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Le roman d’un jeune homme pauvre Beq octave Feuillet Le roman d’un jeune homme pauvre


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La confidence dont je venais d’être honoré m’avait causé peu de surprise. Depuis quelque temps, il était visible que Mlle Marguerite consacrait à M. de Bévallan tout ce qu’elle pouvait garder encore de sympathie pour l’humanité. Ces témoignages toutefois portaient plutôt la marque d’une préférence amicale que celle d’une tendresse passionnée. Il faut dire au reste que cette préférence s’explique. M. de Bévallan, que je n’ai jamais aimé et dont j’ai, malgré moi, dans ces pages, présenté la caricature plutôt que le portrait, réunit le plus grand nombre des qualités et des défauts qui enlèvent habituellement le suffrage des femmes. La modestie lui manque absolument ; mais c’est à merveille, car les femmes ne l’aiment pas. Il a cette assurance spirituelle, railleuse et tranquille, que rien n’intimide, qui intimide facilement, et qui garantit partout à celui qui en est doué une sorte de domination et une apparence de supériorité. Sa taille élevée, ses grands traits, son adresse aux exercices physiques, sa renommée de coureur et de chasseur, lui prêtent une autorité virile qui impose au sexe timide. Il a enfin dans les yeux un esprit d’audace, d’entreprise et de conquête, que ses mœurs ne démentent point, qui trouble les femmes et remue dans leurs âmes de secrètes ardeurs. Il est juste d’ajouter que de tels avantages n’ont, en général, toute leur prise que sur les cœurs vulgaires ; mais le cœur de Mlle Marguerite, que j’avais été tenté d’abord, comme il arrive toujours, d’élever au niveau de sa beauté, semblait faire étalage, depuis quelque temps, de sentiments d’un ordre très médiocre, et je la croyais très capable de subir, sans résistance comme sans enthousiasme, avec la froideur passive d’une imagination inerte, le charme de ce vainqueur banal et le joug subséquent d’un mariage convenable.

De tout cela il fallait bien prendre mon parti, et je le prenais plus facilement que je ne l’aurais cru possible un mois plus tôt, car j’avais employé tout mon courage à combattre les premières tentations d’un amour que le bon sens et l’honneur réprouvaient également, et celle même qui, sans le savoir, m’imposait ce combat, sans la savoir aussi, m’y avait aidé puissamment. Si elle n’avait pu me cacher sa beauté, elle m’avait dévoilé son âme, et la mienne s’était à demi refermée. Faible malheur sans doute pour la jeune millionnaire, mais bonheur pour moi !

Cependant je fis un voyage à Paris, où m’appelaient les intérêts de Mme Laroque et les miens. Je revins il y a deux jours, et, comme j’arrivais au château, on me dit que le vieux M. Laroque me demandait avec insistance depuis le matin. Je me rendis à la hâte dans son appartement. Dès qu’il m’aperçut, un pâle sourire effleura ses joues flétries ; il arrêta sur moi un regard où je crus lire une expression de joie maligne et de secret triomphe, puis il me dit de sa voix sourde et caverneuse :

– Monsieur ! monsieur de Saint-Cast est mort !

Cette nouvelle, que le singulier vieillard avait tenu à m’apprendre lui-même, était exacte. Dans la nuit précédente, le pauvre général de Saint-Cast avait été frappé d’une attaque d’apoplexie, et une heure plus tard il était enlevé à l’existence opulente et délicieuse qu’il devait à Mme de Saint-Cast. Aussitôt l’événement connu au château, Mme Aubry s’était fait transporter, dare dare chez son amie, et ces deux compagnonnes, nous dit le docteur Desmarets, avaient tout le jour échangé sur la mort, sur la rapidité de ses coups, sur l’impossibilité de les prévoir ou de s’en garantir, sur l’inutilité des regrets, qui ne ressuscitent personne, sur le temps qui console, une litanie d’idées originales et piquantes. Après quoi, s’étant mises à table, elles avaient repris des forces tout doucement. – Allons ! mangez, madame ; il faut se soutenir, Dieu le veut, disait Mme Aubry. Au dessert, Mme de Saint-Cast avait fait monter une bouteille d’un petit vin d’Espagne que le pauvre général adorait, en considération de quoi elle priait Mme Aubry d’y goûter. Mme Aubry refusant obstinément d’y goûter seule, Mme de Saint-Cast s’était laissé persuader que Dieu voulait encore qu’elle prît un verre de vin d’Espagne avec une croûte. On n’avait point porté la santé du général.

Hier matin, Mme Laroque et sa fille, strictement vêtues de deuil, montèrent en voiture : je pris place près d’elles. Nous étions rendus vers dix heures dans la petite ville voisine. Pendant que j’assistais aux funérailles du général, ces dames se joignaient à Mme Aubry pour former autour de la veuve le cercle de circonstance. La triste cérémonie achevée, je regagnai la maison mortuaire, et je fus introduit, avec quelques familiers, dans le salon célèbre dont le mobilier coûte quinze mille francs. Au milieu d’un demi-jour funèbre, je distinguai, sur un canapé de douze cents francs, l’ombre inconsolable de Mme de Saint-Cast, enveloppée de longs crêpes, dont nous ne tarderons pas à connaître le prix. À ses côtés se tenait Mme Aubry, présentant l’image du plus grand affaissement physique et moral. Une demi-douzaine de parentes et d’amies complétaient ce groupe douloureux. Pendant que nous nous rangions en haie à l’autre extrémité du salon, il y eut un bruit de froissements de pieds et quelques craquements du parquet ; puis un morne silence régna de nouveau dans le mausolée. De temps à autre seulement il s’élevait du canapé un soupir lamentable, que Mme Aubry répétait aussitôt comme un écho fidèle.

Enfin parut un jeune homme, qui s’était un peu attardé dans la rue pour prendre le temps d’achever un cigare qu’il avait allumé en sortant du cimetière. Comme il se glissait discrètement dans nos rangs, Mme de Saint-Cast l’aperçut.

– C’est vous, Arthur ? dit-elle d’une voix pareille à un souffle.

– Oui, ma tante, dit le jeune homme, s’avançant en vedette sur le front de notre ligne.

– Eh bien, reprit la veuve du même ton plaintif et traînant, c’est fini ?

– Oui, ma tante, répondit d’un accent bref et délibéré le jeune Arthur, qui paraissait un garçon assez satisfait de lui-même.

Il y eut une pause, après laquelle Mme de Saint-Cast tira du fond de son âme expirante cette nouvelle série de questions : – Était-ce bien ?

– Très bien, ma tante, très bien.

– Beaucoup de monde ?

– Toute la ville, ma tante, toute la ville.

– La troupe ?

– Oui, ma tante ; toute la garnison, avec la musique.

Mme de Saint-Cast fit entendre un gémissement, et elle ajouta :

– Les pompiers ?

– Les pompiers aussi, ma tante, très certainement.

J’ignore ce que ce dernier détail pouvait avoir de particulièrement déchirant pour le cœur de Mme de Saint-Cast ; mais elle n’y résista point : une pâmoison subite, accompagnée d’un vagissement enfantin, appela autour d’elle toutes les ressources de la sensibilité féminine, et nous fournit l’occasion de nous esquiver. Je n’eus garde, pour moi, de n’en pas profiter. Il m’était insupportable de voir cette ridicule mégère exécuter ses hypocrites momeries sur la tombe de l’homme faible, mais bon et loyal, dont elle avait empoisonné la vie et très vraisemblablement hâté la fin.

Quelques instants plus tard, Mme Laroque me fit proposer de l’accompagner à la métairie de Langoat, qui est située cinq ou six lieues plus loin, dans la direction de la côte. Elle comptait y aller dîner avec sa fille : la fermière, qui a été la nourrice de Mlle Marguerite, est malade en ce moment, et ces dames projetaient depuis longtemps de lui donner ce témoignage d’intérêt. Nous partîmes à deux heures de l’après-midi. C’était une des plus chaudes journées de cette chaude saison. Les deux portières ouvertes laissaient entrer dans la voiture les effluves épais et brûlants qu’un ciel torride versait à flots sur les landes desséchées.

La conversation souffrit de la langueur de nos esprits. Mme Laroque, qui se prétendait en paradis et qui s’était enfin débarrassée de ses fourrures, restait plongée dans une douce extase. Mlle Marguerite jouait de l’éventail avec une gravité espagnole. Pendant que nous gravissions lentement les côtes interminables de ce pays, nous voyions fourmiller sur les roches calcinées des légions de petits lézards cuirassés d’argent, et nous entendions le pétillement continu des ajoncs qui ouvraient leurs gaines mûres au soleil.

Au milieu d’une de ces laborieuses ascensions, une voix cria soudain du bord de la route : – Arrêtez, s’il vous plaît ! – En même temps une grande fille aux jambes nues, tenant une quenouille à la main et portant le costume antique et la coiffe ducale des paysannes de cette contrée, franchit rapidement le fossé : elle culbuta en passant quelques moutons effarés, dont elle paraissait être la bergère, vint se camper avec une sorte de grâce debout sur le marchepied, et nous présenta dans le cadre de la portière sa figure brune, délibérée et souriante. – Excusez, mesdames, dit-elle de ce ton bref et mélodieux qui caractérise l’accent des gens du pays ; me feriez-vous bien le plaisir de me lire cela ? – Elle tirait de son corsage une lettre pliée à l’ancienne mode.

– Lisez, monsieur, me dit Mme Laroque en riant, et lisez tout haut, s’il y a lieu.

Je pris la lettre, qui était une lettre d’amour. Elle était adressée très minutieusement à Mlle Christine Oyadec, du bourg de ***, commune de ***, à la ferme de ***. L’écriture était d’une main fort inculte, mais qui paraissait sincère. La date annonçait que Mlle Oyadec avait reçu cette missive deux ou trois semaines auparavant : apparemment la pauvre fille, ne sachant pas lire et ne voulant point livrer son secret à la malignité de son entourage, avait attendu que quelque étranger de passage, à la fois bienveillant et lettré, vînt lui donner la clef de ce mystère qui lui brûlait le sein depuis quinze jours. Son œil bleu et largement ouvert se fixait sur moi avec un air de contentement inexprimable, pendant que je déchiffrais péniblement les lignes obliques de la lettre, qui était conçue en ces termes : « Mademoiselle, c’est pour vous dire que depuis le jour où nous nous sommes parlé sur la lande après vêpres, mes intentions n’ont pas changé, et que je suis en peine des vôtres ; mon cœur, mademoiselle, est tout à vous, comme je désire que le vôtre soit tout à moi, et si ça est, vous pouvez bien être sûre et certaine qu’il n’y a pas âme vivante plus heureuse sur la terre ni au ciel que votre ami, – qui ne signe pas ; mais vous savez bien qui, mademoiselle. »

– Est-ce que vous savez qui, Mlle Christine ? dis-je en lui rendant la lettre.

– Ça se pourrait bien, dit-elle en nous montrant ses dents blanches et en secouant gravement sa jeune tête illuminée de bonheur. Merci, mesdames et monsieur ! – Elle sauta à bas du marchepied, et disparut bientôt dans le taillis en poussant vers le ciel les notes joyeuses et sonores de quelque chanson bretonne.

Mme Laroque avait suivi avec un ravissement manifeste tous les détails de cette scène pastorale, qui caressait délicieusement sa chimère ; elle souriait, elle rêvait, devant cette heureuse fille aux pieds nus, elle était charmée. Cependant, lorsque Mlle Oyadec fut hors de vue, une idée bizarre s’offrit soudain à la pensée de Mme Laroque : c’était qu’après tout elle n’eût pas trop mal fait de donner une pièce de cinq francs à la bergère, en outre de son admiration.

– Alain ! cria-t-elle, rappelez-la.

– Pourquoi donc, ma mère ? dit vivement Mlle Marguerite, qui jusque-là n’avait paru accorder aucune attention à cet incident.

– Mais, mon enfant, peut-être cette fille ne comprend-elle pas parfaitement tout le plaisir que j’aurais, – et qu’elle devrait avoir elle-même, – à courir pieds nus dans la poussière : je crois convenable, à tout hasard, de lui laisser un petit souvenir.

– De l’argent ! reprit Mlle Marguerite ; oh ! ma mère, ne faites pas cela ! ne mettez pas d’argent dans le bonheur de cette enfant !

L’expression de ce sentiment raffiné, que la pauvre Christine, par parenthèse, n’aurait peut-être pas apprécié infiniment, ne laissa pas de m’étonner dans la bouche de Mlle Marguerite, qui ne se pique pas en général de cette quintessence. Je crus même qu’elle plaisantait, bien que son visage n’indiquât aucune disposition à l’enjouement. Quoi qu’il en soit, ce caprice, plaisant ou non, fut pris très au sérieux par sa mère, et il fut décidé d’enthousiasme qu’on laisserait à cette idylle son innocence et ses pieds nus.

À la suite de ce beau trait, Mme Laroque, évidemment fort contente d’elle-même, retomba dans son extase souriante, et Mlle Marguerite reprit son jeu d’éventail avec un redoublement de gravité. Une heure après, nous arrivions au terme de notre voyage. Comme la plupart des fermes de ce pays, où les hauteurs et les plateaux sont couverts de landes arides, la ferme de Langoat est assise dans le creux d’un vallon que traverse un cours d’eau. La fermière, qui se trouvait mieux, s’occupa sans retard des préparatifs du dîner, dont nous avions eu soin d’apporter les principaux éléments. Il fut servi sur la pelouse naturelle d’une prairie, à l’ombre d’un énorme châtaignier. Mme Laroque, installée dans une attitude extrêmement incommode sur un des coussins de la voiture, n’en paraissait pas moins radieuse. Notre réunion, disait-elle, lui rappelait ces groupes de moissonneurs qu’on voit en été se presser à l’abri des haies, et dont elle n’avait jamais pu contempler sans envie les rustiques banquets. Pour moi, j’aurais trouvé peut-être en d’autres temps une douceur singulière dans l’étroite et facile intimité que ce repas sur l’herbe, comme toutes les autres scènes de ce genre, ne manquait pas d’établir entre les convives ; mais j’éloignais avec un pénible sentiment de contrainte un charme trop sujet au repentir, et le pain de cette fugitive fraternité me semblait amer.

Comme nous finissions de dîner : – Êtes-vous quelquefois monté là-haut ? me dit Mme Laroque en désignant le sommet d’une colline très élevée qui dominait la prairie.

– Non, madame.

– Oh ! mais, c’est un tort. On a de là un très bel horizon. Il faut voir cela. Pendant qu’on attellera, Marguerite va vous y conduire ; n’est-ce pas, Marguerite ?

– Moi, ma mère ? Je n’y suis allée qu’une fois, et il y a longtemps... Au reste, je trouverai bien. Venez, monsieur, et préparez-vous à une rude escalade.

Nous nous mîmes aussitôt, Mlle Marguerite et moi, à gravir un sentier très raide qui serpentait sur le flanc de la montagne, en perçant çà et là un bouquet de bois. La jeune fille s’arrêtait de temps à autre dans son ascension légère et rapide, pour regarder si je la suivais, et, un peu haletante de sa course, elle me souriait sans parler. Arrivé sur la lande nue qui formait le plateau, j’aperçus à quelque distance une église de village dont le petit clocher dessinait sur le ciel ses vives arêtes. – C’est là, me dit ma jeune conductrice en accélérant le pas. – Derrière l’église était un cimetière enclos de murs. Elle en ouvrit la porte, et se dirigea péniblement, à travers les hautes herbes et les ronces traînantes qui encombraient le champ de repos, vers une espèce de perron en forme d’hémicycle qui en occupe l’extrémité. Deux ou trois degrés disjoints par le temps et ornés assez singulièrement de sphères massives, conduisent sur une étroite plate-forme élevée au niveau du mur ; une croix en granit se dresse au centre de l’hémicycle.

Mlle Marguerite n’eut pas plus tôt atteint la plate-forme, et jeté un regard dans l’espace qui s’ouvrait alors devant elle, que je la vis placer obliquement sa main au-dessus de ses yeux, comme si elle éprouvait un subit éblouissement. Je me hâtai de la rejoindre. – Ce beau jour, approchant de sa fin, éclairait de ses dernières splendeurs une scène vaste, bizarre et sublime, que je n’oublierai jamais. En face de nous et à une immense profondeur au-dessous du plateau, s’étendait à perte de vue une sorte de marécage parsemé de plaques lumineuses, et qui offrait l’aspect d’une terre à peine abandonnée par le reflux d’un déluge. Cette large baie s’avançait jusque sous nos pieds au sein des montagnes échancrées. Sur les bancs de sable et de vase qui séparaient les lagunes intermittentes, une végétation confuse de roseaux et d’herbes marines se teignait de mille nuances, également sombres et pourtant distinctes, qui contrastaient avec la surface éclatante des eaux. À chacun de ses pas rapides vers l’horizon, le soleil illuminait ou plongeait dans l’ombre quelques-uns des nombreux lacs qui marquetaient le golfe à demi desséché : il semblait puiser tour à tour dans son écrin céleste les plus précieuses matières, l’argent, l’or, le rubis, le diamant, pour les faire étinceler sur chaque point de cette plaine magnifique. Quand l’astre toucha le terme de sa carrière, une bande vaporeuse et ondée qui bordait au loin la limite extrême des marécages s’empourpra soudain d’une lueur d’incendie, et garda un moment la transparence irradiée d’un nuage que sillonne la foudre. J’étais tout entier à la contemplation de ce tableau vraiment empreint de la grandeur divine, et que traversait, comme un rayon de plus, le souvenir de César, quand une voix basse et comme oppressée murmura près de moi : – Mon Dieu ! que c’est beau !

J’étais loin d’attendre de ma jeune compagne cette effusion sympathique. Je me retournai vers elle avec l’empressement d’une surprise qui ne diminua point quand l’altération de ses traits et le léger tremblement de ses lèvres m’eurent attesté la sincérité profonde de son admiration.

– Vous avouez que c’est beau ? lui dis-je.

Elle secoua la tête ; mais, au même instant, deux larmes se détachaient lentement de ses grands yeux ; elle les sentit couler sur ses joues, fit un geste de dépit ; puis, se jetant tout à coup sur la croix de granit dont la base lui servait de piédestal, elle l’embrassa de ses deux mains, appuya fortement sa tête contre la pierre, et je l’entendis sangloter convulsivement.

Je ne crus devoir troubler par aucune parole le cours de cette émotion soudaine, et je m’éloignai de quelques pas avec respect. Après un moment, la voyant relever le front et replacer d’une main distraite ses cheveux dénoués, je me rapprochai.

– Que je suis honteuse ! murmura-t-elle.

– Soyez heureuse plutôt, et renoncez, croyez-moi, à dessécher en vous la source de ces larmes ; elle est sacrée. D’ailleurs, vous n’y parviendrez jamais.

– Il le faut ! s’écria la jeune fille avec une sorte de violence. Au reste, c’est fait ! Cet accès n’a été qu’une surprise... Tout ce qui est beau et tout ce qui est aimable... je veux le haïr, – je le hais !

– Et pourquoi, grand Dieu ?

Elle me regarda en face, et ajouta avec un geste de fierté et de douleur indicibles : – Parce que je suis belle, et que je ne puis être aimée !

Alors, comme un torrent longtemps contenu qui rompt enfin ses digues, elle continua avec un entraînement extraordinaire : – C’est vrai, pourtant ! – Et elle posait la main sur sa poitrine palpitante. – Dieu a mis dans ce cœur tous les trésors que je raille, que je blasphème à chaque heure du jour ! Mais quand il m’a infligé la richesse, ah ! il m’a retiré d’une main ce qu’il me prodiguait de l’autre ! À quoi bon ma beauté, à quoi bon le dévouement, la tendresse, l’enthousiasme, dont je me sens consumée ? Ah ! ce n’est pas à ces charmes que s’adressent les hommages dont tant de lâches m’importunent. Je le devine, – je le sais, – je le sais trop ! Et si jamais quelque âme désintéressée, généreuse, héroïque, m’aimait pour ce que je suis, non pour ce que je vaux... je ne le saurais pas... je ne le croirais pas ! La défiance toujours ! voilà ma peine, – mon supplice ! Aussi cela est résolu... je n’aimerai jamais ! Jamais je ne risquerai de répandre dans un cœur vil, indigne, vénal, la pure passion qui brûle mon cœur. Mon âme mourra vierge dans mon sein !... Eh bien, j’y suis résignée ; mais tout ce qui est beau, tout ce qui fait rêver, tout ce qui me parle des cieux défendus, tout ce qui agite en moi ces flammes inutiles, – je l’écarte, je le hais, je n’en veux pas ! – Elle s’arrêta, tremblante d’émotion ; puis, d’une voix plus basse : – Monsieur, reprit-elle, je n’ai pas cherché ce moment... je n’ai pas calculé mes paroles... je ne vous avais pas destiné toute cette confiance ; mais enfin j’ai parlé, vous savez tout... et si jamais j’ai pu blesser votre sensibilité, maintenant je crois que vous me pardonnerez.

Elle me tendit sa main. Quand ma lèvre se posa sur cette main tiède et encore humide de larmes, il me sembla qu’une langueur mortelle descendait dans mes veines. Pour Marguerite, elle détourna la tête, attacha un regard sur l’horizon assombri, puis, descendant lentement les degrés : – Partons ! dit-elle.

Un chemin plus long, mais plus facile que la rampe escarpée de la montagne, nous ramena dans la cour de la ferme, sans qu’un seul mot eût été prononcé entre nous. Hélas ! qu’aurais-je dit ? Plus qu’un autre j’étais suspect. Je sentais que chaque parole échappée de mon cœur trop rempli n’eût fait qu’élargir encore la distance qui me sépare de cette âme ombrageuse – et adorable !

La nuit déjà tombée dérobait aux yeux les traces de notre émotion commune. Nous partîmes. Mme Laroque, après nous avoir encore exprimé le contentement qu’elle emportait de cette journée, se mit à y rêver. Mlle Marguerite, invisible et immobile dans l’ombre épaisse de la voiture, paraissait endormie comme sa mère ; mais, quand un détour de la route laissait tomber sur elle un rayon de pâle clarté, ses yeux ouverts et fixes témoignaient qu’elle veillait silencieusement en tête à tête avec son inconsolable pensée. Pour moi, je puis à peine dire ce que je pensais : une étrange sensation, mêlée d’une joie profonde et d’une profonde amertume, m’avait envahi tout entier, et je m’y abandonnais comme on s’abandonne quelquefois à un songe dont on a conscience et dont on n’a pas la force de secouer le charme.

Nous arrivâmes vers minuit. Je descendis de voiture à l’entrée de l’avenue, pour gagner mon logis par le plus court chemin à travers le parc. Comme je m’engageais dans une allée obscure, un faible bruit de pas et de voix rapprochés frappa mon oreille, et je distinguai vaguement deux ombres dans les ténèbres. L’heure était assez avancée pour justifier la précaution que je pris de demeurer caché dans l’épaisseur du massif et d’observer ces rôdeurs nocturnes. Ils passèrent lentement devant moi : je reconnus Mlle Hélouin appuyée sur le bras de M. de Bévallan. Au même instant, le roulement de la voiture leur donna l’alarme, et, après un serrement de main, ils se séparèrent à la hâte, Mlle Hélouin s’esquivant dans la direction du château, et l’autre du côté des bois.

Rentré chez moi, et encore préoccupé de mon aventure, je me demandai avec colère si je laisserais M. de Bévallan poursuivre librement ses amours en partie double et chercher en même temps, dans la même maison, une fiancée et une maîtresse. Assurément je suis trop de mon âge et de mon temps pour ressentir contre certaines faiblesses la haine vigoureuse d’un puritain, et je n’ai pas l’hypocrisie de l’affecter ; mais je pense que la moralité la plus libre et la plus relâchée sous ce rapport admet encore quelques degrés de dignité, d’élévation et de délicatesse. On marche plus ou moins droit dans ces chemins de traverse. Avant tout, l’excuse de l’amour, c’est d’aimer, et la profusion banale des tendresses de M. de Bévallan en exclut toute apparence d’entraînement et de passion. De telles amours ne sont plus même des fautes ; elles n’en ont pas la valeur morale : ce ne sont que des calculs et des gageures de maquignon hébété. Les divers incidents de cette soirée, se rapprochant dans mon esprit, achevaient de me prouver à quel point extrême cet homme était indigne de la main et du cœur qu’il osait convoiter. Cette union serait monstrueuse. Et cependant je compris vite que je ne pouvais user, pour en rompre le dessein, des armes que le hasard venait de me livrer. La meilleure fin ne saurait justifier des moyens bas, et il n’est pas de délation honorable... Ce mariage s’accomplira donc ! Le ciel laissera tomber une des plus nobles créatures qu’il a formées entre les bras de ce froid libertin ! Il souffrira cette profanation ! – Hélas ! il en souffre tant d’autres !

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