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Le roman d’un jeune homme pauvre Beq octave Feuillet Le roman d’un jeune homme pauvre


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– Je pressens, monsieur, que ce résultat n’est pas heureux.

– Non, monsieur le marquis, et je ne vous cacherai pas que vous devez vous armer de courage pour l’apprendre ; mais il est dans mes habitudes de procéder avec méthode. Ce fut, monsieur, en l’année 1820, que Mlle Louise-Hélène Dugald Delatouche d’Érouville fut recherchée en mariage par Charles-Christian Odiot, marquis de Champcey d’Hauterive. Investi par une sorte de tradition séculaire de la direction des intérêts de la famille Dugald Delatouche, et admis en outre dès longtemps près de la jeune héritière de cette maison sur le pied d’une familiarité respectueuse, je dus employer tous les arguments de la raison pour combattre le penchant de son cœur et la détourner de cette funeste alliance. Je dis funeste alliance, non pas que la fortune de M. de Champcey, malgré quelques hypothèques dont elle était grevée dès cette époque, ne fût égale à celle de Mlle Delatouche ; mais je connaissais le caractère et le tempérament, héréditaires en quelque sorte, de M. de Champcey. Sous les dehors séduisants et chevaleresques qui le distinguaient comme tous ceux de sa maison, j’apercevais clairement l’irréflexion obstinée, l’incurable légèreté, la fureur du plaisir, et finalement l’implacable égoïsme...

– Monsieur, ai-je interrompu brusquement, la mémoire de mon père m’est sacrée, et j’entends qu’elle le soit à tous ceux qui parlent de mon père devant moi.

– Monsieur, a repris le vieillard avec une émotion soudaine et violente, je respecte ce sentiment ; mais, en parlant de votre père, j’ai grand-peine à oublier que je parle de l’homme qui a tué votre mère, une enfant héroïque, une sainte, un ange !

Je m’étais levé fort agité. M. Laubépin, qui avait fait quelques pas à travers la chambre, m’a saisi le bras. – Pardon, jeune homme, m’a-t-il dit ; mais j’aimais votre mère. Je l’ai pleurée. Veuillez me pardonner... – Puis, se replaçant devant la cheminée : – Je reprends, a-t-il ajouté du ton solennel qui lui est ordinaire ; j’eus l’honneur et le chagrin de rédiger le contrat de mariage de madame votre mère. Malgré mon insistance, le régime dotal avait été écarté, et ce ne fut pas sans de grands efforts que je parvins à introduire dans l’acte une clause protectrice qui déclarait inaliénable, sans la volonté légalement constatée de madame votre mère, un tiers environ de ses apports immobiliers. Vaine précaution, monsieur le marquis, et je pourrais dire précaution cruelle d’une amitié mal inspirée, car cette clause fatale ne fit que préparer à celle dont elle devait sauvegarder le repos ses plus insupportables tourments, – j’entends ces luttes, ces querelles, ces violences dont l’écho dut frapper vos oreilles plus d’une fois, et dans lesquelles on arrachait lambeaux par lambeaux à votre malheureuse mère le dernier héritage, le pain de ses enfants !

– Monsieur, je vous en prie !

– Je m’incline, monsieur le marquis... Je ne parlerai que du présent. À peine honoré de votre confiance, mon premier devoir, monsieur, était de vous engager à n’accepter que sous bénéfice d’inventaire la succession embarrassée qui vous était échue.

– Cette mesure, monsieur, m’a paru outrageante pour la mémoire de mon père et j’ai dû m’y refuser.

M. Laubépin, après m’avoir lancé un de ces regards inquisiteurs qui lui sont familiers, a repris : – Vous n’ignorez pas apparemment, monsieur, que, faute d’avoir usé de cette faculté légale, vous demeurez passible des charges de la succession, lors même que ces charges en excéderaient la valeur. Or j’ai actuellement le devoir pénible de vous apprendre, monsieur le marquis, que ce cas est précisément celui qui se présente dans l’espèce. Comme vous le verrez dans ce dossier, il est parfaitement constant qu’après la vente de votre hôtel à des conditions inespérées, vous et mademoiselle votre sœur resterez encore redevables envers les créanciers de monsieur votre père d’une somme de quarante-cinq mille francs.

Je suis demeuré véritablement atterré à cette nouvelle, qui dépassait mes plus fâcheuses appréhensions. Pendant une minute, j’ai prêté une attention hébétée au bruit monotone de la pendule, sur laquelle je fixais un œil sans regard.

– Maintenant, a repris M. Laubépin après un silence, le moment est venu de vous dire, monsieur le marquis, que madame votre mère, en prévision des éventualités qui se réalisent malheureusement aujourd’hui, m’a remis en dépôt quelques bijoux dont la valeur est estimée à cinquante mille francs environ. Pour empêcher que cette faible somme, votre unique ressources désormais, ne passe aux mains des créanciers de la succession, nous pouvons user, je crois, du subterfuge légal que je vais avoir l’honneur de vous soumettre.

– Mais cela est tout à fait inutile, monsieur. Je suis trop heureux de pouvoir, à l’aide de cet appoint inattendu, solder intégralement les dettes de mon père, et je vous prierai de le consacrer à cet emploi.

M. Laubépin s’est légèrement incliné. – Soit, a-t-il dit ; mais il m’est impossible de ne pas vous faire observer, monsieur le marquis, qu’une fois ce prélèvement opéré sur le dépôt qui est entre mes mains, il ne vous restera pour toute fortune, à Mlle Hélène et à vous, qu’une somme de quatre à cinq mille livres, laquelle, au taux actuel de l’argent, vous donnera un revenu de deux cent vingt-cinq francs. Ceci posé, monsieur le marquis, qu’il me soit permis de vous demander, à titre confidentiel, amical et respectueux, si vous avez avisé à quelques moyens d’assurer votre existence et celle de votre sœur et pupille et quels sont vos projets ?

– Je n’en ai plus aucun, monsieur, je vous l’avoue. Tous ceux que j’avais pu former sont inconciliables avec le dénuement absolu où je me trouve réduit. Si j’étais seul au monde, je me ferais soldat ; mais j’ai ma sœur, et je ne puis souffrir le pensée de voir la pauvre enfant réduite au travail et aux privations. Elle est heureuse dans son couvent ; elle est assez jeune pour y demeurer quelques années encore. J’accepterais du meilleur de mon cœur toute occupation qui me permettrait, en me réduisant moi-même à l’existence la plus étroite, de gagner chaque année le prix de la pension de ma sœur, et de lui amasser une dot pour l’avenir.

M. Laubépin m’a regardé fixement. – Pour atteindre cet honorable objectif, a-t-il repris, vous ne devez pas penser, monsieur le marquis, à entrer, à votre âge, dans la lente filière des administrations publiques et des fonctions officielles. Il vous faudrait un emploi qui vous assurât dès le début cinq ou six mille francs de revenu annuel. Je dois vous dire que, dans l’état de notre organisation sociale, il ne suffit nullement d’avancer la main pour trouver ce desideratum. Heureusement, j’ai à vous communiquer quelques propositions vous concernant, qui sont de nature à modifier dès à présent, et sans grand effort, votre situation. – Les yeux de M. Laubépin se sont attachés sur moi avec une attention plus pénétrante que jamais, et il a continué : – En premier lieu, monsieur le marquis, je serai près de vous l’organe d’un spéculateur habile, riche et influent ; ce personnage a conçu l’idée d’une entreprise considérable dont la nature vous sera expliquée ci-après, et qui ne peut réussir que par le concours particulier de la classe aristocratique de ce pays. Il pense qu’un nom ancien et illustre comme le vôtre, monsieur le marquis, figurant parmi ceux des membres fondateurs de l’entreprise, aurait pour effet de lui gagner des sympathies dans les rangs du public spécial auquel le prospectus doit être adressé. En vue de cet avantage, il vous offre d’abord ce qu’on nomme communément une prime, c’est-à-dire une dizaine d’actions à titre gratuit, dont la valeur, estimée dès ce moment à dix mille francs, serait vraisemblablement triplée par le succès de l’opération. En outre...

– Tenez-vous-en là, monsieur ; de telles ignominies ne valent pas la peine que vous preniez des les formuler.

J’ai vu briller soudain l’œil du vieillard sous ses épais sourcils, comme si une étincelle s’en fût détachée. Un faible sourire a détendu les plis rigides de son visage. – Si la proposition ne vous plaît pas, monsieur le marquis, a-t-il dit en grasseyant, elle ne me plaît pas plus qu’à vous. Toutefois j’ai cru devoir vous la soumettre. En voici une autre qui vous sourira peut-être davantage, et qui de fait est plus avenante. Je compte, monsieur, au nombre de mes plus anciens clients un commerçant honorable qui s’est retiré des affaires depuis peu de temps, et qui jouit désormais paisiblement, auprès d’une fille unique et conséquemment adorée, d’une aurea mediocritas que j’évalue à vingt-cinq mille livres de revenu. Le hasard voulut, il y a trois jours, que la fille de mon client fût informée de votre situation : j’ai cru devoir, j’ai même pu m’assurer, pour tout dire, que l’enfant, laquelle d’ailleurs est agréable à voir et pourvue de qualités estimables, n’hésiterait pas un instant à accepter de votre main le titre de marquise de Champcey. Le père consent et je n’attends qu’un mot de vous, monsieur le marquis, pour vous dire le nom et la demeure de cette famille... intéressante.

– Monsieur, ceci me détermine tout à fait : je quitterai dès demain un titre qui dans ma situation est dérisoire, et qui en outre semble devoir m’exposer aux plus misérables entreprises de l’intrigue. Le nom originaire de ma famille est Odiot : c’est le seul que je compte porter désormais. Maintenant, monsieur, en reconnaissant toute la vivacité de l’intérêt qui a pu vous engager à vous faire l’interprète de ces singulières propositions, je vous prierai de m’épargner toutes celles qui pourraient avoir un caractère analogue.

– En ce cas, monsieur le marquis, a répondu M. Laubépin, je n’ai absolument plus rien à vous dire.

En même temps, pris d’un accès subit de jovialité, il a frotté ses mains l’une contre l’autre avec un bruit de parchemins froissés. Puis il a ajouté en riant : – Vous serez un homme difficile à caser, monsieur Maxime. Ah ! ah ! très difficile à caser. Il est extraordinaire, monsieur, que je n’aie pas remarqué plus tôt la saisissante similitude que la nature s’est plu à établir entre votre physionomie et celle de madame votre mère. Les yeux et le sourire en particulier... mais ne nous égarons pas, et puisqu’il vous convient de ne devoir qu’à un honorable travail vos moyens d’existence, souffrez que je vous demande quels peuvent être vos talents et vos aptitudes ?

– Mon éducation, monsieur, a été naturellement celle d’un homme destiné à la richesse et à l’oisiveté. Cependant j’ai étudié le droit. J’ai même le titre d’avocat.

– D’avocat ? ah diable ! vous êtes avocat ? Mais le titre ne suffit pas : dans la carrière du barreau, plus que dans aucune autre, il faut payer de sa personne... et là... voyons... vous sentez-vous éloquent, monsieur le marquis ?

– Si peu, monsieur, que je me crois tout à fait incapable d’improviser deux phrases en public.

– Hum ! ce n’est pas là précisément ce qu’on peut appeler une vocation d’orateur. Il faudra donc vous tourner d’un autre côté ; mais la matière exige de plus amples réflexions. Je vois d’ailleurs que vous êtes fatigué, monsieur le marquis. Voici votre dossier que je vous prie d’examiner à loisir. J’ai l’honneur de vous saluer, monsieur. Permettez-moi de vous éclairer. Pardon... dois-je attendre de nouveaux ordres avant de consacrer au paiement de vos créanciers le prix des bijoux et joyaux qui sont entre mes mains ?

– Non, certainement. J’entends de plus que vous préleviez sur cette réserve la juste rémunération de vos bons offices.

Nous étions arrivés sur le palier de l’escalier : M. Laubépin, dont la taille se courbe un peu lorsqu’il est en marche, s’est redressé brusquement. – En ce qui concerne vos créanciers, monsieur le marquis, m’a-t-il dit, je vous obéirai avec respect. Pour ce qui me regarde, j’ai été l’ami de votre mère, et je prie humblement, mais instamment, le fils de votre mère de me traiter en ami. – J’ai tendu au vieillard une main qu’il a serrée avec force, et nous nous sommes séparés.

Rentré dans la petite chambre que j’occupe sous les toits de cet hôtel, qui déjà ne m’appartient plus, j’ai voulu me prouver à moi-même que la certitude de ma complète détresse ne me plongeait pas dans un abattement indigne d’un homme. Je me suis mis à écrire le récit de cette journée décisive de ma vie, en m’appliquant à conserver la phraséologie exacte du vieux notaire, et ce langage mêlé de raideur et de courtoisie, de défiance et de sensibilité, qui, pendant que j’avais l’âme navrée, a fait plus d’une fois sourire mon esprit.

Voilà donc la pauvreté, non plus cette pauvreté cachée, fière, poétique, que mon imagination menait bravement à travers les grands bois, les déserts et les savanes, mais la positive misère, le besoin, la dépendance, l’humiliation, quelque chose de pis encore, la pauvreté amère du riche déchu, la pauvreté en habit noir, qui cache ses mains nues aux anciens amis qui passent ! – Allons, frère, courage !...

Lundi, 27 avril.

J’ai attendu en vain depuis cinq jours des nouvelles de M. Laubépin. J’avoue que je comptais sérieusement sur l’intérêt qu’il avait paru me témoigner. Son expérience, ses connaissances pratiques, ses relations étendues lui donnaient les moyens de m’être utile. J’étais prêt à faire, sous sa direction, toutes les démarches nécessaires ; mais, abandonné à moi-même, je ne sais absolument de quel côté tourner mes pas. Je le croyais un de ces hommes qui promettent peu et qui tiennent beaucoup. Je crains de m’être mépris. Ce matin, je m’étais déterminé à me rendre chez lui, sous prétexte de lui remettre les pièces qu’il m’avait confiées, et dont j’ai pu vérifier la triste exactitude. On m’a dit que le bonhomme était allé goûter les douceurs de la villégiature dans je ne sais quel château au fond de la Bretagne. Il est encore absent pour deux ou trois jours. Ceci m’a véritablement consterné. Je n’éprouvais pas seulement le chagrin de rencontrer l’indifférence et l’abandon où j’avais pensé trouver l’empressement d’une amitié dévouée ; j’avais de plus l’amertume de m’en retourner comme j’étais venu, avec une bourse vide. Je comptais en effet prier M. Laubépin de m’avancer quelque argent sur les trois ou quatre mille francs qui doivent nous revenir après le paiement intégral de nos dettes, car j’ai eu beau vivre en anachorète depuis mon arrivée à Paris, la somme insignifiante que j’avais pu réserver pour mon voyage est complètement épuisée, et si complètement, qu’après avoir fait ce matin un véritable déjeuner de pasteur, castaneae molles et pressi copia lactis, j’ai dû recourir, pour dîner ce soir, à une sorte d’escroquerie dont je veux consigner ici le souvenir mélancolique.

Moins on a déjeuné, plus on désire dîner. C’est un axiome dont j’ai senti aujourd’hui toute la force bien avant que le soleil eût achevé son cours. Parmi les promeneurs que la douceur du ciel avait attirés cet après-midi aux Tuileries, et qui regardaient se jouer les premiers sourires du printemps sur la face de marbre des sylvains, on remarquait un homme jeune encore, et d’une tenue irréprochable, qui paraissait étudier avec une sollicitude extraordinaire le réveil de la nature. Non content de dévorer de l’œil la verdure nouvelle, il n’était point rare de voir ce personnage détacher furtivement de leurs tiges de jeunes pousses appétissantes, des feuilles à demi déroulées, et les porter à ses lèvres avec une curiosité de botaniste. J’ai pu m’assurer que cette ressource alimentaire, qui m’avait été indiquée par l’histoire des naufrages, était d’une valeur fort médiocre. Toutefois j’ai enrichi mon expérience de quelques notions intéressantes : ainsi je sais désormais que le feuillage du marronnier est excessivement amer à la bouche, comme au cœur ; le rosier n’est pas mauvais ; le tilleul est onctueux et assez agréable ; le lilas poivré – et malsain, je crois.

Tout en méditant sur ces découvertes, je me suis dirigé vers le couvent d’Hélène. En mettant le pied dans le parloir, que j’ai trouvé plein comme une ruche, je me suis senti plus assourdi qu’à l’ordinaire par les confidences tumultueuses des jeunes abeilles. Hélène est arrivée, les cheveux en désordre, les joues enflammées, les yeux rouges et étincelants. Elle tenait à la main un morceau de pain de la longueur de son bras. Comme elle m’embrassait d’un air préoccupé : – Eh bien, fillette, qu’est-ce qu’il y a donc ? Tu as pleuré.

– Non, non, Maxime, ce n’est rien.

– Qu’est-ce qu’il y a ? Voyons...

Elle a baissé la voix : – Ah ! je suis bien malheureuse, va, mon pauvre Maxime !

– Vraiment ? conte-moi donc cela en mangeant ton pain.

– Oh ! je ne vais certainement pas manger mon pain ; je suis bien trop malheureuse pour manger. Tu sais bien, Lucie, Lucie Campbell, ma meilleure amie ? eh bien, nous sommes brouillées mortellement.

– Oh ! mon Dieu !... Mais sois tranquille, ma mignonne, vous vous raccommoderez, va !

– Oh ! Maxime, c’est impossible, vois-tu. Il y a eu des choses trop graves. Ce n’était rien d’abord ; mais on s’échauffe et on perd la tête, tu sais. Figure-toi que nous jouions au volant, et Lucie s’est trompée en comptant les points : j’en avais six cent quatre-vingts, et elle six cent quinze seulement, et elle a prétendu en avoir six cent soixante-quinze. C’était un peu trop fort, tu m’avoueras. J’ai soutenu mon chiffre, bien entendu, elle le sien. – Eh bien ! mademoiselle, lui ai-je dit, consultons ces demoiselles ; je m’en rapporte à elles. – Non, mademoiselle, m’a-t-elle répondu, je suis sûre de mon chiffre, et vous êtes une mauvaise joueuse. – Eh bien, vous, mademoiselle, lui ai-je dit, vous êtes une menteuse ! – C’est bien, mademoiselle, a-t-elle dit alors, moi, je vous méprise trop pour vous répondre ! – Ma sœur Sainte-Félix est arrivée à ce moment-là, heureusement, car je crois que j’allais la battre... Ainsi voilà ce qui s’est passé. Tu vois s’il est possible de nous raccommoder après cela. C’est impossible ; ce serait une lâcheté. En attendant, je ne peux pas te dire ce que je souffre ; je crois qu’il n’y a pas une personne sur la terre qui soit aussi malheureuse que moi.

– Certainement, mon enfant, il est difficile d’imaginer un malheur plus accablant que le tien ; mais, pour te dire ma façon de penser, tu te l’es un peu attiré, car, dans cette querelle, c’est de ta bouche qu’est sortie la parole la plus blessante. Voyons, est-elle dans le parloir, ta Lucie ?

– Oui, la voilà, là-bas, dans le coin. – Et elle m’a montré d’un signe de tête digne et discret une petite fille très blonde, qui avait également les joues enflammées et les yeux rouges, et qui paraissait en train de faire à une vieille dame très attentive le récit du drame que la sœur Sainte-Félix avait si heureusement interrompu. Tout en parlant avec un feu digne du sujet, Mlle Lucie lançait de temps à autre un regard furtif sur Hélène et sur moi.

– Eh bien, ma chère enfant, ai-je dit, as-tu confiance en moi ?

– Oui, j’ai beaucoup de confiance en toi, Maxime.

– En ce cas, voici ce que tu vas faire : tu vas t’en aller doucement te placer derrière la chaise de Mlle Lucie ; tu vas lui prendre la tête comme ceci, en traître, tu vas l’embrasser sur les deux joues comme cela, de force, et puis tu vas voir ce qu’elle va faire à son tour.

Hélène a paru hésiter quelques secondes ; puis elle est partie à grands pas, est tombée comme la foudre sur Mlle Campbell, et lui a causé néanmoins la plus douce surprise : les deux jeunes infortunées, réunies enfin pour jamais, ont confondu leurs larmes dans un groupe attendrissant, pendant que la vieille et respectable Mme Campbell se mouchait avec un bruit de cornemuse.

Hélène est revenue me trouver toute radieuse. – Eh bien, ma chérie, lui ai-je dit, j’espère que maintenant tu vas manger ton pain ?

– Oh ! vraiment, non, Maxime ; j’ai été trop émue, vois-tu, et puis il faut te dire qu’il est arrivé aujourd’hui une élève, une nouvelle, qui nous a donné un régal de meringues, d’éclairs et de chocolat à la crème, de sorte que je n’ai pas faim du tout. Je suis même très embarrassée, parce que dans mon trouble j’ai oublié tout à l’heure de remettre mon pain au panier, comme on doit le faire quand on n’a pas faim au goûter, et j’ai peur d’être punie ; mais, en passant dans la cour, je vais tâcher de jeter mon pain dans le soupirail de la cave sans qu’on s’en aperçoive.

– Comment ! petite sœur, ai-je repris en rougissant légèrement, tu vas perdre ce gros morceau de pain-là ?

– Ah ! je sais que ce n’est pas bien, car il y a peut-être des pauvres qui seraient bien heureux de l’avoir, n’est-ce pas, Maxime ?

– Il y en a certainement, ma chère enfant.

– Mais comment veux-tu que je fasse ? les pauvres n’entrent pas ici.

– Voyons, Hélène, confie-moi ce pain, et je le donnerai en ton nom au premier pauvre que je rencontrerai, veux-tu ?

– Je crois bien ! – L’heure de la retraite a sonné : j’ai rompu le pain en deux morceaux que j’ai fait disparaître honteusement dans les poches de mon paletot. – Cher Maxime ! a repris l’enfant, à bientôt, n’est-ce pas ? Tu me diras si tu as rencontré un pauvre, si tu lui as donné mon pain, et s’il l’a trouvé bon.

Oui, Hélène, j’ai rencontré un pauvre, et je lui ai donné ton pain, qu’il a emporté comme une proie dans sa mansarde solitaire, et il l’a trouvé bon ; mais c’était un pauvre sans courage, car il a pleuré en dévorant l’aumône de tes petites mains bien-aimées. Je te dirai tout cela, Hélène, car il est bon que tu saches qu’il y a sur la terre des souffrances plus sérieuses que tes souffrances d’enfant : je te dirai tout, excepté le nom du pauvre.



Mardi, 28 avril.

Ce matin, à neuf heures, je sonnais à la porte de M. Laubépin, espérant vaguement que quelque hasard aurait hâté son retour ; mais on ne l’attend que demain. La pensée m’est venue aussitôt de m’adresser à Mme Laubépin, et de lui faire part de la gêne excessive où me réduit l’absence de son mari. Pendant que j’hésitais entre la pudeur et le besoin, la vieille domestique, effrayée apparemment du regard affamé que je fixais sur elle, a tranché la question en refermant brusquement la porte. J’ai pris alors mon parti, et j’ai résolu de jeûner jusqu’à demain. Je me suis dit qu’après tout on ne meurt pas pour un jour d’abstinence : si j’étais coupable en cette circonstance d’un excès de fierté, j’en devais souffrir seul, et par conséquent cela ne regardait que moi.

Là-dessus je me suis dirigé vers la Sorbonne, où j’ai assisté successivement à plusieurs cours, en essayant de combler, à force de jouissances spirituelles, le vide qui se faisait sentir dans mon temporel ; mais l’heure est venue où cette ressource m’a manqué, et aussi bien je commençais à la trouver insuffisante. J’éprouvais surtout une forte irritation nerveuse que j’espérais calmer en marchant. La journée était froide et brumeuse. Comme je passais sur le pont des Saints-Pères, je me suis arrêté un instant presque malgré moi ; je me suis accoudé sur le parapet, et j’ai regardé les eaux troubles du fleuve se précipiter sous les arches. Je ne sais quelles pensées maudites ont traversé en ce moment mon esprit fatigué et affaibli : je me suis représenté soudain sous les plus insupportables couleurs l’avenir de lutte continuelle, de dépendance et d’humiliation dans lequel j’entrais lugubrement par la porte de la faim ; j’ai senti un dégoût profond, absolu, et comme une impossibilité de vivre. En même temps, un flot de colère sauvage et brutale me montait au cerveau, j’ai eu comme un éblouissement, et, me penchant dans le vide, j’ai vu toute la surface du fleuve se pailleter d’étincelles...

Je ne dirai pas, suivant l’usage : Dieu ne l’a pas voulu. Je n’aime pas ces formules banales. J’ose dire : Je ne l’ai pas voulu ! Dieu nous a faits libres, et si j’en avais pu douter auparavant, cette minute suprême où l’âme et le corps, le courage et la lâcheté, le bien et le mal, se livraient en moi, si clairement un mortel combat, cette minute eût emporté mes doutes à jamais.

Redevenu maître de moi, je n’ai plus éprouvé vis-à-vis de ces ondes redoutables que la tentation fort innocente et assez niaise d’y étancher la soif qui me dévorait. J’ai réfléchi au surplus que je trouverais dans ma chambre une eau beaucoup plus limpide, et j’ai pris rapidement le chemin de l’hôtel, en me faisant une image délicieuse des plaisirs qui m’y attendaient. Dans mon triste enfantillage, je m’étonnais, je ne revenais pas de n’avoir point songé plus tôt à cet expédient vainqueur. Sur le boulevard, je me suis croisé tout à coup avec Gaston de Vaux, que je n’avais pas vu depuis deux ans. Il s’est arrêté après un mouvement d’hésitation, m’a serré cordialement la main, m’a dit deux mots de mes voyages et m’a quitté à la hâte. Puis, revenant sur ses pas : « Mon ami, m’a-t-il dit, il faut que tu me permettes de t’associer à une bonne fortune qui m’est arrivée ces jours-ci. J’ai mis la main sur un trésor : j’ai reçu une cargaison de cigares qui me coûtent deux francs chacun, mais qui sont sans prix. En voici un, tu m’en diras des nouvelles. Au revoir, mon bon ! »

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