

– Évidemment, comme tu le disais fort bien, on ne peut plus nous voler sans que je m’en aperçoive. »

Mais Moncharmin, dont les mains étaient toujours occupées autour de la poche, hurla :

« Je sens toujours l’épingle, mais je ne sens plus les billets.

– Non ! ne plaisante pas, Moncharmin !… Ça n’est pas le moment.

– Mais, tâte toi-même. »

D’un geste, Richard s’est défait de son habit. Les deux directeurs s’arrachent la poche !… La poche est vide.

Le plus curieux est que l’épingle est restée piquée à la même place.

Richard et Moncharmin pâlissaient. Il n’y avait plus à douter du sortilège.

« Le fantôme », murmure Moncharmin.

Mais Richard bondit soudain sur son collègue.

« Il n’y a que toi qui as touché à ma poche !… Rends-moi mes vingt mille francs !… Rends-moi mes vingt mille francs !…

– Sur mon âme, soupire Moncharmin qui semble prêt à se pâmer… je te jure que je ne les ai pas… »

Et comme on frappait encore à la porte, il alla l’ouvrir marchant d’un pas quasi automatique, semblant à peine reconnaître l’administrateur Mercier, échangeant avec lui des propos quelconques, ne comprenant rien à ce que l’autre lui disait ; et déposant, d’un geste inconscient, dans la main de ce fidèle serviteur complètement ahuri, l’épingle de nourrice qui ne pouvait plus lui servir de rien…

Chapitre XIX
Le commissaire de police, le vicomte et le Persan

La première parole de M. le commissaire de police, en pénétrant dans le bureau directorial, fut pour demander des nouvelles de la chanteuse.

« Christine Daaé n’est pas ici ? »

Il était suivi, comme je l’ai dit, d’une foule compacte.

« Christine Daaé ? Non, répondit Richard, pourquoi ? »

Quant à Moncharmin, il n’a plus la force de prononcer un mot… Son état d’esprit est beaucoup plus grave que celui de Richard, car Richard peut encore soupçonner Moncharmin, mais Moncharmin, lui, se trouve en face du grand mystère… celui qui fait frissonner l’humanité depuis sa naissance : l’Inconnu.

Richard reprit, car la foule autour des directeurs et du commissaire observait un impressionnant silence :

« Pourquoi me demandez-vous, monsieur le commissaire, si Christine Daaé n’est pas ici ?

– Parce qu’il faut qu’on la retrouve, messieurs les directeurs de l’Académie nationale de musique, déclare solennellement M. le commissaire de police.

– Comment ! Il faut qu’on la retrouve ! Elle a donc disparu ?

– En pleine représentation !

– En pleine représentation ! C’est extraordinaire !

– N’est-ce pas ? Et, ce qui est tout aussi extraordinaire que cette disparition, c’est que ce soit moi qui vous l’apprenne !

– En effet… », acquiesce Richard, qui se prend la tête dans les mains et murmure : « Quelle est cette nouvelle histoire ? Oh ! décidément, il y a de quoi donner sa démission !… »

Et il s’arrache quelques poils de sa moustache sans même s’en apercevoir :

« Alors, fait-il comme en un rêve… elle a disparu en pleine représentation.

– Oui, elle a été enlevée à l’acte de la prison, dans le moment où elle invoquait l’aide du Ciel, mais je doute qu’elle ait été enlevée par les anges.

– Et moi j’en suis sûr ! »

Tout le monde se retourne. Un jeune homme, pâle et tremblant d’émotion, répète :

« J’en suis sûr !

– Vous êtes sûr de quoi ? interroge Mifroid.

– Que Christine Daaé a été enlevée par un ange, monsieur le commissaire, et je pourrais vous dire son nom…

– Ah ! ah ! monsieur le vicomte de Chagny, vous prétendez que Mlle Christine Daaé a été enlevée par un ange, par un ange de l’Opéra, sans doute ? »

Raoul regarde autour de lui. Évidemment, il cherche quelqu’un. À cette minute où il lui semble si nécessaire d’appeler à l’aide de sa fiancée le secours de la police, il ne serait pas fâché de revoir ce mystérieux inconnu qui, tout à l’heure, lui recommandait la discrétion. Mais il ne le découvre nulle part. Allons ! il faut qu’il parle !… Il ne saurait toutefois s’expliquer devant cette foule qui le dévisage avec une curiosité indiscrète.

« Oui, monsieur, par un ange de l’Opéra, répondit-il à M. Mifroid, et je vous dirai où il habite quand nous serons seuls…

– Vous avez raison, monsieur. »

Et le commissaire de police, faisant asseoir Raoul près de lui, met tout le monde à la porte, excepté naturellement les directeurs, qui, cependant, n’eussent point protesté, tant ils paraissaient au-dessus de toutes les contingences.

Alors Raoul se décide :

« Monsieur le commissaire, cet ange s’appelle Érik, il habite l’Opéra et c’est l’Ange de la musique !

– L’Ange de la musique ! En vérité ! ! Voilà qui est fort curieux !… L’Ange de la musique ! »

Et, tourné vers les directeurs, M. le commissaire de police Mifroid demande :

« Messieurs, avez-vous cet ange-là chez vous ? »

MM. Richard et Moncharmin secouèrent la tête sans même sourire.

« Oh ! fit le vicomte, ces messieurs ont bien entendu parler du Fantôme de l’Opéra. Eh bien, je puis leur affirmer que le Fantôme de l’Opéra et l’Ange de la musique, c’est la même chose. Et son vrai nom est Érik. »

M. Mifroid s’était levé et regardait Raoul avec attention. « Pardon, monsieur, est-ce que vous avez l’intention de vous moquer de la justice ?

– Moi ! » protesta Raoul, qui pensa douloureusement : « Encore un qui ne va pas vouloir m’entendre. »

« Alors, qu’est-ce que vous me chantez avec votre Fantôme de l’Opéra ?

– Je dis que ces messieurs en ont entendu parler.

– Messieurs, il paraît que vous connaissez le Fantôme de l’Opéra ? »

Richard se leva, les derniers poils de sa moustache dans la main.

« Non ! monsieur le commissaire, non, nous ne le connaissons pas ! mais nous voudrions bien le connaître ! car, pas plus tard que ce soir, il nous a volé vingt mille francs !… »

Et Richard tourna vers Moncharmin un regard terrible qui semblait dire : « Rends-moi les vingt mille francs ou je dis tout. » Moncharmin le comprit si bien qu’il fit un geste éperdu : « Ah ! dis tout ! dis tout !… »

Quant à Mifroid, il regardait tour à tour les directeurs et Raoul et se demandait s’il ne s’était point égaré dans un asile d’aliénés. Il se passa la main dans les cheveux :

« Un fantôme, dit-il, qui, le même soir, enlève une chanteuse et vole vingt mille francs, est un fantôme bien occupé ! Si vous le voulez bien, nous allons sérier les questions. La chanteuse d’abord, les vingt mille francs ensuite ! Voyons, monsieur de Chagny, tâchons de parler sérieusement. Vous croyez que Mlle Christine Daaé a été enlevée par un individu nommé Érik. Vous le connaissez donc, cet individu ? Vous l’avez vu ?

– Oui, monsieur le commissaire.

– Où cela ?

– Dans un cimetière. »

M. Mifroid sursauta, se reprit à contempler Raoul et dit :

« Évidemment !… c’est ordinairement là que l’on rencontre les fantômes. Et que faisiez-vous dans ce cimetière ?

Monsieur, dit Raoul, je me rends très bien compte de la bizarrerie de mes réponses et de l’effet qu’elles produisent sur vous. Mais je vous supplie de croire que j’ai toute ma raison. Il y va du salut de la personne qui m’est la plus chère au monde avec mon frère bien-aimé Philippe. Je voudrais vous convaincre en quelques mots, car l’heure presse et les minutes sont précieuses. Malheureusement, si je ne vous raconte point la plus étrange histoire qui soit, par le commencement, vous ne me croirez point. Je vais vous dire, monsieur le commissaire, tout ce que je sais sur le Fantôme de l’Opéra. Hélas ! monsieur le commissaire, je ne sais pas grand-chose…

– Dites toujours ! Dites toujours ! » s’exclamèrent Richard et Moncharmin subitement très intéressés ; malheureusement pour l’espoir qu’ils avaient conçu un instant d’apprendre quelque détail susceptible de les mettre sur la trace de leur mystificateur, ils durent bientôt se rendre à cette triste évidence que M. Raoul de Chagny avait complètement perdu la tête. Toute cette histoire de Perros-Guirec, de têtes de mort, de violon enchanté, ne pouvait avoir pris naissance que dans la cervelle détraquée d’un amoureux.

Il était visible, du reste, que M. le commissaire Mifroid partageait de plus en plus cette manière de voir, et certainement le magistrat eût mis fin à ces propos désordonnés, dont nous avons donné un aperçu dans la première partie de ce récit, si les circonstances, elles-mêmes, ne s’étaient chargées de les interrompre.

La porte venait de s’ouvrir et un individu singulièrement vêtu d’une vaste redingote noire et coiffé d’un chapeau haut de forme à la fois râpé et luisant, qui lui entrait jusqu’aux deux oreilles, fit son entrée. Il courut au commissaire et lui parla à voix basse. C’était quelque agent de la Sûreté sans doute qui venait rendre compte d’une mission pressée.

Pendant ce colloque, M. Mifroid ne quittait point Raoul des yeux.

Et enfin, s’adressant à lui, il dit :

« Monsieur, c’est assez parlé du fantôme. Nous allons parler un peu de vous, si vous n’y voyez aucun inconvénient ; vous deviez enlever ce soir Mlle Christine Daaé ?

– Oui, monsieur le commissaire.

– À la sortie du théâtre ?

– Oui, monsieur le commissaire.

– Toutes vos dispositions étaient prises pour cela ?

– Oui, monsieur le commissaire.

– La voiture qui vous a amené devait vous emporter tous les deux. Le cocher était prévenu… son itinéraire était tracé à l’avance… Mieux ! Il devait trouver à chaque étape des chevaux tout frais…

– C’est vrai, monsieur le commissaire.

Et cependant, votre voiture est toujours là, attendant vos ordres, du côté de la Rotonde, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur le commissaire.

– Saviez-vous qu’il y avait, à côté de la vôtre, trois autres voitures ?

– Je n’y ai point prêté la moindre attention…

– C’étaient celles de Mlle Sorelli, laquelle n’avait point trouvé de place dans la cour de l’administration ; de la Carlotta et de votre frère, M. le comte de Chagny…

– C’est possible…

– Ce qui est certain, en revanche… c’est que, si votre propre équipage, celui de la Sorelli et celui de la Carlotta sont toujours à leur place, au long du trottoir de la Rotonde… celui de M. le comte de Chagny ne s’y trouve plus…

– Ceci n’a rien à voir, monsieur le commissaire…

– Pardon ! M. le comte n’était-il pas opposé à votre mariage avec Mlle Daaé ?

– Ceci ne saurait regarder que la famille.

– Vous m’avez répondu… il y était opposé… et c’est pourquoi vous enleviez Christine Daaé, loin des entreprises possibles de monsieur votre frère… Eh bien, monsieur de Chagny, permettez-moi de vous apprendre que votre frère a été plus prompt que vous !… C’est lui qui a enlevé Christine Daaé !

– Oh ! gémit Raoul, en portant la main à son cœur, ce n’est pas possible… Vous êtes sûr de cela ?

– Aussitôt après la disparition de l’artiste qui a été organisée avec des complicités qui nous resteront à établir, il s’est jeté dans sa voiture qui a fourni une course furibonde à travers Paris.

– À travers Paris ? râla le pauvre Raoul… Qu’entendez vous par à travers Paris ?

– Et hors de Paris…

– Hors de Paris… quelle route ?

– La route de Bruxelles. »

Un cri rauque s’échappe de la bouche du malheureux jeune homme.

« Oh ! s’écrie-t-il, je jure bien que je les rattraperai. » Et, en deux bonds, il fut hors du bureau.

« Et ramenez-nous-la, crie joyeusement le commissaire… Hein ? Voilà un tuyau qui vaut bien celui de l’Ange de la musique ! »

Sur quoi M. Mifroid se retourne sur son auditoire stupéfait et lui administre ce petit cours de police honnête mais nullement puéril :

« Je ne sais point du tout si c’est réellement M. le comte de Chagny qui a enlevé Christine Daaé… mais j’ai besoin de le savoir et je ne crois point qu’à cette heure nul mieux que le vicomte son frère ne désire me renseigner… En ce moment, il court, il vole ! Il est mon principal auxiliaire ! Tel est, messieurs, l’art que l’on croit si compliqué, de la police, et qui apparaît cependant si simple dès que l’on a découvert qu’il doit consister à faire faire cette police surtout par des gens qui n’en sont pas ! »

Mais monsieur le commissaire de police Mifroid n’eût peut-être pas été si content de lui-même, s’il avait su que la course de son rapide messager avait été arrêtée dès l’entrée de celui-ci dans le premier corridor, vide cependant de la foule des curieux que l’on avait dispersée. Le corridor paraissait désert.

Cependant Raoul s’était vu barrer le chemin par une grande ombre.

« Où allez-vous si vite, monsieur de Chagny ? » avait demandé l’ombre.

Raoul, impatienté, avait levé la tête et reconnu le bonnet d’astrakan de tout à l’heure. Il s’arrêta.

« C’est encore vous ! s’écria-t-il d’une voix fébrile, vous qui connaissez les secrets d’Érik et qui ne voulez pas que j’en parle. Et qui donc êtes-vous ?

– Vous le savez bien !… Je suis le Persan ! » fit l’ombre.

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