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Le roman d’un jeune homme pauvre Beq octave Feuillet Le roman d’un jeune homme pauvre


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J’ai monté péniblement mes six étages, et j’ai saisi, en tremblant d’émotion, ma bienheureuse carafe, dont j’ai épuisé le contenu à petites gorgées ; après quoi j’ai allumé le cigare de mon ami, en m’adressant dans ma glace un sourire d’encouragement. Je suis ressorti aussitôt, convaincu que le mouvement physique et les distractions de la rue m’étaient salutaires. En ouvrant ma porte, j’ai été surpris et mécontent d’apercevoir dans l’étroit corridor la femme du concierge de l’hôtel, qui a paru décontenancée de ma brusque apparition. Cette femme a été autrefois au service de ma mère, qui l’avait prise en affection, et qui lui donna en la mariant la place lucrative qu’elle occupe encore aujourd’hui. J’avais cru remarquer depuis quelques jours qu’elle m’épiait, et, la surprenant cette fois presque en flagrant délit : « Qu’est-ce que vous voulez ? lui ai-je dit violemment. – Rien, monsieur Maxime, rien, a-t-elle répondu fort troublée ; j’apprêtais le gaz. » J’ai levé les épaules, et je suis parti.

Le jour tombait. J’ai pu me promener dans les lieux les plus fréquentés sans craindre de fâcheuses reconnaissances. J’ai été forcé de jeter mon cigare, qui me faisait mal. Ma promenade a duré deux ou trois heures, des heures cruelles. Il y a quelque chose de particulièrement poignant à se sentir attaqué, au milieu de tout l’éclat et de toute l’abondance de la vie civilisée, par le fléau de la vie sauvage, la faim. Cela tient de la folie ; c’est un tigre qui vous saute à la gorge en plein boulevard.

Je faisais des réflexions nouvelles. Ce n’est donc pas un vain mot, la faim ! Il y a donc vraiment une maladie de ce nom-là ; il y a vraiment des créatures humaines qui souffrent à l’ordinaire, et presque chaque jour, ce que je souffre, moi, par hasard, une fois en ma vie. Et pour combien d’entre elles cette souffrance ne se complique-t-elle pas encore de raffinements qui me sont épargnés ? Le seul être qui m’intéresse au monde, je le sais du moins à l’abri des maux que je subis : je vois son cher visage heureux, rose et souriant. Mais ceux qui ne souffrent pas seuls, ceux qui entendent le cri déchirant de leurs entrailles répété par des lèvres aimées et suppliantes, ceux qu’attendent dans leur froid logis des femmes aux joues pâles et des petits enfants sans sourire !... Pauvres gens !... Ô sainte charité !

Ces pensées m’ôtaient le courage de me plaindre ; elles m’ont donné celui de soutenir l’épreuve jusqu’au bout. Je pouvais en effet l’abréger. Il y a ici deux ou trois restaurants où je suis connu, et il m’est arrivé souvent, quand j’étais riche, d’y entrer sans scrupule, quoique j’eusse oublié ma bourse. Je pouvais user de ce procédé. Il ne m’eût pas été plus difficile de trouver à emprunter cent sous dans Paris ; mais ces expédients, qui sentaient la misère et la tricherie, m’ont décidément répugné. Pour les pauvres cette pente est glissante, et je n’y veux même pas poser le pied : j’aimerais autant, je crois, perdre la probité même que de perdre la délicatesse, qui est la distinction de cette vertu vulgaire. Or, j’ai trop souvent remarqué avec quelle facilité terrible ce sentiment exquis de l’honnête se déflore et se dégrade dans les âmes les mieux douées, non seulement au souffle de la misère, mais au simple contact de la gêne, pour ne pas veiller sur moi avec sévérité, pour ne pas rejeter désormais comme suspectes les capitulations de conscience qui semblent les plus innocentes. Il ne faut pas, quand les mauvais temps viennent, habituer son âme à la souplesse ; elle n’a que trop de penchant à plier.

La fatigue et le froid m’ont fait rentrer vers neuf heures. La porte de l’hôtel s’est trouvée ouverte ; je gagnais l’escalier d’un pas de fantôme, quand j’ai entendu dans la loge du concierge le bruit d’une conversation animée dont je paraissais faire les frais, car à ce moment même le tyran du lieu prononçait mon nom avec l’accent du mépris.

– Fais-moi le plaisir, disait-il, Mme Vauberger, de me laisser tranquille avec ton Maxime. Est-ce moi qui l’ai ruiné, ton Maxime ? Eh bien, qu’est-ce que tu me chantes alors ? S’il se tue, on l’enterrera, quoi !

– Je te dis, Vauberger, a repris la femme, que ça t’aurait fendu le cœur si tu l’avais vu avaler sa carafe... Et si je croyais, vois-tu, que tu penses ce que tu dis, quand tu dis nonchalamment, comme un acteur : « S’il se tue, on l’enterrera !... » Mais je ne le crois pas, parce qu’au fond tu es un brave homme, quoique tu n’aimes pas à être dérangé de tes habitudes... Songe donc, Vauberger, manquer de feu et de pain ! Un garçon qui a été nourri toute sa vie avec du blanc-manger et élevé dans les fourrures comme un pauvre chat chéri ! Ce n’est pas une honte et une indignité, ça, et ce n’est pas un drôle de gouvernement que ton gouvernement qui permet des choses pareilles !

– Mais ça ne regarde pas du tout le gouvernement, a répondu avec assez de raison M. Vauberger... Et puis, tu te trompes, je te dis... il n’en est pas là... il ne manque pas de pain. C’est impossible !

– Eh bien ! Vauberger, je vais te dire tout : je l’ai suivi, je l’ai espionné, là, et je l’ai fait espionner par Édouard ; eh bien, je suis sûre qu’il n’a pas dîné hier, qu’il n’a pas déjeuné ce matin, et comme j’ai fouillé dans toutes ses poches et dans tous ses tiroirs, et qu’il n’y reste pas un rouge liard, bien certainement il n’aura pas dîné aujourd’hui, car il est trop fier pour aller mendier un dîner...

– Eh bien ! tant pis pour lui ! Quand on est pauvre, il ne faut pas être fier, a dit l’honorable concierge, qui m’a paru en cette circonstance exprimer les sentiments d’un portier.

J’avais assez de ce dialogue ; j’y ai mis fin brusquement en ouvrant la porte de la loge, et en demandant une lumière à M. Vauberger, qui n’aurait pas été plus consterné, je crois, si je lui avais demandé sa tête. Malgré tout le désir que j’avais de faire bonne contenance devant ces gens, il m’a été impossible de ne pas trébucher une ou deux fois dans l’escalier : la tête me tournait. En entrant dans ma chambre, ordinairement glaciale, j’ai eu la surprise d’y trouver une température tiède, doucement entretenue par un feu clair et joyeux. Je n’ai pas eu le rigorisme de l’éteindre ! j’ai béni les braves cœurs qu’il y a dans le monde ; je me suis étendu dans un vieux fauteuil en velours d’Utrecht que des revers de fortune ont fait passer, comme moi-même, du rez-de-chaussée à la mansarde, et j’ai essayé de sommeiller. J’étais depuis une demi-heure environ plongé dans une sorte de torpeur dont la rêverie uniforme me présentait le mirage de somptueux festins et de grasses kermesses, quand le bruit de la porte qui s’ouvrait m’a réveillé en sursaut. J’ai cru rêver encore, en voyant entrer Mme Vauberger ornée d’un vaste plateau sur lequel fumaient deux ou trois plats odoriférants. Elle avait déjà posé son plateau sur le parquet et commencé à étendre une nappe sur la table avant que j’eusse pu secouer entièrement ma léthargie. Enfin, je me suis levé brusquement.

– Qu’est-ce que c’est ? ai-je dit. Qu’est-ce que vous faites ?

Mme Vauberger a feint une vive surprise.

– Est-ce que monsieur n’a pas demandé à dîner ?

– Pas du tout.

– Édouard m’a dit que monsieur...

– Édouard s’est trompé : c’est quelque locataire à côté ; voyez.

– Mais il n’y a pas de locataire sur le palier de monsieur... Je ne comprends pas...

– Enfin ce n’est pas moi... Qu’est-ce que cela veut donc dire ? Vous me fatiguez ! Emportez cela !

La pauvre femme s’est mise alors à replier tristement sa nappe, en me jetant les regards éplorés d’un chien qu’on a battu. – Monsieur a probablement dîné, a-t-elle repris d’une voix timide.

– Probablement.

– C’est dommage, car le dîner était tout prêt ; il va être perdu, et le petit va être grondé par son père. Si monsieur n’avait pas eu dîné par hasard, monsieur m’aurait bien obligée...

J’ai frappé du pied avec violence. – Allez-vous-en, vous dis-je ! – Puis, comme elle sortait, je me suis approché d’elle : – Ma bonne Louison, je vous comprends, je vous remercie ; mais je suis un peu souffrant ce soir, je n’ai pas faim.

– Ah ! monsieur Maxime, s’est-elle écriée en pleurant, si vous saviez comme vous me mortifiez ! Eh bien, vous me paierez mon dîner, là, si vous voulez ; vous me mettrez de l’argent dans la main quand il vous en reviendra ;... mais vous pouvez être bien sûr que quand vous me donneriez cent mille francs, ça ne me ferait pas autant de plaisir que de vous voir manger mon pauvre dîner ! C’est une fière aumône que vous me feriez, allez ! Vous qui avez de l’esprit, monsieur Maxime, vous devez bien comprendre ça, pourtant.

– Eh bien, ma chère Louison... que voulez-vous ? Je ne peux pas vous donner cent mille francs... mais je m’en vais manger votre dîner... Vous me laisserez seul, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur. Ah ! merci, monsieur. Je vous remercie bien, monsieur. Vous avez bon cœur.

– Et bon appétit aussi, Louison. Donnez-moi votre main : ce n’est pas pour y mettre de l’argent, soyez tranquille. Là... Au revoir, Louison.

L’excellente femme est sortie en sanglotant.

J’achevais d’écrire ces lignes après avoir fait honneur au dîner de Louison, quand j’ai entendu dans l’escalier le bruit d’un pas lourd et grave ; en même temps j’ai cru distinguer la voix de mon humble providence s’exprimant sur le ton d’une confidence hâtive et agitée. Peu d’instants après, on a frappé, et, pendant que Louison s’effaçait dans l’ombre, j’ai vu paraître dans le cadre de la porte la silhouette solennelle du vieux notaire. M. Laubépin a jeté un regard rapide sur le plateau où j’avais réuni les débris de mon repas ; puis, s’avançant vers moi et ouvrant les bras en signe de confusion et de reproche à la fois : – Monsieur le marquis, a-t-il dit, au nom du ciel ! comment ne m’avez-vous pas ?... – Il s’est interrompu, s’est promené à grands pas à travers la chambre, et s’arrêtant tout à coup : – Jeune homme, a-t-il repris, ce n’est pas bien ; vous avez blessé un ami, vous avez fait rougir un vieillard ! – Il était fort ému. Je le regardais, un peu ému moi-même et ne sachant trop que répondre, quand il m’a brusquement attiré sur sa poitrine, et, me serrant à m’étouffer, il a murmuré à mon oreille : – Mon pauvre enfant !... – Il y a eu ensuite un moment de silence entre nous. Nous nous sommes assis. – Maxime, a repris alors M. Laubépin, êtes-vous toujours dans les dispositions où je vous ai laissé ? Aurez-vous le courage d’accepter le travail le plus humble, l’emploi le plus modeste, pourvu seulement qu’il soit honorable, et qu’en assurant votre existence personnelle, il éloigne de votre sœur, dans le présent et dans l’avenir, les douleurs et les dangers de la pauvreté ?

– Très certainement, monsieur ; c’est mon devoir, je suis prêt à le faire.

– En ce cas, mon ami, écoutez-moi. J’arrive de Bretagne. Il existe dans cette ancienne province une opulente famille du nom de Laroque, laquelle m’honore depuis de longues années de son entière confiance. Cette famille est représentée aujourd’hui par un vieillard et par deux femmes, que leur âge ou leur caractère rend tous également inhabiles aux affaires. Les Laroque possèdent une fortune territoriale considérable, dont la gestion était confiée dans ces derniers temps à un intendant que je prenais la liberté de regarder comme un fripon. J’ai reçu le lendemain de notre entrevue, Maxime, la nouvelle de la mort de cet individu : je me suis mis en route immédiatement pour le château de Laroque, et j’ai demandé pour vous l’emploi vacant. J’ai fait valoir votre titre d’avocat, et plus particulièrement vos qualités morales. Pour le conformer à votre désir, je n’ai point parlé de votre naissance : vous n’êtes et ne serez connu dans la maison que sous le nom de Maxime Odiot. Vous habiterez un pavillon séparé où l’on vous servira vos repas, lorsqu’il ne vous sera pas agréable de figurer à la table de famille. Vos honoraires sont fixés à six mille francs par an. Cela vous convient-il ?

– Cela me convient à merveille, et toutes les précautions, toutes les délicatesses de votre amitié me touchent vivement ; mais, pour vous dire la vérité, je crains d’être un homme d’affaires un peu étrange, un peu neuf.

– Sur ce point, mon ami, rassurez-vous. Mes scrupules ont devancé les vôtres, et je n’ai rien caché aux intéressés. – Madame, ai-je dit à mon excellente amie Mme Laroque, vous avez besoin d’un intendant, d’un gérant pour votre fortune : je vous en offre un. Il est loin d’avoir l’habileté de son prédécesseur ; il n’est nullement versé dans les mystères des baux et fermages ; il ne sait pas le premier mot des affaires que vous daignerez lui confier ; il n’a point de pratique, point d’expérience, rien de ce qui s’apprend, mais il a quelque chose qui manquait à son prédécesseur, que soixante ans de pratique n’avaient pu lui donner, et que dix mille ans n’auraient pu lui donner davantage : il a, madame, la probité. Je l’ai vu au feu, et j’en réponds. Prenez-le : vous serez mon obligée et la sienne. – Mme Laroque, jeune homme, a beaucoup ri de ma manière de recommander les gens, mais finalement il paraît que c’était une bonne manière, puisqu’elle a réussi.

Le digne vieillard s’est offert alors à me donner quelques notions élémentaires et générales sur l’espèce d’administration dont je vais être chargé ; il y ajouta, au sujet des intérêts de la famille Laroque, des renseignements qu’il a pris la peine de recueillir et de rédiger pour moi.

– Et quand devrai-je partir, mon cher monsieur ?

– Mais, à vrai dire, mon garçon (il n’était plus question de monsieur le marquis), le plus tôt sera le mieux, car ces gens là-bas ne sont pas capables à eux tous de faire une quittance. Mon excellente amie, Mme Laroque, en particulier, femme d’ailleurs recommandable à divers titres, est en affaires d’une incurie, d’une inaptitude, d’une enfance qui dépasse l’imagination. C’est une créole.

– Ah ! c’est une créole ? ai-je répété avec je ne sais quelle vivacité.

– Oui, jeune homme, une vieille créole, a repris sèchement M. Laubépin. Son mari était Breton : mais ces détails viendront en leur temps... À demain, Maxime, bon courage !... Ah ! j’oubliais... Jeudi matin, avant mon départ, j’ai fait une chose qui ne vous sera pas désagréable. Vous aviez parmi vos créanciers quelques fripons dont les relations avec votre père avaient été visiblement entachées d’usure : armé des foudres légales, j’ai réduit leurs créances de moitié, et j’ai obtenu quittance du tout. Il vous reste en définitive un capital d’une vingtaine de mille francs. En joignant à cette réserve les économies que vous pourrez faire chaque année sur vos honoraires, nous aurons dans dix ans une jolie dot pour Hélène... Ah çà ! venez demain déjeuner avec maître Laubépin, et nous achèverons de régler cela... Bonsoir, Maxime, bonne nuit, mon cher enfant.

– Que Dieu vous bénisse, monsieur !



Château de Laroque (d’Arz), 1er mai.

J’ai quitté Paris hier. Ma dernière entrevue avec M. Laubépin a été pénible. J’ai voué à ce vieillard les sentiments d’un fils. Il a fallu ensuite dire adieu à Hélène. Pour lui faire comprendre la nécessité où je me trouve d’accepter un emploi, il était indispensable de lui laisser entrevoir une partie de la vérité. J’ai parlé de quelques embarras de fortune passagers. La pauvre enfant en a compris, je crois, plus que je n’en disais : ses grands yeux étonnés se sont remplis de larmes, et elle m’a sauté au cou.



Enfin je suis parti. Le chemin de fer m’a mené à Rennes, où j’ai passé la nuit. Ce matin, je suis monté dans une diligence qui devait me déposer cinq ou six heures plus tard dans une petite ville de Morbihan, située à peu de distance du château de Laroque. J’ai fait une dizaine de lieues au-delà de Rennes sans parvenir à me rendre compte de la réputation pittoresque dont jouit dans le monde la vieille Armorique. Un pays plat, vert et monotone, d’éternels pommiers dans d’éternelles prairies, des fossés et des talus boisés bornant la vue des deux côtés de la route, tout au plus quelques petits coins d’une grâce champêtre, des blouses et des chapeaux cirés pour animer ces tableaux vulgaires, tout cela me donnait fortement à penser depuis la veille que la poétique Bretagne n’était qu’une sœur prétentieuse et même un peu maigre de la Basse-Normandie. Fatigué de déceptions et de pommiers, j’avais cessé depuis une heure d’accorder la moindre attention au paysage, et je sommeillais tristement, quand il m’a semblé tout à coup m’apercevoir que notre lourde voiture penchait en avant plus que de raison : en même temps l’allure des chevaux se ralentissait sensiblement, et un bruit de ferrailles, accompagné d’un frottement particulier, m’annonçait que le dernier des conducteurs venait d’appliquer le dernier des sabots à la roue de la dernière diligence. Une vieille dame, qui était assise près de moi, m’a saisi le bras avec cette vive sympathie que fait naître la communauté du danger. J’ai mis la tête à la portière : nous descendions, entre deux talus élevés, une côte extrêmement raide, conception d’un ingénieur véritablement trop ami de la ligne droite. Moitié glissant, moitié roulant, nous n’avons pas tardé à nous trouver dans un étroit vallon d’un aspect sinistre, au fond duquel un chétif ruisseau coulait péniblement et sans bruit entre d’épais roseaux ; sur ses rives écroulées se tordaient quelques vieux troncs couverts de mousse. La route traversait ce ruisseau sur un pont d’une seule arche, puis elle remontait la pente opposée en traçant un sillon blanc à travers une lande immense, aride et absolument nue, dont le sommet coupait le ciel vigoureusement en face de nous. Près du pont, et au bord du chemin s’élevait une masure solitaire dont l’air de profond abandon serrait le cœur. Un homme jeune et robuste était occupé à fendre du bois devant la porte : un cordon noir retenait par derrière ses longs cheveux d’un blond pâle. Il a levé la tête, et j’ai été surpris du caractère étranger de ses traits, du regard calme de ses yeux bleus ; il m’a salué dans une langue inconnue d’un accent bref, doux et sauvage. À la fenêtre de la chaumière se tenait une femme qui filait : sa coiffure et la coupe de ses vêtements reproduisaient avec une exactitude théâtrale l’image de ces grêles châtelaines de pierre qu’on voit couchées sur les tombeaux. Ces gens n’avaient point la mine de paysans : ils avaient au plus haut degré cette apparence aisée, gracieuse et grave qu’on nomme l’air distingué. Leur physionomie portait cette expression triste et rêveuse que j’ai souvent remarquée avec émotion chez les peuples dont la nationalité est perdue.

J’avais mis pied à terre pour monter la côte. La lande, que rien ne séparait de la route, s’étendait tout autour de moi à perte de vue : partout de maigres ajoncs rampant sur une terre noire ; çà et là des ravines, des crevasses, des carrières abandonnées, quelques rochers affleurant le sol ; pas un arbre. Seulement, quand je suis arrivé sur le plateau, j’ai vu à ma droite la ligne sombre de la lande découper dans l’extrême lointain une bande d’horizon plus lointaine encore, légèrement dentelée, bleue comme la mer, inondée de soleil, et qui semblait ouvrir au milieu de ce site désolé la soudaine perspective de quelque région radieuse et féerique : c’était enfin la Bretagne !

J’ai dû fréter un voiturin dans la petite ville de *** pour faire les deux lieues qui me séparaient encore du terme de mon voyage. Pendant le trajet, qui n’a pas été des plus rapides, je me souviens confusément d’avoir vu passer sous mes yeux des bois, des clairières, des lacs, des oasis de fraîche verdure cachées dans les vallons ; mais, en approchant du château de Laroque, je me sentais assailli par mille pensées pénibles qui laissaient peu de place aux préoccupations du touriste. Encore quelques instants, et j’allais entrer dans une famille inconnue, sur le pied d’une sorte de domesticité déguisée, avec un titre qui m’assurait à peine les égards et le respect des valets de la maison ; ceci était nouveau pour moi. Au moment même où M. Laubépin m’avait proposé cet emploi d’intendant, tous mes instincts, toutes mes habitudes s’étaient insurgés violemment contre le caractère de dépendance particulière attaché à de telles fonctions. J’avais cru néanmoins qu’il m’était impossible de les refuser sans paraître infliger aux démarches empressées de mon vieil ami en ma faveur une sorte de blâme décourageant. De plus, je ne pouvais espérer d’obtenir avant plusieurs années dans des fonctions plus indépendantes les avantages qui m’étaient faits ici dès le début, et qui allaient me permettre de travailler sans retard à l’avenir de ma sœur. J’avais donc vaincu mes répugnances, mais elles avaient été bien vives, et elles se réveillaient avec plus de force en face de l’imminente réalité. J’ai eu besoin de relire dans le code que tout homme porte en soi les chapitres du devoir et du sacrifice ; en même temps je me répétais qu’il n’est pas de situation si humble où la dignité personnelle ne se puisse soutenir et qu’elle ne puisse relever. Puis je me traçais un plan de conduite vis-à-vis des membres de la famille Laroque, me promettant de témoigner pour leurs intérêts un zèle consciencieux, pour leurs personnes une juste déférence, également éloignée de la servilité et de la raideur. Mais je ne pouvais me dissimuler que cette dernière partie de ma tâche, la plus délicate sans contredit, devait être simplifiée ou compliquée singulièrement par la nature spéciale des caractères et des esprits avec lesquels j’allais me trouver en contact. Or M. Laubépin, tout en reconnaissant ce que ma sollicitude sur l’article personnel avait de légitime, s’était montré obstinément avare de renseignements et de détails à ce sujet. Toutefois, à l’heure du départ, il m’avait remis une note confidentielle, en me recommandant de la jeter au feu dès que j’en aurais fait mon profit. J’ai tiré cette note de mon portefeuille, et je me suis mis à en étudier les termes sibyllins, que je reproduis ici exactement.

Château de Laroque (d’Arz).

État des personnes qui habitent ledit chateau

« 1° M. Laroque (Louis-Auguste), octogénaire, chef actuel de la famille, source principale de la fortune ; ancien marin, célèbre sous le premier empire en qualité de corsaire autorisé ; paraît s’être enrichi sur mer par des entreprises légales de diverse nature ; a longtemps habité les colonies. Originaire de Bretagne, il est revenu s’y fixer, il y a une trentaine d’années, en compagnie de feu Pierre-Antoine Laroque, son fils unique, époux de

» 2° Mme Laroque (Joséphine-Clara), belle-fille du susnommé ; créole d’origine, âgée de quarante ans ; caractère indolent, esprit romanesque, quelques manies : belle âme ;

» 3° Mlle Laroque (Marguerite-Louise), petite-fille, fille et présomptive héritière des précédents, âgée de vingt ans ; créole et Bretonne ; quelques chimères : belle âme ;

» 4° Mme Aubry, veuve du sieur Aubry, agent de change, décédé en Belgique ; cousine au deuxième degré, recueillie dans la maison : esprit aigri ;

» 5° Mlle Hélouin (Caroline-Gabrielle), vingt-six ans ; ci-devant institutrice, aujourd’hui demoiselle de compagnie : esprit cultive, caractère douteux.

» Brûlez. »



Ce document, malgré la réserve qui le caractérisait, ne m’a pas été inutile : j’ai senti se dissiper, avec l’horreur de l’inconnu, une partie de mes appréhensions. D’ailleurs, s’il y avait, comme le prétendait M. Laubépin, deux belles âmes dans le château de Laroque, c’était assurément plus qu’on n’avait droit d’espérer sur une proportion de cinq habitants.

Après deux heures de marche, le voiturier s’est arrêté devant une grille flanquée de deux pavillons qui servent de logement à un concierge. J’ai laissé là mon gros bagage, et je me suis acheminé vers le château, tenant d’une main mon sac de nuit et décapitant de l’autre, à coups de canne, les marguerites qui perçaient le gazon. Après avoir fait quelques centaines de pas entre deux rangs d’énormes châtaigniers, je me suis trouvé dans un vaste jardin de disposition circulaire, qui paraît se transformer en parc un peu plus loin. J’apercevais, à droite et à gauche, de profondes perspectives ouvertes entre d’épais massifs déjà verdoyants, des pièces d’eau fuyant sous les arbres, et des barques blanches remisées sous des toits rustiques. – En face de moi s’élevait le château, construction considérable, dans le goût élégant et à demi italien des premières années de Louis XIII. Il est précédé d’une terrasse qui forme, au pied d’un double perron et sous les hautes fenêtres de la façade, une sorte de jardin particulier auquel on accède par plusieurs escaliers larges et bas. L’aspect riant et fastueux de cette demeure m’a causé un véritable désappointement, qui n’a pas diminué, lorsqu’en approchant de la terrasse, j’ai entendu un bruit de voix jeunes et joyeuses qui se détachait sur le bourdonnement plus lointain d’un piano. J’entrais décidément dans un lieu de plaisance, bien différent du vieux et sévère donjon que j’avais aimé à me figurer. Toutefois ce n’était plus l’heure des réflexions ; j’ai gravi lestement les degrés, et je me suis trouvé tout à coup en face d’une scène qu’en toute autre circonstance j’aurais jugée assez gracieuse. Sur une des pelouses du parterre, une demi-douzaine de jeunes filles, enlacées deux à deux et se riant au nez, tourbillonnaient dans un rayon de soleil, tandis qu’un piano, touché par une main savante, leur envoyait, à travers une fenêtre ouverte, les mesures d’une valse impétueuse. J’ai eu du reste à peine le temps d’entrevoir les visages animés des danseuses, les cheveux dénoués, les larges chapeaux flottant sur les épaules : ma brusque apparition a été saluée par un cri général, suivi aussitôt d’un silence profond ; les danses avaient cessé, et toute la bande, rangée en bataille, attendait gravement le passage de l’étranger. L’étranger cependant s’était arrêté, non sans laisser voir un peu d’embarras. Quoique ma pensée n’appartienne guère depuis quelque temps aux prétentions mondaines, j’avoue que j’aurais en ce moment fait bon marché de mon sac de nuit. Il a fallu en prendre mon parti. Comme je m’avançais, mon chapeau à la main, vers le double escalier qui donne accès dans le vestibule du château, le piano s’est interrompu tout à coup. J’ai vu se présenter d’abord à la fenêtre ouverte un énorme chien de l’espèce des terre-neuve, qui a posé sur la barre d’appui son mufle léonin entre ses deux pattes velues ; puis, l’instant d’après, a paru une jeune fille d’une taille élevée, dont le visage un peu brun et la physionomie sérieuse étaient encadrés dans une masse épaisse de cheveux noirs et lustrés. Ses yeux, qui m’ont semblé d’une dimension extraordinaire, ont interrogé avec une curiosité nonchalante la scène qui se passait au dehors. – Eh bien, qu’est-ce qu’il y a donc ? a-t-elle dit d’une voix tranquille. – Je lui ai adressé une profonde inclination, et, maudissant une fois de plus mon sac de nuit, qui amusait visiblement ces demoiselles, je me suis hâté de franchir le perron.

Un domestique à cheveux gris, vêtu de noir, que j’ai trouvé dans le vestibule, a pris mon nom. J’ai été introduit quelques minutes plus tard, dans un vaste salon tendu de soie jaune, où j’ai reconnu d’abord la jeune personne que je venais de voir à la fenêtre, et qui était définitivement d’une extrême beauté. Près de la cheminée, où flamboyait une véritable fournaise, une dame d’un âge moyen, et dont les traits accusaient fortement le type créole, se tenait ensevelie dans un grand fauteuil compliqué d’édredons, de coussins et de coussinets de toutes proportions. Un trépied de forme antique, que surmontait un brasero allumé, était placé à sa portée, et elle en approchait par intervalles ses mains grêles et pâles. À côté de Mme Laroque était assise une dame qui tricotait : à sa mine morose et disgracieuse je n’ai pu méconnaître la cousine au deuxième degré, veuve de l’agent de change décédé en Belgique.

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