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Le roman d’un jeune homme pauvre Beq octave Feuillet Le roman d’un jeune homme pauvre


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Le premier regard qu’a jeté sur moi Mme Laroque m’a paru empreint d’une surprise touchant à la stupeur. Elle m’a fait répéter mon nom. – Pardon !... monsieur ?...

– Odiot, madame.

– Maxime Odiot, le gérant, le régisseur que M. Laubépin ?...

– Oui, madame.

– Vous êtes bien sûr ?

Je n’ai pu m’empêcher de sourire.

– Mais oui, madame, parfaitement.

Elle a jeté un coup d’œil rapide sur la veuve de l’agent de change, puis sur la jeune fille au front sévère, comme pour leur dire : – Concevez-vous ça ? – Après quoi elle s’est agitée légèrement dans ses coussinets, et a repris :

– Enfin, veuillez vous asseoir, monsieur Odiot. Je vous remercie beaucoup, monsieur, de vouloir bien nous consacrer vos talents. Nous avons grand besoin de votre aide, je vous assure, car enfin nous avons, on ne peut le nier, le malheur d’être fort riches... – S’apercevant qu’à ces mots la cousine au deuxième degré levait les épaules : – Oui, ma chère Mme Aubry, a poursuivi Mme Laroque, j’y tiens. En me faisant riche, le bon Dieu a voulu m’éprouver. J’étais née positivement pour la pauvreté, pour les privations, pour le dévouement et le sacrifice ; mais j’ai toujours été contrariée. Par exemple, j’aurais aimé à avoir un mari infirme. Eh bien, M. Laroque était un homme d’une admirable santé. Voilà comment ma destinée a été et sera manquée d’un bout à l’autre...

– Laissez donc, a dit sèchement Mme Aubry. La pauvreté vous irait bien à vous, qui ne savez vous refuser aucune douceur, aucun raffinement.

– Permettez, chère madame, a repris Mme Laroque, je n’ai aucun goût pour les dévouements inutiles. Quand je me condamnerais aux privations les plus dures, à qui ou à quoi cela profiterait-il ? Quand je gèlerais du matin au soir, en seriez-vous plus heureuse ?

Mme Aubry a fait entendre d’un geste expressif qu’elle n’en serait pas plus heureuse, mais qu’elle considérait le langage de Mme Laroque comme prodigieusement affecté et ridicule.

– Enfin, a continué celle-ci, heur ou malheur, peu importe. Nous sommes donc très riches, monsieur Odiot, et, si peu de cas que je fasse moi-même de cette fortune, mon devoir est de la conserver pour ma fille, quoique la pauvre enfant ne s’en soucie pas plus que moi, n’est-ce pas, Marguerite ?

À cette question, un faible sourire a entrouvert les lèvres dédaigneuses de Mlle Marguerite et l’arc allongé de ses sourcils s’est tendu légèrement, après quoi cette physionomie grave et superbe est rentrée dans le repos.

– Monsieur, a repris Mme Laroque, on va vous montrer le logement que nous vous avons destiné, sur le désir formel de M. Laubépin ; mais, auparavant, permettez qu’on vous conduise chez mon beau-père, qui sera bien aise de vous voir. Voulez-vous sonner, ma chère cousine ? J’espère, monsieur Odiot, que vous nous ferez le plaisir de dîner aujourd’hui avec nous. Bonjour, monsieur, à bientôt.

On m’a confié aux soins d’un domestique qui m’a prié d’attendre, dans une pièce contiguë à celle d’où je sortais, qu’il eût pris les ordres de M. Laroque. Cet homme avait laissé la porte du salon entrouverte, et il m’a été impossible de ne pas entendre ces paroles prononcées par Mme Laroque sur le ton de bonhomie un peu ironique qui lui est habituel : – Ah çà ! comprend-on Laubépin, qui m’annonce un garçon d’un certain âge, très simple, très mûr, et qui m’envoie un monsieur comme ça ?

Mlle Marguerite a murmuré quelques mots qui m’ont échappé, à mon vif regret, je l’avoue, et auxquels sa mère a répondu aussitôt : – Je ne dis pas le contraire, ma fille ; mais cela n’en est pas moins parfaitement ridicule de la part de Laubépin. Comment veux-tu qu’un monsieur comme ça s’en aille trotter en sabots dans les terres labourées. Je parie que jamais il n’a mis de sabots, cet homme-là. Il ne sait pas même ce que c’est que des sabots. Eh bien, c’est peut-être un tort que j’ai, ma fille, mais je ne peux pas me figurer un bon intendant sans sabots. Dis-moi, Marguerite, j’y pense, si tu l’accompagnais chez ton grand-père ?

Mlle Marguerite est entrée presque aussitôt dans la pièce où je me trouvais. En m’apercevant, elle a paru peu satisfaite.

– Pardon, mademoiselle ; mais ce domestique m’a dit de l’attendre ici.

– Veuillez me suivre, monsieur.

Je l’ai suivie. Elle m’a fait monter un escalier, traverser plusieurs corridors, et m’a introduit enfin dans une espèce de galerie où elle m’a laissé. Je me suis mis à examiner quelques tableaux suspendus au mur. Ces peintures étaient pour la plupart des marines fort médiocres consacrées à la gloire de l’ancien corsaire de l’empire. Il y avait plusieurs combats de mer un peu enfumées, dans lesquels il était évident toutefois que le petit brick l’Aimable, capitaine Laroque, vingt-six canons, causait à John Bull les plus sensibles désagréments. Puis venaient quelques portraits en pied du capitaine Laroque, qui naturellement ont attiré mon attention spéciale. Ils représentaient tous, sauf de légères variantes, un homme d’une taille gigantesque, portant une sorte d’uniforme républicain à grands parements, chevelu comme Kléber, et poussant droit devant lui un regard énergique, ardent et sombre, au total une espèce d’homme qui n’avait rien de plaisant. Comme j’étudiais curieusement cette grande figure, qui réalisait à merveille l’idée qu’on se fait en général d’un corsaire, et même d’un pirate, Mlle Marguerite m’a prié d’entrer. Je me suis trouvé alors en face d’un vieillard maigre et décrépit dont les yeux conservaient à peine l’étincelle vitale, et qui, pour me faire accueil, a touché d’une main tremblante le bonnet de soie noire qui couvrait son crâne luisant comme l’ivoire.

– Grand-père, a dit Mlle Marguerite en élevant la voix, c’est M. Odiot.

Le pauvre vieux corsaire s’est un peu soulevé sur son fauteuil en me regardant avec une expression terne et indécise. Je me suis assis, sur un signe de Mlle Marguerite, qui a répété : – M. Odiot, le nouvel intendant, mon père !

– Ah ! bonjour, monsieur, a murmuré le vieillard.

Une pause du plus pénible silence a suivi. Le capitaine Laroque, le corps courbé en deux et la tête pendante, continuait à fixer sur moi son regard effaré. Enfin, paraissant tout à coup rencontrer un sujet d’entretien d’un intérêt capital, il m’a dit d’une voix sourde et profonde : – M. de Beauchêne est mort !

À cette communication inattendue, je n’ai pu trouver aucune réponse : j’ignorais absolument qui pouvait être ce M. de Beauchêne, et Mlle Marguerite ne se donnant pas la peine de me l’apprendre, je me suis borné à témoigner, par une faible exclamation de condoléance, de la part que je prenais à ce malheureux événement. Ce n’était pas assez apparemment au gré du vieux capitaine, car il a repris, le moment d’après, du même ton lugubre : – M. de Beauchêne est mort !

Mon embarras a redoublé en face de cette insistance. Je voyais le pied de Mlle Marguerite battre le parquet avec impatience ; le désespoir m’a pris, et, saisissant au hasard la première phrase qui m’est venue à la pensée : – Ah ! et de quoi est-il mort ? ai-je dit.

Cette question ne m’était pas échappée qu’un regard courroucé de Mlle Marguerite m’avertissait que j’étais suspect de je ne sais quelle irrévérence railleuse. Bien que je ne me sentisse réellement coupable que d’une sotte gaucherie, je me suis empressé de donner à l’entretien un tour plus heureux. J’ai parlé des tableaux de la galerie, des grandes émotions qu’ils devaient rappeler au capitaine, de l’intérêt respectueux que j’éprouvais à contempler le héros de ces glorieuses pages. Je suis même entré dans la détail, et j’ai cité avec une certaine chaleur deux ou trois combats où le brick l’Aimable m’avait paru véritablement accomplir des miracles. Pendant que je faisais preuve de cette courtoisie de bon goût, Mlle Marguerite, à mon extrême surprise, continuait de me regarder avec mécontentement et un dépit manifestes. Son grand-père cependant me prêtait une oreille attentive : je voyais sa tête se relever peu à peu. Un sourire étrange éclairait son visage décharné et semblait en effacer les rides. Tout à coup, saisissant des deux mains les bras de son fauteuil, il s’est redressé de toute sa taille ; une flamme guerrière a jailli de ses profondes orbites, et il s’est écrié d’une voix sonore qui m’a fait tressaillir : – La barre au vent ! Tout au vent ! Feu bâbord ! Accoste, accoste ! Jetez les grappins ! vivement ! nous le tenons ! Feu là-haut ! un bon coup de balai, nettoyez son pont ! À moi maintenant ! ensemble ! sus à l’Anglais, au Saxon maudit ! hourra ! En poussant ce dernier cri, qui a râlé dans sa gorge, le vieillard, vainement soutenu par les mains pieuses de sa petite-fille, est retombé comme écrasé dans son fauteuil. Mlle Laroque m’a fait un signe impérieux, et je suis sorti. J’ai retrouvé mon chemin comme j’ai pu à travers le dédale des corridors et des escaliers, me félicitant vivement de l’esprit d’à-propos que j’avais déployé dans mon entrevue avec le vieux capitaine de l’Aimable.

Le domestique à cheveux gris qui m’avait reçu à mon arrivée, et qui se nomme Alain, m’attendait dans le vestibule pour me dire, de la part de Mme Laroque, que je n’avais plus le temps de visiter mon logement avant le dîner, que j’étais bien comme j’étais. Au moment même où j’entrais dans le salon, une société d’une vingtaine de personnes en sortait avec les cérémonies d’usage pour se rendre dans la salle à manger. C’était la première fois, depuis le changement de ma condition, que je me trouvais mêlé à une réunion mondaine. Habitué naguère aux petite distinctions que l’étiquette des salons accorde en général à la naissance et à la fortune, je n’ai pas reçu sans amertume les premiers témoignages de la négligence et du dédain auxquels me condamne inévitablement ma situation actuelle. Réprimant de mon mieux les révoltes de la fausse gloire, j’ai offert mon bras à une jeune fille de petite taille, mais bien faite et gracieuse, qui restait seule en arrière de tous les convives, et qui était, comme je l’ai supposé, Mlle Hélouin, l’institutrice. Ma place était marquée à côté de la sienne. Pendant qu’on s’asseyait, Mlle Marguerite est apparue comme Antigone, guidant la marche lente et traînante de son aïeul. Elle est venue s’asseoir à ma droite, avec cet air de tranquille majesté qui lui est propre, et le puissant terre-neuve qui paraît être le gardien attitré de cette princesse, n’a pas manqué de se poster en sentinelle derrière sa chaise. J’ai cru devoir exprimer sans retard à ma voisine le regret que j’éprouvais d’avoir maladroitement provoqué des souvenirs qui semblaient agiter d’une manière fâcheuse l’esprit de son grand-père.

– C’est à moi de m’excuser, monsieur, a-t-elle répondu ; j’aurais dû vous prévenir qu’il ne faut jamais parler des Anglais devant mon père... Connaissiez-vous la Bretagne, monsieur ?

J’ai dit que je ne la connaissais pas avant ce jour, mais que j’étais parfaitement heureux de la connaître, et pour prouver qu’en outre j’en étais digne, j’ai parlé sur le mode lyrique des beautés pittoresques qui m’avaient frappé pendant la route. À l’instant où je pensais que cette adroite flatterie me conciliait au plus haut degré la bienveillance de la jeune Bretonne, j’ai vu avec étonnement les symptômes de l’impatience et de l’ennui se peindre sur son front. J’étais décidément malheureux avec cette jeune fille.

– Allons ! je vois, monsieur, a-t-elle dit avec une singulière expression d’ironie, que vous aimez ce qui est beau, ce qui parle à l’imagination et à l’âme, la nature, la verdure, les bruyères, les pierres et les beaux-arts. Vous vous entendrez à merveille avec Mlle Hélouin, qui adore également toutes ces choses, lesquelles, pour mon compte, je n’aime guère.

– Mais, au nom du ciel, qu’est-ce donc que vous aimez, mademoiselle ?

À cette question, que je lui adressais sur le ton d’un aimable enjouement, Mlle Marguerite s’est brusquement tournée vers moi, m’a lancé un regard hautain, et a répondu sèchement : – J’aime mon chien. Ici, Mervyn !

Puis elle a plongé affectueusement sa main dans la profonde fourrure du terre-neuve, qui, mâté sur ses pieds de derrière, allongeait déjà sa tête formidable entre mon assiette et celle de Mlle Marguerite.

Je n’ai pu m’empêcher d’observer avec un intérêt nouveau la physionomie de cette bizarre personne, et d’y chercher les signes extérieurs de la sécheresse d’âme dont elle paraît faire profession. Mlle Laroque, qui m’avait paru d’abord fort grande, ne doit cette apparence qu’au caractère ample et parfaitement harmonieux de sa beauté. Elle est en réalité d’une taille ordinaire. Son visage, d’un ovale un peu arrondi, et son cou, d’une pose exquise et fière, sont légèrement recouverts d’une teinte d’or sombre. Sa chevelure, qui marque sur son front un relief épais, jette à chaque mouvement de tête des reflets onduleux et bleuâtres : les narines, délicates et minces, semblent copiées sur le modèle divin d’une madone romaine et sculptées dans une nacre vivante. Au-dessous des yeux, larges, profonds et pensifs, le hâle doré des joues se nuance d’une sorte d’auréole plus brune qui semble une trace projetée par l’ombre des cils ou comme brûlée par le rayonnement ardent du regard. Je puis difficilement rendre la douceur souveraine du sourire qui, par intervalles, vient animer ce beau visage, et tempérer par je ne sais quelle contraction gracieuse l’éclat de ces grands yeux. Certes la déesse même de la poésie, du rêve et des mondes enchantés, pourrait se présenter hardiment aux hommages des mortels sous la forme de cette enfant qui n’aime que son chien. La nature, dans ses productions les plus choisies, nous prépare souvent ces cruelles mystifications.

Au surplus, il m’importe assez peu. Je sens assez que je suis destiné à jouer dans l’imagination de Mlle Marguerite le rôle qu’y pourrait jouer un nègre, objet, comme on sait, d’une mince séduction pour les créoles. De mon côté, je me flatte d’être aussi fier que Mlle Marguerite : le plus impossible des amours pour moi serait celui qui m’exposerait au soupçon d’intrigue et d’industrie. Je ne pense pas au reste avoir à m’armer d’une grande force morale contre un danger qui ne me paraît pas vraisemblable, car la beauté de Mlle Laroque est de celles qui appellent la pure contemplation de l’artiste plutôt qu’un sentiment d’une nature plus humaine et plus tendre.

Cependant, sur le nom de Mervyn, que Mlle Marguerite avait donné à son garde du corps, ma voisine de gauche, Mlle Hélouin, s’était lancée à pleines voiles dans le cycle d’Arthur, et elle a bien voulu m’apprendre que Mervyn était le nom authentique de l’enchanteur célèbre que le vulgaire appelle Merlin. Des chevaliers de la Table ronde elle est remontée jusqu’au temps de César, et j’ai vu défiler devant moi, dans une procession un peu prolixe, toute la hiérarchie des druides, des bardes et des ovates, après quoi nous sommes tombés fatalement de menhir en dolmen et de galgal en cromlech.

Pendant que je m’égarais dans les forêts celtiques sur les pas de Mlle Hélouin, à laquelle il ne manque qu’un peu d’embonpoint pour être une druidesse fort passable, la veuve de l’agent de change, placée près de nous, faisait retentir les échos d’une plainte continue et monotone comme celle d’un aveugle : on avait oublié de lui donner un chauffe-pieds ; on lui servait du potage froid ; on lui servait des os décharnés ; voilà comme on la traitait. Au reste, elle y était habituée. Il est triste d’être pauvre, bien triste. Elle voudrait être morte.

– Oui, docteur, – elle s’adressait à son voisin, qui semblait écouter ses doléances avec une affectation d’intérêt tant soit peu ironique. – Oui, docteur, ce n’est pas une plaisanterie : je voudrais être morte. Ce serait un grand débarras pour tout le monde, d’ailleurs. Songez donc, docteur ! quand on a été dans ma position, quand on a mangé dans de l’argenterie à ses armes... être réduite à la charité, et se voir le jouet des domestiques ! On ne sait pas tout ce que je souffre dans cette maison, on ne le saura jamais. Quand on a de la fierté, on souffre sans se plaindre ; aussi je me tais, docteur, mais je n’en pense pas moins.

– C’est cela, ma chère dame, a dit le docteur, qui se nomme, je crois, Desmarets ; n’en parlons plus : buvez frais, cela vous calmera.

– Rien, rien ne me calmera, docteur, que la mort !

– Eh bien ! madame, quand vous voudrez ! a répliqué le docteur résolument.

Dans une région plus centrale, l’attention des convives était accaparée par la verve insouciante, caustique et fanfaronne d’un personnage que j’ai entendu nommer M. de Bévallan, et qui paraît jouir ici des droits d’une intimité particulière. C’est une homme d’une grande taille, d’une jeunesse déjà mûre, et dont la tête rappelle assez fidèlement le type du roi François Ier. On l’écoute comme un oracle, et Mlle Laroque elle-même lui accorde autant d’intérêt et d’admiration qu’elle paraît capable d’en concevoir pour quelque chose en ce monde. Pour moi, comme la plupart des saillies que j’entendais applaudir se rapportaient à des anecdotes locales et à des circonstances de clocher, je n’ai pu apprécier qu’incomplètement jusqu’ici le mérite de ce lion armoricain.

J’ai eu toutefois à me louer de sa courtoisie : il m’a offert un cigare après le dîner, et m’a emmené dans le boudoir où l’on fume. Il en faisait en même temps les honneurs à trois ou quatre jeunes gens à peine sortis de l’adolescence, qui le regardent évidemment comme un modèle de belles façons et d’exquise scélératesse. – Eh bien, Bévallan, a dit un de ces jeunes séides, vous ne renoncez donc pas à la prêtresse du soleil ?

– Jamais ! a répondu M. de Bévallan. J’attendrai dix mois, dix ans, s’il le faut ; mais je l’aurai, ou personne de l’aura.

– Vous n’êtes pas malheureux, vieux drôle ! l’institutrice vous aidera à prendre patience.

– Dois-je vous couper la langue ou les oreilles, jeune Arthur ? a repris à demi voix M. de Bévallan en s’avançant vers son interlocuteur et en lui faisant, d’un signe rapide, remarquer ma présence.

On a mis alors sur le tapis, dans un pêle-mêle charmant, tous les chevaux, tous les chiens et toutes les dames du canton. Il serait à désirer, par parenthèse, que les femmes pussent assister secrètement, une fois en leur vie, à une de ces conversations qui se tiennent entre hommes dans la première effusion qui suit un repas copieux : elles y trouveraient la mesure exacte de la délicatesse de nos mœurs et de la confiance qu’elle doit leur inspirer. Au surplus, je ne me pique nullement de pruderie ; mais l’entretien dont j’étais le témoin avait le tort grave, à mon avis, de dépasser les limites de la plaisanterie la plus libre : il touchait à tout en passant, outrageait tout gaiement et prenait un caractère très gratuit d’universelle profanation. Or mon éducation, trop incomplète sans doute, m’a laissé dans le cœur un fonds de respect qui me paraît devoir être réservé au milieu des plus vives expansions de la bonne humeur. Cependant nous avons aujourd’hui en France notre jeune Amérique, qui n’est point contente si elle ne blasphème un peu après boire ; nous avons d’aimables petits bandits, espoir de l’avenir, qui n’ont eu ni père ni mère, qui n’ont point de patrie, qui n’ont point de Dieu, mais qui paraissent être le produit brut de quelque machine sans entrailles et sans âme qui les a déposés fortuitement sur ce globe pour en être le médiocre ornement.

Bref, M. de Bévallan, qui ne craint point de s’instituer le professeur cynique de ces roués sans barbe, ne m’a pas plu, et je ne pense pas lui avoir plu davantage. J’ai prétexté un peu de fatigue, et j’ai pris congé.

Sur ma requête, le vieil Alain s’est armé d’une lanterne et m’a guidé à travers le parc vers le logis qui m’est destiné. Après quelques minutes de marche, nous avons traversé un pont de bois jeté sur une rivière, et nous nous sommes trouvés devant une porte massive et ogivale, qui est surmontée d’une espèce de beffroi et flanquée de deux tourelles. C’est l’entrée de l’ancien château. Des chênes et des sapins séculaires forment autour de ce débris féodal une enceinte mystérieuse, qui lui donne un air de profonde retraite. C’est dans cette ruine que je dois habiter. Mon appartement, composé de trois chambres très proprement tendues de perse, se prolonge au-dessus de la porte d’une tourelle à l’autre. Ce séjour mélancolique ne laisse pas de me plaire : il convient à ma fortune. À peine délivré du vieil Alain, qui est d’humeur un peu conteuse, je me suis mis à écrire le récit de cette importante journée, m’interrompant par intervalles pour écouter le murmure assez doux de la petite rivière qui coule sous mes fenêtres et le cri de la chouette légendaire qui célèbre dans les bois voisins ses tristes amours.

1er juillet.

Il est temps que j’essaie de démêler le fil de mon existence personnelle et intime qui, depuis deux mois, s’est un peu perdu au milieu des obligations actives de ma charge.

Le lendemain de mon arrivée, après avoir étudié pendant quelques heures dans ma retraite les papiers et les registres du père Hivart, comme on nomme ici mon prédécesseur, j’allai déjeuner au château, où je ne retrouvai plus qu’une faible partie des hôtes de la veille. Mme Laroque, qui a beaucoup vécu à Paris avant que la santé de son beau-père l’eût condamnée à une perpétuelle villégiature, conserve fidèlement dans sa retraite le goût des intérêts élevés, élégants ou frivoles dont le ruisseau de la rue du Bac était le miroir du temps du turban de Mme de Staël. Elle paraît en outre avoir visité la plupart des grandes villes de l’Europe, et en a rapporté des préoccupations littéraires qui dépassent la mesure commune de l’érudition et de la curiosité parisiennes. Elle reçoit beaucoup de journaux et de revues, et s’applique à suivre de loin, autant que possible, le mouvement de cette civilisation raffinée dont les musées et les livres frais éclos sont les fleurs et les fruits plus ou moins éphémères. Pendant le déjeuner, on vint à parler d’un opéra nouveau, et Mme Laroque adressa sur ce sujet à M. de Bévallan une question à laquelle il ne put répondre, quoiqu’il ait toujours, si on l’en croit, un pied et un œil sur le boulevard des Italiens. Mme Laroque se rabattit alors sur moi, tout en manifestant par son air de distraction le peu d’espoir qu’elle avait de trouver son homme d’affaires très au courant de celles-là ; mais précisément, et malheureusement, ce sont les seules que je connaisse. J’avais entendu en Italie l’opéra qu’on venait de jouer en France pour la première fois. La réserve même de mes réponses éveilla la curiosité de Mme Laroque, qui se mit à me presser de questions, et qui daigna bientôt me communiquer elle-même ses impressions, ses souvenirs et ses enthousiasmes de voyage. Bref, nous ne tardâmes pas à parcourir en camarades les théâtres et les galeries les plus célèbres du continent, et notre entretien, quand on quitta la table, était si animé, que mon interlocutrice, pour n’en point rompre le cours, prit mon bras sans y penser. Nous allâmes continuer dans le salon nos sympathiques effusions, Mme Laroque oubliant de plus en plus le ton de protection bienveillante qui jusque-là m’avait passablement choqué dans son langage vis-à-vis de moi.

Elle m’avoua que le démon du théâtre la tourmentait à un haut degré, et qu’elle méditait de faire jouer la comédie au château. Elle me demanda des conseils sur l’organisation de ce divertissement. Je lui parlai alors avec quelques détails des scènes particulières que j’avais eu l’occasion de voir à Paris et à Saint-Pétersbourg ; puis, ne voulant pas abuser de ma faveur, je me levai brusquement, en déclarant que je prétendais inaugurer sans retard mes fonctions par l’exploration d’une grosse ferme qui est située à deux petites lieues du château. Mme Laroque, à cette déclaration, parut subitement consternée : elle me regarda, s’agita dans ses coussinets, approcha ses mains de son brasero, et me dit enfin à demi voix : – Ah ! qu’est-ce que cela fait ? Laissez donc cela, allez. – Et, comme j’insistais : – Mais, mon Dieu ! reprit-elle avec un embarras plaisant, c’est qu’il y a des chemins affreux... Attendez au moins la belle saison.

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