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1958 tableau des états-unis


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Chapitre 11.

TENDANCES ET RÉACTIONS
RELIGIEUSES
AUX ÉTATS-UN1S



I



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Trois tendances, correspondant à trois tempéraments religieux, se distinguent traditionnellement dans le protestantisme américain. L'orthodoxie ou fondamentalisme est issue, soit du XVIIe siècle anglais puritain, soit du romantisme méthodiste du XVIIIe, mais l'élan initial, transmis au XIXe, se conserve au XXe, périodiquement ranimé par des « réveils » (revivals). Le libéralisme ou modernisme, legs du siècle des lumières, vise à adapter la religion aux besoins du progrès contemporain. L'invention religieuse des sectes, prophétique, mystique ou fantaisiste, perpétue dans le nouveau monde une tradition biblique, dont la source est au plus profond de l'Ancien Testament, mais qui sait à l'occasion se servir de toutes les ressources de la technique moderne.

L'orthodoxie se fonde sur l'interprétation littérale de la Bible, considérée comme « le Livre », dépôt de toute vérité. Pour les Américains de vieille allégeance, c'est surtout « le Livre de nos Pères », donc de la tradition nationale, et l'on a l'impression qu'ils en viennent parfois à oublier que c'est un livre juif, appartenant aussi à d'autres peuples. Il est admis sans discussion que tout ce qui s'y trouve inscrit est vrai, jusqu'au plus extraordinaire miracle. En 1925, au procès resté fameux de Dayton (Tennessee), relatif à l'enseignement de l'évolution, William [p. 89] Jenning Bryan, ancien secrétaire d'État et leader fondamentaliste, répond ainsi aux questions de l'avocat adverse :

Q. Prétendez-vous que tout ce qui est dans la Bible doit être interprété littéralement ? – R. Je crois que tout ce qui est dans la Bible doit être accepté tel quel. – Q. Vous croyez que Dieu a créé un poisson assez gros pour avaler Jonas ? – R. Oui, et laissez-moi vous dire qu'un miracle est aussi facile à accepter qu'un autre. – Q. Facile, dites-vous, d'admettre que la baleine a avalé Jonas ? – R. Oui Monsieur, si la Bible le dit.

Un humoriste suggère qu'un libéral est celui qui croit que la baleine a avalé Jonas, tandis que le fondamentaliste croit que Jonas a avalé la baleine, mais on doit se rendre compte que Bryan était fort sérieux. Par son intransigeance, cette orthodoxie a créé et maintenu une armature morale solide, comportant la condamnation des mœurs dissolues importées des Babylones européennes, mais aussi la répudiation des doctrines scientifiques susceptibles d'ébranler la croyance. Il ne faut pas croire que ce soit une attitude périmée : elle persiste non seulement dans les milieux vieil-américain et chez les petites gens du Bible belt (zone biblique), mais encore chez de riches et puissants hommes d'affaires, respectueux de la tradition, qui sont les piliers et les banquiers de l'Église. Il y a un nationalisme américain qui trouve dans le fondamentalisme sa base la plus solide et c'est de lui par exemple que se réclame le Ku Klux Klan.

Le libéralisme au contraire cherche à se dégager du dogme étroit, de la religion littéralement et étroitement révélée, pour se concentrer sur la recherche de l'esprit, sur l'action morale et sociale. De la transcendance il tend à passer à l'immanence, dans une préoccupation spirituelle où l'humanisme s'impose. Il se rattache en cela au mouvement libéral européen du XIXe siècle, mais il s'en distingue par un souci, un peu puéril, qui se rencontre du reste aussi dans le fondamentalisme, de moderniser la religion par un usage systématique des techniques les plus actuelles et des vocabulaires les moins ecclésiastiques. Certains pasteurs se font assister de psychanalystes ; et, après tout, pourquoi Dieu ne serait-il pas moderne ? Dans son Middletown, Robert S. Lynd raconte la scène suivante :

Quand les Bearcats (l'équipe sportive du collège de Middletown) étaient en train de jouer pour le championnat de basketball, ceux qui n'avaient pu aller assister au match s'étaient réunis dans l'auditorium du collège pour entendre au fur et à mesure [p. 90] l'annonce des résultats. Un pasteur présidait le meeting, l'inaugurant par une prière. À un moment donné un moniteur se dresse « Oh ! Dieu, nous devons gagner ! Jésus, ne voudras-tu pas nous aider ? » Les Bearcats ayant quand même été battus, le pasteur répond à quelques objections faites par les élèves : « On m'a demandé s'il était juste de prier pour la victoire des Bearcats et l'un de vous m'a dit qu'ayant prié pour les Bearcats, et ceux-ci ayant été vaincus, il ne croit plus à l'efficacité de la prière. Je crois que la prière devrait être réservée pour les cas où c'est une issue morale ou spirituelle qui est en jeu. Dieu pourrait favoriser la moins bonne équipe, mais, de sa part, ce ne serait pas sportif. »

L'Européen est porté à rire, à moins qu'il ne se sente un peu choqué, mais l'opinion américaine se plaît à ces rapprochements qui soulignent le caractère pratique que, dans le nouveau monde, doit prendre la religion. Une agence religieuse ne vantait-elle pas son most efficient Prayer department ? Mais, s'il faut citer ces fantaisies, on ne doit pas perdre de vue que, libéré de certaine étroitesse dogmatique, ce modernisme reste essentiellement religieux, axé sur l'esprit, mais ne sachant pas séparer la vie spirituelle de l'action, notamment de l'action sociale. Au risque de perdre tout cadre de croyance positive, l'Église tend alors parfois à devenir surtout un instrument de réalisations sociales, avec des promesses, des rapports et des ordres du jour analogues à ceux des partis politiques.

Quant aux sectes, elles constituent aux États-Unis un jaillissement spontané, sporadique, qui ne se tarit pas. Leur institution repose généralement sur l'interprétation particulière de tel verset de la Bible, sur la révélation d'un fidèle, sur quelque superstition trouvant sa preuve dans les Écritures, sur quelque rite, sur l'affirmation d'une règle puritaine. Elles sont du reste indéfiniment diversifiées, généralement exclusives, souvent microscopiques, parfois grotesques. Les Primitive friends sont 25, les Bullockite free will Baptists 36. La moitié des sectes ont moins de 7 000 membres. Certaines restent totalement inconnues, quasi impossibles à identifier : les Predestinarian Baptists, les Pillars of fire, la House of Prayer, la Church triumphant... La Church of God and Saints of Christ doit sa naissance à la révélation d'un cuisinier nègre du Santa Fé Railroad ; selon la Church of living God, Job, David, Jésus étaient Noirs ; les Amish Mennonites considèrent les boutons, les bretelles comme des instruments de péché. Mais les Jehovah's witnesses, qui rayonnent sur les cinq continents, sont à même de réunir, le 19 juillet 1953, [p. 91] 82 861 fidèles dans le Yankee stadium de New York. Le mouvement des sectes n'est pas propre à l'Amérique : l'Angleterre, l'Allemagne, la Suisse, le Midi cévenol lui fournissent traditionnellement un milieu favorable. Mais il semble qu'aux États-Unis le terrain se soit manifesté particulièrement réceptif à leur épanouissement. Refuge de déshérités, elles bénéficient de la crédulité de gens sans culture, émus par le prophétisme, séduits par l'illusion du retour à l'Église primitive, invraisemblablement prêts à accepter n'importe quelle affirmation : si je disais que je suis Élie ressuscité, il se trouverait des Américains pour le croire ! Il faut classer avec les sectes les revivals, fondés sur l'émotion, selon la tradition méthodiste des conversions subites : émotion savamment dirigée par des animateurs connaissant à fond la psychologie des foules, la technique de la publicité religieuse. Ces réveils attirent et secouent éventuellement des foules immenses, qui, prises en main par des évangélistes convaincus mais avertis, se convertiront, quitte à retomber ensuite... mais de nouveaux réveils les ressaisiront. Dans l'Elmer Gantry, de Sinclair Lewis, un revivaliste professionnel discute longuement la question de savoir si l'on a le droit de compter deux fois les mêmes convertis...

Le fondamentalisme et le modernisme sont aujourd'hui, dans une large mesure, des polémiques dépassées. Le modernisme, dans l'ensemble, a vaincu, encore qu'on n'aime pas se dire libéral, formule péjorative en tant que suspecte de leftism (gauchisme), mais la tradition fondamentaliste, toujours vivante, notamment dans le Sud et le Centre-Ouest, a maintenu aux États-Unis une solide fidélité au culte, à la vie religieuse de la paroisse, à la conception protestante de la religion comme inspiratrice de la vie. Il y a ainsi certains traits, certaines tendances qui appartiennent en commun à tous les protestants américains, notamment, en dépit de la croyance au péché originel, cette confiance dans l'homme, dans l'homme régénéré si vous voulez, qui conduit à la mystique proprement américaine de l'énergie, susceptible de se dégrader en mystique du succès.

Ainsi la religion doit construire, organiser : il s'agit moins de méditer que d'agir, d'agir socialement, la dignité de l'homme finissant par ne plus toujours bien se distinguer de son niveau de vie.

Dans ces conditions, le Christ, encore qu'il reste bien le centre de la croyance, tend à ne plus tant être le Christ du sacri-[p. 92] fice et de la rédemption qu'une sorte de Christ surhomme, modèle devant servir à un idéal de vie, mais, comme nous le disions tout à l'heure, de vie moderne, adapté à toutes les exigences du présent. La littérature américaine affectionne particulièrement l'image d'un Jésus vivant de notre temps, servant d'exemple par sa parfaite sainteté, associée cependant à un parfait modernisme. Le livre classique est celui de Sheldon, In his steps what would Jesus have done. Il est permis d'évoquer un Christ rotarien, boy scout, membre d'une Chambre de Commerce. Le plus extraordinaire est celui de Bruce Barton, dans The man nobody knows. Il nous y est montré comme le créateur de « la plus grande organisation que le monde ait jamais vue », comme un exécutif, un chef (Chapitre I), comme le fondateur des affaires modernes (Chapitre VI), sachant se servir de la publicité, nullement comme un être physiquement inférieur (aurait-il pu chasser les marchands du temple ?), ni comme un rabat-joie (the most popular dinner guest in Jerusalem)... En lisant le livre, j'ai cru d'abord à quelque spirituelle galéjade, mais, renseignements pris, l'auteur était fort sérieux.

Je m'en voudrais, par ces allusions d'ordre humoristique, de paraître rabaisser l'esprit du protestantisme américain, car celui-ci est essentiellement sincère dans sa recherche d'une vie spirituelle meilleure entraînant une dignité sociale accrue. Cependant on ne peut s'empêcher de constater que la religion, ainsi comprise, devient une réflexion de la vie américaine, tout autant qu'une force spirituelle indépendante. Nombre d'Églises, dans ces conditions, tendent à devenir moins des lieux d'adoration que des clubs sociaux, dans lesquels les réunions de sport pour les jeunes ou les soupers du dimanche soir revendiquent une place importante à côté de la liturgie ou du sermon. On attend du pasteur qu'il soit un animateur, un good mixer, leader effectif de sa communauté, qu'il aura à défendre contre la concurrence de communautés rivales. Le civisme religieux, dans cette conception, devient une caractéristique du protestantisme aux États-Unis : il faut suivre le Christ dans les Bourses, les usines, les banques, les antichambres du gouvernement (follow Christ in the market Place, the factory, the banking house, and the halls of government), car la nation doit être religieuse et c'est le devoir du chrétien d'y veiller. C'est dans cet esprit que protestants laïques et pasteurs interviennent en tant que tels dans la lutte politique, s'efforçant de transformer en lois les impératifs de la [p. 93] morale, luttant pour les réformes sociales, le clean government. Le danger est que, pour réussir dans le monde, on est amené à adopter certaines de ses méthodes : tout n'est pas pur dans la façon dont la prohibition par exemple a été défendue. Agissant en tribuns, il a fallu que tels pasteurs montrassent les qualités d'un candidat, mais ils risquaient d'en contracter aussi les défauts. Ces critiques ont été souvent faites, mais ce programme qui consiste à moraliser l'État n'en est pas moins d'une inspiration qui honore le protestantisme américain.


II


Le protestantisme ainsi compris n'a pas manqué de susciter certains reproches. Il s'agit d'une religion d'Anglo-Saxons, satisfaits de leur respectabilité, gentlemen of principle and prosperity, reléguant les étrangers et les immigrés dans une sorte de seconde zone religieuse, morale et sociale. Certains suggèrent aussi que, dans cette conception systématiquement orientée vers l'action, les éléments essentiels de la religion tendent à être perdus de vue : la préoccupation toujours présente du résultat, presque du rendement humain, ne tient plus assez compte de la transcendance divine et de l'esprit d'adoration désintéressé ; d'autre part le souci d'être moderne entraîne chez certains évangélistes une sorte de cordiale vulgarité qui nuit à la poésie du culte, parfois presque à sa dignité. Les esprits religieux estiment éventuellement qu'il manque quelque chose. Le catholicisme a, dans une certaine mesure, bénéficié de ces objections, mais elles ont par contre-coup provoqué des redressements protestants qui ne sont pas sans importance.

Le catholicisme souffre traditionnellement aux États-Unis de graves handicaps. Il y est considéré comme la religion des étrangers, des aliens pourrait-on même dire, en donnant à ce mot son sens péjoratif. C'est l'Église des immigrants, des mal assimilés, par conséquent des petites gens qui sont au bas de l'échelle sociale – le fils d'un magnat protestant ayant – quel scandale ! – épousé une catholique, sa mère, s'étant rendue à cet effet à la petite église romaine du lieu, remarquait qu'elle n'y était jamais venue que pour marier ou enterrer ses serviteurs. Il n'est pas exagéré de dire que la pompe romaine, avec la splendeur de son rituel, l'éclat de ses costumes ecclésiastiques, la [p. 94] magnificence de ses processions sur le passage desquelles s'agenouillent les fidèles, laisse aux vieux Américains l'inconfortable impression d'un exotisme déplacé dans un pays protestant. Cette impression s'accroît encore du fait qu'il s'agit d'une Église formée de groupes nationaux dont la fusion est longue à se faire : à côté d'un élément irlandais traditionnellement dominant, on y distingue des Italiens, des Allemands, des Polonais, des Canadiens français...

Se sentant tenu en marge, hors de l'axe, alors qu'il entend prendre part sur pied d'égalité à la vie nationale, le catholicisme américain tient avant tout à s'américaniser. De grands prélats, tels que Mgr Ireland, Mgr Gibbons, étaient en voie de réaliser ce programme à la fin du siècle dernier, mais si depuis lors l'immigration slavo-latine a retardé cette assimilation, elle n'en est pas moins en voie de se faire, d'autant plus que les nouveaux venus, nous le savons, mettent un empressement extraordinaire à adopter les mœurs du nouveau monde. S'ils le font, c'est du reste avec la volonté bien nette d'intégrer le catholicisme tel quel dans la communauté américaine. Il s'agit en effet dès maintenant d'une Église adaptée à l'atmosphère nationale ambiante : elle est fière de sa richesse, de l'importance des monuments ecclésiastiques qu'elle a édifiés, du confort tout moderne de ses écoles et de ses couvents. Ses prêtres, bien chauffés, bien nourris, habitués à voyager en sleeping, doivent éprouver pour leurs pauvres collègues européens une commisération pleine de condescendance. Leur contribution à la pensée religieuse universelle est médiocre, mais ils ont le sentiment de leur puissance, qui n'est du reste pas sans inquiéter les milieux protestants, accoutumés de longue date à un monopole d'influence.

L'action catholique aux États-Unis s'exerce donc authentiquement dans le cadre national, mais elle relève néanmoins d'un américanisme moral et religieux spécial. Son moralisme est essentiellement conçu sous l'angle de la famille, dont elle se fait, beaucoup plus que les protestants, le défenseur. Elle s'éloigne cependant des tendances de fond de la société américaine dans la position prise par elle sur le devoir, qu'elle affirme avec intransigeance, de ne pas limiter les naissances, d'être contre le birth control, contre la stérilisation. Elle s'en éloigne également dans sa conception de l'école séparée, réclamant pour celle-ci des subventions assurément contraires au principe constitutionnel de la séparation des Églises et de l'État. L'existence d'une [p. 95] minorité religieuse recevant les instructions d'un pape étranger et par aggravation italien indispose de plus en plus les protestants, qui, en présence d'un développement catholique indéniable, reprennent tous les arguments d'un anticléricalisme que nous connaissons bien. Encore, plutôt que d'anticléricalisme, faudrait-il parler ici d'anticatholicisme.

Si pareille inquiétude se fait jour aux États-Unis, c'est que le catholicisme y bénéficie, depuis la première guerre mondiale, d'une certaine faveur. Il faut dire qu'en général le niveau social de la population catholique s'est élevé, mais il y a eu aussi de nombreuses conversions du protestantisme. À quoi sont-elles dues ? L'austérité du culte protestant détourne certains Américains de la sévérité réformée vers l'attrait d'un rituel plus poétique, plus mystique, ménageant mieux dans la religion le prestige du mystère : selon Sinclair Lewis, dans la platitude quotidienne des petites villes de l'Ouest, les seules fenêtres sur l'infini sont le passage du train et la messe catholique. Comme partout ailleurs la dispersion protestante fait apprécier à des esprits avides de discipline la force d'une Église fondée sur l'autorité. Je crois que le progrès du catholicisme aux États-Unis tient surtout à son excellente organisation, à l'efficacité d'un clergé singulièrement actif, à sa propagande infatigable, à son intelligente pression sur les hommes politiques. Il faut ajouter qu'une natalité plus forte tend à augmenter naturellement le nombre des catholiques américains.

Les statistiques, nous l'avons vu, montrent en effet un accroissement impressionnant de leur effectif, qui va bientôt dépasser de beaucoup 30 000 000, mais la proportion par rapport à la population totale ne s'accroît pas. Il n'en reste pas moins qu'il y a progrès incontestable de l'influence catholique, et c'est une phase nouvelle dans l'histoire du pays. Il y a désormais une minorité importante en mesure de faire entendre sa voix, pour préconiser des thèses dont on ne peut dire qu'elles soient en accord avec les doctrines de base qui ont traditionnellement inspiré les États-Unis. Une religion d'autorité, ne reconnaissant pas l'école publique laïque, non résignée au fond à la séparation de l'Église et de l'État, c'est dans l'organisme national l'équivalent d'un corps étranger. Il n'est pas question de ne pas lui faire sa place, mais cette admission est l'occasion d'adaptations difficiles et de graves divergences politiques.

Cela ne signifie pas que le patriotisme des catholiques [p. 96] américains, disons même leur nationalisme, le cède en rien à celui de leurs concitoyens protestants plus anciennement établis ou assimilés. Le patriotisme de ceux-ci se réfère à une conception anglo-saxonne et protestante des États-Unis. Celui des catholiques est l'effet d'un attachement loyal et même passionné à l'American way of life et d'une reconnaissance sincère à l'égard du pays qui leur en accorde le privilège. Le nationalisme américain du passé était protestant, tel celui du Ku Klux Klan, mais il peut exister désormais un nationalisme catholique, non moins exclusif quoique ayant d'autres lignes de défense : qu'on pense par exemple à celui d'un McCarthy.

III


Les prétentions, de plus en plus insistantes, de la minorité catholique ont suscité chez les protestants un renouveau d'anticatholicisme. Tous les arguments les plus rebattus de notre anticléricalisme reparaissent, avec une fraîcheur qu'ils ont perdue chez nous : le pape est un souverain étranger auquel il est scandaleux que des Américains obéissent dans leurs votes, la hiérarchie romaine est incompatible avec la constitution américaine, Rome n'a pas renoncé à la conquête de l'Amérique, caveant consules ! Quand le président Truman a voulu, en 1951, nommer un ambassadeur au Vatican, il s'est heurté à une opposition protestante dont la violence étonne : les pasteurs, en chaire, ont qualifié la mesure d'intolérable scandale, d'insulte faite au caractère protestant de la nation et d'innombrables listes de signatures ont confirmé leur protestation. La profondeur de cette réaction ne doit pas être méconnue, elle répond à une défense instinctive d'un monopole religieux maintenant périmé.

La présence d'une pensée catholique a cependant exercé une influence à l'intérieur même du monde protestant. On constate une évidente attraction vers les formes catholiques du culte, non seulement dans les milieux high church de l'Église épiscopale où il y a un véritable débordement de vitraux, de croix, d'encens, de candélabres, de cierges et de vêtements sacerdotaux somptueux, mais jusque dans les Églises de la plus pure tradition réformée, où se fait jour une préoccupation d'esthétique bien étrangère à l'ascétisme antérieur : le temple baptiste confié par Rockefeller au pasteur Fosdyk est la repro-[p. 97] duction de la cathédrale de Chartres, avec des chapelles consacrées à de grands hommes tels que Lincoln ou Pasteur, et un souci d'élégance se remarque un peu dans toutes les dénominations. On aurait tort du reste de voir là le signe d'un retour aux pratiques catholiques, car la préoccupation reste exclusivement esthétique, sans conséquences sacramentelles comme dans l'anglicanisme. Il faut signaler néanmoins des tendances vers une conception plus strictement religieuse de la religion, je ne sais quelle lassitude d'un christianisme trop pratique au point d'en être terre-à-terre, la réapparition dans le culte de l'adoration, avec l'accent mis sur l'autel et non plus uniquement sur la chaire (pulpit). La Federation of Churches of Christ a institué une section of worship (section de l'adoration). La notion de la transcendance divine, longtemps éclipsée par l'immanence issue du XVIIIe siècle, a reparu avec l'influence de Karl Barth, encore que celle-ci soit sur le déclin, et l'intérêt pour la théologie est en progrès certain. Ces tendances, où se reconnaît l'influence de mouvements européens analogues, marquent aussi, dans une certaine mesure, une endosmose de l'atmosphère catholique, mais sans que celle-ci entraîne des conséquences sur l'essence même du protestantisme.

Bien au contraire, celui-ci, se sentant menacé par la concurrence d'un catholicisme bénéficiant de son unité et faisant masse de son organisation, éprouve à son tour le besoin de se concentrer en s'organisant. En présence de menaces extérieures, telles que l'athéisme communiste d'un côté, la propagande romaine de l'autre, les querelles doctrinales séparant les dénominations semblent quelque peu démodées et l'union des Églises prend la première place dans les préoccupations. On insiste sur le fait que ce qui unit les protestants est plus important que ce qui les sépare et, comme on est aussi dans le pays de la rationalisation, on fait valoir que le groupement des unités cultuelles permet logiquement de sérieuses économies de pasteurs, de missionnaires et de gestion. Le mouvement irrésistible qui, dans le domaine économique, conduit à la concentration des industries, se manifeste parallèlement dans le domaine ecclésiastique. Créée en 1912, la Federation of Churches of Christ, maintenant National Federation of Churches of Christ, groupe plus de 700 unités de culte locales dans tout le pays. En quarante ans il y a eu quatorze unions importantes d'Églises, insistant sur l'oubli volontaire de différences minimes au bénéfice de ce qu'elles [p. 98] avaient de commun. Le mouvement, il est vrai, n'a pas atteint les sectes, mais on en mesure toute la portée dans le concours américain à l'œcuménisme protestant, dont les États-Unis ont été les initiateurs et demeurent le soutien le plus convaincu et le plus efficace. Je ne sais si ce courant vigoureux qui porte à l'union exprime un renouveau de la foi plutôt qu'un besoin d'efficacité administrative. Si les sectes représentaient la jeunesse religieuse, ce libéralisme axé sur l'organisation serait plutôt expressif d'une sorte de maturité.

De son côté le puritanisme, qui au lendemain de la première guerre mondiale avait marqué un retour offensif caractérisé, apparaît maintenant en régression, le turning point pouvant être fixé à l'abandon de la prohibition en 1933. Après un long refoulement, certaines tendances de la nature humaine ont fini par se faire jour en dépit d'une armature morale oppressive, mais cette libération s'est faite quand même dans un esprit où l'individualisme protestant transparaissait. C'est en vertu d'une sorte de mystique que des formules telles que « vivre sa vie », « faire soi-même sa destinée », soit dans le domaine du sentiment, soit même dans celui de la vie sexuelle, ont trouvé aux États-Unis une renaissance inattendue : c'était pour l'esprit religieux une façon de se transposer dans des domaines où l'Europe a quelque peine à l'imaginer. Il y a jusque dans le Rapport Kinsey je ne sais quel Rousseauisme différé. Le courant de la pensée religieuse américaine a été si fortement orienté de la transcendance vers l'immanence, de l'autre monde vers celui-ci, de la théocentrie à l'anthropocentrie, du dualisme vers le monisme, qu'il est devenu impossible de l'arrêter dans cette voie ; mais, sous quelque forme que ce soit, l'élan religieux initial est toujours visible.


IV


En somme, même quand il n'y a pas de foi doctrinale authentique, l'Amérique demeure essentiellement protestante et les problèmes continuent d'y être toujours envisagés sous l'angle protestant, moral et moralisant. Les catholiques eux-mêmes subissent cette ambiance, cependant que l'incroyance, sévèrement comprimée par un conformisme peu tolérant, n'existe pas sous la forme agressive et ne s'exprime guère que dans un agnosticisme respectueux. Les Églises protestantes se prévalent du [p. 99] nombre récemment accru des gens déclarant une affiliation religieuse pour affirmer un progrès de la foi on du moins de l'attachement au culte. L'Européen est frappé en effet par le grand nombre des Américains fidèles à leur Église, portant la marque de la conscience protestante. On peut dire qu'à cet égard le pays reste dans sa tradition, qui est celle d'une nation se voulant chrétienne et spécifiquement protestante, affirmant la séparation des Églises et de l'État, mais n'ayant nullement l'idée qu'il doive y avoir une séparation entre la religion et la nation. Ce pays reste aussi dans sa vocation missionnaire, sincèrement désireux d'améliorer le sort moral des hommes par l'élévation de leur niveau de vie. Si l'angle de vision est souvent matériel, l'inspiration demeure idéaliste, d'un idéalisme dont la source est religieuse. L'Europe, qui a souffert, voit une opposition entre la religion et la vie et se méfie des philosophies qui prétendent sanctifier le succès. L'Amérique, qui n'a pas souffert, conserve dans son optimisme la conviction que les deux notions ne s'opposent pas.

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