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Le roman d’un jeune homme pauvre Beq octave Feuillet Le roman d’un jeune homme pauvre


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Nous en étions là quand le pas relevé d’un cheval se fit entendre dans le sentier qui borde extérieurement le mur du jardin. Au même instant on frappa quelques coups secs à un petite porte voisine de la tonnelle : – Eh bien, dit Mlle de Porhoët, qui va là ? Je levai les yeux, et je vis flotter une plume noire au-dessus de la crête du mur.

– Ouvrez, dit gaiement en dehors une voix d’un timbre grave et musical ; ouvrez, c’est la fortune de la France !

– Comment ! c’est vous, ma mignonne ! s’écria la vieille demoiselle. Courez vite, mon cousin.

La porte ouverte, je faillis être renversé par Mervyn, qui se précipita à travers mes jambes, et j’aperçus Mlle Marguerite, qui s’occupait d’attacher les rênes de son cheval aux barres d’une clôture.

– Bonjour, monsieur, me dit-elle, sans montrer la moindre surprise de me trouver là.

Puis, relevant sur son bras les longs plis de sa jupe traînante, elle entra dans le jardin.

– Soyez la bienvenue en ce beau jour, la belle fille, dit Mlle de Porhoët, et embrassez-moi. Vous avez couru, jeune folle, car vous avez la visage couvert d’une pourpre vive, et le feu vous sort littéralement des yeux. Que pourrais-je vous offrir, ma merveille ?

– Voyons ! dit Mlle Marguerite en jetant un regard sur la table ; qu’est-ce que vous avez là ?... Monsieur a donc tout mangé ?... Au reste je n’ai pas faim, j’ai soif.

– Je vous défends bien de boire dans l’état où vous êtes ; mais attendez... il y a encore quelques fraises dans cette plate-bande...

– Des fraises ! ô gioia ! chanta la jeune fille... Prenez vite une de ces grandes feuilles, monsieur, et venez avec moi.

Pendant que je choisissais la plus large feuille d’un figuier, Mlle de Porhoët, fermant un œil à demi et suivant de l’autre avec un sourire de complaisance la fière démarche de sa favorite à travers les allées pleines de soleil : – Regardez-la donc, cousin, me dit-elle tout bas, ne serait-elle pas digne d’être des nôtres ?

Cependant Mlle Marguerite, penchée sur la plate-bande et trébuchant à chaque pas dans sa traîne, saluait d’un petit cri d’allégresse chaque fraise qu’elle parvenait à découvrir. Je me tenais près d’elle, étalant dans ma main la feuille de figuier sur laquelle elle déposait de temps en temps une fraise contre deux qu’elle croquait pour se donner patience. Quand la moisson fut suffisante à son gré, nous revînmes en triomphe sous la tonnelle ; ce qui restait de fraises fut saupoudré de sucre, puis mangé à belles et très belles dents.

– Ah ! que ça m’a fait de bien ! dit alors Mlle Marguerite en jetant son chapeau sur un banc et en se renversant contre la clôture de charmille. Et maintenant, pour compléter mon bonheur, ma chère demoiselle, vous allez me conter des histoires du temps passé, du temps où vous étiez une belle guerrière.

Mlle de Porhoët, souriante et ravie, ne se fit pas prier davantage pour tirer de sa mémoire les épisodes les plus marquants de ses intrépides chevauchées à la suite des Lescure et des La Rochejaquelein. J’eus en cette occasion une nouvelle preuve de l’élévation d’âme de ma vieille amie, quand je l’entendis rendre hommage en passant à tous les héros de ces guerres gigantesques, sans acception de drapeau. Elle parlait en particulier du général Hoche, dont elle avait été la captive de guerre, avec une admiration presque tendre. Mlle Marguerite prêtait à ces récits une attention passionnée qui m’étonna. Tantôt, à demi ensevelie dans sa niche de charmille et ses longs cils un peu baissés, elle gardait l’immobilité d’une statue ; tantôt, l’intérêt devenant plus vif, elle s’accoudait sur la petite table, et, plongeant sa belle main dans les flots de sa chevelure dénouée, elle dardait sur la vieille Vendéenne l’éclair continu de ses grands yeux.

Il faut bien le dire, je compterai toujours parmi les plus douces heures de ma triste vie celles que je passai à contempler sur ce noble visage les reflets d’un ciel radieux mêlés aux impressions d’un cœur vaillant.

Les souvenirs de la conteuse épuisés, Mlle Marguerite l’embrassa, et, réveillant Mervyn, qui dormait à ses pieds, elle annonça qu’elle retournait au château. Je ne me fis aucun scrupule de partir en même temps, convaincu que je ne pouvais lui causer aucun embarras. À part en effet l’extrême insignifiance de ma personne et de ma compagnie aux yeux de la riche héritière, le tête-à-tête en général n’a rien de gênant pour elle, sa mère lui ayant donné résolument l’éducation libérale qu’elle a reçue elle-même dans une des colonies britanniques : on sait que la méthode anglaise accorde aux femmes avant le mariage toute l’indépendance dont nous les gratifions sagement le jour où les abus en deviennent irréparables.

Nous sortîmes donc ensemble du jardin ; je lui tins l’étrier pendant qu’elle montait à cheval, et nous nous mîmes en marche vers le château. Au bout de quelques pas : – Mon Dieu ! monsieur, me dit-elle, je suis venue là vous déranger fort mal à propos, il me semble. Vous étiez en bonne fortune.

– C’est vrai, mademoiselle ; mais, comme j’y étais depuis longtemps, je vous pardonne, et même je vous remercie.

– Vous avez beaucoup d’attentions pour notre pauvre voisine. Ma mère vous en est très reconnaissante.

– Et la fille de madame votre mère ? dis-je en riant.

– Oh ! moi, je m’exalte moins facilement. Si vous avez la prétention que je vous admire, il faut avoir la bonté d’attendre encore un peu de temps. Je n’ai point l’habitude de juger légèrement des actions humaines, qui ont généralement deux faces. J’avoue que votre conduite à l’égard de Mlle de Porhoët a belle apparence ; mais... – Elle fit une pause, hocha la tête, et reprit d’un ton sérieux, amer et véritablement outrageant : – Mais je ne suis pas bien sûre que vous ne lui fassiez pas la cour dans l’espoir d’hériter d’elle.

Je sentis que je pâlissais. Toutefois, réfléchissant au ridicule de répondre en capitan à cette jeune fille, je me contins, et je lui dis avec gravité : – Permettez-moi, mademoiselle, de vous plaindre sincèrement.

Elle parut très surprise. – De me plaindre, monsieur ?

– Oui, mademoiselle, souffrez que je vous exprime la pitié respectueuse à laquelle vous me paraissez avoir droit.

– La pitié ! dit-elle en arrêtant son cheval et en tournant lentement vers moi ses yeux à demi clos par le dédain. Je n’ai pas l’avantage de vous comprendre !

– Cela est cependant fort simple, mademoiselle ; si la désillusion du bien, le doute et la sécheresse d’âme sont les fruits les plus amers de l’expérience d’une longue vie, rien au monde ne mérite plus de compassion qu’un cœur flétri par la défiance avant d’avoir vécu.

– Monsieur, répliqua Mlle Laroque avec une vivacité très étrangère à son langage habituel, vous ne savez pas de quoi vous parlez ! Et, ajouta-t-elle plus sévèrement, vous oubliez à qui vous parlez !

– Cela est vrai, mademoiselle, répondis-je doucement en m’inclinant ; je parle un peu sans savoir, et j’oublie un peu à qui je parle ; mais vous m’en avez donné l’exemple.

Mlle Marguerite, les yeux fixés sur la cime des arbres qui bordaient le chemin, me dit alors avec une hauteur ironique : – Faut-il vous demander pardon ?

– Assurément, mademoiselle, repris-je avec force ; si l’un de nous deux avait ici un pardon à demander, ce serait vous : vous êtes riche, et je suis pauvre : vous pouvez vous humilier... je ne le puis pas !

Il y eut un silence. Ses lèvre serrées, ses narines ouvertes, la pâleur soudaine de son front, témoignaient du combat qui se livrait en elle. Tout à coup, abaissant sa cravache comme pour un salut. – Eh bien ! dit-elle, pardon ! – En même temps elle fouetta violemment son cheval, et partit au galop, me laissant au milieu du chemin.

Je ne l’ai pas revue depuis.



30 juillet.

Le calcul des probabilités n’est jamais plus vain que lorsqu’il s’exerce au sujet des pensées et des sentiments d’une femme. Ne me souciant pas de me trouver de sitôt en présence de Mlle Marguerite après la scène pénible qui avait eu lieu entre nous, j’avais passé deux jours sans me montrer au château : j’espérais à peine que ce court intervalle eût suffi pour calmer les ressentiments que j’avais soulevés dans ce cœur hautain. Cependant, avant-hier matin, vers sept heures, comme je travaillais près de la fenêtre ouverte de ma tourelle, je m’entendis appeler tout à coup sur le ton d’un enjouement amical par la personne même dont je croyais m’être fait une ennemie.

– Monsieur Odiot, êtes-vous là ?

Je me présentai à ma fenêtre, et j’aperçus dans une barque, qui stationnait près du pont, Mlle Marguerite, retroussant d’une main le bord de son chapeau de paille brune et levant les yeux vers ma tour obscure.

– Me voici, mademoiselle, dis-je avec empressement.

– Venez-vous vous promener ?

Après les justes alarmes dont j’avais été tourmenté pendant deux jours, tant de condescendance me fit craindre, suivant la formule, d’être le jouet d’un rêve insensé.

– Pardon, mademoiselle ;... comment dites-vous ?

– Venez-vous faire une petite promenade avec Alain, Mervyn et moi ?

– Certainement, mademoiselle.

– Eh bien, prenez votre album.

Je me hâtai de descendre, et j’accourus sur le bord de la rivière. – Ah ! ah ! me dit la jeune fille en riant, vous êtes de bonne humeur ce matin, à ce qu’il paraît ?

Je murmurai gauchement quelques paroles confuses, dont le but était de faire entendre que j’étais toujours de bonne humeur, ce dont Mlle Marguerite parut mal convaincue ; puis je sautai dans le canot, et je m’assis à côté d’elle.

– Nagez, Alain, dit-elle aussitôt, et le vieil Alain, qui se pique d’être un maître canotier, se mit à battre méthodiquement des rames, ce qui lui donnait la mine d’un oiseau pesant qui fait de vains efforts pour s’envoler. – Il faut bien, reprit alors Mlle Marguerite, que je vienne vous arracher de votre donjon, puisque vous boudez obstinément depuis deux jours.

– Mademoiselle, je vous assure que la discrétion seule... le respect... la crainte.

– Oh ! mon Dieu ! le respect... la crainte... Vous boudiez, voilà. Nous valons mieux que vous, positivement. Ma mère qui prétend, je ne sais pas trop pourquoi, que nous devons vous traiter avec une considération très distinguée, m’a priée de m’immoler sur l’autel de votre orgueil, et en fille obéissante je m’immole.

Je lui exprimai vivement et bonnement ma franche reconnaissance.

– Pour ne pas faire les choses à demi, reprit-elle, j’ai résolu de vous donner une fête à votre goût : ainsi voilà une belle matinée d’été, des bois et des clairières avec tous les effets de lumière désirables, des oiseaux qui chantent sous la feuillée, une barque mystérieuse qui glisse sur l’onde... Vous qui aimez ces sortes d’histoires, vous devez être content ?

– Je suis ravi, mademoiselle.

– Ah ! ce n’est pas malheureux.

Je me trouvais en effet pour le moment assez satisfait de mon sort. Les deux rives entre lesquelles nous glissions étaient jonchées de foin nouvellement coupé qui parfumait l’air. Je voyais fuir autour de nous les sombres avenues du parc que le soleil du matin parsemait de traînées éclatantes ; des millions d’insectes s’enivraient de rosée dans le calice des fleurs, en bourdonnant joyeusement. Vis-à-vis de moi, le bon Alain me souriait à chaque coup de rame d’un air de complaisance et de protection ; plus près, Mlle Marguerite, vêtue de blanc contre sa coutume, belle, fraîche et pure comme une pervenche, secouait d’une main les perles humides que l’heure matinale suspendait à la dentelle de son chapeau, et présentait l’autre comme un appât au fidèle Mervyn, qui nous suivait à la nage. Véritablement il n’aurait pas fallu me prier bien fort pour me faire aller au bout du monde dans cette petite barque blanche.

Comme nous sortions des limites du parc, en passant sous une des arches qui percent le mur d’enceinte : – Vous ne me demandez pas où je vous mène, monsieur ? me dit la jeune créole.

– Non, non, mademoiselle, cela m’est parfaitement égal.

– Je vous mène dans le pays des fées.

– Je m’en doutais.

– Mlle Hélouin, plus compétente que moi en matière poétique, a dû vous dire que les bouquets de bois qui couvrent ce pays à vingt lieues à la ronde sont les restes de la vieille forêt de Brocéliande, où chassaient les ancêtres de votre amie Mlle de Porhoët, les souverains de Gaël, et où le grand-père de Mervyn, que voici, fut enchanté, tout enchanteur qu’il était, par une demoiselle du nom de Viviane. Or nous serons bientôt en pleine centre de cette forêt. Et si ce n’est pas assez pour vous monter l’imagination, sachez que ces bois gardent encore mille traces de la mystérieuse religion des Celtes ; ils en sont pavés. Vous avez donc le droit de vous figurer sous chacun de ces ombrages un druide en robe blanche, et de voir reluire une faucille d’or dans chaque rayon de soleil. Le culte de ces vieillards insupportables a même laissé près d’ici, dans un site solitaire, romantique, et cætera, un monument devant lequel les personnes disposées à l’extase ont coutume de se pâmer : j’ai pensé que vous auriez du plaisir à le dessiner, et comme le lieu n’est pas facile à découvrir, j’ai résolu de vous servir de guide, ne vous demandant en retour que de m’épargner les explosions d’un enthousiasme auquel je ne saurais m’associer.

– Soit, mademoiselle, je me contiendrai.

– Je vous en prie !

– C’est entendu. Et comment appelez-vous ce monument ?

– Moi, je l’appelle un tas de grosses pierres ; les antiquaires l’appellent, les uns simplement un dolmen, les autres, plus prétentieux, un cromlech ; les gens du pays le nomment, sans expliquer pourquoi, la migourdit1.

Cependant nous descendions doucement le cours de l’eau, entre deux bandes de prairies humides ; des bœufs de petite taille, à la robe noire pour la plupart, aux longues cornes acérées, se levaient çà et là au bruit des rames, et nous regardaient passer d’un air farouche. Le vallon, où serpentait la rivière qui allait s’élargissant, était fermé des deux côtés par une chaîne de collines, les unes couvertes de bruyères et d’ajoncs desséchés, les autres de tailles verdoyants. De temps à autre un ravin transversal ouvrait entre deux coteaux une perspective sinueuse, au fond de laquelle on voyait s’arrondir le sommet bleu d’une montagne éloignée. Mlle Marguerite, malgré son incompétence, ne laissait pas de signaler successivement à mon attention tous les charmes de ce paysage sévère et doux, ne manquant pas toutefois d’accompagner chacune de ses remarques d’une réserve ironique.

Depuis un moment, un bruit sourd et continu semblait annoncer le voisinage d’une chute d’eau, quand la vallée se resserra tout à coup et prit l’aspect d’une gorge retirée et sauvage. À gauche se dressait une haute muraille de roches plaquées de mousse ; des chênes et des sapins, entremêlés de lierre et de broussailles pendantes, s’étageaient dans les crevasses jusqu’au faîte de la falaise, jetant une ombre mystérieuse sur l’eau plus profonde qui baignait le pied des rochers. Devant nous, à quelques centaines de pas, l’onde bouillonnait, écumait, puis disparaissait soudain, la ligne brisée de la rivière se dessinant à travers une fumée blanchâtre sur un fond lointain de confuse verdure. À notre droite, la rive opposée à la falaise ne présentait plus qu’une faible marge de prairie en pente, sur laquelle les collines chargées de bois marquaient une frange de velours sombre.

– Accoste ! dit la jeune créole. – Pendant qu’Alain amarrait la barque aux branches d’un saule : – Eh bien, monsieur, reprit-elle en sautant légèrement sur l’herbe, vous ne vous trouvez pas mal ? vous n’êtes pas renversé, pétrifié, foudroyé ? On dit pourtant que c’est très joli, cet endroit-ci. Moi, je l’aime parce qu’il y fait toujours frais... Mais suivez-moi dans ces bois, – si vous l’osez, – et je vais vous montrer ces fameuses pierres.

Mlle Marguerite, vive, alerte et gaie comme je ne l’avais jamais vue, franchit la prairie en deux bonds, et prit un sentier qui s’enfonçait dans la futaie en gravissant les coteaux. Alain et moi nous la suivîmes en file indienne. Après quelques minutes d’une marche rapide, notre conductrice s’arrêta, parut se consulter un moment et s’orienter, puis séparant délibérément deux branches entrelacées, elle quitta le chemin tracé et se lança en plein taillis. Le voyage devint alors moins agréable. Il était très difficile de se frayer passage à travers les jeunes chênes déjà vigoureux dont se composait ce taillis, et qui entrecroisaient, comme les palissades de Robinson, leurs troncs obliques et leurs rameaux touffus. Alain et moi du moins, nous avancions à grand-peine, courbés en deux, nous heurtant la tête à chaque pas, et faisant tomber sur nous, à chacun de nos lourds mouvements, une pluie de rosée ; mais Mlle Marguerite, avec l’adresse supérieure et la souplesse féline de son sexe, se glissait sans aucun effort apparent à travers les interstices de ce labyrinthe, riant de nos souffrances, et laissant négligemment se détendre derrière elle les branches flexibles qui venaient nous fouetter les yeux.

Nous arrivâmes enfin dans une clairière très étroite qui paraît couronner le sommet de cette colline : là j’aperçus, non sans émotion, la sombre et monstrueuse table de pierre, soutenue par cinq ou six blocs énormes qui sont à demi engagés dans le sol, et y forment une caverne vraiment pleine d’une horreur sacrée. Au premier aspect, il y a dans cet intact monument des temps presque fabuleux et des religions primitives, une puissance de vérité, une sorte de présence réelle qui saisit l’âme et donne le frisson. Quelques rayons de soleil, pénétrant la feuillée, filtraient à travers les assises disjointes, jouaient sur la dalle sinistre et prêtaient une grâce d’idylle à cet autel barbare. Mlle Marguerite elle-même parut pensive et recueillie. Pour moi, après avoir pénétré dans la caverne et examiné le dolmen sous toutes ses faces, je me mis en devoir de le dessiner.

Il y avait dix minutes environ que je m’absorbais dans ce travail, sans me préoccuper de ce qui pouvait se passer autour de moi, quand Mlle Marguerite me dit tout à coup : – Voulez-vous une Velléda pour animer le tableau ? Je levai les yeux. Elle avait enroulé autour de son front un épais feuillage de chêne, et se tenait debout à la tête du dolmen, légèrement appuyée contre un faisceau de jeunes arbres : sous le demi-jour de la ramée, sa robe blanche prenait l’éclat du marbre, et ses prunelles étincelaient d’un feu étrange dans l’ombre projetée par le relief de sa couronne. Elle était belle, et je crois qu’elle le savait. Je la regardais sans trouver rien à lui dire, quand elle reprit : – Si je vous gêne, je vais m’ôter. – Non, je vous en prie. – Eh bien, dépêchez-vous : mettez aussi Mervyn, il sera le druide, et moi la druidesse. – J’eus le bonheur de reproduire assez fidèlement, grâce au vague d’une ébauche, la poétique vision dont j’étais favorisé. Elle vint avec une apparence d’empressement examiner mon dessin. – Ce n’est pas mal, dit-elle. – Puis elle jeta sa couronne en riant, et ajouta : – Convenez que je suis bonne. – J’en convins : j’aurais même avoué en outre, si elle l’eût désiré, qu’elle ne manquait pas d’un grain de coquetterie ; mais elle ne serait pas femme sans cela, et la perfection est haïssable : il fallait aux déesses elles-mêmes, pour être aimées, quelque chose de plus que leur immortelle beauté.

Nous regagnâmes, à travers l’inextricable taillis, le sentier tracé dans le bois, et nous redescendîmes vers la rivière. – Avant de repartir, me dit la jeune fille, je veux vous montrer la cataracte, d’autant plus que je compte me donner à mon tour un petit divertissement. Venez, Mervyn ! Venez, mon bon chien ! Que tu es beau, va ! – Nous nous trouvâmes bientôt sur la berge en face des récifs qui barraient le lit de la rivière. L’eau se précipitait d’une hauteur de quelques pieds au fond d’un large bassin profondément encaissé et de forme circulaire, que paraissait borner de toutes parts un amphithéâtre de verdure parsemé de roches humides. Cependant quelques ravines invisibles recevaient le trop plein du petit lac, et ces ruisseaux allaient se réunir de nouveau un peu plus loin dans un lit commun.

– Ce n’est pas précisément le Niagara, me dit Mlle Marguerite en élevant un peu la voix pour dominer le bruit de la chute ; mais j’ai entendu dire à des connaisseurs, à des artistes, que c’était néanmoins assez gentil. Avez-vous admiré ? Bien ! Maintenant j’espère que vous accorderez à Mervyn ce qui peut vous rester d’enthousiasme. Ici, Mervyn !

Le terre-neuve vint se poster à côté de sa maîtresse, et la regarda en tressaillant d’impatience. La jeune fille alors, ayant lesté son mouchoir de quelques cailloux, le lança dans le courant un peu au-dessus de la chute. Au même moment, Mervyn tombait comme un bloc dans le bassin inférieur, et s’éloignait rapidement du bord ; le mouchoir cependant suivit le cours de l’eau, arriva aux récifs, dansa un instant dans un remous, puis, passant tout à coup comme une flèche par-dessus la roche arrondie, il vint tourbillonner dans un flot d’écume sous les yeux du chien, qui le saisit d’une dent prompte et sûre. Après quoi Mervyn regagna fièrement la rive, où Mlle Marguerite battait des mains.

Cet exercice charmant fut renouvelé plusieurs fois avec le même succès. On en était à la sixième reprise, quand il arriva, soit que le chien fût parti trop tard, soit que le mouchoir eût été lancé trop tôt, que le pauvre Mervyn manqua la passe. Le mouchoir, entraîné par le remous des cascades, fut porté dans des broussailles épineuses qui se montraient un peu plus loin au-dessus de l’eau. Mervyn alla l’y chercher ; mais nous fûmes très surpris de le voir tout à coup se débattre convulsivement, lâcher sa proie, et lever la tête vers nous en poussant des cris lamentables.

– Eh ! mon Dieu, qu’est-ce qu’il a donc ? s’écria Mlle Marguerite.

– Mais on croirait qu’il s’est empêtré dans ces broussailles. Au reste, il va se dégager, n’en doutez pas.

Bientôt cependant il fallut en douter, et même en désespérer. Le lacis de lianes dans lequel le malheureux terre-neuve se trouvait pris comme au piège émergeait directement au-dessous d’un évasement du barrage qui versait sans relâche sur la tête de Mervyn une masse d’eau bouillonnante. La pauvre bête, à demi suffoquée, cessa de faire le moindre effort pour rompre ses liens, et ses aboiements plaintifs prirent l’accent étranglé du râle. En ce moment, Mlle Marguerite saisit mon bras, et dit presque à mon oreille d’une voix basse : – Il est perdu... Venez, monsieur... Allons-nous-en. – Je la regardai. La douleur, l’angoisse, la contrainte, bouleversaient ses traits pâles et creusaient au-dessous de ses yeux un cercle livide.

– Il n’y a aucun moyen, lui dis-je, de faire descendre ici la barque ; mais, si vous voulez me permettre, je sais un peu nager, et je m’en vais aller tendre la patte à ce monsieur.

– Non, non, n’essayez pas... Il y a très loin jusque-là... Et puis j’ai toujours entendu dire que la rivière était profonde et dangereuse sous la chute.

– Soyez tranquille, mademoiselle ; je suis très prudent. – En même temps, je jetai ma jaquette sur l’herbe et j’entrai dans le petit lac, en prenant la précaution de me tenir à une certaine distance de la chute. L’eau était très profonde, en effet, car je ne trouvai pied qu’au moment où j’approchai de l’agonisant Mervyn. Je ne sais s’il y a eu là autrefois quelque îlot qui se sera écroulé et affaissé peu à peu, ou si quelque crue de la rivière aura entraîné et déposé dans cette passe des fragments arrachés de la berge ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’un épais enchevêtrement de broussailles et de racines se cache sous ces eaux perfides, et y prospère. Je posai les pieds sur une des souches d’où paraissent surgir les buissons, et je parvins à délivrer Mervyn, qui, aussitôt maître de ses mouvements, retrouva tous ses moyens, et s’en servit sans retard pour nager vers la rive, m’abandonnant de tout son cœur. Ce trait n’était point très conforme à la réputation chevaleresque qu’on a faite à son espèce ; mais le bon Mervyn a beaucoup vécu parmi les hommes, et je suppose qu’il y est devenu un peu philosophe. – Quand je voulus prendre mon élan pour le suivre, je reconnus avec ennui que j’étais arrêté à mon tour dans les filets de la naïade jalouse et malfaisante qui règne apparemment en ces parages. Une de mes jambes était enlacée dans des nœuds de liane que j’essayai vainement de rompre. On n’est point à l’aise dans une eau profonde et sur un fond visqueux, pour déployer toute sa force ; j’étais d’ailleurs à demi aveuglé par le rejaillissement continuel de l’onde écumante. Bref, je sentais que ma situation devenait équivoque. Je jetai les yeux sur la rive : Mlle Marguerite, suspendue au bras d’Alain, était penchée sur le gouffre et attachait sur moi un regard d’anxiété mortelle. Je me dis qu’il ne tenait peut-être qu’à moi en ce moment d’être pleuré par ces beaux yeux, et de donner à une existence misérable une fin digne d’envie. Puis je secouai ces molles pensées : un violent effort me dégagea, je nouai autour de mon cou le petit mouchoir qui était en lambeaux, et je regagnai paisiblement le rivage.

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