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1958 tableau des états-unis


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Chapitre 9.

LA QUESTION NOIRE
(LE PRÉSENT ET L'AVENIR)




I



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Persécuté, brimé ou simplement toléré, l'ancien esclave devenu libre peut du moins essayer de se défendre, mais le fait-il ?

Le Nègre du Sud a traditionnellement une attitude parasitaire, gravitant instinctivement autour du Blanc, comme autour d'un patron naturel dont il reconnaît la supériorité ethnique. Il chercherait plutôt à s'adapter qu'à résister, mais il porte lourdement le poids de l'hérédité servile, découragé par le traitement qui lui est appliqué, par le mépris dont il se sent entouré. Les Noirs venus dans le Nord conservent de leur enfance dans le Sud le souvenir d'un enfer. Cependant, mêlés quand même assez intimement à la vie sociale des Blancs, ils discernent avec subtilité le rang auquel ceux-ci appartiennent : ils savent les juger finement, pleins d'ironie pour les parvenus, car ils ont conservé la mémoire des aristocraties du passé, pleins de dédain pour des pauvres blancs souvent plus misérables qu'eux.

Dans le Nord, l'attitude devient rapidement autre, car s'agissant d'un élément presque exclusivement urbain, l'assimilation aux mœurs ambiantes est plus facile. La couleur mise à part, le Noir s'américanise beaucoup plus vite et souvent plus complètement que nombre d'immigrés européens. Du reste, ne peut-il faire valoir qu'il est un Américain de trois siècles ? Oubliant volontairement sa lointaine ascendance africaine, il entend ne se réclamer que de la tradition du nouveau monde. Dans le milieu, plus anonyme, des grandes agglomérations de l'Est ou du Centre il est certainement mieux traité que ses frères du Sud, mais, dans [p. 71] la mesure où il est plus évolué qu’eux, il souffre aussi davantage des discriminations dont il est l'objet, et le fait même d'avoir des droits civils lui rend plus amer de se voir refuser les droits sociaux.

Il cesse, dans ces conditions, d'être soumis et obséquieux selon la formule du « Moi, bon Nègre », pour devenir revendicatif et souvent même insolent. Se sentant de moins en moins différent par la façon de vivre de ceux qui l'entourent, il tend à supporter impatiemment un ostracisme qui lui rappelle à tout instant que la couleur de sa peau n'a pas changé.

Dans le Nord comme dans le Sud, l'attitude des Noirs entre eux est significative de l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes et de leur statut. Ils considèrent l'hérédité servile comme humiliante et les descendants d'ancêtres libres n'aiment pas se mêler aux autres, mais ils restent néanmoins marqués par l'atmosphère et la hiérarchie de l'esclavage : à la façon de tels butlers anglais du XIXe siècle, les petits-fils d'esclaves ayant servi les familles des planteurs les plus aristocratiques en conçoivent quelque vanité. On dirait qu'ils continuent de tout juger en fonction de la race dominante, par exemple la teinte de leur peau, d'autant plus estimée qu'elle sera moins foncée et dont ils observent les nuances avec une invraisemblable subtilité. Voici, selon l'American Mercury de Mencken, l'extraordinaire palette cutanée selon laquelle ils se distinguent entre eux : « noir, brun, brun foncé, jaune, brun-rouge, jaune-foncé, brun-noir, chocolat, gingembre, clair, brun-clair, rouge, rosé, tanné, olive, cuivré, bleu, crème, noir-brut, noir-atténué, bronzé, banane... ». Il est connu qu'une négresse épousera plus volontiers un homme plus pâle qu'elle. Par contre un pasteur, un agitateur auront plus d'influence s'ils sont très noirs, sans doute parce qu'ils ne peuvent « passer ».

« Passer », quand on est déjà de complexion claire, c'est réussir à se faire passer pour Blanc. L'opération se pratique de plusieurs façons. On peut « passer » exceptionnellement et temporairement, se glisser sans être reconnu dans un restaurant ou un théâtre, mais celui qui change de statut ethnique le fait généralement sans esprit de retour. La pratique est courante et l'on estime à 20 000 ou 30 000 annuellement le nombre de ceux qui se perdent ainsi dans l'océan blanc. Les Noirs semblent indulgents pour ces désertions : ils connaissent trop bien leur lourd handicap pour ne pas comprendre qu'on essaie de s'en libérer. Il arrive cependant que des hommes de couleur ayant déserté [p. 72] leur race soient saisis d'un scrupule et rentrent volontairement dans leur famille ethnique d'origine : un interlocuteur, rencontré à Atlanta et pris par moi pour un Blanc, m'a ensuite déclaré qu'il était Nègre, qu'il avait « passé », puis qu'il avait rallié sa race, par apostolat et pour la servir.

La race noire, en tant que telle, a cependant des aspirations autres qu'individuelles, mais celles-ci varient grandement selon l'étage social envisagé. La masse noire est encore, par rapport aux Blancs, dans une situation si inférieure, sans rapports autres que professionnels ou domestiques, qu'elle se soucie surtout de vivre, tant bien que mal. Dans la mesure où la race a une conception de sa destinée, c'est sous la forme des humiliations, des souffrances qu'elle a séculairement endurées. Qu'il y ait dans ce fait un sentiment pathétique, ayant donné lieu aux plus hautes expressions de l'art, les Negro Spirituals sont là pour nous le rappeler. Autrement, encore que l'homme de couleur soit habile à profiter des occasions individuelles, le reste est surtout passivité, sinon résignation.

Mais il y a une élite, de plus en plus nombreuse et évoluée, manifestement capable de concevoir un programme d'action et de le défendre. Elle comprend le groupe de ceux qui ont réussi économiquement et qu'on peut classer, même du point de vue blanc, comme des riches ; puis les Noirs ayant connu le succès dans les professions libérales, pourvus de diplômes universitaires, instruits, éventuellement fort cultivés : 32 000 médecins, 1 400 dentistes, 1 000 avocats, 800 infirmières ; enfin les artistes, les écrivains, nombreux dans cette race si bien douée pour la musique, la danse, le théâtre, plusieurs de renommée internationale et tenant une place importante dans la vie artistique des États-Unis. Leurs aspirations ont évolué avec les années. Le programme du retour à l'Afrique, naguère préconisé par Harvey, ne doit pas être pris au sérieux : peut-être les Noirs du nouveau monde ressentent-ils ethniquement une solidarité africaine, mais ils n'ont pas la moindre envie de retourner dans leur continent d'origine et je les soupçonnerais volontiers d'avoir une certaine commisération dédaigneuse pour ces frères de niveau de vie inférieur ; ils se sont fait une conscience américaine, au nom de laquelle ils seraient tentés de regarder de haut tout ce qui est ailleurs, y compris nous-mêmes à l'occasion. Le standard de vie d'un Noir de New York ou de Chicago n'est-il pas supérieur en somme à celui de bien des Européens ?

[p. 73]


À la fin du XIXe siècle, Booker Washington, le fondateur de l'Université nègre de Tuskegee (Alabama), avait entrepris de relever les siens par l'instruction, dans une attitude de déférence à l'égard de la race blanche, et non sans quelque complexe d'infériorité. Puis, au début du XXe, Burghardt du Bois (prononcer du Bois), descendant de Noirs libres antillais et de réelle distinction physique et intellectuelle, créait la revue The Crisis, dont le programme était le relèvement du Noir par le Noir. À son école, toute une presse de journaux et de revues s'adresse maintenant à la population noire, l'entretenant de ses intérêts de race, stimulant sa fierté des réalisations, souvent remarquables, qui sont les siennes.

Il me semble cependant, à la lumière de nombreuses conversations avec les leaders noirs de Chicago ou de New York, que ceux-ci veulent autre chose, une chose que malheureusement ils n'obtiendront pas. C'est vers le but de l'intégration qu'ils ont les yeux tournés, et non pas d'aujourd'hui seulement, car dès les années trente j'avais recueilli d'eux semblable impression : « Ne sommes-nous pas des hommes comme les autres habitants des États-Unis, et ne sommes-nous pas des Américains, fiers de leur citoyenneté, susceptibles de se réclamer des droits de la Constitution ? Nous demandons qu'on nous traite en êtres humains et en Américains. Il y a la couleur, dites-vous, mais n'est-ce pas secondaire au regard du reste ? » Jamais ils ne parlent d'eux-mêmes comme étant des Noirs américains, mais toujours comme étant simplement des Américains. À cet égard leurs sentiments envers les États-Unis, qui les ont si mal traités, sont ceux d'un complet loyalisme. De même que les Juifs allemands, persécutés par les Allemands, ne réussissent pas à ne pas admirer ces derniers, les Nègres, qui pourtant auraient tant à se plaindre de leur marâtre américaine, n'arrivent jamais ni à dire, ni semble-t-il même à penser, du mal des États-Unis.

Le Noir Ralph Johnson Bunche (prix Nobel 1950) écrit dans ce sens :

Aussi loin que je puisse suivre mon ascendance, je suis un native-born American, ainsi que mes ancêtres. Ce pays est mon pays. J'ai assurément subi des outrages et des humiliations du fait de ma race et bien des obstacles se sont dressés sur ma route, que j'ai surmontés, ce que d'autres n'ont pas toujours pu faire. Mais j'ai bénéficié aussi de grands avantages. Je comprends mon pays, je lui suis dévoué, conscient de mes devoirs de citoyen envers lui. Je crois aux institutions démocratiques, j'aime la liberté, la [p. 74] dignité du citoyen, de l'individu, et je suis attaché au principe de l'égalité des peuples qui en est la conséquence. Je ne connais que peu de Noirs qui ne partagent pas ma manière de voir en l'espèce 1.

Dans ces conditions, l'égalité civile, telle que légalement reconnue dans le Nord, ne suffit pas encore, car il faut en outre qu'elle soit réalisée socialement. Qu'est-ce que cela signifie ? Que les hôtels, les restaurants, les théâtres, les maisons des Blancs soient ouverts à l'autre race, mais aussi l'accès au mariage, sans les humiliantes restrictions d'aujourd'hui. C'est bien cela que réclame l'élite noire, davantage, me semble-t-il, que l'attribution à la couleur d'un statut distinct... Sans doute, secouant le lourd fardeau de leur race, la plupart des Noirs – et notamment les plus évolués – « passeraient »-ils volontiers, s'ils le pouvaient.

Quelle est, à ces aspirations, la réponse des Blancs ? Chez les Américains de l'élite, le progrès vers un certain libéralisme est indéniable et un effort sérieux est fait pour améliorer les relations entre les deux races : Roosevelt, Truman se sont prononcés ouvertement, presque solennellement, en faveur des civil rights. Mais, en dépit d'une attitude volontairement plus bienveillante, l'instinct de défense ethnique persiste dans le Sud et même, sous une forme plus atténuée, dans le Nord. La seconde guerre mondiale, si elle a marqué une amélioration dans le traitement des Noirs, n'a pas en somme rendu la solution du problème plus facile, parce que ceux-ci, ayant combattu en Europe dans les armées occidentales, ayant trouvé au delà de l'Atlantique des dispositions meilleures à leur égard, ayant souvent même été promus officiers, n'ont plus supporté avec la même patience les humiliations quotidiennes dont ils continuaient quand même à être l'objet. Ils avaient appris d'autre part, surtout depuis le New Deal, le parti qu'ils pouvaient tirer de leur vote, pour obtenir non seulement la reconnaissance juridique de leur droit, mais son application. Ainsi la question est de plus en plus posée sur le terrain général, et l'on peut dire qu'elle est engagée.


II


Les efforts accomplis par les Noirs eux-mêmes sont importants. Dans le domaine de l'enseignement ils ont créé de nombreux établissements à eux destinés : l'Atlanta University, la Fisk [p. 75] University, le Hampton Institute, le Houston College for negroes, la Howard University, la Lincoln University, le Tuskegee Institute, la Xavier University... Le nombre de leurs analphabètes, qui était de 90 p. cent en 1865, est tombé en 1947 à 11 p. cent (mais la proportion est seulement de 1,8 p. cent pour les Blancs !). Au lendemain de la guerre civile, il y avait tout au plus une vingtaine d'hommes de couleur diplômés, il y en a maintenant plus de 7 000. Plus de 80 000 Noirs font leurs études dans des collèges et plus de 650 000 sont d'anciens étudiants. Cependant la ségrégation de l'enseignement reste légale dans une quinzaine d'États, notamment dans le Sud, et les universités blanches n'ouvrent leurs portes qu'avec beaucoup de réserves. De très longue date, mais surtout depuis la première guerre mondiale, il s'est développé d'autre part une presse noire de grande importance : le Chicago Defender, la Crisis ou l'Opportunity sont des journaux ou revues de haute classe, typiquement américains dans leur présentation, qui cherchent fort intelligemment à mettre en valeur la contribution nègre à la civilisation, en particulier à la civilisation des États-Unis, dans la littérature, le théâtre, l'art, les sports. De son côté, la National Negro Business League, de concert avec de nombreuses associations analogues, défend les intérêts matériels de la race, préoccupation de plus en plus importante à mesure que ses succès économiques se multiplient. La cohésion de tous ces mouvements est renforcée par le rôle des groupements religieux noirs, surtout des baptistes et des méthodistes, dont l'activité et la conviction, sinon toujours la valeur éducative, sont incontestables. La minorité nègre a en somme compris de longue date qu'elle doit se charger elle-même de conquérir son salut.

Mais elle ne peut y réussir qu'avec le consentement, le concours des Blancs. Les Églises protestantes du Nord témoignent à cet égard d'une sincère bonne volonté, mais on n'aboutit pas jusqu'ici au culte commun. C'est même parmi les milieux protestants du Sud que se recrutent les adversaires les plus passionnés de la libération noire : le pasteur baptiste blanc est traité par le Ku Klux Klan 1 avec une faveur toute particulière. Il faut signaler d'autre part les efforts souvent efficaces de nombreuses Chambres de Commerce en vue d'une collaboration ethnique, mais les partis politiques sont restés longtemps sans s'occuper utilement ou efficacement de la question. Tradition-[p. 76] nellement, le parti démocrate, dont la base est le Solid South, est celui de la défense blanche intransigeante. Les républicains, en principe favorables aux Noirs, n'ont pas à leur égard de programme agissant. Du reste, dans le Sud, où règne le système du parti unique, il n'y a presque pas de républicains : il s'ensuit que pratiquement la minorité ethnique n'est pas représentée. Un renversement complet de ces positions résulte du retour des démocrates au pouvoir en 1933 avec Roosevelt : défenseur par principe des immigrés non encore assimilés, le parti est amené, notamment parce qu'il y a dans le Nord un nombre croissant de Nègres munis d'un bulletin de vote, à inclure ceux-ci dans le groupe des minorités appartenant à sa clientèle, ce qui provoque naturellement dans le Sud une série de sécessions, dont la principale est, en 1948, celle des Dixiecrats, refusant de soutenir la candidature d'un Truman, partisan des civil rights. C'est en conséquence sur le terrain politique que la question noire va se débattre de plus en plus.

Dès la seconde guerre mondiale, le président Roosevelt abolit dans l'armée, les discriminations raciales, cependant qu'en 1948 le président Truman propose au Congrès tout un programme de civil rights : création d'une Civil rights division au ministère de la justice et d'une commission permanente des droits civils, égalité de traitement à assurer par la loi, protection fédérale contre le lynchage, abolition des poll taxes et garantie du droit de vote, suppression des discriminations dans l'industrie et les transports, protection spéciale des Noirs dans le District fédéral... On conçoit que le Sud proteste violemment et qu'associé à divers éléments républicains il réussisse à empêcher cette politique d'aboutir. Mais l'opinion noire, alertée et se sentant soutenue pour la première fois, réagit sous la forme de l'agitation et de l'intervention parlementaire, efficacement dirigée par la National association for the advancement of colored people. Avec quels résultats ?

III


Le droit de vote des Noirs, reconnu dans le Nord, ne l'est pas dans le Sud, mais une pression croissante venue du dehors tend à l'y imposer, en dépit d'une résistance passive s'exprimant notamment par la mauvaise volonté des bureaux à recevoir les inscriptions. Il paraît probable que, dans les années à venir, le [p. 77] vote de couleur comptera de plus en plus dans les élections du Sud. Celles-ci, en raison du régime de parti unique qui y prévaut, se font effectivement dans les primaries, où les électeurs blancs prétendent demeurer entre eux, comme dans un club fermé, mais là encore la porte s'entr'ouvre : la Cour Suprême a décidé en 1944 que les Noirs devraient y être admis. Sans doute reste-t-il à appliquer pareille décision, mais néanmoins sur toute la ligne la résistance faiblit. Dans plusieurs villes du Sud, comme dans toutes les villes du Nord, le vote de couleur compte, au point parfois de pouvoir faire pencher la balance et il n'est plus exceptionnel que des postes électifs soient confiés à des Nègres.

La ségrégation cependant subsiste en fait, partout, en dépit des jugements qui de plus en plus l'interdisent. En 1896, la Cour suprême l'avait admise dans les transports, mais un jugement de 1946 la déclare illégale s'il s'agit d'un trajet au delà de la frontière d'un État. Jusqu’ici pourtant la Cour n'a pas prononcé la condamnation générale d'une pratique qui, au Sud d'une certaine ligne, demeure universelle. Même dans le Nord, il est exceptionnel de voir un Nègre dans un Pullman. S'agissant du logement, la question n'avance guère davantage. Légalement, la ségrégation existe partout dans le Sud, mais ailleurs elle n'est pas moins la règle de fait. À Chicago, à New York, un Noir peut assurément se prévaloir de la loi pour prétendre habiter où il veut et, en 1948, une décision de la Cour Suprême, venant après beaucoup d'autres, a déclaré nuls tous contrats interdisant la location à un Nègre ou à un Juif, mais en fait, quand un homme de couleur vient s'installer dans une maison, les Blancs qui l'occupent, ou bien la désertent, entraînant ainsi une baisse catastrophique de la valeur de l'immeuble, ou bien empêchent par la violence ce Noir de s'y installer. Le cas a été décrit par Sinclair Lewis dans son Kings blood Royal, mais l'émeute qui s'est produite dans le quartier de Cicero à Chicago en 1951 n'est qu'un exemple entre cent de la fréquence d'incidents de la sorte : les mœurs demeurent réfractaires au contact intime des deux races.

Il en est de même en ce qui concerne les hôtels, les restaurants, les théâtres et en général les lieux de divertissements : un Noir demandant une chambre dans un hôtel se la voit refuser, à Chicago comme à la Nouvelle-Orléans ; s'il veut s'asseoir dans un restaurant, il n'y aura jamais pour lui de place disponible. Le fait qu'en justice son droit sera toujours reconnu n'y changera [p. 78] pas grand'chose, même s'il s'agit d'un homme cultivé ou occupant quelque situation importante : lors d'une réunion d'évêques épiscopaliens à la Nouvelle-Orléans, l'un d'entre eux, de race noire, était descendu au plus grand hôtel de la ville où j'étais moi-même, mais il ne put y rester, le personnel domestique de race blanche ayant refusé de le servir et menacé de faire grève. Quand des délégations européennes comprenant des membres de couleur viennent à New York, elles ont toutes les peines du monde à obtenir que ceux-ci partagent leur logement. La présence aux États-Unis de délégations étrangères de plus en plus composites a pour conséquence un certain relâchement de cette sévérité et l'on peut dire qu'au moins dans le Nord elle tend à s'atténuer : dans certains milieux d'esprit libre il arrivera qu'on invite des Nègres. Un intellectuel noir, assez clair de teint je dois le dire, m'avait convié à déjeuner dans un grand restaurant de New York, dont la direction, me disait-il, voulait bien fermer les yeux sur sa présence : il ne se passa rien, mais le festin me rappela un peu celui du rat de ville et du rat des champs. Là encore la question, quoique moins virulente qu'hier, n'est pas sur la voie d'une solution.

S'il y a quelque part progrès sensible, c'est dans l'armée, où la ségrégation, condamnée depuis Roosevelt, tend à s'éliminer de la marine et de l'aviation, beaucoup plus lentement des armes de terre. Progrès également dans l'industrie, où l'ordre 8802 interdit depuis 1941 toute discrimination dans les usines travaillant pour la guerre. Cette interdiction s'étend à tous les travailleurs de 1'État et en général aux entreprises ayant des contrats fédéraux. Dans les ateliers du Nord et de l'Est on s'est accoutumé de longue date à voir travailler côte à côte des ouvriers appartenant aux deux races ; les Noirs y sont admis aux métiers qualifiés et ils y ont en fait les mêmes droits que les autres travailleurs, sous cette réserve qu'on les relègue aisément au rang des manœuvres et qu'en cas de crise ils soient licenciés les premiers ; s'ils ont été admis de suite dans le Committee for Industrial Organisation, l'American Federation of Labor les a longtemps exclus de ses syndicats. Quoi qu'il en soit, on s'oriente sérieusement vers l'égalité de traitement et le mouvement s'étend maintenant au Sud, dont l'industrialisation rapide est souvent le fait d'entreprises énormes, venues du Nord, qui n'ont pas le préjugé de la race. Une dizaine d’États, tous du Nord, ont des lois interdisant la discrimination raciale dans l'industrie, mais [p. 79] un projet de loi fédérale dans ce sens n'a pas eu raison au Congrès de l'obstruction sudiste.

C'est enfin à propos de la ségrégation scolaire que les passions semblent rester les plus vives. Légale partout dans le Sud, elle est censée ne pas exister dans le Nord, où du reste la présence des enfants noirs dans les écoles publiques semble généralement acceptée et où les étudiants de couleur sont de plus en plus admis dans les collèges et universités, du moins à titre individuel et dans des proportions limitées. La Cour Suprême, depuis 1896, admet que la ségrégation scolaire, manifestement contraire au XIVe amendement, peut cependant être admise si, dans des écoles séparées, les enfants noirs bénéficient d'avantages scolaires égaux à ceux des enfants blancs ; s'il n'en est pas ainsi – ce qui, en fait, est le plus souvent le cas – des jugements plus récents exigent l'admission, l'admission loyale, c'est-à-dire autre qu'au compte-gouttes, dans les établissements publics. La jurisprudence de la Cour s'oriente donc dans le sens d'une condamnation générale de principe, conforme à la tendance qu'elle manifeste dans les autres aspects de la ségrégation, mais il est vraisemblable que le Sud refusera de se soumettre et qu'il sera difficile de lui imposer un régime dont manifestement il ne veut pas. Dans divers états en marge du Sud où l'école publique a reçu d'autorité des élèves de couleur, les parents ont en grand nombre retiré leurs enfants et il s'est même produit, comme à Cairo (Illinois) en 1952, de véritables émeutes. La parade du Sud pourrait être de renoncer à l'enseignement public, en n'ayant plus que des écoles « privées » dans lesquelles la ségrégation ne pourrait être interdite comme anticonstitutionnelle.

IV


On voit aisément en somme les raisons qui font évoluer la question et celles qui l'empêchent d'aboutir à une solution. Dans la première catégorie il y a le fait que les Noirs se civilisent, surtout dans le Nord, et qu'une opinion internationale, plus sensible aux États-Unis depuis l'O.N.U., se dessine dans le sens du libéralisme ethnique. Mais dans la seconde se range l'incontestable constatation d'une différence indélébile entre les deux races, différence dont le Nord, après le Sud, s'aperçoit maintenant que lui aussi a ses Nègres.

[p. 80]


Aucune solution, dans ces conditions, n'apparaît satisfaisante, ou même possible. Celle qui consiste à maintenir le Noir in his place, c'est-à-dire sous le talon à la manière sud-africaine, aurait sans doute la préférence du Sud, mais à la longue elle se révèle aussi impossible à pratiquer intégralement que l'avait été l'esclavage il y a un siècle : le Sud lui-même commence à s'en rendre compte. Le mélange des races, qui avec les Portugais a produit la paix ethnique, peut donner au Brésil d'heureux effets en tendant à absorber l'élément de couleur, mais au prix de cette intrusion insidieuse de sang exotique que les Américains semblent redouter par-dessus tout. La ségrégation dans l'égalité et la dignité serait sans doute la meilleure solution, celle convenant le mieux non seulement aux Blancs mais aux Nègres eux-mêmes ; or elle apparaît irréalisable : l'humiliation subsiste pour l'inférieur d'hier, dans la mesure même où il ne se sent pas traité en égal, encore que différent.

Dès lors, s'il est possible d'escompter un progrès dans les relations entre les deux races, toute solution acceptable pour l'une et l'autre paraît s'éloigner au moment même où l'on s'en approche. La population noire se fera, surtout grâce au vote, reconnaître une place dans la société américaine, avec des garanties inscrites dans la loi, qui finiront par se faire plus ou moins respecter ; sous l'influence des nécessités internationales, et aussi parce qu'ils le mériteront de plus en plus par une valeur personnelle, les plus distingués d'entre les Noirs seront traités avec plus de courtoisie et même admis à des postes importants. Mais il est douteux que l'homme de couleur soit jamais traité en égal autrement que dans la loi et reçoive cette reconnaissance de dignité sociale sans laquelle il ne pourra se déclarer satisfait. Dans l'Autriche de l'ancien régime, on disait ironiquement que « l'homme, commence au baron ». Commence-t-il dès le Nègre aux États-Unis ? Le message américain au monde a, dans ces conditions, la faiblesse de ne pouvoir être tout à fait humain.

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