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Le roman d’un jeune homme pauvre Beq octave Feuillet Le roman d’un jeune homme pauvre


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Puis je cherchai à concevoir par quel égarement de fausse raison cette jeune fille avait choisi cet homme entre tous. Je crus le deviner. M. de Bévallan est fort riche ; il doit apporter ici une fortune à peu près égale à celle qu’il y trouve, cela paraît être une sorte de garantie ; il pourrait se passer de ce surcroît de richesse : on le présume plus désintéressé parce qu’il est moins besogneux. Triste argument ! méprise énorme que de mesurer sur le degré de la fortune le degré de vénalité des caractères ! les trois quarts du temps l’avidité s’enfle avec l’opulence – et les plus mendiants ne sont pas les plus pauvres !

N’y avait-il cependant aucune apparence que Mlle Marguerite pût d’elle-même ouvrir les yeux sur l’indignité de son choix, trouver dans quelque inspiration secrète de son propre cœur le conseil qu’il m’était défendu de lui suggérer ? Ne pouvait-il s’élever tout à coup dans ce cœur un sentiment nouveau, inattendu, qui vînt souffler sur les vaines résolutions de la raison et les mettre à néant ? Ce sentiment même n’était-il pas né déjà, et n’en avais-je pas recueilli des témoignages irrécusables ? Tant de caprices bizarres, d’hésitations, de combats et de larmes dont j’avais été depuis quelque temps l’objet ou le témoin, dénonçaient sans doute une raison chancelante et peu maîtresse d’elle-même. Je n’étais pas enfin assez neuf dans la vie pour ignorer qu’une scène comme celle dont le hasard m’avait rendu dans cette soirée même le confident et presque le complice – si peu préméditée qu’elle puisse être, – n’éclate point dans une atmosphère d’indifférence. De telles émotions, de tels ébranlements, supposent deux âmes déjà troublées par un orage commun, ou qui vont l’être.

Mais s’il était vrai, si elle m’aimait, comme il était trop certain que je l’aimais, je pouvais dire de cet amour ce qu’elle disait de sa beauté : « À quoi bon ? » car je ne pouvais espérer qu’il eût jamais assez de force pour triompher de la défiance éternelle qui est le travers et la vertu de cette noble fille, défiance dont mon caractère, j’ose le dire, repousse l’outrage, mais que ma situation, plus que celle de tout autre, est faite pour inspirer. Entre ces terribles ombrages et la réserve plus grande qu’ils me commandent, quel miracle pourrait combler l’abîme ?

Et enfin, ce miracle intervenant, daignât-elle m’offrir cette main pour laquelle je donnerais ma vie, mais que je ne demanderais jamais, notre union serait-elle heureuse ? Ne devrais-je pas craindre tôt ou tard dans cette imagination inquiète quelque sourd réveil d’une défiance mal étouffée ? Pourrais-je me défendre moi-même de toute arrière-pensée pénible au sein d’une richesse empruntée ? Pourrais-je jouir sans malaise d’un amour entaché d’un bienfait ? Notre rôle de protection vis-à-vis des femmes nous est si formellement imposé par tous les sentiments d’honneur, qu’il ne peut être interverti un seul instant, même en toute probité, sans qu’il se répande sur nous je ne sais quelle ombre douteuse et suspecte. À la vérité, la richesse n’est pas un tel avantage qu’il ne puisse trouver en ce monde aucune espèce de compensation, et je suppose qu’un homme qui apporte à sa femme, en échange de quelques sacs d’or, un nom qu’il a illustré, un mérite éminent, une grande situation, un avenir, ne doit pas être écrasé de gratitude ; mais, moi, j’ai les mains vides, je n’ai pas plus d’avenir que de présent ; de tous les avantages que le monde apprécie, je n’en ai qu’un seul : mon titre, et je serais très résolu à ne le point porter, afin qu’on ne pût dire qu’il est le prix du marché. Bref, je recevrais tout et ne donnerais rien : un roi peut épouser une bergère, cela est généreux et charmant, et on l’en félicite à bon droit ; mais un berger qui se laisserait épouser par une reine, cela n’aurait pas tout à fait aussi bonne figure.

J’ai passé la nuit à rouler toutes ces choses dans mon pauvre cerveau, et à chercher une conclusion que je cherche encore. Peut-être devrais-je sans retard quitter cette maison et ce pays. La sagesse le voudrait. Tout ceci ne peut bien finir. Que de mortels chagrins on s’épargnerait souvent par une seule minute de courage et de décision ! Je devrais du moins être accablé de tristesse, jamais je n’en eus si belle occasion. Eh bien, je ne puis !... Au fond de mon esprit bouleversé et torturé, il y a une pensée qui domine tout et qui me remplit d’une allégresse surhumaine. Mon âme est légère comme un oiseau du ciel. Je revois sans cesse, je verrai toujours ce petit cimetière, cette mer lointaine, cet immense horizon et sur ce radieux sommet cet ange de beauté baigné de pleurs divins ! Je sens encore sa main sous ma lèvre : je sens ses larmes dans mes yeux, dans mon cœur ! Je l’aime ! Eh bien, demain, s’il le faut, je prendrai une résolution. Jusque-là, pour Dieu ! qu’on me laisse en repos. Depuis longtemps, je n’abuse pas du bonheur... Cet amour, j’en mourrai peut-être : je veux en vivre en paix tout un jour !

26 août.

Ce jour, ce jour unique que j’implorais, ne m’a pas été donné. Ma courte faiblesse n’a pas attendu longtemps l’expiation, qui sera longue. Comment l’avais-je oublié ? Dans l’ordre moral, comme dans l’autre, il y a des lois que nous ne transgressons jamais impunément, et dont les effets certains forment en ce monde l’intervention permanente de ce qu’on nomme la Providence. Un homme faible et grand, écrivant d’une main presque folle l’évangile d’un sage, disait de ces passions mêmes qui firent sa misère, son opprobre et son génie : « Toutes sont bonnes, quand on reste le maître ; toutes sont mauvaises, quand on s’en laisse assujettir. Ce qui nous est défendu par la nature, c’est d’étendre nos attachements plus loin que nos forces ; ce qui nous est défendu par la raison, c’est de vouloir ce que nous ne pouvons obtenir ; ce qui nous est défendu par la conscience n’est pas d’être tentés, mais de nous laisser vaincre aux tentations. Il ne dépend pas de nous d’avoir ou de n’avoir pas de passions : il dépend de nous de régner sur elles. Tous les sentiments que nous dominons sont légitimes ; tous ceux qui nous dominent sont criminels... N’attache ton cœur qu’à la beauté qui ne périt point ; que ta condition borne tes désirs ; que tes devoirs aillent avant tes passions ; étends la loi de la nécessité aux choses morales ; apprends à perdre ce qui peut t’être enlevé, apprends à tout quitter quand la vertu l’ordonne ! » Oui, telle est la loi ; je la connaissais ; je l’ai violée : je suis puni. Rien de plus juste.

J’avais à peine posé le pied sur le nuage de ce fol amour, que j’en étais précipité violemment, et j’ai à peine recouvré, après cinq jours, le courage nécessaire pour retracer les circonstances presque ridicules de ma chute. – Mme Laroque et sa fille étaient parties dès le matin pour aller faire une visite nouvelle à Mme de Saint-Cast et ramener ensuite Mme Aubry. Je trouvai Mlle Hélouin seule au château. Je lui apportais un trimestre de sa pension : car, bien que mes fonctions me laissent en général tout à fait étranger à la tenue et à la discipline intérieures de la maison, ces dames ont désiré, par égard sans doute pour Mlle Caroline comme pour moi, que ses appointements et les miens fussent payés exceptionnellement de ma main. La jeune demoiselle se tenait dans le petit boudoir qui est contigu au salon. Elle me reçut avec une douceur pensive qui me toucha. J’éprouvais moi-même en ce moment cette plénitude de cœur qui dispose à la confiance et à la bonté. Je résolus, en vrai don Quichotte, de tendre une main secourable à cette pauvre isolée. – Mademoiselle, lui dis-je tout à coup, vous m’avez retiré votre amitié, mais la mienne vous est restée tout entière ; me permettez-vous de vous en donner une preuve ?

Elle me regarda, et murmura un oui timide.

– Eh bien ! ma pauvre enfant, vous vous perdez.

Elle se leva brusquement. – Vous m’avez vue cette nuit dans le parc ! s’écria-t-elle.

– Oui, mademoiselle.

– Mon Dieu !... – Elle fit un pas vers moi. – Monsieur Maxime, je vous jure que je suis une honnête fille !

– Je le crois, mademoiselle ; mais je dois vous dire que dans ce petit roman, sans doute très innocent de votre part, mais qui l’est peut-être moins de l’autre, vous aventurez très gravement votre réputation et votre repos. Je vous supplie d’y réfléchir, et je vous supplie en même temps d’être bien assurée que personne autre que vous n’entendra jamais un mot de ma bouche sur ce sujet.

J’allais me retirer : elle s’affaissa sur ses genoux près d’un canapé et éclata en sanglots, le front appuyé sur ma main, qu’elle avait saisie. J’avais vu couler, il y avait peu de temps, des larmes plus belles et plus dignes ; cependant j’étais ému. – Voyons, ma chère demoiselle, lui dis-je, il n’est pas trop tard, n’est-ce pas ? – Elle secoua la tête avec force. – Eh bien, ma chère enfant, prenez courage. Nous vous sauverons, allez ! Que puis-je faire pour vous, voyons ? Y a-t-il entre les mains de cet homme quelque gage, quelque lettre que je puisse lui redemander de votre part ? Disposez de moi comme d’un frère.

Elle quitta ma main avec colère. – Ah ! que vous êtes dur ! dit-elle. Vous parlez de me sauver... c’est vous qui me perdez ! Après avoir feint de m’aimer, vous m’avez repoussée... vous m’avez humiliée, désespérée... Vous êtes la cause unique de ce qui arrive !

– Mademoiselle, vous n’êtes pas juste : je n’ai jamais feint de vous aimer ; j’ai eu pour vous une affection très sincère, que j’ai encore. J’avoue que votre beauté, votre esprit, vos talents, vous donnent parfaitement le droit d’attendre de ceux qui vivent près de vous quelque chose de plus qu’une fraternelle amitié ; mais ma situation dans le monde, les devoirs de famille qui me sont imposés, ne me permettaient pas de dépasser cette mesure vis-à-vis de vous sans manquer à toute probité. Je vous dis franchement que je vous trouve charmante, et je vous assure qu’en tenant mes sentiments pour vous dans la limite que la loyauté me commandait, je n’ai pas été sans mérite. Je ne vois rien là de fort humiliant pour vous : ce qui pourrait à plus juste titre vous humilier, mademoiselle, ce serait de vous voir aimée très résolument par un homme très résolu à ne pas vous épouser.

Elle me jeta un mauvais regard. – Qu’en savez-vous ? dit-elle. Tous les hommes ne sont pas des coureurs de fortunes !

– Ah ! est-ce que vous seriez une méchante petite personne, Mlle Hélouin ? lui dis-je avec beaucoup de calme. Cela étant, j’ai l’honneur de vous saluer.

– Monsieur Maxime ! s’écria-t-elle en se précipitant tout à coup pour m’arrêter. Pardonnez-moi ! ayez pitié de moi ! Hélas ! comprenez-moi, je suis si malheureuse ! Figurez-vous donc ce que peut être la pensée d’une pauvre créature comme moi, à qui on a eu la cruauté de donner un cœur, une âme, une intelligence... et qui ne peut user de tout cela que pour souffrir... et pour haïr ! Quelle est ma vie ? quel est mon avenir ? Ma vie, c’est le sentiment de ma pauvreté, exalté sans cesse par tous les raffinements du luxe qui m’entoure ! Mon avenir, ce sera de regretter, de pleurer un jour amèrement cette vie même, – cette vie d’esclave, tout odieuse qu’elle est !... Vous parlez de ma jeunesse, de mon esprit, de mes talents... Ah ! je voudrais n’avoir jamais eu d’autre talent que de casser des pierres sur les routes ! Je serais plus heureuse !... Mes talents, j’aurai passé le meilleur temps de la vie à en parer une autre femme, pour qu’elle soit plus belle, plus adorée et plus insolente encore !... Et quand le plus pur de mon sang aura passé dans les veines de cette poupée, elle s’en ira au bras d’un heureux époux prendre sa part des plus belles fêtes de la vie, tandis que moi, seule, vieille, abandonnée, j’irai mourir dans quelque coin avec une pension de femme de chambre... Qu’est-ce que j’ai fait au ciel pour mériter cette destinée-là, voyons ? Pourquoi moi plutôt que ces femmes ? Est-ce que je ne les vaux pas ? Si je suis si mauvaise, c’est que le malheur m’a ulcérée, c’est que l’injustice m’a noirci l’âme... J’étais née comme elles, – plus qu’elles peut-être, – pour être bonne, aimante, charitable... Eh ! mon Dieu, les bienfaits coûtent peu quand on est riche, et la bienveillance est facile aux heureux ! Si j’étais à leur place, et elles à la mienne, elles me haïraient, – comme je les hais ! – On n’aime pas ses maîtres !.... Ah ! cela est horrible, ce que je vous dis, n’est-ce pas ? Je le sais bien, et c’est ce qui m’achève... Je sens mon abjection, j’en rougis... et je la garde ! Hélas ! vous allez me mépriser maintenant plus que jamais, monsieur... vous que j’aurais tant aimé si vous l’aviez souffert ! vous qui pouviez me rendre tout ce que j’ai perdu, l’espérance, la paix, la bonté, l’estime de moi-même !... Ah ! il y a eu un moment où je me suis crue sauvée... où j’ai eu pour la première fois une pensée de bonheur, d’avenir, de fierté... Malheureuse !... – Elle s’était emparée de mes deux mains ; elle y plongea sa tête, au milieu de ses longues boucles flottantes, et pleura follement.

– Ma chère enfant, lui dis-je, je comprends mieux que personne les ennuis, les amertumes de votre condition, mais permettez-moi de vous dire que vous y ajoutez beaucoup en nourrissant dans votre cœur les tristes sentiments que vous venez de m’exprimer. Tout ceci est fort laid, je ne vous le cache pas, et vous finirez par mériter toute la rigueur de votre destinée ; mais, voyons, votre imagination vous exagère singulièrement cette rigueur. Quant à présent, vous êtes traitée ici, quoi que vous en disiez, sur le pied d’une amie, et, dans l’avenir, je ne vois rien qui empêche que vous ne sortiez de cette maison, vous aussi, au bras d’un heureux époux. Pour moi, je vous serai toute ma vie reconnaissant de votre affection ; mais, je veux vous le dire encore une fois pour en finir à jamais avec ce sujet, j’ai des devoirs auxquels j’appartiens, et je ne veux ni ne puis me marier.

Elle me regarda tout à coup. – Même avec Marguerite ? dit-elle.

– Je ne vois pas ce que le nom de Mlle Marguerite vient faire ici.

Elle repoussa d’une main ses cheveux, qui inondaient son visage, et tendant l’autre vers moi par un geste de menace : – Vous l’aimez ! dit-elle d’une voix sourde, ou plutôt vous aimez sa dot ; mais vous ne l’aurez pas !

– Mlle Hélouin !

– Ah ! reprit-elle, vous êtes passablement enfant si vous avez cru abuser une femme qui avait la folie de vous aimer. Je lis clairement dans vos manœuvres, allez ! D’ailleurs je sais qui vous êtes... Je n’étais pas loin quand Mlle de Porhoët a transmis à Mme Laroque votre politique confidence...

– Comment ! vous écoutez aux portes, mademoiselle ?

– Je ne soucie peu de vos outrages... D’ailleurs je me vengerai, et bientôt... Ah ! vous êtes assurément fort habile, monsieur de Champcey ! et je vous fais mon compliment... Vous avez joué à merveille le petit rôle de désintéressement et de réserve que votre ami Laubépin n’a pas manqué de vous recommander en vous envoyant ici... Il savait à qui vous aviez affaire... Il connaissait assez la ridicule manie de cette fille. Vous croyez déjà tenir votre proie, n’est-ce pas ? De beaux millions, dont la source est plus ou moins pure, dit-on, mais qui seraient fort propres toutefois à recrépir un marquisat et à redorer un écusson... Eh ! vous pouvez dès ce moment y renoncer... car je vous jure que vous ne garderez pas votre masque un jour de plus, et voici la main qui vous l’arrachera !

– Mlle Hélouin, il est grandement temps de mettre fin à cette scène, car nous touchons au mélodrame. Vous m’avez fait beau jeu pour vous prévenir sur le terrain de la délation et de la calomnie ; mais vous pouvez y descendre en pleine sécurité, car je vous donne ma parole que je ne vous y suivrai pas. Là-dessus, je suis votre serviteur.

Je quittai cette infortunée avec un profond sentiment de dégoût, mais aussi de pitié. Quoique j’eusse toujours soupçonné que l’organisation la mieux douée dût être, en proportion même de ses dons, irritée et faussée dans la situation équivoque et mortifiante qu’occupe ici Mlle Hélouin, mon imagination n’avait pu plonger jusqu’au fond de l’abîme plein de fiel qui venait de s’ouvrir sous mes yeux. Certes, – quand on y songe, – on ne peut guère concevoir un genre d’existence qui soumette une âme humaine à de plus venimeuses tentations, qui soit plus capable de développer et d’aiguiser dans le cœur les convoitises de l’envie, de soulever à chaque instant les révoltes de l’orgueil, d’exaspérer toutes les vanités et toutes les jalousies naturelles de la femme. Il n’y a pas à douter que le plus grand nombre des malheureuses filles que leur dénuement et leurs talents ont vouées à cet emploi, si honorable en soi, n’échappent par la modération de leurs sentiments, ou, avec l’aide de Dieu, par la fermeté de leurs principes, aux agitations déplorables dont Mlle Hélouin n’avait pas su se garantir ; mais l’épreuve est redoutable. Quant à moi, la pensée m’était venue quelquefois que ma sœur pouvait être destinée par nos malheurs à entrer dans quelque riche famille en qualité d’institutrice : je fis serment alors, quelque avenir qui nous fût réservé, de partager plutôt avec Hélène dans la plus pauvre mansarde le pain le plus amer du travail, que de la laisser jamais s’asseoir au festin empoisonné de cette opulente et haineuse servilité.

Cependant, si j’avais la ferme détermination de laisser le champ libre à Mlle Hélouin, et de n’entrer, à aucun prix, de ma personne, dans les récriminations d’une lutte dégradante, je ne pouvais envisager sans inquiétude les conséquences probables de la guerre déloyale qui venait de m’être déclarée. J’étais évidemment menacé dans tout ce que j’ai de plus sensible, dans mon amour et dans mon honneur. Maîtresse du secret de mon cœur, mêlant avec l’habileté perfide de son sexe la vérité au mensonge, Mlle Hélouin pouvait aisément présenter ma conduite sous un jour suspect, tourner contre moi jusqu’aux précautions, jusqu’aux scrupules de ma délicatesse, et prêter à mes plus simples allures la couleur d’une intrigue préméditée. Il m’était impossible de savoir avec précision quel tour elle donnerait à sa malveillance ; mais je me fiais à elle pour être assuré qu’elle ne se tromperait pas sur le choix des moyens. Elle connaissait mieux que personne les points faibles des imaginations qu’elle voulait frapper. Elle possédait sur l’esprit de Mlle Marguerite et sur celui de sa mère l’empire naturel de la dissimulation sur la franchise, de l’astuce sur la candeur ; elle jouissait auprès d’elles de toute la confiance qui naît d’une longue habitude et d’une intimité quotidienne, et ses maîtres, pour employer son langage, n’avaient garde de soupçonner, sous les dehors d’enjouement gracieux et d’obséquieuse prévenance dont elle s’enveloppe avec un art consommé, la frénésie d’orgueil et d’ingratitude qui ronge cette âme misérable. Il était trop vraisemblable qu’une main aussi sûre et aussi savante verserait ses poisons avec plein succès dans des cœurs ainsi préparés. À la vérité, Mlle Hélouin pouvait craindre, en cédant à son ressentiment, de replacer la main de Mlle Marguerite dans celle de M. de Bévallan et de hâter un hymen qui serait la ruine de sa propre ambition ; mais je savais que la haine d’une femme ne calcule rien, et qu’elle hasarde tout. Je m’attendais donc, de la part de celle-ci, à la plus prompte comme à la plus aveugle des vengeances, et j’avais raison.

Je passai dans une pénible anxiété les heures que j’avais vouées à de plus douces pensées. Tout ce que la dépendance peut avoir de plus poignant pour une âme fière, le soupçon de plus amer pour une conscience droite, le mépris de plus navrant pour un cœur qui aime, je le sentis. L’adversité, dans mes plus mauvais jours, ne m’avait jamais servi une coupe mieux remplie. J’essayai cependant de travailler comme de coutume. Vers cinq heures, je me rendis au château. Ces dames étaient rentrées dans l’après-midi. Je trouvai dans le salon Mlle Marguerite, Mme Aubry et M. de Bévallan, avec deux ou trois hôtes de passage. Mlle Marguerite parut ne pas s’apercevoir de ma présence : elle continua de s’entretenir avec M. de Bévallan sur un ton d’animation qui n’était pas ordinaire. Il était question d’un bal improvisé qui devait avoir lieu le soir même dans un château voisin. Elle devait s’y rendre avec sa mère, et elle pressait M. de Bévallan de les y accompagner : celui-ci s’en excusait, en alléguant qu’il était sorti de chez lui le matin avant d’avoir reçu l’invitation, et que sa toilette n’était pas convenable. Mlle Marguerite, insistant avec une coquetterie affectueuse et empressée dont son interlocuteur lui-même semblait surpris, lui dit qu’il avait certainement encore le temps de retourner chez lui, de s’habiller et de revenir les prendre. On lui garderait un bon petit dîner. M. de Bévallan objecta que tous ses chevaux de voiture étaient sur la litière, et qu’il ne pouvait revenir à cheval en toilette de bal : – Eh bien, reprit Mlle Marguerite, on va vous conduire dans l’américaine. – En même temps elle dirigea pour la première fois ses yeux sur moi, et me couvrant d’un regard où je vis éclater la foudre : – Monsieur Odiot, dit-elle d’une voix de bref commandement, allez dire qu’on attelle !

Cet ordre servile était si peu dans la mesure de ceux qu’on a coutume de m’adresser ici et qu’on peut me croire disposé à subir, que l’attention et la curiosité des plus indifférents en furent aussitôt éveillées. Il se fit un silence embarrassé : M. de Bévallan jeta un coup d’œil étonné sur Mlle Marguerite, puis il me regarda, prit un air grave et se leva. Si l’on s’attendait à quelques folle inspiration de colère, il y eut déception. Certes, les insultantes paroles qui venaient de tomber sur moi d’une bouche si belle, si aimée, – et si barbare, – avaient fait pénétrer le froid de la mort jusqu’aux sources profondes de ma vie, et je doute qu’une lame d’acier, se frayant passage à travers mon cœur, m’eût causé une pire sensation ; mais jamais je ne fus si calme. Le timbre dont se sert habituellement Mme Laroque pour appeler ses gens était sur une table à ma portée : j’y appuyai le doigt. Un domestique entra presque aussitôt. – Je crois, lui dis-je, que Mlle Marguerite a des ordres à vous donner. – Sur ces mots qu’elle avait écoutés avec une sorte de stupeur, la jeune fille fit violemment de la tête un signe négatif et congédia le domestique. J’avais grande hâte de sortir de ce salon, où j’étouffais ; mais je ne pus me retirer devant l’attitude provocante qu’affectait alors M. de Bévallan.

– Ma foi ! murmura-t-il, voilà quelque chose d’assez particulier !

Je feignis de ne pas l’entendre. Mlle Marguerite lui dit deux mots brusques à voix basse. – Je m’incline, mademoiselle, reprit-il alors d’un ton plus élevé, qu’il me soit permis seulement d’exprimer le regret sincère que j’éprouve de n’avoir pas le droit d’intervenir ici.

Je me levai aussitôt. – Monsieur de Bévallan, dis-je en me plaçant à deux pas de lui, ce regret est tout à fait superflu, car si je n’ai pas cru devoir obéir aux ordres de mademoiselle, je suis entièrement aux vôtres... et je vais les attendre.

– Fort bien, fort bien, monsieur ; rien de mieux, répliqua M. de Bévallan en agitant la main avec grâce pour rassurer les femmes.

Nous nous saluâmes, et je sortis.

Je dînai solitairement dans ma tour, servi, suivant l’usage, par le pauvre Alain, que les rumeurs de l’antichambre avaient sans doute instruit de ce qui s’était passé, car il ne cessa d’attacher sur moi des regards lamentables, poussant par intervalles de profonds soupirs et observant, contre sa coutume, un silence morne. Seulement, sur ma demande, il m’apprit que ces dames avaient décidé qu’elles n’iraient pas au bal ce soir-là.

Mon bref repas terminé, je mis un peu d’ordre dans mes papiers et j’écrivis deux mots à M. Laubépin. À toutes prévisions, je lui recommandais Hélène. L’idée de l’abandon où je la laisserais en cas de malheur me navrait le cœur, sans ébranler le moins du monde mes immuables principes. Je puis m’abuser, mais j’ai toujours pensé que l’honneur, dans notre vie moderne, domine toute la hiérarchie des devoirs. Il supplée aujourd’hui à tant de vertus à demi effacées dans les consciences, à tant de croyances endormies, il joue, dans l’état de notre société, un rôle tellement tutélaire, qu’il n’entrera jamais dans mon esprit d’en affaiblir les droits, d’en subordonner les obligations. L’honneur, dans son caractère indéfini, est quelque chose de supérieur à la loi et à la morale ; on ne le raisonne pas, on le sent. C’est une religion. Si nous n’avons plus la folie de la croix, gardons la folie de l’honneur !

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