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Le roman d’un jeune homme pauvre Beq octave Feuillet Le roman d’un jeune homme pauvre


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Au surplus, il n’y a pas de sentiment profondément entré dans l’âme humaine qui ne soit, si l’on y pense, sanctionné par la raison. Mieux vaut, à tout risque, une fille ou une femme seule au monde que protégée par un frère ou par un mari déshonoré.

J’attendais d’un instant à l’autre un message de M. de Bévallan. Je m’apprêtais à me rendre chez le percepteur du bourg, qui est un jeune officier blessé en Crimée, et à réclamer son assistance, quand on heurta à ma porte. Ce fut M. de Bévallan lui-même qui entra. Son visage exprimait, avec une faible nuance d’embarras, une sorte de bonhomie ouverte et joyeuse.

– Monsieur, me dit-il pendant que je le considérais avec une assez vive surprise, voilà une démarche un peu irrégulière ; mais, ma foi ! j’ai des états de service qui mettent, Dieu merci, mon courage à l’abri du soupçon. D’autre part, j’ai lieu d’éprouver ce soir un contentement qui ne laisse aucune place chez moi à l’hostilité ou à la rancune. Enfin j’obéis à des ordres qui doivent m’être plus sacrés que jamais. Bref, je viens vous tendre la main.

Je le saluai avec gravité, et je pris sa main.

– Maintenant, ajouta-t-il en s’asseyant, me voilà fort à l’aise pour m’acquitter de mon ambassade. Mlle Marguerite vous a tantôt, monsieur, dans un moment de distraction, donné quelques instructions qui assurément n’étaient pas de votre ressort. Votre susceptibilité s’en est émue très justement, nous le reconnaissons, et ces dames m’ont chargé de vous faire accepter leurs regrets. Elles seraient désespérées que ce malentendu d’un instant les privât de vos bons offices, dont elles apprécient toute la valeur, et rompît des relations auxquelles elles attachent un prix infini. Pour moi, monsieur, j’ai acquis ce soir, à ma grande joie, le droit de joindre mes instances à celles de ces dames : les vœux que je formais depuis longtemps viennent d’être agréés, et je vous serai personnellement obligé de ne pas mêler à tous les souvenirs heureux de cette soirée celui d’une séparation qui serait à la fois préjudiciable et douloureuse à la famille dans laquelle j’ai l’honneur d’entrer.

– Monsieur, lui dis-je, je ne puis qu’être très sensible aux témoignages que vous voulez bien me rendre au nom de ces dames et au vôtre. Vous me pardonnerez de n’y pas répondre immédiatement par une détermination formelle qui demanderait plus de liberté d’esprit que je n’en puis avoir encore.

– Vous me permettrez au moins, dit M. de Bévallan, d’emporter une bonne espérance... Voyons, monsieur, puisque l’occasion s’en présente, rompons donc à jamais l’ombre de glace qui a pu exister entre nous deux jusqu’ici. Pour mon compte, j’y suis très disposé. D’abord Mme Laroque, sans se dénantir d’un secret qui ne lui appartient pas, ne m’a point laissé ignorer que les circonstances les plus honorables pour vous se cachent sous l’espèce de mystère dont vous vous entourez. Ensuite, je vous dois une reconnaissance particulière : je sais que vous avez été consulté récemment au sujet de mes prétentions à la main de Mlle Laroque, et que j’ai eu à me louer de votre appréciation.

– Mon Dieu, monsieur, je ne pense pas avoir mérité...

– Oh ! je sais, reprit-il en riant, que vous n’avez pas abondé follement dans mon sens ; mais enfin vous ne m’avez pas nui. J’avoue même que vous avez fait preuve d’une sagacité réelle. Vous avez dit que si Mlle Marguerite ne devait pas être absolument heureuse avec moi, elle ne serait pas non plus malheureuse. Eh bien, le prophète Daniel n’aurait pas mieux dit. La vérité est que la chère enfant ne serait absolument heureuse avec personne, puisqu’elle ne trouverait pas dans le monde entier un mari qui lui parlât en vers du matin au soir... Il n’y en a pas ! Je ne suis pas plus qu’un autre de ce calibre-là, j’en conviens ; mais, – comme vous m’avez fait encore l’honneur de le dire, – je suis un galant homme. Véritablement, quand nous nous connaîtrons mieux, vous n’en douterez pas. Je ne suis pas un méchant diable ; je suis un bon garçon... Mon Dieu ! j’ai des défauts... j’en ai eu surtout ! J’ai aimé les jolies femmes... ça, je ne peux le nier ! Mais quoi ? c’est la preuve qu’on a un bon cœur. D’ailleurs, me voilà au port... et même j’en suis ravi, parce que, – entre nous, – je commençais à me roussir un peu. Bref, je ne veux plus penser qu’à ma femme et à mes enfants. D’où je conclus avec vous que Marguerite sera parfaitement heureuse, c’est-à-dire autant qu’elle peut l’être en ce monde avec une tête comme la sienne : car enfin je serai charmant pour elle, je ne lui refuserai rien, j’irai même au-devant de tous ses désirs. Mais si elle me demande la lune et les étoiles, je ne peux pas aller les décrocher pour lui être agréable !... ça, c’est impossible !... Là-dessus, mon cher ami, votre main encore une fois.

Je la lui donnai. Il se leva. – Là, j’espère que vous nous resterez, maintenant... Voyons, éclaircissez-moi un peu ce front-là... Nous vous ferons la vie aussi douce que possible mais il faut vous y prêter un peu, que diable ! Vous vous complaisez dans votre tristesse... Vous vivez, passez-moi le mot, comme un vrai hibou. Vous êtes une sorte d’Espagnol comme on n’en voit pas !... Secouez-moi donc ça ! Vous êtes jeune, beau garçon, vous avez de l’esprit et des talents ; profitez un peu de toutes ces choses... Voyons, pourquoi ne feriez-vous pas un doigt de cour à la petite Hélouin ? Cela vous amuserait... Elle est très gentille et elle irait très bien... Mais, diantre ! j’oublie un peu ma promotion aux grandes dignités, moi !... Allons adieu, Maxime ! et à demain, n’est-ce pas ?...

– À demain, certainement.

Et ce galant homme, – qui est, lui, une sorte d’Espagnol comme on voit beaucoup, – m’abandonna à mes réflexions.

1er octobre.

Un singulier événement ! – Quoique les conséquences n’en soient pas jusqu’ici des plus heureuses, il m’a fait du bien. Après le rude coup qui m’avait frappé, j’étais demeuré comme engourdi de douleur. Ceci m’a rendu au moins le sentiment de la vie, et pour la première fois depuis trois longues semaines j’ai le courage d’ouvrir ces feuilles et de prendre la plume.

Toutes satisfactions m’étant données, je pensai que je n’avais plus aucune raison de quitter, brusquement du moins, une position et des avantages qui me sont après tout nécessaires, et dont j’aurais grand-peine à trouver l’équivalent du jour au lendemain. La perspective des souffrances tout à fait personnelles qui me restaient à affronter, et que je m’étais d’ailleurs attirées par ma faiblesse, ne pouvait m’autoriser à fuir des devoirs où mes intérêts ne sont pas seuls engagés. En outre, je n’entendais pas que Mlle Marguerite pût interpréter ma subite retraite par le dépit d’une belle partie perdue, et je me faisais un point d’honneur de lui montrer jusqu’au pied de l’autel un front impassible ; quant au cœur, elle ne le verrait pas. – Bref, je me contentai d’écrire à M. Laubépin que certains côtés de ma situation pouvaient d’un instant à l’autre me devenir intolérables, et que j’ambitionnais avidement quelque emploi moins rétribué et plus indépendant.

Dès le lendemain, je me présentai au château, où M. de Bévallan m’accueillit avec cordialité. Je saluai ces dames avec tout le naturel dont je pus disposer. Il n’y eut, bien entendu, aucune explication. Mme Laroque me parut émue et pensive, Mlle Marguerite encore un peu vibrante, mais polie. Quant à Mlle Hélouin, elle était fort pâle et tenait les yeux baissés sur sa broderie. La pauvre fille n’avait pas à se féliciter extrêmement du résultat final de sa diplomatie. Elle essayait bien de temps en temps de lancer au triomphant M. de Bévallan un regard chargé de dédain et de menace ; mais dans cette atmosphère orageuse, qui eût passablement inquiété un novice, M. de Bévallan respirait, circulait et voltigeait avec la plus parfaite aisance. Cet aplomb souverain irritait manifestement Mlle Hélouin : mais en même temps il la domptait. Toutefois, si elle n’eût risqué que de se perdre avec son complice, je ne doute pas qu’elle ne lui eût rendu immédiatement, et avec plus de raison, un service analogue à celui dont elle m’avait gratifié la veille ; mais il était probable qu’en cédant à sa jalouse colère et en confessant son ingrate duplicité, elle se perdait seule, et elle avait toute l’intelligence nécessaire pour le comprendre. M. de Bévallan, en effet, n’était pas homme à s’être avancé vis-à-vis d’elle sans se réserver une garde sévère dont il userait avec un sang-froid impitoyable. Mlle Hélouin pouvait se dire à la vérité qu’on avait ajouté foi la veille, sur sa seule parole, à des dénonciations autrement mensongères ; mais elle n’était pas sans savoir qu’un mensonge qui flatte ou qui blesse le cœur trouve plus facilement créance qu’une vérité indifférente. Elle se résignait donc, non sans éprouver amèrement, je suppose, que l’arme de la trahison tourne quelquefois dans la main qui s’en sert.

Pendant ce jour et ceux qui le suivirent, je fus soumis à un genre de supplice que j’avais prévu, mais dont je n’avais pu calculer tous les poignants détails. Le mariage était fixé à un mois de là. On en dut faire sans retard et à la hâte tous les préparatifs. Les bouquets de Mme Prévost arrivèrent régulièrement chaque matin. Les dentelles, les étoffes, les bijoux affluèrent ensuite, et furent étalés chaque soir dans le salon sous les yeux des amies affairées et jalouses. Il fallut donner sur tout cela mes avis et mes conseils. Mlle Marguerite les sollicitait avec une sorte d’affection cruelle. J’obéissais de bonne grâce ; puis je rentrais dans ma tour, je prenais dans un tiroir secret le petit mouchoir déchiré que j’avais sauvé au péril de ma vie, et j’en essuyais mes yeux. Lâcheté encore ! mais qu’y faire ? Je l’aime ! La perfidie, l’inimitié, des malentendus irréparables, sa fierté et la mienne, nous séparent à jamais : soit ! mais rien n’empêchera ce cœur de vivre et de mourir plein d’elle !

Quant à M. de Bévallan, je ne me sentais pas de haine contre lui : il n’en mérite pas. C’est une âme vulgaire, mais inoffensive. Je pouvais, Dieu merci, sans hypocrisie recevoir les démonstrations de sa banale bienveillance, et mettre avec tranquillité ma main dans la sienne ; mais si sa personnalité fruste échappait à ma haine, je n’en ressentais pas moins avec une angoisse profonde, déchirante, combien cet homme était indigne de la créature choisie qu’il posséderait bientôt, – qu’il ne connaîtrait jamais. Dire le flot de pensées amères, de sensations sans nom que soulevait en moi – qu’y soulève encore – l’image prochaine de cette odieuse mésalliance, je ne le pourrais ni ne l’oserais. L’amour véritable a quelque chose de sacré qui imprime un caractère plus qu’humain aux douleurs comme aux joies qu’il nous donne. Il y a dans la femme qu’on aime je ne sais quelle divinité dont il me semble qu’on ait seul le secret, qui n’appartient qu’à vous, et dont une main étrangère ne peut toucher le voile sans vous faire éprouver une horreur qui ne ressemble à aucune autre, – un frisson de sacrilège. Ce n’est pas seulement un bien précieux qu’on vous ravit, c’est un autel qu’on profane en vous, un mystère qu’on viole, un dieu qu’on outrage ! Voilà la jalousie ! Du moins, c’est la mienne. Très sincèrement, il me semblait que moi seul au monde j’avais des yeux, une intelligence, un cœur capables de voir, de comprendre et d’adorer dans toutes ses perfections la beauté de cet ange, qu’avec tout autre elle serait comme égarée et perdue, qu’elle m’était destinée à moi seul corps et âme de toute éternité ! J’avais cet orgueil immense, assez expié par une immense douleur.

Cependant un démon railleur murmurait à mon oreille que, suivant toutes les prévisions de l’humaine sagesse, Marguerite trouverait plus de paix et de bonheur réel dans l’amitié tempérée du mari raisonnable qu’elle n’en eût rencontré dans la belle passion de l’époux romanesque. Est-ce donc vrai ? est-ce donc possible ? Moi, je ne le crois pas ! – Elle aura la paix, soit ; mais la paix, après tout, n’est pas le dernier mot de la vie, le symbole suprême du bonheur. S’il suffisait de ne pas souffrir et de se pétrifier le cœur pour être heureux, trop de gens le seraient qui ne le méritent pas. À force de raison et de prose, on finit par diffamer Dieu et dégrader son œuvre. Dieu donne la paix aux morts, la passion aux vivants ! Oui, il y a dans la vie, à côté de la vulgarité des intérêts courants et quotidiens à laquelle je n’ai pas l’enfantillage de prétendre échapper, il y a une poésie permise – que dis-je ? – commandée ! C’est la part de l’âme douée d’immortalité. Il faut que cette âme se sente et se révèle quelquefois, fût-ce par des transports au-delà du réel, par des aspirations au-delà du possible, fût-ce par des orages ou par des larmes. Oui, il y a une souffrance qui vaut mieux que le bonheur, ou plutôt qui est le bonheur même, celle d’une créature vivante qui connaît tous les troubles du cœur et toutes les chimères de la pensée, et qui partage ces nobles tourments avec un cœur égal et une pensée fraternelle ! Voilà le roman que chacun a le droit, et, pour dire tout, le devoir de mettre dans sa vie, s’il a le titre d’homme et s’il le veut justifier.

Au surplus, cette paix même tant vantée, la pauvre enfant ne l’aura pas. Que le mariage de deux cœurs inertes et de deux imaginations glacées engendre le repos du néant, je le veux bien ; mais l’union de la vie et de la mort ne peut se soutenir sans une contrainte horrible et de perpétuels déchirements.

Au milieu de ces misères intimes dont chaque jour redoublait l’intensité, je ne trouvais un peu de secours qu’auprès de ma pauvre et vieille amie Mlle de Porhoët. Elle ignorait ou feignait d’ignorer l’état de mon cœur ; mais, dans des allusions voilées, peut-être involontaires, elle posait légèrement sur mes plaies saignantes la main délicate et ingénieuse d’une femme. Il y a, d’ailleurs, dans cette âme, vivant emblème du sacrifice et de la résignation, et qui déjà semble flotter au-dessus de la terre, un détachement, un calme, une douce fermeté qui se répandaient sur moi. J’en arrivais à comprendre son innocente folie, et même à m’y associer avec une sorte de naïveté. Penché sur mon album, je me cloîtrais avec elle pendant de longues heures dans sa cathédrale, et j’y respirais un moment les vagues parfums d’une idéale sérénité.

J’allais encore chercher presque chaque jour dans le logis de la vieille demoiselle un autre genre de distraction. Il n’y a point de travail auquel l’habitude ne prête quelque charme. Pour ne pas laisser soupçonner à Mlle de Porhoët la perte définitive de son procès, je poursuivais régulièrement l’exploration de ses archives de famille. Je découvrais par intervalles – dans ce fouillis – des traditions, des légendes, des traits de mœurs qui éveillaient ma curiosité, et qui transportaient un moment mon imagination dans les temps passés, loin de l’accablante réalité. Mlle de Porhoët, dont ma persévérance entretenait les illusions, m’en témoignait une gratitude que je méritais peu, car j’avais fini par prendre à cette étude, désormais sans utilité positive, un intérêt qui me payait de mes peines et qui faisait à mes chagrins une diversion salutaire.

Cependant, à mesure que le terme fatal approchait, Mlle Marguerite perdait la vivacité fébrile dont elle avait paru animée depuis le jour où le mariage avait été définitivement arrêté. Elle retombait, du moins par instants, dans son attitude autrefois familière d’indolence passive et de sombre rêverie. Je surpris même une ou deux fois ses regards attachés sur moi avec une sorte de perplexité extraordinaire. Mme Laroque, de son côté, me regardait souvent avec un air d’inquiétude et d’indécision, comme si elle eût désiré et redouté en même temps d’aborder avec moi quelque pénible sujet d’entretien. Avant-hier, le hasard fit que je me trouvai seul avec elle dans le salon, Mlle Hélouin étant sortie brusquement pour donner un ordre. La conversation indifférente dans laquelle nous étions engagés cessa aussitôt comme par un accord secret ; après un court silence : – Monsieur, me dit Mme Laroque d’un accent pénétré, vous placez bien mal vos confidences !

– Mes confidences, madame ! Je ne puis vous comprendre. À part Mlle de Porhoët, personne ici n’a reçu de moi l’ombre d’une confidence.

– Hélas ! reprit-elle, je veux le croire... je le crois... mais ce n’est pas assez !...

Au même instant, Mlle Hélouin rentra, et tout fut dit.

Le lendemain, – c’était hier, – j’étais parti à cheval dès le matin pour surveiller quelques coupes de bois dans les environs. Vers quatre heures du soir, je revenais dans la direction du château, quand, à un brusque détour du chemin, je me trouvai subitement face à face avec Mlle Marguerite. Elle était seule. Je me disposais à passer en la saluant ; mais elle arrêta son cheval. – Un beau jour d’automne, monsieur, me dit-elle.

– Oui, mademoiselle. Vous vous promenez ?

– Comme vous voyez. J’use de mes derniers moments d’indépendance, et même j’en abuse, car je me sens un peu embarrassée de ma solitude... Mais Alain est nécessaire là-bas... Mon pauvre Mervyn est boiteux... Vous ne voulez pas le remplacer, par hasard ?

– Avec plaisir. Où allez-vous ?

– Mais... j’avais presque l’idée de pousser jusqu’à la tour d’Elven. – Elle me désignait du bout de sa cravache un sommet brumeux qui s’élevait à droite de la route. – Je crois, ajouta-t-elle, que vous n’avez jamais fait ce pèlerinage.

– C’est vrai. Il m’a souvent tenté, mais je l’ai ajourné jusqu’ici, je ne sais pourquoi.

– Eh bien, cela se trouve parfaitement ; mais il est déjà tard, il faut nous hâter un peu, s’il vous plaît.

Je tournai bride, et nous partîmes au galop.

Pendant que nous courions, je cherchais à me rendre compte de cette fantaisie inattendue, qui ne laissait pas de paraître un peu préméditée. Je supposai que le temps et la réflexion avaient pu atténuer dans l’esprit de Mlle Marguerite l’impression première des calomnies dont on l’avait troublé. Apparemment elle avait fini par concevoir quelques doutes sur la véracité de Mlle Hélouin, et elle s’était entendue avec le hasard pour m’offrir, sous une forme déguisée, une sorte de réparation qui pouvait m’être due.

Au milieu des préoccupations qui m’assiégeaient alors, j’attachais une faible importance au but particulier que nous nous proposions dans cette étrange promenade. Cependant j’avais souvent entendu citer autour de moi cette tour d’Elven comme une des ruines les plus intéressantes du pays, et jamais je n’avais parcouru une des deux routes qui, de Rennes ou de Josselin, se dirigent vers la mer, sans contempler d’un œil avide cette masse indécise qu’on voit pointer au milieu des landes lointaines comme une énorme pierre levée ; mais le temps et l’occasion m’avaient manqué.

Le village d’Elven, que nous traversâmes en ralentissant un peu notre allure, donne une représentation vraiment saisissante de ce que pouvait être un bourg du moyen âge. La forme des maisons basses et sombres n’a pas changé depuis cinq ou six siècles. On croit rêver quand on voit, à travers les larges baies cintrées et sans châssis qui tiennent lieu de fenêtres, ces groupes de femmes à l’œil sauvage, au costume sculptural, qui filent leur quenouille dans l’ombre, et s’entretiennent à voix basse dans une langue inconnue. Il semble que tous ces spectres grisâtres viennent de quitter leurs dalles tumulaires pour exécuter entre eux quelque scène d’un autre âge dont vous êtes le seul témoin vivant. Cela cause une sorte d’oppression. Le peu de vie qui se communique autour de vous dans l’unique rue du bourg porte le même caractère d’archaïsme et d’étrangeté fidèlement retenu d’un monde évanoui.

À peu de distance d’Elven, nous prîmes un chemin de traverse qui nous conduisit sur le sommet d’une colline aride. De là nous aperçûmes distinctement, quoique à une assez grande distance encore, le colosse féodal dominant en face de nous une hauteur boisée. La lande où nous nous trouvions s’abaissait par une pente assez raide vers des prairies marécageuses encadrées dans d’épais taillis. Nous en descendîmes le revers, et nous fûmes bientôt engagés dans les bois. Nous suivions alors une étroite chaussée dont le pavé disjoint et raboteux a dû résonner sous le pied des chevaux bardés de fer. J’avais cessé depuis longtemps de voir la tour d’Elven, dont je ne pouvais même plus conjecturer l’emplacement, quand elle se dégagea soudain de la feuillée, et se dressa à deux pas de nous avec la soudaineté d’une apparition. Cette tour n’est point ruinée : elle conserve aujourd’hui toute sa hauteur primitive, qui dépasse cent pieds, et les assises irrégulières de granit qui en composent le magnifique appareil octogonal lui donnent l’aspect d’un bloc formidable taillé d’hier par le plus pur ciseau. Rien de plus imposant, de plus fier et de plus sombre que ce vieux donjon impassible au milieu des temps et isolé dans l’épaisseur de ces bois. Des arbres ont poussé de toute leur taille dans les douves profondes qui l’environnent, et leur faîte touche à peine l’ouverture des fenêtres les plus basses. Cette végétation gigantesque, dans laquelle se perd confusément la base de l’édifice, achève de lui prêter une couleur de fantastique mystère. Dans cette solitude, au milieu de ces forêts, en face de cette masse d’architecture bizarre qui surgit tout à coup, il est impossible de ne pas songer à ces tours enchantées où de belles princesses dorment un sommeil séculaire.

– Jusqu’à ce jour, me dit Mlle Marguerite, à qui j’essayais de communiquer cette impression, voici tout ce que j’en ai vu ; mais, si vous tenez à réveiller la princesse, nous pouvons entrer. Autant que je le puis savoir, il y a toujours dans ces environs un berger ou une bergère qui est muni – ou munie – de la clef. Attachons nos chevaux là, et mettons-nous à la recherche, vous du berger, et moi de la bergère.

Les chevaux furent parqués dans un petit enclos voisin de la ruine, et nous nous séparâmes un moment, Mlle Marguerite et moi, pour faire une sorte de battue dans les environs. Nous eûmes le regret de ne rencontrer ni berger ni bergère. Notre désir de visiter l’intérieur de la tour s’accrut alors tout naturellement de tout l’attrait du fruit défendu, et nous franchîmes à l’aventure un pont jeté sur les fossés. À notre vive satisfaction, la porte massive du donjon n’était point fermée : nous n’eûmes qu’à la pousser pour pénétrer dans un réduit étroit, obscur et encombré de débris, qui pouvait autrefois tenir lieu de corps de garde ; de là nous passâmes dans une vaste salle à peu près circulaire, dont la cheminée montre encore sur son écusson les besans de la croisade ; une large fenêtre, ouverte en face de nous, et que traverse la croix symbolique nettement découpée dans la pierre éclairait pleinement la région inférieure de cette enceinte, tandis que l’œil se perdait dans l’ombre incertaine des hautes voûtes effondrées. Au bruit de nos pas, une troupe d’oiseaux invisibles s’envola de cette obscurité, et secoua sur nos têtes la poussière des siècles. En montant sur les bancs de granit qui sont disposés de chaque côté du mur en forme de gradins, dans l’embrasure de la fenêtre, nous pûmes jeter un coup d’œil au dehors sur la profondeur des fossés et sur les parties ruinées de la forteresse ; mais nous avions remarqué dès notre entrée les premiers degrés d’un escalier pratiqué dans l’épaisseur de la muraille, et nous éprouvions une hâte enfantine de pousser plus avant nos découvertes. Nous entreprîmes l’ascension ; j’ouvris la marche, et Mlle Marguerite me suivit bravement, se tirant de ses longues jupes comme elle pouvait. Du haut de la plate-forme, la vue est immense et délicieuse. Les douces teintes du crépuscule estompaient en ce moment même l’océan de feuillage à demi doré par l’automne, les sombres marais, les pelouses verdoyantes, les horizons aux pentes entrecroisées, qui se mêlaient et se succédaient sous nos yeux jusqu’à l’extrême lointain. En face de ce paysage gracieux, triste et infini, nous sentions la paix de la solitude, le silence du soir, la mélancolie des temps passés, descendre à la fois, comme un charme puissant, dans nos esprits et dans nos cœurs. Cette heure de contemplation commune, d’émotions partagées, de profonde et pure volupté, était sans doute la dernière qu’il dût m’être donné de vivre près d’elle et avec elle, et je m’y attachais avec une violence de sensibilité presque douloureuse. Pour Marguerite, je ne sais ce qui se passait en elle : elle s’était assise sur le rebord du parapet, elle regardait au loin, et se taisait. Je n’entendais que le souffle un peu précipité de son haleine.

Je ne pourrais dire combien d’instants s’écoulèrent ainsi. Quand les vapeurs s’épaissirent au-dessus des prairies basses et que les derniers horizons commencèrent à s’effacer dans l’ombre croissante, Marguerite se leva.

– Allons, dit-elle à demi voix et comme si un rideau fût tombé sur quelque spectacle regretté, c’est fini !

Puis elle commença à descendre l’escalier, et je la suivis.

Quand nous voulûmes sortir du donjon, grande fut notre surprise d’en trouver la porte fermée. Apparemment le jeune gardien, ignorant notre présence, avait tourné la clef pendant que nous étions sur la plate-forme. Notre première impression fut celle de la gaieté. La tour était définitivement une tour enchantée. Je fis quelques efforts vigoureux pour rompre l’enchantement ; mais le pêne énorme de la vieille serrure était solidement arrêté dans le granit, et je dus renoncer à le dégager. Je tournai alors mes attaques contre la porte elle-même ; mais les gonds massifs et les panneaux de chêne plaqués de fer m’opposèrent la résistance la plus invincible. Deux ou trois moellons que je pris dans les décombres et que je lançai contre l’obstacle, ne parvinrent qu’à ébranler la voûte et à en détacher quelques fragments qui vinrent tomber à nos pieds. Mlle Marguerite ne voulut pas me laisser poursuivre une entreprise évidemment sans espoir et qui n’était pas sans danger. Je courus alors à la fenêtre, et je poussai quelques cris d’appel auxquels personne ne répondit. Durant une dizaine de minutes, je les renouvelai d’instant en instant avec le même insuccès. En même temps nous profitions à la hâte des dernières lueurs du jour pour explorer minutieusement tout l’intérieur du donjon ; mais, à part cette porte, qui était comme murée pour nous, et la grande fenêtre qu’un abîme de près de trente pieds séparait du fond des fossés, nous ne pûmes découvrir aucune issue.

Cependant la nuit achevait de tomber sur la campagne, et les ténèbres avaient envahi la vieille tour. Quelques reflets de lune pénétraient seulement dans le retrait de la fenêtre et blanchissaient obliquement la pierre des gradins. Mlle Marguerite, qui avait perdu peu à peu toute apparence d’enjouement, cessa même de répondre aux conjectures plus ou moins vraisemblables par lesquelles j’essayais de tromper encore ses inquiétudes. Pendant qu’elle se tenait dans l’ombre, silencieuse et immobile, j’étais assis en pleine clarté sur le degré le plus rapproché de la fenêtre : de là je tentais encore par intervalles un appel de détresse ; mais, pour être vrai, à mesure que la réussite de mes efforts devenait plus incertaine, je me sentais gagner par un sentiment d’allégresse irrésistible. Je voyais en effet se réaliser pour moi tout à coup le rêve le plus éternel et le plus impossible des amants : j’étais enfermé au fond d’un désert et dans la plus étroite solitude avec la femme que j’aimais ! Pour de longues heures, il n’y avait plus qu’elle et moi au monde, que sa vie et la mienne ! Je songeais à tous les témoignages de douce protection, de tendre respect que j’allais avoir le droit, le devoir de lui prodiguer ; je me représentais ses terreurs calmées, sa confiance, son sommeil ; je me disais avec un ravissement profond que cette nuit fortunée, si elle ne pouvait me donner l’amour de cette chère créature, allait du moins m’assurer pour jamais sa plus inébranlable estime.

Comme je m’abandonnais avec tout l’égoïsme de la passion à ma secrète extase, dont quelque reflet peut-être se peignait sur mon visage, je fus réveillé tout à coup par ces paroles qui m’étaient adressées d’une voix sourde et sur un ton de tranquillité affectée : – Monsieur le marquis de Champcey, y a-t-il eu beaucoup de lâches dans votre famille avant vous ?

Je me soulevai, et je retombai aussitôt sur le banc de pierre, attachant un regard stupide sur les ténèbres où j’entrevoyais vaguement le fantôme de la jeune fille. Une idée me vint, une idée terrible, c’était que la peur et le chagrin lui troublaient le cerveau, – qu’elle devenait folle.

– Marguerite ! m’écriai-je, sans savoir même que je parlais. – Ce mot acheva sans doute de l’irriter.

– Mon Dieu ! que c’est odieux ! reprit-elle. Que c’est lâche ! oui, je le répète, lâche !

La vérité commençait à luire dans mon esprit. Je descendis un des degrés. – Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a donc ? dis-je froidement.

– C’est vous, répliqua-t-elle avec une brusque véhémence, c’est vous qui avez payé cet homme, – ou cet enfant, – je ne sais, pour nous emprisonner dans cette misérable tour ! Demain, je serai perdue... déshonorée dans l’opinion... et je ne pourrai plus appartenir qu’à vous !... Voilà votre calcul, n’est-ce pas ? Mais celui-là, je vous l’atteste, ne vous réussira pas mieux que les autres. Vous me connaissez encore bien imparfaitement, si vous croyez que je ne préférerai pas le déshonneur, le cloître, la mort, tout, à l’abjection de lier ma main, – ma vie à la vôtre !... Et quand cette ruse infâme vous eût réussi, quand j’aurais eu la faiblesse, – que certes je n’aurai pas, – de vous donner ma personne, – et, ce qui vous importe davantage, ma fortune, – en échange de ce beau trait de politique, – quelle espèce d’homme êtes-vous donc ? Voyons, de quelle fange êtes-vous fait pour vouloir d’une richesse et d’une femme acquises à ce prix-là ? Ah ! remerciez-moi encore, monsieur, de ne pas céder à vos vœux. Vos vœux sont imprudents, croyez-moi ; car si jamais la honte et la risée publique me jetaient dans vos bras, j’aurais tant de mépris pour vous, que j’en écraserais votre cœur ! Oui, fût-il aussi dur, aussi glacé que ces pierres, j’en tirerais du sang... j’en ferais sortir des larmes !

– Mademoiselle, dis-je avec tout le calme que je pus trouver, je vous supplie de revenir à vous, à la raison. Je vous atteste sur l’honneur que vous me faites outrage. Veuillez y réfléchir. Vos soupçons ne reposent sur aucune vraisemblance. Je n’ai pu préparer en aucune façon la perfidie dont vous m’accusez, et quand je l’aurais pu enfin, comment vous ai-je jamais donné le droit de m’en croire coupable ?

– Tout ce que je sais de vous me donne ce droit, s’écria-t-elle en coupant l’air de sa cravache. Il faut bien que je vous dise une fois ce que j’ai dans l’âme depuis trop longtemps. Qu’êtes-vous venu faire dans notre maison, sous un nom, sous un caractère empruntés ?... Nous étions heureuses, nous étions tranquilles, ma mère et moi... Vous nous avez apporté un trouble, un désordre, des chagrins que nous ne connaissions pas. Pour atteindre votre but, pour réparer les brèches de votre fortune, vous avez usurpé notre confiance... vous avez fait litière de notre repos... vous avez joué avec nos sentiments les plus purs, les plus vrais, les plus sacrés... vous avez froissé et brisé nos cœurs sans pitié. Voilà ce que vous avez fait... ou voulu faire, peu importe ! Eh bien, je suis profondément lasse et ulcérée de tout cela, je vous le dis ! Et quand, à cette heure, vous venez m’offrir en gage votre honneur de gentilhomme, qui vous a permis déjà tant de choses indignes, certes j’ai le droit de n’y pas croire, – et je n’y crois pas !

J’étais hors de moi ; je saisis ses deux mains dans un transport de violence qui la domina : – Marguerite ! ma pauvre enfant... écoutez bien ! Je vous aime, cela est vrai, et jamais amour plus ardent, plus désintéressé, plus saint n’entra dans le cœur d’un homme !... Mais vous aussi, vous m’aimez... Vous m’aimez, malheureuse ! et vous me tuez !... Vous parlez de cœur froissé et brisé... Ah ! que faites-vous donc du mien ?... Mais il vous appartient, je vous l’abandonne... Quant à mon honneur, je le garde... il est entier !... et avant peu je vous forcerai bien de le reconnaître... Et sur cet honneur je vous fais serment que si je meurs, vous me pleurerez, que si je vis, jamais, – tout adorée que vous êtes, – fussiez-vous à deux genoux devant moi, – jamais je ne vous épouserai, que vous ne soyez aussi pauvre que moi ou moi aussi riche que vous ! Et maintenant priez, priez ; demandez à Dieu des miracles, il en est temps.

Je la repoussai alors brusquement loin de l’embrasure, et je m’élançai sur les gradins supérieurs : j’avais conçu un projet désespéré que j’exécutai aussitôt avec la précipitation d’une démence véritable. Ainsi que je l’ai dit, la cime des hêtres et des chênes qui poussent dans les fossés de la tour s’élevait au niveau de la fenêtre. À l’aide de ma cravache ployée, j’attirai à moi l’extrémité des branches les plus proches, je les embrassai au hasard, et je me laissai aller dans le vide. J’entendis au-dessus de ma tête mon nom : Maxime ! proféré soudain avec un cri déchirant. – Les branches auxquelles je m’étais attaché se courbèrent de toute leur longueur vers l’abîme ; puis il eut un craquement sinistre, elles éclatèrent sous mon poids, et je tombai rudement sur le sol.

Je pense que la nature fangeuse du terrain amortit la violence du choc, car je me sentis vivant, quoique blessé. Un de mes bras avait porté sur le talus maçonné de la douve, j’y éprouvai une douleur tellement aiguë que le cœur me défaillit. J’eus un court étourdissement. – J’en fus réveillé par la voix éperdue de Marguerite : – Maxime ! Maxime ! criait-elle, par grâce, par pitié ! au nom du bon Dieu, parlez-moi ! pardonnez-moi !

Je me levai, et je la vis dans la baie de la fenêtre au milieu d’une auréole de pâle lumière, la tête nue, les cheveux tombants, la main crispée sur la barre de la croix, les yeux ardemment fixés sur le sombre précipice.

– Ne craignez rien, lui dis-je. Je n’ai aucun mal. Prenez seulement patience une heure ou deux. Donnez-moi le temps d’aller jusqu’au château, c’est le plus sûr. Soyez certaine que je vous garderai le secret, et que je sauverai votre honneur comme je viens de sauver le mien.

Je sortis péniblement des fossés et j’allai prendre mon cheval. Je me servis de mon mouchoir pour suspendre et fixer mon bras gauche, qui ne m’était plus d’aucun usage, et qui me faisait beaucoup souffrir. Grâce à la clarté de la nuit, je retrouvai aisément ma route. Une heure plus tard, j’arrivais au château. On me dit que le docteur Desmarets était dans le salon. Je me hâtai de m’y rendre, et j’y trouvai avec lui une douzaine de personnes dont la contenance accusait un état de préoccupation et d’alarme. – Docteur, dis-je gaiement en entrant, mon cheval vient d’avoir peur de son ombre, il m’a jeté bas sur la route, et je crains d’avoir le bras gauche foulé. Voulez-vous voir ?

– Comment, foulé ? dit M. Desmarets après qu’il eût détaché le mouchoir ; mais vous avez le bras parfaitement cassé, mon pauvre garçon !

Mme Laroque poussa un faible cri et s’approcha de moi. – Mais c’est donc une soirée de malheur ? dit-elle.

Je feignis la surprise. – Qu’y a-t-il encore ? m’écriai-je.

– Mon Dieu ! j’ai peur qu’il ne soit arrivé quelque accident à ma fille. Elle est sortie à cheval vers trois heures, il en est huit, et elle n’est pas encore rentrée !

– Mlle Marguerite ! mais je l’ai rencontrée...

– Comment ! où ? à quel moment ?... Pardon, monsieur, c’est l’égoïsme d’une mère.

– Mais je l’ai rencontrée vers cinq heures sur la route. Nous nous sommes croisés. Elle m’a dit qu’elle comptait pousser sa promenade jusqu’à la tour d’Elven.

– À la tour d’Elven ! Elle se sera égarée dans les bois... Il faut y aller promptement... Qu’on donne des ordres !

M. de Bévallan commanda aussitôt des chevaux. J’affectai d’abord de vouloir me joindre à la cavalcade ; mais Mme Laroque et le docteur me le défendirent énergiquement, et je me laissai persuader sans peine de gagner mon lit, dont, à dire vrai, j’avais grand besoin. M. Desmarets, après avoir appliqué un premier pansement sur mon bras blessé, monta en voiture avec Mme Laroque, qui allait attendre au bourg d’Elven le résultat des perquisitions que M. de Bévallan devait diriger dans les environs de la tour.

Il était dix heures environ, quand Alain vint m’annoncer que Mlle Marguerite était retrouvée. Il me conta l’histoire de son emprisonnement, sans omettre aucun détail, sauf, bien entendu, ceux que la jeune fille et moi devions seuls connaître. L’aventure me fut confirmée bientôt par le docteur, puis par Mme Laroque elle-même, qui vinrent successivement me rendre visite, et j’eus la satisfaction de voir qu’il n’était entré dans les esprits aucun soupçon de ce qui était arrivé.

J’ai passé tout ma nuit à renouveler avec la plus fatigante persévérance, et au milieu des bizarres complications du rêve et de la fièvre, mon saut dangereux du haut de la fenêtre du donjon. Je ne m’y habituais pas. À chaque instant, la sensation du vide me montait à la gorge, et je me réveillais tout haletant. Enfin le jour est arrivé et m’a calmé. Dès huit heures, j’ai vu entrer Mlle de Porhoët, qui s’est installée près de mon chevet, son tricot à la main. Elle a fait les honneurs de ma chambre aux visiteurs qui se sont succédé tout le jour : Mme Laroque est venue la première après ma vieille amie. Comme elle serrait avec une pression prolongée la main que je lui tendais, j’ai vu deux larmes glisser sur ses joues. A-t-elle donc reçu les confidences de sa fille ?

Mlle de Porhoët m’a appris que le vieux M. Laroque est alité depuis hier. Il a eu une légère attaque de paralysie. Aujourd’hui il ne parle plus, et son état donne des inquiétudes. On a résolu de hâter le mariage. M. Laubépin a été mandé de Paris ; on l’attend demain, et le contrat sera signé le jour suivant, sous sa présidence.

J’ai pu me tenir levé ce soir pendant quelques heures ; mais si j’en crois M. Desmarets, j’ai eu tort d’écrire avec ma fièvre, et je suis une grande bête.



3 octobre.

Il semble véritablement qu’une puissance maligne prenne à tâche d’inventer les épreuves les plus singulières et les plus cruelles pour les proposer tour à tour à ma conscience et à mon cœur !

M. Laubépin n’étant pas arrivé ce matin, Mme Laroque m’a fait demander quelques renseignements dont elle avait besoin pour arrêter les bases préalables du contrat, lequel, ainsi que je l’ai dit, doit être signé demain. Comme je suis condamné à garder ma chambre quelques jours encore, j’ai prié Mme Laroque de m’envoyer les titres et les documents particuliers qui sont en la possession de son beau-père, et qui m’étaient indispensables pour résoudre les difficultés qu’on me signalait. On m’a fait remettre aussitôt deux ou trois tiroirs remplis de papiers qu’on avait enlevés secrètement du cabinet de M. Laroque, en profitant d’une heure où le vieillard jaloux était endormi, car il s’est toujours montré très jaloux de ses archives secrètes. Dans la première pièce qui m’est tombée sous la main, mon nom de famille plusieurs fois répété a brusquement saisi mes yeux et a sollicité ma curiosité avec une irrésistible puissance. Voici le texte littéral de cette pièce :

À mes enfants

« Le nom que je vous lègue, et que j’ai honoré, n’est pas le mien. Mon père se nommait Savage. Il était régisseur d’une plantation considérable sise dans l’île, française alors, de Sainte-Lucie, et appartenant à une riche et noble famille du Dauphiné, celle des Champcey d’Hauterive. En 1793, mon père mourut, et j’héritai, quoique bien jeune encore, de la confiance que les Champcey avaient mise en lui. Vers la fin de cette année funeste, les Antilles françaises furent prises par les Anglais, ou leur furent livrées par les colons insurgents. Le marquis de Champcey d’Hauterive (Jacques-Auguste), que les ordres de la Convention n’avaient pas encore atteint, commandait alors la frégate la Thétis, qui croisait depuis trois ans dans ces mers. Un assez grand nombre des colons français répandus dans les Antilles étaient parvenus à réaliser leur fortune, chaque jour menacée. Ils s’étaient entendus avec le commandant de Champcey pour organiser une flottille de légers transports sur laquelle ils avaient fait passer leurs biens, et qui devait entreprendre de se rapatrier sous la protection des canons de la Thétis. Dès longtemps, en prévision de désastres imminents, j’avais reçu moi-même l’ordre et le pouvoir de vendre à tout prix la plantation que j’administrais après mon père. Dans la nuit du 14 novembre 1793, je montais seul dans un canot à la pointe du Morne-au-Sable, et je quittais furtivement Sainte-Lucie, déjà occupée par l’ennemi. J’emportais en papier anglais et en guinées le prix que j’avais pu retirer de la plantation. M. de Champcey, grâce à la connaissance minutieuse qu’il avait acquise de ces parages, avait pu tromper la croisière anglaise et se réfugier dans la passe difficile et inconnue du Gros-Ilet. Il m’avait ordonné de l’y rallier cette nuit même, et il n’attendait que mon arrivée à bord pour sortir de cette passe avec la flottille qu’il escortait, et mettre le cap sur la France. Dans le trajet, j’eus le malheur de tomber aux mains des Anglais. Ces maîtres en trahison me donnèrent le choix d’être fusillé sur-le-champ ou de leur vendre, moyennant le million dont j’étais porteur et qu’ils m’abandonnaient, le secret de la passe où s’abritait la flottille... J’étais jeune... La tentation fut trop forte... Une demi-heure plus tard la Thétis était coulée, la flottille capturée, et M. de Champcey grièvement blessé !... Une année se passa, une année sans sommeil... Je devenais fou... Je résolus de faire payer à l’Anglais maudit les remords qui me déchiraient. Je passai à la Guadeloupe ; je changeai de nom ; je consacrai la plus grande partie du prix de mon forfait à l’achat d’un brick armé, et je courus sus aux Anglais. J’ai lavé pendant quinze ans dans leur sang et dans le mien la tache que j’avais faite dans une heure de faiblesse au pavillon de mon pays. Bien que ma fortune actuelle ait été acquise pour plus des trois quarts dans de glorieux combats, l’origine n’en reste pas moins ce que j’ai dit.

» Revenu en France dans ma vieillesse, je m’informai de la situation des Champcey d’Hauterive : elle était heureuse et opulente. Je continuai de me taire. Que mes enfants me pardonnent ! Je n’ai pu trouver le courage, tant que j’ai vécu, de rougir devant eux ; mais ma mort doit leur livrer ce secret, dont ils useront suivant les inspirations de leur conscience. Pour moi, je n’ai plus qu’une prière à leur adresser : il y aura tôt ou tard une guerre finale entre la France et sa voisine d’en face ; nous nous haïssons trop : on aura beau faire, il faudra que nous les mangions ou qu’ils nous mangent ! Si cette guerre éclatait du vivant de mes enfants ou de mes petits-enfants, je désire qu’ils fassent don à l’État d’une corvette armée et équipée, à la seule condition qu’elle se nommera la Savage, et qu’un Breton la commandera. À chaque bordée qu’elle enverra sur la rive carthaginoise, mes os tressailliront d’aise dans ma tombe !

» Richard Savage, dit Laroque. »

Les souvenirs que réveilla soudain dans mon esprit la lecture de cette confession effroyable m’en confirmèrent l’exactitude. J’avais entendu conter vingt fois par mon père, avec un mélange de fierté et d’amertume, le trait de la vie de mon aïeul auquel il était fait allusion. Seulement on croyait dans ma famille que Richard Savage, dont le nom m’était parfaitement présent, avait été la victime et non le promoteur de la trahison ou du hasard qui avait livré le commandant de la Thétis.

Je m’expliquai dès ce moment les singularités qui m’avaient souvent frappé dans le caractère du vieux marin, et en particulier son attitude pensive et timide vis-à-vis de moi. Mon père m’avait toujours dit que j’étais le vivant portrait de mon aïeul, le marquis Jacques, et sans doute quelques lueurs de cette ressemblance pénétraient de temps à autre, à travers les nuages de son cerveau, jusqu’à la conscience troublée du vieillard.

À peine maître de cette révélation, je tombai dans une horrible perplexité. Je ne pouvais, pour mon compte, éprouver qu’une faible rancune contre cet infortuné, chez lequel les défaillances du sens moral avaient été rachetées par une longue vie de repentir et par une passion de désespoir et de haine qui ne manquait point de grandeur. Je ne pouvais même respirer sans une sorte d’admiration le souffle sauvage qui animait les lignes tracées par cette main coupable, mais héroïque. Cependant que devais-je faire de ce terrible secret ? Ce qui me saisit tout d’abord, ce fut la pensée qu’il détruisait tout obstacle entre Marguerite et moi, que désormais cette fortune qui nous avait séparés devait être entre nous un lien presque obligatoire, puisque moi seul au monde je pouvais la légitimer en la partageant. À la vérité, ce secret n’était point le mien, et quoique le plus innocent des hasards m’en eût instruit, la stricte probité exigeait peut-être que je le laissasse arriver à son heure entre les mains auxquelles il était destiné ; mais quoi ! en attendant ce moment, l’irréparable allait s’accomplir ! Des nœuds indissolubles allaient être serrés ! La pierre du tombeau allait tomber pour jamais sur mon amour, sur mes espérances, sur mon cœur inconsolable ! Et je le souffrirais quand je pouvais l’empêcher d’un seul mot ! Et ces pauvres femmes, elles-mêmes, le jour où la fatale vérité viendrait rougir leurs fronts, partageraient peut-être mes regrets, mon désespoir ! Elles me crieraient les premières :

– Ah ! si vous le saviez, que n’avez-vous parlé !

Eh bien, non ! ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais, s’il ne tient qu’à moi, la honte ne rougira ces deux nobles fronts. Je n’achèterai point mon bonheur au prix de leur humiliation. Ce secret qui n’appartient qu’à moi, que ce vieillard, muet désormais pour toujours, ne peut plus trahir lui-même, ce secret n’est plus : la flamme l’a dévoré.

J’y ai bien pensé. Je sais ce que j’ai osé faire. C’était là un testament, un acte sacré, et je l’ai détruit. De plus il ne devait pas profiter à moi seul. Ma sœur qui m’est confiée, y pouvait trouver une fortune, et sans son avis je l’ai replongée de ma main dans la pauvreté. Je sais tout cela ; mais deux âmes pures, élevées et fières ne seront pas écrasées et flétries sous le fardeau d’un crime qui leur fut étranger. Il y avait là un principe d’équité qui m’a paru supérieur à toute justice littérale. Si j’ai commis un crime à mon tour, j’en répondrai !... Mais cette lutte m’a broyé, je n’en puis plus !

4 octobre.

M. Laubépin était enfin arrivé hier dans la soirée. Il vint me serrer la main. Il était préoccupé, brusque et mécontent. Il me parla brièvement du mariage qui se préparait. – Opération fort heureuse, dit-il, combinaison fort louable à tous égards, où la nature et la société trouvent à la fois les garanties qu’elles ont droit d’exiger en pareille occurrence. Sur quoi, jeune homme, je vous souhaite une bonne nuit, et je vais m’occuper de déblayer le terrain délicat des conventions préliminaires, afin que le char de cet hymen intéressant arrive au but sans cahots.

On se réunissait dans le salon aujourd’hui à une heure de l’après-midi, au milieu de l’appareil et du concours accoutumés, pour procéder à la signature du contrat. Je ne pouvais assister à cette fête, et j’ai béni ma blessure qui m’en épargnait le supplice. J’écrivais à ma petite Hélène, à qui je m’efforce plus que jamais de vouer mon âme tout entière, quand, vers trois heures, M. Laubépin et Mlle de Porhoët sont entrés dans ma chambre. M. Laubépin dans ses fréquents voyages à Laroque, ne pouvait manquer d’apprécier les vertus de ma vénérable amie, et il s’est formé dès longtemps entre ces deux vieillards un attachement platonique et respectueux dont le docteur Desmarets s’évertue vainement à dénaturer le caractère. Après un échange de cérémonies, de saluts et de révérences interminables, ils ont pris les sièges que je leur avançais, et tous les deux se sont mis à me considérer avec un air de grave béatitude. – Eh bien ! ai-je dit, c’est terminé ?

– C’est terminé ! ont-ils répondu à l’unisson.

– Cela s’est bien passé ?

– Très bien ! a dit Mlle de Porhoët.

– À merveille ! a ajouté M. Laubépin. Puis, après une pause : – Le Bévallan est au diable !

– Et la jeune Hélouin sur la même route, a repris Mlle de Porhoët.

J’ai poussé un cri de surprise : – Bon Dieu ! qu’est-ce que c’est que tout cela ?

– Mon ami, a dit M. Laubépin, l’union projetée présentait tous les avantages désirables, et elle aurait assuré, à n’en point douter, le bonheur commun des conjoints, si le mariage était une association purement commerciale ; mais il n’en est point ainsi. Mon devoir, lorsque mon concours a été réclamé dans cette circonstance intéressante, était donc de consulter le penchant des cœurs et la convenance des caractères, non moins que la proportion des fortunes. Or j’ai cru observer dès l’abord que l’hymen qui se préparait avait l’inconvénient de ne plaire proprement à personne, ni à mon excellente amie Mme Laroque, ni à l’aimable fiancée, ni aux amis les plus éclairés de ces dames, à personne enfin, si ce n’est peut-être au fiancé, dont je me souciais très médiocrement. Il est vrai (je dois cette remarque à Mlle de Porhoët), il est vrai, dis-je, que le fiancé est gentilhomme...

– Gentleman, s’il vous plaît, a interrompu Mlle de Porhoët d’un accent sévère.

– Gentleman, a repris M. Laubépin, acceptant l’amendement ; mais c’est une espèce de gentleman qui ne me va pas.

– Ni à moi, a dit Mlle de Porhoët. Ce sont des drôles de cette espèce, des palefreniers sans mœurs comme celui-ci, que nous vîmes, au siècle dernier, sous la conduite de M. le duc de Chartres d’alors, sortir des écuries anglaises pour préluder à la Révolution.

– Oh ! s’ils n’avaient fait que préluder à la Révolution, dit sentencieusement M. Laubépin, on leur pardonnerait.

– Je vous demande un million d’excuses, mon cher monsieur ; mais parlez pour vous ! Au reste, il ne s’agit pas de cela ; veuillez continuer.

– Donc, a repris M. Laubépin, voyant qu’on allait généralement à cette noce comme à un convoi mortuaire, je cherchai quelque moyen à la fois honorable et légal, sinon de rendre à M. de Bévallan sa parole, du moins de l’engager à la reprendre. Le procédé était d’autant plus licite, qu’en mon absence M. de Bévallan avait abusé de l’inexpérience de mon excellente amie Mme Laroque et de la mollesse de mon confrère du bourg voisin, pour se faire assurer des avantages exorbitants. Sans m’écarter de la lettre des conventions, je réussis à en modifier sensiblement l’esprit. Toutefois l’honneur et la parole donnée m’imposaient des limites que je ne pus franchir. Le contrat, malgré tout, restait encore suffisamment avantageux pour qu’un homme doué de quelque hauteur d’âme et animé d’une véritable tendresse pour la future pût l’accepter avec confiance. M. de Bévallan serait-il cet homme ? Nous dûmes en courir la chance. Je vous avoue que je n’étais pas sans émotion lorsque j’ai commencé ce matin, en face d’un imposant auditoire, la lecture de cet acte irrévocable.

– Pour moi, a interrompu Mlle de Porhoët, je n’avais plus une goutte de sang dans les veines. La première partie du contrat faisait même une part si belle à l’ennemi, que j’ai cru tout perdu.

– Sans doute, mademoiselle ; mais, comme nous le disons entre augures, c’est dans la queue qu’est le venin, in cauda venenum ! Il était plaisant, mon ami, de voir la mine de M. de Bévallan et celle de mon confrère de Rennes qui l’assistait, lorsque je suis venu brusquement à démasquer mes batteries. Ils se sont d’abord regardés en silence, puis ils ont chuchoté entre eux, enfin ils se sont levés, et, s’approchant de la table devant laquelle je siégeais, ils m’ont demandé à voix basse des explications.

– Parlez haut, s’il vous plaît, messieurs, leur ai-je dit : il ne faut point de mystère ici. Que voulez-vous ?

Le public commençait à prêter l’oreille. M. de Bévallan, sans hausser la voix, m’a insinué que ce contrat était une œuvre de méfiance.

– Une œuvre de méfiance, monsieur ! ai-je repris du ton le plus élevé de mon organe. Que prétendez-vous dire par là ? Est-ce contre Mme Laroque, contre moi, ou contre mon confrère ici présent, que vous dirigez cette étrange imputation ?

– Chut ! silence ! point de bruit ! a dit alors le notaire de Rennes de l’accent le plus discret ; mais, voyons : il était convenu d’abord que le régime dotal serait écarté...

– Le régime dotal, monsieur ? Et où voyez-vous qu’il soit question ici du régime dotal ?

– Allons, mon confrère, vous savez bien que vous le rétablissez par un subterfuge !

– Subterfuge, mon confrère ? Permettez-moi, comme à votre ancien, de vous engager à rayer ce mot de votre vocabulaire !

– Mais enfin, a murmuré M. de Bévallan, on me lie les mains de tous côtés ; on me traite comme un petit garçon.

– Comment, monsieur ? Que faisons-nous donc ici à cette heure, selon vous ? est-ce un contrat ou un testament ? Vous oubliez que Mme Laroque est vivante, que monsieur son père est vivant, que vous vous mariez, monsieur, que vous n’héritez pas... pas encore, monsieur ! un peu de patience ! que diable !

Sur ces mots, Mlle Marguerite s’est levée. – En voilà assez, a-t-elle dit. Monsieur Laubépin, jetez ce contrat au feu. Ma mère, faites rendre à monsieur ses présents. Puis elle est sortie d’un pas de reine outragée. Mme Laroque l’a suivie. En même temps je lançai le contrat dans la cheminée.

– Monsieur, m’a dit alors M. de Bévallan d’un ton menaçant, il y a là une manœuvre dont j’aurai le secret.

– Monsieur, je vais vous le dire, ai-je répondu. Une jeune personne qui s’estime elle-même avec une juste fierté avait conçu la crainte que votre recherche ne s’adressât à sa fortune ; elle a voulu s’en assurer : elle n’en doute plus. J’ai l’honneur de vous saluer.

– Là-dessus, mon ami, je suis allé retrouver ces dames, qui m’ont, ma foi ! sauté au cou. Un quart d’heure après, M. de Bévallan quittait le château avec mon confrère de Rennes. Son départ et sa disgrâce ont eu pour effet inévitable de déchaîner contre lui toutes les langues des domestiques, et son imprudente intrigue avec Mlle Hélouin a bientôt éclaté. La jeune demoiselle, déjà suspecte à d’autres titres depuis quelque temps, a demandé son congé, et on ne le lui a pas refusé. Il est inutile d’ajouter que ces dames lui assurent une existence honorable... Eh bien, mon garçon, qu’est-ce que vous dites de tout cela ? Est-ce que vous souffrez davantage ? Vous êtes pâle comme un mort...

La vérité est que ces nouvelles inattendues avaient soulevé en moi tant d’émotions à la fois heureuses et pénibles, que je me sentais près de perdre connaissance.

M. Laubépin, qui doit repartir demain dès l’aurore, est revenu ce soir m’adresser ses adieux. Après quelques paroles embarrassées de part et d’autre : – Ah çà ! mon cher enfant, m’a-t-il dit, je ne vous interroge pas sur ce qui se passe ici : mais si vous aviez besoin par hasard d’un confident et d’un conseiller, je vous demanderais la préférence.

Je ne pouvais, en effet, m’épancher dans un cœur plus ami, ni plus sûr. J’ai fait au digne vieillard un récit détaillé de toutes les circonstances qui ont marqué, depuis mon arrivée au château, mes relations particulières avec Mlle Marguerite. Je lui ai même lu quelques pages de ce journal pour mieux lui préciser l’état de ces relations, et aussi l’état de mon âme. À part enfin le secret que j’avais découvert la veille dans les archives de M. Laroque, je ne lui ai rien caché.

Quand j’ai eu terminé, M. Laubépin, dont le front était devenu très soucieux depuis un moment, a repris la parole : – Il est inutile de vous dissimuler, mon ami, m’a-t-il dit, qu’en vous envoyant ici, je préméditais de vous unir avec Mlle Laroque. Tout a réussi au gré de mes vœux. Vos deux cœurs, qui, selon moi, sont dignes l’un de l’autre, n’ont pu se rapprocher sans s’entendre ; mais ce bizarre événement, dont la tour d’Elven a été le théâtre romantique, me déconcerte tout à fait, je vous l’avoue. Que diantre ! mon jeune ami, sauter par la fenêtre, au risque de vous casser le cou, c’était, permettez-moi de vous le dire, une démonstration très suffisante de votre désintéressement ; il était très superflu de joindre à cette démarche honorable et délicate le serment solennel de ne jamais épouser cette pauvre enfant à moins d’éventualités qu’il est absolument impossible d’espérer. Je me vante d’être homme de ressources, – mais je me reconnais entièrement incapable de vous donner deux cent mille francs de rente ou de les ôter à Mlle Laroque !

– Eh bien ! monsieur, conseillez-moi. J’ai confiance en vous plus qu’en moi-même, car je sens que la mauvaise fortune, toujours exposée au soupçon, a pu irriter chez moi jusqu’à l’excès les susceptibilités de l’honneur. Parlez. M’engagez-vous à oublier le serment indiscret, mais solennel pourtant, qui en ce moment me sépare seul, je le crois, du bonheur que vous aviez rêvé pour votre fils d’adoption ?

M. Laubépin s’est levé ; ses épais sourcils se sont abaissés sur ses yeux, il a parcouru la chambre à grands pas pendant quelques minutes ; puis, s’arrêtant devant moi et me saisissant la main avec force : – Jeune homme, m’a-t-il dit, il est vrai, je vous aime comme mon enfant ; mais, dût votre cœur se briser, et le mien avec le vôtre, je ne transigerai pas avec mes principes. Il vaut mieux outrepasser l’honneur que de rester en deçà : en matière de serments, tous ceux qui ne nous sont pas demandés sous la pointe du couteau ou à la bouche d’un pistolet, il ne faut pas les faire, ou il faut les tenir. Voilà mon avis.

– C’est aussi le mien. Je partirai demain avec vous.

– Non, Maxime, demeurez encore quelque temps ici... Je ne crois pas aux miracles, mais je crois à Dieu, qui souffre rarement que nous périssions par nos vertus. Donnons un délai à la Providence... Je sais que je vous demande un grand effort de courage, mais je le réclame formellement de votre amitié. Si dans un mois vous n’avez point reçu de mes nouvelles, eh bien ! vous partirez.

Il m’a embrassé, et m’a laissé la conscience tranquille, l’âme désolée.



12 octobre.

Il y a deux jours, j’ai pu sortir de ma retraite et me rendre au château. Je n’avais pas vu Mlle Marguerite depuis l’instant de notre séparation dans la tour d’Elven. Elle était seule dans le salon quand j’y entrai : en me reconnaissant, elle fit un mouvement involontaire comme pour se lever ; puis elle resta immobile, et son visage se teignit soudain d’une pourpre ardente. Cela fut contagieux, car je sentis que je rougissais moi-même jusqu’au front. – Comment allez-vous, monsieur ? me dit-elle en me tendant la main, et elle prononça ces simples paroles d’un ton de voix si doux, si humble, – hélas ! si tendre, – que j’aurais voulu me mettre à deux genoux devant elle. Cependant il fallut lui répondre sur le ton d’une politesse glacée. Elle me regarda douloureusement, puis elle baissa ses grands yeux d’un air de résignation et reprit son travail.

Presque au même instant, sa mère la fit appeler auprès de son grand-père, dont l’état devenait très alarmant. Depuis plusieurs jours, il avait perdu la voix et le mouvement : la paralysie l’avait envahi presque tout entier. Les dernières lueurs de la vie intellectuelles s’étaient éteintes ; la sensibilité persistait seule avec la souffrance. On ne pouvait douter que la fin du vieillard ne fût proche ; mais la vie avait pris trop fortement possession de ce cœur énergique pour s’en détacher sans une lutte obstinée. Le docteur avait prédit que l’agonie serait longue. Cependant, dès la première apparition du danger, Mme Laroque et sa fille avaient prodigué leurs forces et leurs veilles avec l’abnégation passionnée et l’entrain de dévouement qui sont la vertu spéciale et la gloire de leur sexe. Avant-hier, dans la soirée, elles succombaient à la lassitude et à la fièvre ; nous nous offrîmes, M. Desmarets et moi, pour les suppléer auprès de M. Laroque pendant la nuit qui commençait. Elles consentirent à prendre quelques heures de repos. Le docteur, très fatigué lui-même, ne tarda pas à m’annoncer qu’il allait se jeter sur un lit dans la pièce voisine. – Je ne suis bon à rien ici, me dit-il ; l’affaire est faite. Vous voyez, il ne souffre même plus, le pauvre bonhomme !... C’est un état de léthargie qui n’a rien de désagréable... Le réveil sera la mort... Ainsi on peut être tranquille. Si vous remarquez quelque changement, vous m’appellerez ; mais je ne crois pas que ce soit avant demain. Je crève de sommeil, moi, en attendant ! – Il fit entendre un bâillement sonore, et sortit. Son langage, sa tenue en face de ce mourant, m’avaient choqué. C’est pourtant un excellent homme ; mais, pour rendre à la mort le respect qui lui est dû, il ne faut pas voir seulement la matière brute qu’elle dissout, il faut croire au principe immortel qu’elle dégage.

Demeuré seul dans la chambre funèbre, je m’assis vers le pied du lit, dont on avait relevé les rideaux, et j’essayai de lire à la clarté d’une lampe qui était posée près de moi sur une petite table. Le livre me tomba des mains : je ne pouvais penser qu’à la singulière combinaison d’événements qui, après tant d’années, donnait à ce vieillard coupable le petit-fils de sa victime pour témoin et pour protecteur de son dernier sommeil. Puis, au milieu du calme protecteur de l’heure et du lieu, j’évoquais malgré moi les scènes de tumulte et de violences sanguinaires dont avait été remplie cette existence qui finissait. J’en recherchais l’impression lointaine sur le visage de cet agonisant séculaire, sur ces grands traits dont le pâle relief se dessinait dans l’ombre comme celui d’un masque de plâtre. Je n’y voyais que la gravité et le repos prématuré de la tombe. Par intervalles, je m’approchais du chevet, pour m’assurer que le souffle vital soulevait encore la poitrine affaissée.

Enfin, vers le milieu de la nuit, une torpeur irréversible me gagna, et je m’endormis, le front appuyé sur ma main. Tout à coup je fus réveillé par je ne sais quels froissements lugubres ; je levai les yeux, et je sentis passer un frisson dans la moelle de mes os. Le vieillard s’était dressé à demi dans son lit, et il tenait fixé sur moi un regard attentif, étonné, où brillait l’expression d’une vie et d’une intelligence qui jusqu’à cet instant m’avaient été étrangères. Quand mon œil rencontra le sien, le spectre tressaillit ; il étendit ses bras en croix, et me dit d’une voix suppliante, dont le timbre étrange, inconnu, suspendit le mouvement de mon cœur :

– Monsieur le marquis, pardonnez-moi !

Je voulus me lever, je voulus parler, ce fut en vain. J’étais pétrifié dans mon fauteuil.

Après un silence pendant lequel le regard du mourant, toujours enchaîné au mien, n’avait cessé de m’implorer :

– Monsieur le marquis, reprit-il, daignez me pardonner !

Je trouvai enfin la force d’aller vers lui. À mesure que j’approchais, il se retirait péniblement en arrière, comme pour échapper à un contact effrayant. Je levai une main, et l’abaissant doucement devant ses yeux démesurément ouverts et éperdus de terreur :

– Soyez en paix ! lui dis-je, je vous pardonne !

Je n’eus pas achevé ces mots, que sa figure flétrie s’illumina d’un éclair de joie et de jeunesse. En même temps deux larmes jaillissaient de ses orbites desséchées. Il étendit une main vers moi, puis tout à coup cette main se ferma violemment et se raidit dans l’espace par un geste menaçant ; je vis ses yeux rouler entre ses paupières dilatées, comme si une balle l’eût frappée au cœur. – Oh ! l’Anglais ! murmura-t-il. – Il retomba aussitôt sur l’oreiller comme une masse inerte. Il était mort.

J’appelai à la hâte : on accourut. Il fut bientôt entouré de pieuses larmes et de prières. Pour moi, je me retirai, l’âme profondément troublée par cette scène extraordinaire, qui devait demeurer à jamais un secret entre ce mort et moi.

Ce triste événement de famille a fait aussitôt peser sur moi des soins et des devoirs dont j’avais besoin pour justifier à mes propres yeux la prolongation de mon séjour dans cette maison. Il m’est impossible de concevoir en vertu de quels motifs M. Laubépin m’a conseillé de différer mon départ. Que peut-il espérer de ce délai ? Il me semble qu’il a cédé en cette circonstance à une sorte de vague superstition et de faiblesse puérile qui n’auraient jamais dû ployer un esprit de cette trempe, et auxquelles j’ai eu tort moi-même de me soumettre. Comment n’a-t-il pas compris qu’il m’imposait, avec un surcroît de souffrance inutile, un rôle sans franchise et sans dignité ? Que fais-je ici désormais ? N’est-ce pas maintenant qu’on pourrait me reprocher à bon droit de jouer avec des sentiments sacrés ? Ma première entrevue avec Mlle Marguerite avait suffi pour me révéler toute la rigueur, toute l’impossibilité de l’épreuve à laquelle je m’étais condamné, quand la mort de M. Laroque est venue rendre pour quelque temps à mes relations un peu de naturel, et à mon séjour une sorte de bienséance.



26 octobre. – Rennes.

Tout est dit. – Mon Dieu ! que ce lien était fort, comme il enveloppait tout mon cœur ! comme il l’a déchiré en se brisant !

Hier soir, à neuf heures environ, comme j’étais accoudé sur ma fenêtre ouverte, je fus surpris de voir une faible lumière s’approcher de mon logis à travers les allées sombres du parc, et dans une direction que les gens du château n’avaient pas coutume de suivre. Un instant après, on frappa à ma porte, et Mlle de Porhoët entra toute haletante. – Cousin me dit-elle, j’ai affaire à vous.

Je la regardai en face. – Il y a un malheur ? dis-je. – Non, ce n’est pas exactement cela. Vous allez du reste en juger. Asseyez-vous... Mon cher enfant, vous avez passé deux ou trois soirées au château dans le courant de cette semaine : n’avez-vous rien observé de nouveau, de singulier dans l’attitude de ces dames ?

– Rien.

– N’avez-vous pas au moins remarqué dans leur physionomie une sorte de sérénité inaccoutumée ?



– Peut-être, oui. À part la mélancolie de leur deuil récent, elles m’ont semblé plus calmes, et même plus heureuses qu’autrefois.

– Sans doute. D’autres particularités vous auraient frappé, si vous aviez, comme moi, vécu depuis quinze jours dans leur intimité quotidienne. Ainsi j’ai souvent surpris entre elles les signes d’une intelligence secrète, d’une mystérieuse complicité. De plus leurs habitudes se sont sensiblement modifiées. Mme Laroque a mis de côté son brasero, sa guérite et toutes ses innocentes manies de créole ; elle se lève à des heures fabuleuses, et s’installe dès l’aurore avec Marguerite devant la table de travail. Toutes deux se sont prises d’un goût passionné pour la broderie, et s’informent de l’argent qu’une femme peut gagner chaque jour avec ce genre d’ouvrage. Bref, il y avait là une énigme dont je m’évertuais vainement à chercher le nom. Ce mot vient de m’être révélé, et, quitte à entrer dans vos secrets plus avant qu’il ne vous convient, j’ai cru devoir vous le transmettre sans retard.

Sur les protestations d’absolue confiance que je m’empressai de lui adresser, Mlle de Porhoët continua, dans son langage doux et ferme : – Mme Aubry est venue me trouver ce soir en catimini ; elle a débuté par me jeter ses vilains bras autour du cou, ce qui m’a fort déplu ; puis, à travers mille jérémiades personnelles que je vous épargne, elle m’a suppliée d’arrêter ses parentes sur le bord de leur ruine. Voici ce qu’elle a appris en écoutant aux portes, suivant sa gracieuse habitude : ces dames sollicitent en ce moment l’autorisation d’abandonner tous leurs biens à une congrégation de Rennes, afin de supprimer entre Marguerite et vous l’inégalité de fortune qui vous sépare. Ne pouvant vous faire riche, elles se font pauvres. Il m’a semblé impossible, mon cousin, de vous laisser ignorer cette détermination, également digne de ces deux âmes généreuses et de ces deux têtes chimériques. Vous m’excuserez d’ajouter que votre devoir est de rompre ce dessein à tout prix. Quels repentirs il prépare infailliblement à nos amies, de quelle responsabilité terrible il vous menace, c’est ce qu’il est inutile de vous dire : vous le comprenez aussi bien que moi à vue de pays. Si vous pouviez, mon ami, accepter dès cette heure la main de Marguerite, cela finirait tout le mieux du monde ; mais vous êtes lié à cet égard par un engagement qui, tout aveugle, tout imprudent qu’il ait été, n’en est pas moins obligatoire pour votre honneur. Il ne vous reste donc qu’un parti à prendre : c’est de quitter ce pays sans délai et de couper pied résolument à toutes les espérances que votre présence ici a pour effet inévitable d’entretenir. Quand vous ne serez plus là, il me sera facile de ramener ces deux enfants à la raison.

– Eh bien, je suis prêt ; je vais partir cette nuit même.

– C’est bien, reprit-elle. Quand je vous donne ce conseil, mon ami, j’obéis moi-même à une loi d’honneur bien rigoureuse. Vous charmiez les derniers instants de ma longue existence : les plus doux attachements de la vie, perdus pour moi depuis tant d’années, vous m’en aviez rendu l’illusion. En vous éloignant, je fais mon dernier sacrifice : il est immense. – Elle se leva et me regarda un moment sans parler. – On n’embrasse pas les jeunes gens à mon âge, reprit-elle en souriant tristement, on les bénit. Adieu, cher enfant, et merci. Que le bon Dieu vous soit en aide ! – Je baisai ses mains tremblantes, et elle me quitta avec précipitation.

Je fis à la hâte mes apprêts de départ, puis j’écrivis quelques lignes à Mme Laroque. Je la suppliais de renoncer à une résolution dont elle n’avait pu mesurer la portée, et dont j’étais fermement déterminé, pour ma part, à ne point me rendre complice. Je lui donnais ma parole, – et elle savait qu’on pouvait y compter, – que je n’accepterais jamais mon bonheur au prix de sa ruine. En terminant, pour la mieux détourner de son projet insensé, je lui parlais vaguement d’un avenir prochain où je feignais d’entrevoir des chances de fortune.

À minuit, quand tout fut endormi, je dis adieu, un adieu cruel, à ma retraite, à cette vieille tour où j’avais tant souffert, – où j’avais tant aimé ! – et je me glissai dans le château par une porte dérobée dont on m’avait confié la clef. Je traversai furtivement, comme un criminel, les galeries vides et sonores, me guidant de mon mieux dans les ténèbres ; j’arrivai enfin dans le salon où je l’avais vue pour la première fois. Elle et sa mère l’avaient quitté depuis une heure à peine ; leur présence récente s’y trahissait encore par un parfum doux et tiède dont je fus subitement enivré. Je cherchai, je touchai la corbeille où sa main avait replacé, peu d’instants auparavant, sa broderie commencée... Hélas ! mon pauvre cœur ! – Je tombai à genoux devant la place qu’elle occupe, et là, le front battant contre le marbre, je pleurai, je sanglotai comme un enfant... Dieu ! que je l’aimais !

Je profitai des dernières heures de la nuit pour me faire conduire secrètement dans la petite ville voisine, où j’ai pris ce matin la voiture de Rennes. Demain soir, je serai à Paris. Pauvreté, solitude, désespoir, – que j’y avais laissés, je vais vous retrouver ! – Dernier rêve de jeunesse, – rêve du ciel, adieu !



Paris.

Le lendemain, dans la matinée, comme j’allais me rendre au chemin de fer, une voiture de poste était dans la cour de l’hôtel, et j’en vis descendre le vieil Alain. Son visage s’éclaira quand il m’aperçut. – Ah ! monsieur, quel bonheur ! vous n’êtes point parti ! voici une lettre pour vous. – Je reconnus l’écriture de Laubépin. Il me disait en deux lignes que Mlle de Porhoët était gravement malade, et qu’elle me demandait. Je ne pris que le temps de faire changer les chevaux, et je me jetai dans la chaise, après avoir décidé Alain, non sans peine, à y prendre place en face de moi. Je le pressai alors de questions. Je lui fis répéter la nouvelle qu’il m’apprit, et qui me semblait inconcevable. Mlle de Porhoët avait reçu la veille, des mains de Laubépin, un pli ministériel qui lui annonçait qu’elle était mise en pleine et entière possession de l’héritage de ses parents d’Espagne. – Et il paraît, ajoutait Alain, qu’elle le doit à monsieur, qui a découvert dans le colombier de vieux papiers auxquels personne ne songeait, et qui ont prouvé le bon droit de la vieille demoiselle. Je ne sais pas ce qu’il y a de vrai là-dedans ; mais, si ça est, dommage, me suis-je dit, que cette respectable personne se soit mis en tête ses idées de cathédrale, et qu’elle n’en veuille pas démordre... Car, notez qu’elle y tient plus que jamais, monsieur... D’abord, au reçu de la nouvelle, elle est tombée raide sur le parquet, et on l’a crue morte ; mais, une heure après, elle s’est mise à parler sans fin ni trêve de sa cathédrale, du chœur et de la nef, du chapitre et des chanoines, de l’aile nord et l’aile sud, si bien que, pour la calmer, il a fallu lui amener un architecte et des maçons, et mettre sur son lit tous les plans de son maudit édifice. Enfin, après trois heures de conversation là-dessus, elle s’est un peu assoupie ; puis, en se réveillant, elle a demandé à voir monsieur... monsieur le marquis (Alain s’inclina en fermant les yeux), et on m’a fait courir après lui. Il paraît qu’elle veut consulter monsieur sur le jubé.

Cet étrange événement me jeta dans une profonde surprise. Cependant, à l’aide de mes souvenirs et des détails confus qui m’étaient donnés par Alain, je parvins à en trouver une explication que des renseignements plus positifs devaient bientôt me confirmer. Comme je l’ai dit, l’affaire de la succession de la branche espagnole des Porhoët avait traversé deux phases. Il y avait eu d’abord entre Mlle de Porhoët et une grande maison de Castille un long procès que ma vieille amie avait fini par perdre en dernier ressort ; puis un nouveau procès, dans lequel Mlle de Porhoët n’était pas même en cause, s’était élevé, au sujet de la même succession, entre les héritiers espagnols et la couronne, qui prétendait que les biens lui étaient dévolus par droit d’aubaine. Sur ces entrefaites, tout en poursuivant mes recherches dans les archives des Porhoët, j’avais mis la main, deux mois environ avant mon départ du château, sur une pièce singulière dont je reproduis ici le texte littéral :

« Don Philippe, par la grâce de Dieu, roi de Castille, de Léon, d’Aragon, des Deux-Siciles, de Jérusalem, de Navarre, de Grenade, de Tolède, de Valence, de Galice, de Maïorque, de Séville, de Sardaigne, de Cordoue, de Cadix, de Murcie, de Jaën, des Algarves, d’Algésiras, de Gibraltar, des îles Canaries, des Indes orientales et occidentales, îles et terres fermes de l’Océan, archiduc d’Autriche, duc de Bourgogne, de Brabant et de Milan, comte d’Habsbourg, de Flandre, du Tyrol et de Barcelone, seigneur de la Biscaye et de Molina, etc.

» À toi, Hervé-Jean Jocelyn, sieur de Porhoët-Gaël, comte de Torres Nuevas, etc., qui m’as suivi dans mes royaumes et servi avec une fidélité exemplaire, je promets par faveur spéciale qu’en cas d’extinction de ta descendance directe et légitime, les biens de ta maison retourneront, même au détriment des droits de ma couronne, aux descendants directs et légitimes de la branche française des Porhoët-Gaël, tant qu’il en existera.

» Et je prends cet engagement pour moi et mes successeurs sur ma foi et parole de roi.

» Donné à l’Escurial, le 10 avril 1716.

» Yo el Rey. »

À côté de cette pièce, qui n’était qu’une copie traduite, j’avais trouvé le texte original aux armes d’Espagne. L’importance de ce document ne m’avait pas échappé, mais j’avais craint de me l’exagérer. Je doutais grandement que la validité d’un titre, sur lequel tant d’années et d’événements avaient passé, fût admise par le gouvernement espagnol : je doutais même qu’il eût le pouvoir d’y faire droit, quand il en aurait la volonté. Je m’étais donc décidé à laisser ignorer à Mlle de Porhoët une découverte dont les conséquences me paraissaient très problématiques, et je m’étais borné à expédier le titre à M. Laubépin. N’en recevant aucune nouvelle, je n’avais pas tardé à l’oublier au milieu des soucis personnels qui m’accablaient alors. Cependant, contrairement à mon injuste défiance, le gouvernement espagnol n’avait pas hésité à dégager la parole du roi Philippe V, et, au moment même où un arrêt suprême venait d’attribuer à la couronne la succession immense des Porhoët, il la restituait noblement à l’héritier légitime.

Il était neuf heures du soir quand je descendis de voiture devant le seuil de l’humble maisonnette où cette fortune presque royale venait d’entrer si tardivement. La petite servante vint m’ouvrir. Elle pleurait. J’entendis aussitôt sur le haut de l’escalier la voix grave de M. Laubépin qui dit : – C’est lui ! – Je gravis les degrés à la hâte. Le vieillard me serra la main fortement et m’introduisit, sans prononcer une parole, dans la chambre de Mlle de Porhoët. Le médecin et le curé du bourg se tenaient silencieusement dans l’ombre d’une fenêtre. Mme Laroque était agenouillée sur une chaise près du lit ; sa fille, debout près de chevet, soutenait les oreillers sur lesquels reposait la tête pâle de ma pauvre vieille amie. Lorsque la malade m’aperçut, un faible sourire passa sur ses traits, profondément altérés ; elle dégagea péniblement un de ses bras. Je pris sa main, je tombai à genoux, et je ne pus retenir mes larmes. – Mon enfant ! dit-elle, mon cher enfant ! – Puis elle regarda fixement M. Laubépin. Le vieux notaire prit alors sur le lit un feuillet de papier, et paraissant continuer une lecture interrompue :

« À ces causes, dit-il, j’institue par ce testament olographe pour légataire universel de tous mes biens tant en Espagne qu’en France, sans aucune réserve ni condition, Maxime-Jacques-Marie Odiot, marquis de Champcey d’Hauterive, noble de cœur comme de race. Telle est ma volonté.

» Jocelynde-Jeanne, comtesse de Porhoët-Gaël. »

Dans l’excès de ma surprise, je m’étais levé avec une sorte de brusquerie, et j’allais parler, quand Mlle de Porhoët, retenant doucement ma main, la plaça dans la main de Marguerite. À ce contact soudain, la chère créature tressaillit ; elle pencha son jeune front sur l’oreiller funèbre, et murmura en rougissant quelques mots à l’oreille de la mourante. Pour moi, je ne pus trouver de paroles : je retombai à genoux, et je priai Dieu. Quelques minutes s’étaient écoulées au milieu d’un silence solennel, quand Marguerite me retira sa main tout à coup et fit un geste d’alarme. Le docteur s’approcha à la hâte : je me levai. La tête de Mlle de Porhoët s’était affaissée subitement en arrière : son regard était fixe, rayonnant et tendu vers le ciel ; ses lèvres s’entrouvrirent, et, comme si elle eût parlé dans un rêve : – Dieu ! dit-elle, Dieu bon ! je la vois... là-haut !... Oui... le chœur... les lampes d’or... les vitraux... le soleil partout !... Deux anges à genoux devant l’autel... en robes blanches ;... leurs ailes s’agitent... Dieu ! ils sont vivants ! – Ce cri s’éteignit sur sa bouche, qui demeura souriante ; elle ferma les yeux, comme si elle s’endormait, et soudain un air d’immortelle jeunesse s’étendit sur son visage, qui devint méconnaissable.

Une telle mort, couronnant une telle vie, porte en soi des enseignements dont je voulus remplir mon âme jusqu’au fond. Je priai qu’on me laissât seul avec le prêtre dans cette chambre. Cette pieuse veille, je l’espère, ne sera pas perdue pour moi. Sur ce visage empreint d’une glorieuse paix, et où semblait vraiment errer je ne sais quel reflet surnaturel, plus d’une vérité oubliée ou douteuse m’apparut avec une évidence irrésistible. Ma noble et sainte amie, je savais assez que vous aviez eu la vertu du sacrifice : je voyais que vous en aviez reçu le prix !

Vers deux heures après minuit, succombant à la fatigue, je voulus respirer l’air pur un moment. Je descendis l’escalier au milieu des ténèbres, et j’entrai dans le jardin, en évitant de traverser le salon du rez-de-chaussée, où j’avais aperçus de la lumière. La nuit était profondément sombre. Comme j’approchais de la tonnelle qui est au bout du petit enclos, un faible bruit s’éleva sous la charmille ; au même instant, une forme indistincte se dégagea du feuillage. Je sentis un éblouissement soudain, mon cœur se précipita, je vis le ciel se remplir d’étoiles. – Marguerite ! dis-je en étendant les bras. – J’entendis un léger cri puis mon nom murmuré à demi voix, puis rien... et je sentis ses lèvres sur les miennes. Je crus que mon âme m’échappait !

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J’ai donné à Hélène la moitié de ma fortune. Marguerite est ma femme. Je ferme pour jamais ces pages. Je n’ai plus rien à leur confier. On peut dire des hommes ce qu’on dit des peuples : Heureux ceux qui n’ont pas d’histoire !

Fin


Cet ouvrage est le 784e publié

dans la collection À tous les vents

par la Bibliothèque électronique du Québec.

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Jean-Yves Dupuis.

1 Dans le bois de Cadoudal (Morbihan).

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