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Gaston Leroux Le Fantôme de l’Opéra


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Chapitre XXII
Intéressantes et instructives tribulations d’un Persan dans les dessous de l’Opéra (Récit du Persan)

Le Persan a raconté lui-même, comment il avait vainement tenté, jusqu’à cette nuit-là, de pénétrer dans la demeure du Lac par le lac ; comment il avait découvert l’entrée du troisième dessous, et comment, finalement, le vicomte de Chagny et lui se trouvèrent aux prises avec l’infernale imagination du fantôme dans la chambre des supplices. Voici le récit écrit qu’il nous a laissé (dans des conditions qui seront précisées plus tard) et auquel je n’ai pas changé un mot. Je le donne tel quel, parce que je n’ai pas cru devoir passer sous silence les aventures personnelles du daroga autour de la maison du Lac, avant qu’il n’y tombât de compagnie avec Raoul. Si, pendant quelques instants, ce début fort intéressant semble un peu nous éloigner de la chambre des supplices, ce n’est que pour mieux nous y amener tout de suite, après vous avoir expliqué des choses fort importantes et certaines attitudes et manières de faire du Persan, qui ont pu paraître bien extraordinaires.

« C’était la première fois que je pénétrais dans la maison du Lac, écrit le Persan. En vain avais-je prié l’amateur de trappes – c’est ainsi que, chez nous, en Perse, on appelait Érik – de m’en ouvrir les mystérieuses portes. Il s’y était toujours refusé. Moi qui étais payé pour connaître beaucoup de ses secrets et de ses trucs, j’avais en vain essayé, par ruse, de forcer la consigne. Depuis que j’avais retrouvé Érik à l’Opéra, où il semblait avoir élu domicile, souvent, je l’avais épié, tantôt dans les couloirs du dessus, tantôt dans ceux du dessous, tantôt sur la rive même du Lac, alors qu’il se croyait seul, qu’il montait dans la petite barque et qu’il abordait directement au mur d’en face. Mais l’ombre qui l’entourait était toujours trop opaque pour me permettre de voir à quel endroit exact il faisait jouer sa porte dans le mur. La curiosité, et aussi une idée redoutable qui m’était venue en réfléchissant à quelques propos que le monstre m’avait tenus, me poussèrent, un jour que je me croyais seul à mon tour, à me jeter dans la petite barque et à la diriger vers cette partie du mur où j’avais vu disparaître Érik. C’est alors que j’avais eu affaire à la Sirène qui gardait les abords de ces lieux, et dont le charme avait failli m’être fatal, dans les conditions précises que voici. Je n’avais pas plus tôt quitté la rive, que le silence parmi lequel je naviguais fut insensiblement troublé par une sorte de souffle chantant qui m’entoura. C’était à la fois une respiration et une musique ; cela montait doucement des eaux du lac et j’en étais enveloppé sans que je pusse découvrir par quel artifice. Cela me suivait, se déplaçait avec moi, et cela était si suave, que cela ne me faisait pas peur. Au contraire, dans le désir de me rapprocher de la source de cette douce et captivante harmonie, je me penchai, au-dessus de ma petite barque, vers les eaux, car il ne faisait point de doute pour moi que ce chant venait des eaux elles-mêmes. J’étais déjà au milieu du lac et il n’y avait personne d’autre dans la barque que moi ; la voix, car c’était bien maintenant distinctement une voix, – était à côté de moi, sur les eaux. Je me penchai… Je me penchai encore… Le lac était d’un calme parfait et le rayon de lune qui, après avoir passé par le soupirail de la rue Scribe, venait l’éclairer, ne me montra absolument rien sur sa surface lisse et noire comme de l’encre. Je me secouai un peu les oreilles dans le dessein de me débarrasser d’un bourdonnement possible, mais je dus me rendre à cette évidence qu’il n’y a point de bourdonnement d’oreilles aussi harmonieux que le souffle chantant qui me suivait et qui, maintenant, m’attirait.

Si j’avais été un esprit superstitieux ou facilement accessible aux faibles, je n’aurais point manqué de penser que j’avais affaire à quelque sirène chargée de troubler le voyageur assez hardi pour voyager sur les eaux de la maison du Lac, mais, Dieu merci ! je suis d’un pays où l’on aime trop le fantastique pour ne point le connaître à fond et je l’avais moi-même trop étudié jadis : avec les trucs les plus simples, quelqu’un qui connaît son métier peut faire travailler la pauvre imagination humaine.

Je ne doutai donc point que je me trouvais aux prises avec une nouvelle invention d’Érik, mais encore une fois cette invention était si parfaite que, en me penchant au-dessus de la petite barque, j’étais moins poussé par le désir d’en découvrir la supercherie que de jouir de son charme.

Et je me penchai, je me penchai… à chavirer.

Tout à coup, deux bras monstrueux sortirent du sein des eaux et m’agrippèrent le cou, m’entraînant dans le gouffre avec une force irrésistible. J’étais certainement perdu si je n’avais eu le temps de jeter un cri auquel Érik me reconnut.

Car c’était lui, et au lieu de me noyer comme il en avait eu certainement l’intention, il nagea et me déposa doucement sur la rive.

« Vois comme tu es imprudent, me dit-il en se dressant devant moi tout ruisselant de cette eau d’enfer. Pourquoi tenter d’entrer dans ma demeure ! Je ne t’ai pas invité. Je ne veux ni de toi, ni de personne au monde ! Ne m’as-tu sauvé la vie que pour me la rendre insupportable ? Si grand que soit le service rendu, Érik finira peut-être par l’oublier et tu sais que rien ne peut retenir Érik, pas même Érik lui-même. »

Il parlait, mais maintenant je n’avais d’autre désir que de connaître ce que j’appelais déjà le truc de la sirène. Il voulut bien contenter ma curiosité, car Érik, qui est un vrai monstre – pour moi, c’est ainsi que je le juge, ayant eu, hélas ! en Perse, l’occasion de le voir à l’œuvre – est encore par certains côtés un véritable enfant présomptueux et vaniteux, et il n’aime rien tant, après avoir étonné son monde, que de prouver toute l’ingéniosité vraiment miraculeuse de son esprit.

Il se mit à rire et me montra une longue tige de roseau.

« C’est bête comme chou ! me dit-il, mais c’est bien commode pour respirer et pour chanter dans l’eau ! C’est un truc que j’ai appris aux pirates du Tonkin, qui peuvent ainsi rester cachés des heures entières au fond des rivières. » [1]

Je lui parlai sévèrement.

« C’est un truc qui a failli me tuer ! fis-je… et il a été peut-être fatal à d’autres ! »

Il ne me répondit pas, mais il se leva devant moi avec cet air de menace enfantine que je lui connais bien.

Je ne m’en « laissai pas imposer ». Je lui dis très net : « Tu sais ce que tu m’as promis, Érik ! plus de crimes !

– Est-ce que vraiment, demanda-t-il en prenant un air aimable, j’ai commis des crimes ?

– Malheureux !… m’écriai-je… Tu as donc oublié les heures roses de Mazenderan ?

– Oui, répondit-il, triste tout à coup, j’aime mieux les avoir oubliées, mais j’ai bien fait rire la petite sultane.

– Tout cela, déclarai-je, c’est du passé… mais il y a le présent… et tu me dois compte du présent, puisque, si je l’avais voulu, il n’existerait pas pour toi !… Souviens-toi de cela, Érik : je t’ai sauvé la vie ! »

Et je profitai du tour qu’avait pris la conversation pour lui parler d’une chose qui, depuis quelque temps, me revenait souvent à l’esprit.

« Érik, demandai-je… Érik, jure-moi…

– Quoi ? fit-il, tu sais bien que je ne tiens pas mes serments. Les serments sont faits pour attraper les nigauds.

– Dis-moi… Tu peux bien me dire ça, à moi ?

– Eh bien ?

– Eh bien !… Le lustre… le lustre ? Érik…

– Quoi, le lustre ?

– Tu sais bien ce que je veux dire ?

– Ah ! ricana-t-il, ça, le lustre… je veux bien te le dire !… Le lustre, ça n’est pas moi !… Il était très usé, le lustre… »

Quand il riait, Érik était plus effrayant encore. Il sauta dans la barque en ricanant d’une façon si sinistre que je ne pus m’empêcher de trembler.

« Très usé, cher Daroga[2] ! Très usé, le lustre… Il est tombé tout seul… Il a fait boum ! Et maintenant, un conseil, Daroga, va te sécher, si tu ne veux pas attraper un rhume de cerveau !… et ne remonte jamais dans ma barque… et surtout n’essaie pas d’entrer dans ma maison… je ne suis pas toujours là… Daroga ! Et j’aurais du chagrin à te dédier ma Messe des morts !»

Ce disant et ricanant, il était debout à l’arrière de sa barque et godillait avec un balancement de singe. Il avait bien l’air alors du fatal rocher, avec ses yeux d’or en plus. Et puis, je ne vis bientôt plus que ses yeux et enfin il disparut dans la nuit du lac.

C’est à partir de ce jour que je renonçai à pénétrer dans sa demeure par le lac ! Évidemment, cette entrée-là était trop bien gardée, surtout depuis qu’il savait que je la connaissais. Mais je pensais bien qu’il devait s’en trouver une autre, car plus d’une fois j’avais vu disparaître Érik dans le troisième dessous, alors que je le surveillais et sans que je pusse imaginer comment. Je ne saurais trop le répéter, depuis que j’avais retrouvé Érik, installé à l’Opéra, je vivais dans une perpétuelle terreur de ses horribles fantaisies, non point en ce qui pouvait me concerner, certes, mais je redoutais tout de lui pour les autres[3]. Et quand il arrivait quelque accident, quelque événement fatal, je ne manquais point de me dire :

« C’est peut-être Érik !… » comme d’autres disaient autour de moi : « C’est le Fantôme !… » Que de fois n’ai-je point entendu prononcer cette phrase par des gens qui souriaient ! Les malheureux ! s’ils avaient su que ce fantôme existait en chair et en os et était autrement terrible que l’ombre vaine qu’ils évoquaient, je jure bien qu’ils eussent cessé de se moquer !… S’ils avaient su seulement ce dont Érik était capable, surtout dans un champ de manœuvre comme l’Opéra !… Et s’ils avaient connu le fin fond de ma pensée redoutable !…

Pour moi, je ne vivais plus… Bien qu’Érik m’eût annoncé fort solennellement qu’il avait bien changé et qu’il était devenu le plus vertueux des hommes, depuis qu’il était aimé pour lui-même, phrase qui me laissa sur le coup affreusement perplexe, je ne pouvais m’empêcher de frémir en songeant au monstre. Son horrible, unique et repoussante laideur le mettait au ban de l’humanité, et il m’était apparu bien souvent qu’il ne se croyait plus, par cela même, aucun devoir vis-à-vis de la race humaine. La façon dont il m’avait parlé de ses amours n’avait fait qu’augmenter mes transes, car je prévoyais dans cet événement auquel il avait fait allusion sur un ton de hâblerie que je lui connaissais, la cause de drames nouveaux et plus affreux que tout le reste. Je savais jusqu’à quel degré de sublime et de désastreux désespoir pouvait aller la douleur d’Érik, et les propos qu’il m’avait tenus – vaguement annonciateurs de la plus horrible catastrophe – ne cessaient point d’habiter ma pensée redoutable.

D’autre part, j’avais découvert le bizarre commerce moral qui s’était établi entre le monstre et Christine Daaé. Caché dans la chambre de débarras qui fait suite à la loge de la jeune diva, j’avais assisté à des séances admirables de musique, qui plongeaient évidemment Christine dans une merveilleuse extase, mais tout de même je n’eusse point pensé que la voix d’Érik – qui était retentissante comme le tonnerre ou douce comme celle des anges, à volonté – pût faire oublier sa laideur. Je compris tout quand je découvris que Christine ne l’avait pas encore vu ! J’eus l’occasion de pénétrer dans la loge et, me souvenant des leçons qu’autrefois il m’avait données, je n’eus point de peine à trouver le truc qui faisait pivoter le mur qui supportait la glace, et je constatai par quel truchement de briques creuses, de briques porte-voix, il se taisait entendre de Christine comme s’il avait été à ses côtés. Par là aussi je découvris le chemin qui conduit à la fontaine et au cachot – au cachot des communards – et aussi la trappe qui devait permettre à Érik de s’introduire directement dans les dessous de la scène.

Quelques jours plus tard, quelle ne fut pas ma stupéfaction d’apprendre, de mes propres yeux et de mes propres oreilles qu’Érik et Christine Daaé se voyaient, et de surprendre le monstre, penché sur la petite fontaine qui pleure, dans le chemin des communards (tout au bout, sous la terre) et en train de rafraîchir le front de Christine Daaé évanouie. Un cheval blanc, le cheval du Prophète, qui avait disparu des écuries des dessous de l’Opéra, se tenait tranquillement auprès d’eux. Je me montrai. Ce fut terrible. Je vis des étincelles partir de deux yeux d’or et je fus, avant que j’aie pu dire un mot, frappé, en plein front, d’un coup qui m’étourdit. Quand je revins à moi, Érik, Christine et le cheval blanc avaient disparu. Je ne doutais point que la malheureuse ne fût prisonnière dans la demeure du Lac. Sans hésitation, je résolus de retourner sur la rive, malgré le danger certain d’une pareille entreprise. Pendant vingt-quatre heures je guettai, caché près de la berge noire, l’apparition du monstre, car je pensais bien qu’il devait sortir, forcé qu’il était d’aller faire ses provisions. Et à ce propos, je dois dire que, quand il sortait dans Paris ou qu’il osait se montrer en public, il mettait à la place de son horrible trou de nez, un nez de carton-pâte garni d’une moustache, ce qui ne lui enlevait point tout à fait son air macabre, puisque, lorsqu’il passait, on disait derrière lui : « Tiens, voilà le père Trompe-la-Mort qui passe », mais ce qui le rendait à peu près – je dis à peu près – supportable à voir.

J’étais donc à le guetter sur la rive du lac, – du lac Averne, comme il avait appelé, plusieurs fois, devant moi, en ricanant, son lac – et fatigué de ma longue patience, je me disais encore : Il est passé par une autre porte, celle du « troisième dessous », quand j’entendis un petit clapotis dans le noir, je vis les deux yeux d’or briller comme des fanaux, et bientôt la barque abordait. Érik sautait sur le rivage et venait à moi.

« Voilà vingt-quatre heures que tu es là, me dit-il ; tu me gênes ! je t’annonce que tout cela finira très mal ! Et c’est bien toi qui l’auras voulu ! car ma patience est prodigieuse pour toi !… Tu crois me suivre, immense niais, – (textuel) – et c’est moi qui te suis, et je sais tout ce que tu sais de moi, ici. Je t’ai épargné hier, dans mon chemin des communards ; mais je te le dis, en vérité, que je ne t’y revoie plus ! Tout cela est bien imprudent, ma parole ! et je me demande si tu sais encore ce que parler veut dire ! »

Il était si fort en colère que je n’eus garde, dans l’instant, de l’interrompre. Après avoir soufflé comme un phoque, il précisa son horrible pensée – qui correspondait à ma pensée redoutable.

« Oui, il faut savoir une fois pour toutes – une fois pour toutes, c’est dit – ce que parler veut dire ! Je te dis qu’avec tes imprudences – car tu t’es fait déjà arrêter deux fois par l’ombre au chapeau de feutre, qui ne savait pas ce que tu faisais dans les dessous et qui t’a conduit aux directeurs, lesquels t’ont pris pour un fantasque Persan amateur de trucs de féerie et de coulisses de théâtre (j’étais là… oui, j’étais là dans le bureau ; tu sais bien que je suis partout) – je te dis donc qu’avec tes imprudences, on finira par se demander ce que tu cherches ici… et on finira par savoir que tu cherches Érik… et on voudra, comme toi, chercher Érik… et on découvrira la maison du Lac… Alors, tant pis, mon vieux ! tant pis !… Je ne réponds plus de rien ! »

Il souffla encore comme un phoque.

« De rien !… Si les secrets d’Érik ne restent pas les secrets d’Érik, tant pis pour beaucoup de ceux de la race humaine ! C’est tout ce que j’avais à te dire et, à moins que tu ne sois un immense niais – (textuel) – cela devrait te suffire ; à moins que tu ne saches ce que parler veut dire !… »

Il s’était assis sur la partie arrière de sa barque et tapait le bois de la petite embarcation avec ses talons, en attendant ce que j’avais à lui répondre ; je lui dis simplement.

« Ce n’est pas Érik que je viens chercher ici !…

– Et qui donc ?

– Tu le sais bien : c’est Christine Daaé ! »

Il me répliqua :

« J’ai bien le droit de lui donner rendez-vous chez moi. Je suis aimé pour moi-même.

– Ce n’est pas vrai, fis-je ; tu l’as enlevée et tu la retiens prisonnière !

– Écoute, me dit-il, me promets-tu de ne plus t’occuper de mes affaires si je te prouve que je suis aimé pour moi-même ?

– Oui, je te le promets, répondis-je sans hésitation, car je pensais bien que pour un tel monstre, telle preuve était impossible à faire.

– Eh bien, voilà ! c’est tout à fait simple !… Christine Daaé sortira d’ici comme il lui plaira et y reviendra !… Oui, y reviendra ! parce que cela lui plaira… y reviendra d’elle-même, parce qu’elle m’aime pour moi-même !…

– Oh ! je doute qu’elle revienne !… Mais c’est ton devoir de la laisser partir.

– Mon devoir, immense niais ! – (textuel). – C’est ma volonté… ma volonté de la laisser partir, et elle reviendra… car elle m’aime !… Tout cela, je te dis, finira par un mariage… un mariage à la Madeleine, immense niais ! (textuel). Me crois-tu, à la fin ? Quand je te dis que ma messe de mariage est déjà écrite… tu verras ce Kyrie… »

Il tapota encore ses talons sur le bois de la barque, dans une espèce de rythme qu’il accompagnait à mi-voix en chantant : « Kyrie !… Kyrie !… Kyrie Eleison !… Tu verras, tu verras cette messe !

– Écoute, conclus-je, je te croirai si je vois Christine Daaé sortir de la maison du Lac et y revenir librement !

– Et tu ne t’occuperas plus de mes affaires ? Eh bien, tu verras cela ce soir… Viens au bal masqué. Christine et moi irons y faire un petit tour… Tu iras ensuite te cacher dans la chambre de débarras et tu verras que Christine, qui aura regagné sa loge, ne demandera pas mieux que de reprendre le chemin des communards.

– C’est entendu ! »

Si je voyais cela, en effet, je n’aurais qu’à m’incliner, car une très belle personne a toujours le droit d’aimer le plus horrible monstre, surtout quand, comme celui-ci, il a la séduction de la musique et quand cette personne est justement une très distinguée cantatrice.

« Et maintenant, va-t’en ! car il faut que je parte pour aller faire mon marché !… »

Je m’en allai donc, toujours inquiet du côté de Christine Daaé, mais ayant surtout, au fond de moi-même, une pensée redoutable, depuis qu’il l’avait réveillée si formidablement à propos de mes imprudences.

Je me disais : « Comment tout cela va-t-il finir ? » Et, bien que je fusse assez fataliste de tempérament, je ne pouvais me défaire d’une indéfinissable angoisse à cause de l’incroyable responsabilité que j’avais prise un jour, en laissant vivre le monstre qui menaçait aujourd’hui beaucoup de ceux de la race humaine.

À mon prodigieux étonnement, les choses se passèrent comme il me l’avait annoncé. Christine Daaé sortit de la maison du Lac et y revint plusieurs fois sans qu’apparemment elle y fût forcée. Mon esprit voulut alors se détacher de cet amoureux mystère, mais il était fort difficile, surtout pour moi – à cause de la redoutable pensée – de ne point songer à Érik. Toutefois, résigné à une extrême prudence, je ne commis point la faute de retourner sur les bords du lac ni de reprendre le chemin des communards. Mais la hantise de la porte secrète du troisième dessous me poursuivant, je me rendis plus d’une fois directement dans cet endroit que je savais désert le plus souvent dans la journée. J’y faisais des stations interminables en me tournant les pouces et caché par un décor du Roi de Lahore, qu’on avait laissé là, je ne sais pas pourquoi, car on ne jouait pas souvent le Roi de Lahore. Tant de patience devait être récompensée. Un jour, je vis venir à moi, sur ses genoux, le monstre. J’étais certain qu’il ne me voyait pas. Il passa entre le décor qui se trouvait là et un portant, alla jusqu’à la muraille et agit, à un endroit que je précisai de loin, sur un ressort qui fit basculer une pierre, lui ouvrant un passage. Il disparut par ce passage et la pierre se referma derrière lui. J’avais le secret du monstre, secret qui pouvait, à mon heure, me livrer la demeure du Lac.

Pour m’en assurer, j’attendis au moins une demi-heure et fis, à mon tour, jouer le ressort. Tout se passa comme pour Érik. Mais je n’eus garde de pénétrer moi-même dans le trou, sachant Érik chez lui. D’autre part, l’idée que je pouvais être surpris ici par Érik me rappela soudain la mort de Joseph Buquet et, ne voulant point compromettre une pareille découverte, qui pouvait être utile à beaucoup de monde, à beaucoup de ceux de la race humaine, je quittai les dessous du théâtre, après avoir soigneusement remis la pierre en place, suivant un système qui n’avait point varié depuis la Perse.

Vous pensez bien que j’étais toujours très intéressé par l’intrigue d’Érik et de Christine Daaé, non point que j’obéisse en la circonstance à une maladive curiosité, mais bien à cause, comme je l’ai déjà dit, de cette pensée redoutable qui ne me quittait pas : « Si, pensais-je, Érik découvre qu’il n’est pas aimé pour lui-même, nous pouvons nous attendre à tout. » Et, ne cessant d’errer – prudemment – dans l’Opéra, j’appris bientôt la vérité sur les tristes amours du monstre. Il occupait l’esprit de Christine par la terreur, mais le cœur de la douce enfant appartenait tout entier au vicomte Raoul de Chagny. Pendant que ceux-ci jouaient tous deux, comme deux innocents fiancés, dans les dessus de l’Opéra – fuyant le monstre – ils ne se doutaient pas que quelqu’un veillait sur eux. J’étais décidé à tout : à tuer le monstre s’il le fallait et à donner des explications ensuite à la justice. Mais Érik ne se montra pas – et je n’en étais pas plus rassuré pour cela.

Il faut que je dise tout mon calcul. Je croyais que le monstre, chassé de sa demeure par la jalousie, me permettrait ainsi de pénétrer sans péril dans la maison du Lac, par le passage du troisième dessous. J’avais tout intérêt, pour tout le monde, à savoir exactement ce qu’il pouvait bien y avoir là-dedans ! Un jour, fatigué d’attendre une occasion, je fis jouer la pierre et aussitôt j’entendis une musique formidable ; le monstre travaillait, toutes portes ouvertes chez lui, à son Don Juan triomphant. Je savais que c’était là l’œuvre de sa vie. Je n’avais garde de bouger et je restai prudemment dans mon trou obscur. Il s’arrêta un moment de jouer et se prit à marcher à travers sa demeure, comme un fou. Et il dit tout haut, d’une voix retentissante : « Il faut que tout cela soit fini avant ! Bien fini ! » Cette parole n’était pas encore pour me rassurer et, comme la musique reprenait, je fermai la pierre tout doucement. Or, malgré cette pierre fermée, j’entendais encore un vague chant lointain, lointain, qui montait du fond de la terre, comme j’avais entendu le chant de la sirène monter du fond des eaux. Et je me rappelai les paroles de quelques machinistes dont on avait souri au moment de la mort de Joseph Buquet : « Il y avait autour du corps du pendu comme un bruit qui ressemblait au chant des morts. »

Le jour de l’enlèvement de Christine Daaé, je n’arrivai au théâtre qu’assez tard dans la soirée et tremblant d’apprendre de mauvaises nouvelles. J’avais passé une journée atroce, car je n’avais cessé, depuis la lecture d’un journal du matin annonçant le mariage de Christine et du vicomte de Chagny, de me demander si, après tout, je ne ferais pas mieux de dénoncer le monstre. Mais la raison me revint et je restai persuadé qu’une telle attitude ne pouvait que précipiter la catastrophe possible.

Quand ma voiture me déposa devant l’Opéra, je regardai ce monument comme si j’étais étonné, en vérité, de le voir encore debout !

Mais je suis, comme tout bon Oriental, un peu fataliste et j’entrai, m’attendant à tout !

L’enlèvement de Christine Daaé à l’acte de la prison, qui surprit naturellement tout le monde, me trouva préparé. C’était sûr qu’Érik l’avait escamotée, comme le roi des prestidigitateurs qu’il est, en vérité. Et je pensai bien que cette fois c’était la fin pour Christine et peut-être pour tout le monde.

Si bien qu’un moment je me demandai si je n’allais pas conseiller à tous ces gens, qui s’attardaient au théâtre, de se sauver. Mais encore je fus arrêté dans cette pensée de dénonciation, par la certitude où j’étais que l’on me prendrait pour un fou. Enfin, je n ignorais pas que si, par exemple. je criais pour faire sortir tous ces gens : « Au feu ! » je pouvais être la cause d’une catastrophe, étouffements dans la fuite, piétinements, luttes sauvages. – pire que la catastrophe elle-même.

Toutefois, je me résolus à agir sans plus tarder, personnellement. Le moment me semblait, du reste, propice. J’avais beaucoup de chances pour qu’Érik ne songeât, à cette heure, qu’à sa captive. Il fallait en profiter pour pénétrer dans sa demeure par le troisième dessous et je pensai, pour cette entreprise, à m’adjoindre ce pauvre petit désespéré de vicomte, qui, au premier mot, accepta avec une confiance en moi qui me toucha profondément ; j’avais envoyé chercher mes pistolets par mon domestique. Darius nous rejoignit avec la boite dans la loge de Christine. Je donnai un pistolet au vicomte et lui conseillai d’être prêt à tirer comme moi-même, car, après tout, Érik pouvait nous attendre derrière le mur. Nous devions passer par le chemin des communards et par la trappe.

Le petit vicomte m’avait demandé, en apercevant mes pistolets, si nous allions nous battre en duel ? Certes ! et je dis : Quel duel ! Mais je n’eus le temps, bien entendu, de rien lui expliquer. Le petit vicomte est brave, mais tout de même il ignorait à peu près tout de son adversaire ! Et c’était tant mieux !

Qu’est-ce qu’un duel avec le plus terrible des bretteurs à côté d’un combat avec le plus génial des prestidigitateurs ? Moi-même, je me faisais difficilement à cette pensée que j’allais entrer en lutte avec un homme qui n’est visible au fond que lorsqu’il le veut et qui, en revanche, voit tout autour de lui, quand toute chose pour vous reste obscure !… Avec un homme dont la science bizarre, la subtilité, l’imagination et l’adresse lui permettent de disposer de toutes les forces naturelles, combinées pour créer à vos yeux ou à vos oreilles l’illusion qui vous perd !… Et cela, dans les dessous de l’Opéra, c’est-à-dire au pays même de la fantasmagorie ! Peut-on imaginer cela sans frémir ? Peut-on seulement avoir une idée de ce qui pourrait arriver aux yeux ou aux oreilles d’un habitant de l’Opéra, si on avait enfermé dans l’Opéra – dans ses cinq dessous et ses vingt-cinq dessus – un Robert Houdin féroce et « rigolo », tantôt qui se moque et tantôt qui hait ! tantôt qui vide les poches et tantôt qui tue !… Pensez-vous à cela : « Combattre l’amateur de trappes ? » – Mon Dieu ! en a-t-il fabriqué chez nous, dans tous nos palais, de ces étonnantes trappes pivotantes qui sont les meilleures des trappes ! – Combattre l’amateur de trappes au pays des trappes !…

Si mon espoir était qu’il n’avait point quitté Christine Daaé dans cette demeure du Lac où il avait dû la transporter, une fois encore, évanouie, ma terreur était qu’il fût déjà quelque part autour de nous, préparant le lacet du Pendjab.

Nul mieux que lui ne sait lancer le lacet du Pendjab et il est le prince des étrangleurs comme il est le roi des prestidigitateurs. Quand il avait fini de faire rire la petite sultane, au temps des heures roses de Mazenderan, celle-ci demandait elle-même à ce qu’il s’amusât à la faire frissonner. Et il n’avait rien trouvé de mieux que le jeu du lacet du Pendjab. Érik qui avait séjourné dans l’Inde, en était revenu avec une adresse incroyable à étrangler. Il se faisait enfermer dans une cour où l’on amenait un guerrier, – le plus souvent un condamné à mort – armé d’une longue pique et d’une large épée. Érik, lui, n’avait que son lacet, et c’était toujours dans le moment que le guerrier croyait abattre Érik d’un coup formidable, que l’on entendait le lacet siffler. D’un coup de poignet, Érik avait serré le mince lasso au col de son ennemi, et il le traînait aussitôt devant la petite sultane et ses femmes qui regardaient à une fenêtre et applaudissaient. La petite sultane apprit, elle aussi, à lancer le lacet du Pendjab et tua ainsi plusieurs de ses femmes et même de ses amies en visite. Mais je préfère quitter ce sujet terrible des heures roses de Mazenderan. Si j’en ai parlé, c’est que je dus, étant arrivé avec le vicomte de Chagny dans les dessous de l’Opéra, mettre en garde mon compagnon contre une possibilité toujours menaçante autour de nous, d’étranglement. Certes ! une fois dans les dessous, mes pistolets ne pouvaient plus nous servir à rien, car j’étais bien sûr que du moment qu’il ne s’était point opposé du premier coup à notre entrée dans le chemin des communards, Érik ne se laisserait plus voir. Mais il pouvait toujours nous étrangler. Je n’eus point le temps d’expliquer tout cela au vicomte et même je ne sais si, ayant disposé de ce temps, j’en aurais usé pour lui raconter qu’il y avait quelque part, dans l’ombre, un lacet du Pendjab prêt à siffler. C’était bien inutile de compliquer la situation et je me bornai à conseiller à M. de Chagny de tenir toujours sa main à hauteur de l’œil, le bras replié dans la position du tireur au pistolet qui attend le commandement de « feu ». Dans cette position, il est impossible, même au plus adroit étrangleur, de lancer utilement le lacet du Pendjab. En même temps que le cou, il vous prend le bras ou la main et ainsi ce lacet, que l’on peut facilement délacer, devient inoffensif.

Après avoir évité le commissaire de police et quelques fermeurs de portes, puis les pompiers, et rencontré pour la première fois le tueur de rats et passé inaperçu aux yeux de l’homme au chapeau de feutre, le vicomte et moi nous parvînmes sans encombre dans le troisième dessous, entre le portant et le décor du Roi de Lahore. Je fis jouer la pierre et nous sautâmes dans la demeure qu’Érik s’était construite dans la double enveloppe des murs de fondation de l’Opéra (et cela, le plus tranquillement du monde, puisque Érik a été un des premiers entrepreneurs de maçonnerie de Philippe Garnier, l’architecte de l’Opéra, et qu’il avait continué à travailler, mystérieusement, tout seul, quand les travaux étaient officiellement suspendus, pendant la guerre, le siège de Paris et la Commune).

Je connaissais assez mon Érik pour caresser la présomption d’arriver à découvrir tous les trucs qu’il avait pu se fabriquer pendant tout ce temps-là : aussi n’étais-je nullement rassuré en sautant dans sa maison. Je savais ce qu’il avait fait de certain palais de Mazenderan. De la plus honnête construction du monde, il avait bientôt fait la maison du diable, où l’on ne pouvait plus prononcer une parole sans qu’elle fût espionnée ou rapportée par l’écho. Que de drames de famille ! que de tragédies sanglantes le monstre traînait derrière lui avec ses trappes ! Sans compter que l’on ne pouvait jamais, dans les palais qu’il avait « truqués », savoir exactement où l’on se trouvait. Il avait des inventions étonnantes. Certainement, la plus curieuse, la plus horrible et la plus dangereuse de toutes était la chambre des supplices. À moins des cas exceptionnels où la petite sultane s’amusait à faire souffrir le bourgeois, on n’y laissait guère entrer que les condamnés à mort. C’était, à mon avis, la plus atroce imagination des heures roses de Mazenderan. Aussi, quand le visiteur qui était entré dans la chambre des supplices en « avait assez », il lui était toujours permis d’en finir avec un lacet du Pendjab qu’on laissait à sa disposition au pied de l’arbre de fer !

Or, quel ne fut pas mon émoi, aussitôt après avoir pénétré dans la demeure du monstre, en m’apercevant que la pièce dans laquelle nous venions de sauter, M. le vicomte de Chagny et moi, était justement la reconstitution exacte de la chambre des supplices des heures roses de Mazenderan.

À nos pieds, je trouvai le lacet du Pendjab que j’avais tant redouté toute la soirée. J’étais convaincu que ce fil avait déjà servi pour Joseph Buquet. Le chef machiniste avait dû, comme moi, surprendre certain soir Érik au moment où il faisait jouer la pierre du troisième dessous. Curieux, il avait à son tour tenté le passage avant que la pierre ne se refermât et il était tombé dans la chambre des supplices, et il n’en était sorti que pendu. J’imaginai très bien Érik traînant le corps dont il voulait se débarrasser jusqu’au décor du Roi de Lahore et l’y suspendant, pour faire un exemple ou pour grossir la terreur superstitieuse qui devait l’aider à garder les abords de la caverne !

Mais, après réflexion, Érik revenait chercher le lacet du Pendjab, qui est très singulièrement fait de boyaux de chat et qui aurait pu exciter la curiosité d’un juge d’instruction. Ainsi s’expliquait la disparition de la corde de pendu.

Et voilà que je le découvrais à nos pieds, le lacet, dans la chambre des supplices !… Je ne suis point pusillanime, mais une sueur froide m’inonda le visage.

La lanterne dont je promenais le petit disque rouge sur les parois de la trop fameuse chambre, tremblait dans ma main.

M. de Chagny s’en aperçut et me dit : « Que se passe-t-il donc, monsieur ? »

Je lui fis signe violemment de se taire, car je pouvais avoir encore cette suprême espérance que nous étions dans la chambre des supplices, sans que le monstre en sût rien !

Et même, cette espérance-là n’était point le salut car je pouvais encore très bien m’imaginer que, du côté du troisième dessous, la chambre des supplices était chargée de garder la demeure du Lac, et, cela peut-être, automatiquement.

Oui, les supplices allaient peut-être commencer automatiquement.

Qui aurait pu dire quels gestes de nous ils attendaient pour cela ?

Je recommandai l’immobilité la plus absolue à mon compagnon.

Un écrasant silence pesait sur nous.

Et ma lanterne rouge continuait à faire le tour de la chambre des supplices… je la reconnaissais… je la reconnaissais…


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