Ana səhifə

Buridan le héros de la Tour de Nesle Beq michel Zévaco Buridan le héros de la Tour de Nesle


Yüklə 1.34 Mb.
səhifə30/39
tarix24.06.2016
ölçüsü1.34 Mb.
1   ...   26   27   28   29   30   31   32   33   ...   39

La mère de Buridan


Le prévôt de Paris, messire Jean de Précy, avait son logis devant la maison aux piliers en Grève. C’était un homme d’apparence froide, d’aspect sévère, mais tout rond en affaires, fort expéditif et capable de rendre de grands services – à ses supérieurs – dans une période de troubles comme il s’en déclarait si fréquemment en ces époques où l’autorité était bien loin d’être aussi fortifiée que de nos jours.

Que si un lecteur nous demande s’il s’agit ici de l’autorité royale ou de l’autorité républicaine, nous le prions de faire la réponse lui-même.

Jean de Précy, donc, homme de valeur qui avait succédé à Barbette, n’avait pas son pareil pour donner au peuple de Paris de salutaires exemples.

Faire saisir une douzaine de mutins, en pendre deux en Grève, deux à la Croix du Trahoir, deux aux Fourches de la Halle, en exposer trois ou quatre à différents piloris, en rouer un ou deux pour varier les plaisirs, c’était pour lui l’affaire d’une journée et c’est ce qui prouve bien qu’il était expéditif, comme nous l’avancions.

Mais nous disions aussi qu’il était rond en affaires.

Ainsi par exemple, lorsqu’il lui arrivait d’avoir à mettre la main au collet de quelque juif accusé de sorcellerie – ce qui signifiait généralement que le roi avait besoin d’argent –, si le juif lui disait :

« Mille écus pour me laisser fuir !

– Pour qui me prends-tu, vil mécréant ? répondait Jean de Précy. Ce sera deux mille écus et n’en parlons plus. »

Ce soir-là – nous voulons dire le lendemain du jour où Mabel remit à la reine l’élixir d’amour, poison violent destiné à tuer Buridan –, ce soir-là donc, Jean de Précy achevait de souper entre sa femme, personne agréable et rieuse, et sa fille, lorsqu’on vint lui annoncer qu’une femme voulait à toute force lui parler.

Le prévôt se rendit donc en son parloir en prenant cette physionomie soucieuse, digne et sévère qui lui seyait particulièrement.

Il se trouva, en effet, en présence d’une inconnue à la capuche rabattue sur le visage qui, à sa première question et pour toute réponse, lui tendit un parchemin.

Le prévôt, ayant lu, éprouva instantanément cette jubilation honnête qui saisit tout bon commerçant lorsqu’il vient de conclure une bonne affaire.

Mais cette jubilation, il la garda pour lui, et son visage demeura sévère.

Ce parchemin, c’était le bon sur le trésor royal que la reine avait signé et qui devait servir de signe de reconnaissance à qui l’apporterait.

« Je dois obéir à Sa Majesté, dit simplement le prévôt qui, en même temps, et sans avoir l’air d’y toucher, fit disparaître le précieux papier. La reine veut qu’il n’y ait pas de procès. Du moins, c’est ce qu’elle m’a dit.

– C’est vrai, messire. Pas de procès. Pas de bruit inutile.

– Et dangereux. La reine veut que Lancelot Bigorne soit tout doucement étranglé dans son cachot... »

Et comme la femme se taisait :

« Est-ce bien cela ? Je vais de ce pas m’occuper de la chose...

– La reine veut que vous m’obéissiez, dit alors la femme.

– C’est bien ainsi que je l’entends ! Aimes-tu donc mieux, femme, que ce Lancelot Bigorne soit quelque peu questionné ? Parle. Il n’en coûtera que la peine de faire venir le bourreau-juré.

– Je vous le dirai quand je l’aurai vu. Où est le prisonnier ?

– Au Châtelet, où il est traité avec tous les égards dus à un homme qui me vaut deux cents... c’est-à-dire à un homme auquel s’intéresse la reine.

– Ce soir, à onze heures, j’entrerai dans son cachot.

– Ah ! ah ! diable ! Tu veux entrer dans le cachot ? Eh bien ! soit ! puisque la reine le veut. Et alors, tu dis ce soir, à onze heures ? Hum ! L’heure est excellente, après tout, pour procéder sans bruit inutile, comme tu disais. Bien. Fort bien. Trouve-toi donc ce soir devant le pont-levis du Châtelet. Je serai là. Et puis, vois-tu, comme je suis homme d’ordre, comme je tiens à prouver ma fidélité à Mme Marguerite, tout sera prêt ; pendaison, étranglement, estrapade, question, ce sera à ton gré. Tu n’auras qu’un mot à dire, femme.

– Ce mot, je le dirai en sortant du cachot. »

*

Mabel, en quittant la maison du prévôt, se rendit au logis hanté du cimetière des Innocents. Elle commença par constater que Myrtille était bien toujours enfermée dans la chambre attenante au laboratoire. À travers un judas, elle contempla longuement la jeune fille. Puis, avec un soupir, lentement, elle alla s’asseoir sur un escabeau, et sans lumière, dans le silence de la nuit, se mit à parler avec elle-même.



« Myrtille, Buridan ! Innocents tous deux. Et tous deux vont succomber : Buridan vers minuit, Myrtille à l’aube du prochain jour... Que m’ont-ils fait ? N’est-ce pas une injustice atroce que je commets cette nuit... Oui. C’est une injustice. Et c’est affreux pour que moi-même, juge et bourreau, j’en frémisse... Buridan ! Je ne sais quelle vague sympathie m’attire vers ce jeune homme. Et Myrtille ? J’ai vainement essayé de la haïr... Mais moi, moi qui m’attendris ici, n’ai-je pas souffert à la fois dans mon amour d’amante et dans mon amour de mère ? Il faut que Marguerite pleure de voir mourir celui qu’elle aime et de voir mourir sa fille. Sans quoi, tout m’échappe. Et vraiment, ce ne serait pas la peine d’avoir dissimulé jusqu’à ce jour... D’ailleurs, il est trop tard : le poison est entre les mains de Marguerite. »

Ces quelques lignes froides résument les pensées formidables qui tourbillonnaient dans la tête de Mabel en cette heure de silence et de ténèbres où elle attendait le moment d’aller tuer Lancelot Bigorne.

La mort de Lancelot.

La mort de Myrtille.

La mort de Buridan.

C’était l’œuvre de cette nuit infernale. Et Mabel supportait l’effroyable poids de cette triple pensée de mort en songeant au lendemain. Car le lendemain, c’était le jour de la vengeance. C’était le jour où elle verrait Marguerite mourir de douleur. Et si Marguerite ne mourait pas, elle l’y aiderait, voilà tout.

Alors, de tous les acteurs de la tragédie de Dijon, où Anne de Dramans, en se débattant contre la folie de la mort, avait conçu la trame de ces représailles, il ne resterait plus que le comte de Valois à tuer !

*

Lorsque Mabel arriva devant le Châtelet, elle vit que le prévôt avait tenu parole et que le pont-levis semblait n’attendre qu’elle pour se relever. Un archer en faction la guettait. Cet homme vint à elle et lui demanda :



« Êtes-vous celle qu’attend messire Jean de Précy ?

– Je suis celle-là, répondit Mabel.

– Suivez-moi donc. »

À ce moment, onze heures sonnèrent à la cloche du Châtelet ; le soldat, précédant Mabel, traversa un passage voûté, puis une cour, puis entra dans un corps de logis, et bientôt Mabel se trouva en présence du prévôt qui lui dit :

« Alors, femme, tu veux descendre au cachot de ce Bigorne ?

– C’est convenu. Et c’est l’ordre de la reine.

– Oui. Mais dois-je t’accompagner ou te faire accompagner ?

– Je veux être seule.

– Seule ? Ah ! diable ! Et si le prisonnier t’étrangle ?

– C’est mon affaire », dit Mabel d’une voix paisible.

« Au fait, songea le prévôt, cela ne fera jamais qu’une sorcière de moins. Car Dieu me damne si ce démon femelle n’est pas une vraie sorcière. »

« Bon ! reprit-il tout haut. Et lorsque tu sortiras – si tu sors –, tu diras ce que tu désires... ce que la reine désire voir accorder à Lancelot Bigorne par notre munificence : une bonne corde, un digne coup de hache sur le col, ou un bon sommeil sur le chevalet...

– Je le dirai. Fais-moi conduire, prévôt.

– Comment donc ! Mais je vais te conduire moi-même, femme ! moi-même, c’est-à-dire escorté d’une demi-douzaine d’archers armés de dagues, car je me soucie peu d’aller rendre visite à Satan en ta compagnie. »

Le prévôt se mit en marche. Mabel haussa les épaules et le suivit. Dans le couloir, non pas six, mais douze archers attendaient. Plus un porte-clefs. Plus un porte-torche. Toute cette troupe fantastique, aux reflets rouges du flambeau fumeux, dominée par la silhouette spectrale de Mabel, se mit en route le long des couloirs sinistres aux voûtes surbaissées comme pour étouffer des plaintes, aux murs lépreux, comme si tant de douleurs accumulées y eussent laissé l’empreinte des ongles qui cherchent à griffer les pierres impassibles.

Puis on se mit à descendre un escalier en vis.

Au fur et à mesure qu’on descendait dans les ténèbres plus épaisses, les yeux de Mabel devenaient plus brillants. À mesure qu’on s’enfonçait dans une atmosphère plus lourde et plus humide, elle semblait respirer plus librement.

Mabel descendait le premier degré de sa vengeance.

Tout à coup, le prévôt ouvrit une porte.

« Est-ce là ? demanda Mabel.

– Non. Regarde seulement. »

Mabel passa la tête par la porte entrebâillée et vit une salle dallée éclaboussée de taches de sang ; dans un coin, un lit de sangle ; dans un autre coin, un chevalet avec des pièces de bois pour faire craquer les os des jambes ; des cordes, une potence, des haches ; aux murs, des tenailles, des outils d’acier, des pinces, un billot pour décapiter et encore un réchaud tout allumé où déjà des fers chauffaient.

Mabel n’eut pas un frémissement, tandis qu’elle jetait un long regard dans la chambre de torture où deux hommes s’activaient aux préparatifs. Le prévôt se mit à rire et dit :

« Voilà. Tu n’as qu’à choisir ce qui convient à ton homme.

– Je choisirai quand je l’aurai vu », dit Mabel.

Le prévôt, alors, fit un signe et, quelques pas plus loin, le porte-clefs ouvrit une porte.

C’était celle du cachot de Lancelot Bigorne.

« Entrez, dit Jean de Précy avec son sourire des grands jours de bonnes affaires, nous vous attendons là... dans la jolie chambre que vous venez de voir. »

Mabel fit un signe de tête et entra, portant la torche que lui avait remise l’un des hommes qui escortaient le prévôt.

*

Lancelot Bigorne, comme Alexandre à la veille de la bataille d’Artèbes, comme Annibal à la veille de la bataille de Cannes, comme plus tard Condé à la veille de la bataille de Lens, comme enfin tous les capitaines qui, au dire de l’histoire – cette grande flagorneuse –, dormirent paisiblement au moment de risquer leur vie et leur destinée, Lancelot Bigorne, donc, pareil à ces illustres guerriers et plus brave qu’eux, car il était bien sûr, lui, de perdre la bataille, dormait profondément.



Un ronflement sonore et peu harmonieux, mais rythmique et bien cadencé, le ronflement enfin d’une conscience honnête (pourquoi la conscience ne ronflerait-elle pas, puisqu’on la fait s’éveiller, s’endormir, parler, etc. ?), ce ronflement d’un nez – à défaut de conscience –, qui n’avait rien à se reprocher, indiquait nettement que le prisonnier ne craignait même pas, comme les Scythes, que le ciel lui tombât sur la tête. Lancelot Bigorne était heureux, ou du moins il rêvait qu’il était heureux, ce qui est peut-être la forme la plus précise du bonheur.

Cependant, la lumière de la torche ayant frappé ses paupières, il fit une grimace, grommela un juron et de l’épaule droite s’en alla continuer son rêve sur l’épaule gauche.

À ce moment, une main le toucha à cette épaule droite.

Bigorne eut un nouveau grognement d’heureux dormeur qu’on dérange et se mit sur le dos.

Puis il entrouvrit les paupières.

Dans le même instant, ses yeux se dilatèrent de terreur, il se redressa, effaré, avec la vague intuition que du rêve heureux, il passait brusquement au cauchemar atroce, puis il se rencoigna dans l’angle du cachot contre lequel il s’était endormi, puis il traça un grand signe de croix, et, claquant des dents, murmura :

« Habitant de l’autre monde, je te conjure de retourner à la tombe et de laisser un bon chrétien dormir tranquille son dernier somme. »

Puis, une idée subite lui passant par la tête :

« Ouf ! fit-il dans un soupir, si le Ciel permet que je sois éprouvé par cette apparition, c’est que demain matin, à l’aube, je serai conduit aux Fourches... Cher saint Barnabé, ajouta-t-il, je ne puis rien te promettre. Mais, en somme, je te donnais beaucoup sur mes prises, et si tu n’as pas un cœur de roche, si la reconnaissance habite au ciel, tu dois me débarrasser de cette vision. »

Là-dessus, Bigorne, qui avait fermé les yeux, les rouvrit en constatant que saint Barnabé, ingrat, ne faisait aucun accueil à sa prière, vu que le fantôme était toujours là ; il murmura dans un deuxième soupir, semblable au premier :

« Ouf ! cette fois, tout est dit. Je suis mort d’avance, puisque me voilà déjà en accointance avec les habitants de l’autre monde. »

Et passant de la peur à une sorte de bravade désespérée, il se mit debout et regarda fixement le fantôme.

« Tu me reconnais donc ? fit Mabel. Oui. Tu m’as déjà reconnue à la Tour de Nesle. Tu sais qui je suis... Tu sais quel compte je viens te demander. »

Et sa main s’abattit sur la main de Bigorne.

Instantanément, Lancelot remarqua deux choses d’une extrême importance dans la situation d’esprit où il se trouvait.

D’abord, la voix du fantôme était franche et naturelle, bien qu’un peu sourde et presque tremblante d’une émotion de colère ou de joie mauvaise.

Ensuite, la main de ce même fantôme était brûlante de fièvre.

Or, il est avéré que les fantômes n’ont pas la fièvre, il était certain que leur voix est lointaine, caverneuse et difficile à saisir pour une oreille humaine ; il était enfin non moins sûr que leur main est toujours glacée.

« Oh ! oh ! s’écria Bigorne, mais vous n’êtes pas morte ? »

Un sourire d’indicible amertume plissa les lèvres de Mabel.

« Plût au Ciel que je fusse morte ! dit-elle avec un désespoir concentré : plût au Ciel que le coup de poignard de Marguerite eût marqué la fin de ma misérable existence ! Je n’aurais pas souffert ce que j’ai souffert. Mais toi, maudit, sache-le, car je suis ici pour te l’apprendre, si tu es arrêté, c’est grâce à moi ! Dans quelques minutes, lorsque je te quitterai, je ferai un signe. Et alors, sur ce signe de ma main, sur cette simple parole que je prononcerai, tu seras saisi et emporté dans le cachot voisin. Or, sais-tu ce que c’est, que ce cachot ? C’est la chambre de la question. »

Lancelot Bigorne frissonna.

« Diable ! gronda-t-il. Je voulais bien mourir. Mais c’est mourir cent fois que de subir la question. C’est trop pour un seul homme, si dure que soit sa peau ! Mais, reprit-il tout haut, à quoi bon me faire questionner, puisque je n’ai rien à dire ? »

Mabel ne répondit pas.

Elle avait baissé la tête et semblait en proie à une douloureuse méditation.

« Je revois la scène abominable, prononça-t-elle enfin lentement. D’abord, c’est un froid qui tout à coup me glace le cœur, puis un nuage noir qui s’étend sur mes yeux, et alors je perds la notion des choses, et puis soudain, écoute, misérable... il me semble que je suis à la fois morte et vivante... je comprends en même temps que je ne puis remuer la main ! J’entends ce qui se dit, je fais un effort de tout mon être pour crier, parler, dire au moins un mot et je devine que je suis réduite à l’immobilité du néant...

– Morte et vivante ! râla Bigorne. C’est bien cela ! Je m’explique tout, à cette heure !

– Et alors, poursuivit Mabel, j’entends... Oh ! les misérables ! Oh ! les lâches qui n’ont pitié ni de la mère, ni de l’enfant !... j’entends Valois... j’entends Marguerite te donner l’ordre effrayant... Et toi, tu obéis ! J’entends les cris de mon enfant... je veux, oh ! de toutes mes forces, de toute mon âme, je veux crier, supplier, me lever !... Non ! Rien ! Et j’assiste, moi la mère, j’assiste à cette chose : mon enfant qu’on emporte pour le jeter à l’eau... Comment as-tu pu vivre, Lancelot Bigorne ? Comment tes nuits n’ont-elles pas été remplies par les clameurs du pauvre petit ? »

Mabel éclata en sanglots.

« Mon pauvre petit ! balbutia-t-elle. Mon petit Jehan !... »

Quelques minutes, on n’entendit dans le cachot que les sanglots de Mabel.

Peut-être avait-elle oublié Bigorne, sa vengeance, tout au monde, car, à ce moment, elle entendait ces cris de l’enfant qui appelle la mère à son secours...

« Ainsi, dit Lancelot Bigorne d’une voix sombre, vous me demandez comment, ayant accompli un tel forfait, j’ai pu vivre ?

– Peu importe ! fit Mabel dans un grincement. L’essentiel est que je te tiens. Vous êtes trois. Il y avait toi. Il y avait Valois. Il y avait Marguerite. Tu es frappé le premier, voilà tout. Adieu, Bigorne ! En mourant dans la torture au fond de ce cachot, dans le désespoir, dans la damnation de ton corps et de ton âme, sache seulement que c’est moi qui te tue. Adieu ! »

Bigorne fit deux pas rapides, se plaça devant Mabel, tira un petit objet brillant de son vêtement et le tendit en disant :

« Avant de vous en aller, regardez ceci, Anne de Dramans ! »

Mabel considéra un instant l’objet, puis le saisit d’une main tremblante, et dans un soupir convulsif murmura :

« Le médaillon que j’avais attaché au cou de mon Jehan !... »

Elle le porta à ses lèvres et le baisa ardemment.

Puis, relevant les yeux vers le prisonnier :

« Merci, dit-elle. Avant de mourir, tu auras donc fait une bonne action, puisque tu me rends ce médaillon que tu as volé à l’enfant avant de le tuer... Je mettrai cette relique parmi celles que j’ai conservées, ses petits vêtements, des souliers, un loquet... oui, j’ai gardé tout cela, c’est mon trésor, à moi. Merci, Bigorne : meurs en paix, et meurs sans torture : le médaillon t’épargnera au moins la question...

– Ce n’est pas moi qui ai pris ce médaillon, dit Bigorne, ce n’est pas moi qui l’ai conservé jusqu’à ce jour.

– Que veux-tu dire ? fit Mabel, étonnée.

– Je veux dire que d’autres ont trouvé l’enfant et ont pris le médaillon... »

Mabel hocha lentement la tête.

« Oui, fit-elle. Le cadavre du pauvre petit, n’est-ce pas, a été trouvé sur les rives du fleuve ?

– Je n’ai pas parlé de cadavre, dit Bigorne. J’ai dit : d’autres que moi ont trouvé l’enfant. »

Mabel passa ses mains sur son front. Elle tremblait. Un frisson convulsif l’agitait. Machinalement, elle regardait la torche dont la flamme vacillait.

Bigorne continua :

« Ces autres dont je vous parle ont trouvé l’enfant dans la cabane abandonnée où je l’avais laissé. »

Un rauque soupir gonfla le sein de Mabel. Elle voulut parler. Ses lèvres demeurèrent muettes. Mais sa main serrait le bras de Bigorne avec une telle force, mais une si intense supplication jaillissait de ses yeux, que Lancelot en fut bouleversé jusqu’aux entrailles, et il prononça d’une voix ferme :

« L’enfant que j’ai laissé dans la chaumière était vivant. Les autres qui l’ont trouvé, entendez-vous, Anne de Dramans, l’ont trouvé vivant : ils l’ont emmené vivant !... Le petit Jehan n’a été tué ni par moi, ni par d’autres... »

Un cri terrible déchira le silence du cachot.

Lancelot Bigorne acheva :

« Votre fils, Anne de Dramans, votre fils est vivant. Je le connais. Je l’ai vu. Je lui ai parlé tous ces jours-ci. Anne de Dramans, voulez-vous revoir votre enfant ?...

– Vivant ! râla Mabel.

– Vivant ! affirma solennellement Lancelot Bigorne. Je le jure sur la tête de cet enfant que j’ai appris à aimer, je le jure sur le sang du Christ, et si je mens, puissé-je errer, pendant l’éternité, des sombres parages du purgatoire aux plaines brûlantes de l’enfer. Saint Babolin me soit en aide, jamais je n’ai fait pareil serment !... »

*

Alors, tandis que Mabel, palpitante, écrasée de joie, penchée, suspendue aux lèvres de Lancelot, écoutait de toute son âme, simplement l’aventurier raconta comment il n’avait pas eu le courage d’exécuter l’ordre de Valois, comment il avait déposé l’enfant dans une chaumière abandonnée pour le ramener à sa mère, et comment, étant venu le chercher, il ne l’avait plus trouvé.



Puis il dit comment le petit Jehan avait été trouvé par des gens qui l’avaient emmené à Béthune : tout le récit que lui avait fait Simon Malingre.

« Holà ! ajouta-t-il tout à coup, quand il eut terminé, que faites-vous ? Du diable si vous ne me fendez le cœur !... Quoi ! qu’est-ce que j’ai aux yeux !... Je pleure ? Moi !... »

Lancelot Bigorne pleurait... c’était vrai.

Il pleurait de voir pleurer la mère de Buridan.

Elle était tombée à genoux. Elle avait saisi les deux mains rudes – et ajoutons très sales – de Lancelot Bigorne. Elle les couvrait de baisers. Et elle gémissait :

« Et moi qui t’ai maudit ! Moi qui ai souhaité la mort et la torture pour toi ! Dire que mon petit est vivant ! Dire que tu l’as sauvé, mon bon Lancelot ! Est-il au monde meilleur homme que toi ?... Comment est-il ?... Grand, fort et beau, n’est-ce pas ? Il était déjà si robuste, alors, et quand il fermait les poings, vraiment, on aurait dit qu’il voulait frapper. Mon bon Bigorne, j’ai tout crédit, sais-tu ? Ne t’inquiète de rien. Te voilà riche. C’est moi qui m’en charge... Oui, mais n’a-t-il pas trop souffert aussi ? Non... les gens qui l’ont emmené, c’étaient de bonnes gens... Pourvu qu’il n’ait pas oublié sa mère !... Dis-moi ce que tu veux, tu l’auras, mon bon Bigorne... »

Lancelot essuya ses yeux et répondit :

« Par les cornes de Satan ! il est une chose que je voudrais bien en ce moment : c’est me trouver hors d’ici. Quant à la richesse, je ne la méprise pas, vu qu’en me fouillant convenablement, on ne me trouverait ni un sou ni une maille ; cependant, comme la richesse ne peut servir qu’à bien manger et mieux boire, comme pour boire et manger il faut vivre, comme pour vivre il faut... »

Lancelot Bigorne eût continué sa savante déduction logique, mais déjà Mabel s’était relevée et l’entraînait. Hors du cachot, elle se heurta aux archers qui l’attendaient.

« Ah ! ah ! fit Jean de Précy, vous nous amenez votre homme. Le gaillard a grand appétit d’être questionné, à voir avec quelle ardeur il te suit. Eh bien, femme, qu’as-tu décidé ? La pendaison ? La question ? L’estrapade ?

– La liberté, répondit Mabel. De par la reine, cet homme est libre.

– De par la reine ! » répéta le prévôt d’une voix grave qui dissimulait mal sa stupéfaction.

Les archers, à ces mots de : « De par la reine », prirent l’attitude de parade et saluèrent comme si la reine eût été présente.

« Sergents de la geôle, continua le prévôt, ouvrez les portes au prisonnier et le conduisez hors de notre Châtelet !... »

*

Dix minutes plus tard, Lancelot Bigorne, la bouche fendue d’une oreille à l’autre, respirait à pleins poumons l’air vif qui montait de la Seine.



« Par saint Barnabé, par les saints Babolin et Pancrace, et par saint Adam, qui, paraît-il, fut mis hors du paradis ! En bas, je me trouvais toujours la bouche trop grande pour l’air qui y entrait. Ici, je me la trouve encore trop petite pour l’air de la liberté... Jamais l’homme n’est complètement satisfait. Or çà, éloignons-nous promptement de ce lieu de misère.

– Ta misère va être finie, bon Lancelot », dit Mabel.

Comme ils arrivaient sur la place de Grève, le veilleur passa près d’eux en balançant son falot et en criant de sa voix mélancolique :

« Parisiens, dormez en paix ! Parisiens, il est minuit !

– Minuit ! fit sourdement Mabel, qui frissonna comme si elle se fût éveillée d’un rêve. Minuit !... Mais puisque mon fils vit... je ne puis pas laisser... Oh ! malheureuse !... Misérable que je suis !... Il est trop tard !... En ce moment, Marguerite lui donne le poison !... »

Dans cet instant, Bigorne prononça :

« Puisque vous êtes en crédit, je ne crains plus pour votre fils, Anne de Dramans.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire qu’il a été arrêté dans l’émeute des écoliers, sur le Pré-aux-Clercs. Mais vous le ferez relâcher comme vous avez fait de moi... Au fait, je ne vous ai pas dit : c’est mon maître, votre fils... un rude homme, et dont vous serez fière, par le sang de Dieu ! Car nul ne peut dire qu’il soit plus brave, plus audacieux et plus fort que Jean Buridan ! »

Un lamentable hurlement d’angoisse et d’épouvante gronda dans le silence de la place de Grève :

« Jean Buridan ! Jean Buridan !... Tu as bien dit Jean Buridan ?...

– Oui, fit Bigorne, épouvanté ; c’est le nom que porte votre fils.

– Parisien, il est minuit ! » cria la voix lointaine du veilleur.

Cette fois, une plainte sourde, étouffée, comme celle du bœuf qu’on assomme, jaillit des lèvres livides de la dame de Dramans, et elle tomba à la renverse, tout d’une pièce, en râlant :

« Malédiction !... »

XXXI



1   ...   26   27   28   29   30   31   32   33   ...   39


Verilənlər bazası müəlliflik hüququ ilə müdafiə olunur ©atelim.com 2016
rəhbərliyinə müraciət