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Le roman d’un jeune homme pauvre Beq octave Feuillet Le roman d’un jeune homme pauvre


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Comme j’abordais, Mlle Marguerite me tendit sa main, qui tremblait un peu. Cela me sembla doux. – Quelle folie ! Vous pouviez mourir là ! et pour un chien ! – C’était le vôtre, lui répondis-je à demi voix, comme elle m’avait parlé. Ce mot parut la contrarier ; elle retira brusquement sa main, et, se retournant vers Mervyn, qui se séchait au soleil en bâillant, elle se mit à le battre : « Oh ! le sot ! le gros sot ! dit-elle. Qu’il est bête ! »

Cependant je ruisselais sur l’herbe comme un arrosoir, et ne savais trop que faire de ma personne, quand la jeune fille, revenant à moi, reprit avec bonté : « Monsieur Maxime, prenez la barque et allez-vous-en bien vite. Vous vous réchaufferez un peu en ramant. Moi je m’en retournerai avec Alain par les bois. Le chemin est plus court. » Cet arrangement me paraissant le plus convenable à tous égards, je n’y fis aucune objection. Je pris congé, j’eus pour la seconde fois le plaisir de toucher la main de la maîtresse de Mervyn, et je me jetai dans la barque.

Rentré chez moi, je fus surpris, en m’occupant de ma toilette, de retrouver autour de mon cou le petit mouchoir déchiré, que j’avais tout à fait oublié de rendre à Mlle Marguerite. Elle le croyait certainement perdu, et je me décidai sans scrupule à me l’approprier, comme prix de mon humide tournoi.

J’allai le soir au château ; Mlle Laroque m’accueillit avec cet air d’indolence dédaigneuse, de distraction sombre et d’amer ennui qui la caractérise habituellement, et qui formait alors un singulier contraste avec la gracieuse bonhomie et la vivacité enjouée de ma compagne du matin. Pendant le dîner, auquel assistait M. de Bévallan, elle parla de notre excursion, comme pour en ôter tout mystère ; elle lança, chemin faisant, quelques brèves railleries à l’adresse des amants de la nature, puis elle termina en racontant la mésaventure de Mervyn ; mais elle supprima de ce dernier épisode toute la partie qui me concernait. Si cette réserve avait pour but, comme je le crois, de donner le ton à ma propre discrétion, la jeune demoiselle prenait une peine fort inutile. Quoi qu’il en soit, M. de Bévallan, à l’audition de ce récit, nous assourdit de ses cris de désespoir. – Comment ! Mlle Marguerite avait souffert ces longues anxiétés, et lui, Bévallan, ne s’était point trouvé là ! Fatalité ! il ne s’en consolerait jamais ; il ne lui restait plus qu’à se prendre, comme Crillon ! – Eh bien ! s’il n’y avait que moi pour le dépendre, me dit le vieil Alain en me reconduisant, j’y mettrais le temps !

La journée d’hier ne commença pas pour moi aussi gaiement que celle de la veille. Je reçus dès le matin une lettre de Madrid, qui me chargeait d’annoncer à Mlle de Porhoët la perte définitive de son procès. L’agent d’affaires m’apprenait, en outre, que la famille contre laquelle on plaidait paraît ne pas devoir profiter de son triomphe, car elle se trouve maintenant en lutte avec la couronne, qui s’est éveillée au bruit de ces millions, et qui soutient que la succession en litige lui appartient par droit d’aubaine. – Après de longues réflexions, il m’a semblé qu’il serait charitable de cacher à ma vieille amie la ruine absolue de ses espérances. J’ai donc le dessein de m’assurer la complicité de son agent en Espagne ; il prétextera de nouveaux délais : de mon côté, je poursuivrai mes fouilles dans les archives, et je ferai enfin mon possible pour que la pauvre femme continue, jusqu’à son dernier jour, de nourrir ses chères illusions. Si légitime que soit la caractère de cette tromperie, j’éprouvai toutefois le besoin de la faire sanctionner par quelque conscience délicate. Je me rendis au château dans l’après-midi, et je fis ma confession à Mme Laroque : elle approuva mon plan, et me loua même plus que l’occasion ne paraissait le demander. Ce ne fut pas sans grande surprise que je l’entendis terminer notre entretien par ces mots : – C’est le moment de vous dire, monsieur, que je vous suis profondément reconnaissante de vos soins, et que je prends chaque jour plus de goût pour votre compagnie, plus d’estime pour votre personne. Je voudrais, monsieur, – je vous en demande pardon, car vous ne pouvez guère partager ce vœu, – je voudrais que nous ne fussions jamais séparés... Je prie humblement le ciel de faire tous les miracles qui seraient nécessaires pour cela... car il faudrait des miracles, je ne me le dissimule pas. – Je ne pus saisir le sens précis de ce langage, pas plus que je ne m’expliquai l’émotion soudaine qui brilla dans les yeux de cette excellente femme. – Je remerciai, comme il convenait, et je m’en allai à travers champs promener ma tristesse.

Un hasard, – peu singulier, pour être franc, – me conduisit, au bout d’une heure de marche, dans un vallon retiré, sur les bords du bassin qui avait été le théâtre de mes récentes prouesses. Ce cirque de feuillage et de rochers qui enveloppe le petit lac réalise l’idéal même de la solitude. On est vraiment là au bout du monde, dans un pays vierge, en Chine, où l’on veut. Je m’étendis sur la bruyère, et je refis en imagination toute ma promenade de la veille, qui est de celles qu’on ne fait pas deux fois dans le cours de la plus longue vie. Déjà je sentais qu’une pareille bonne fortune, si jamais elle m’était offerte une seconde fois, n’aurait plus à beaucoup près le même charme imprévu, de sérénité, et, pour trancher le mot, d’innocence. Il fallait bien me le dire, ce frais roman de jeunesse, qui parfumait ma pensée, ne pouvait avoir qu’un chapitre, qu’une page même, et je l’avais lue. Oui, cette heure, cette heure d’amour, pour l’appeler par son nom, avait été souverainement douce, parce qu’elle n’avait pas été préméditée, parce que je n’avais songé à lui donner son nom qu’après l’avoir épuisée, parce que j’avais eu l’ivresse sans la faute ! Maintenant ma conscience était éveillée : je me voyais sur la pente d’une amour impossible, ridicule, – pis que cela, – coupable ! Il était temps de veiller sur moi, pauvre déshérité que je suis !

Je m’adressais ces conseils dans ce lieu solitaire, – et il n’eût pas été grandement nécessaire de venir là pour me les adresser, – quand un murmure de voix me tira soudain de ma distraction. Je me levai, et je vis s’avancer vers moi une société de quatre ou cinq personnes qui venaient de débarquer. C’était d’abord Mlle Marguerite s’appuyant sur le bras de M. de Bévallan, puis Mlle Hélouin et Mme Aubry, que suivaient Alain et Mervyn. Le bruit de leur approche avait été couvert par le grondement des cascades ; ils n’étaient plus qu’à deux pas, je n’avais pas le temps de faire retraite, et il fallut me résigner au désagrément d’être surpris dans mon attitude de beau ténébreux. Ma présence en ce lieu ne parut toutefois éveiller aucune attention particulière ; seulement je crus voir passer un nuage de mécontentement sur le front de Mlle Marguerite, et elle me rendit mon salut avec une raideur marquée.

M. de Bévallan, planté sur les bords du bassin, fatigua quelque temps les échos des clameurs banales de son admiration : – Délicieux ! pittoresque ! Quel ragoût !... La plume de George Sand... le pinceau de Salvator Rosa ! – le tout accompagné de gestes énergiques, qui semblaient tour à tour ravir à ces deux grands artistes les instruments de leur génie. Enfin il se calma, et se fit montrer la passe dangereuse où Mervyn avait failli périr. Mlle Marguerite raconta de nouveau l’aventure, observant d’ailleurs la même discrétion au sujet de la part que j’avais prise au dénouement. Elle insista même avec une sorte de cruauté, relativement à moi, sur les talents, la vaillance et la présence d’esprit que son chien avait déployés, suivant elle, dans cette circonstance héroïque. Elle supposait apparemment que sa bienveillance passagère et le service que j’avais eu le bonheur de lui rendre avaient dû faire monter à mon cerveau quelques fumées de présomption qu’il était urgent de rabattre.

Cependant, Mlle Hélouin et Mme Aubry ayant manifesté un vif désir de voir se renouveler sous leurs yeux les exploits tant vantés de Mervyn, la jeune fille appela le terre-neuve, et lança, comme la veille, son mouchoir dans le courant de la rivière ; mais, à ce signal, le brave Mervyn, au lieu de se précipiter dans le lac, prit sa course le long de la rive, allant et venant d’un air affairé, aboyant avec fureur, agitant la queue, donnant enfin mille preuves d’un intérêt puissant, mais en même temps d’une excellente mémoire. Décidément la raison domine le cœur chez cet animal. Ce fut en vain que Mlle Marguerite, courroucée et confuse, employa tout à tour les caresses et les menaces pour vaincre l’obstination de son favori : rien ne put persuader à l’intelligente bête de confier de nouveau sa précieuse personne à ces ondes redoutables. Après des annonces si pompeuses, la prudence opiniâtre de l’intrépide Mervyn avait réellement quelque chose de plaisant ; plus que tout autre j’avais, je pense, le droit d’en rire, et je ne m’en fis pas faute. Au surplus, l’hilarité fut bientôt générale, et Mlle Marguerite finit elle-même par y prendre part, quoique faiblement.

– Avec tout cela, dit-elle, voilà encore un mouchoir perdu !

Le mouchoir, entraîné par le mouvement constant du remous, était allé s’échouer naturellement dans les branches du buisson fatal, à une assez courte distance de la rive opposée.

– Fiez-vous à moi, mademoiselle, s’écria M. de Bévallan. Dans dix minutes, vous aurez votre mouchoir, ou je ne serai plus !

Il me parut que Mlle Marguerite, sur cette déclaration magnanime, me lançait à la dérobée un regard expressif, comme pour me dire : Vous voyez que le dévouement n’est point si rare autour de moi ! Puis elle répondit à M. de Bévallan : – Pour Dieu ! ne faites point de folie ! l’eau est très profonde... Il y a un vrai danger...

– Ceci m’est absolument égal, reprit M. de Bévallan. Dites-moi, Alain, vous devez avoir un couteau ?

– Un couteau ! répéta Mlle Marguerite avec l’accent de la surprise.

– Oui. Laissez-moi faire, laissez-moi faire !

– Mais que prétendez-vous faire d’un couteau ?

– Je prétends couper une gaule, dit M. de Bévallan.

La jeune fille le regarda fixement. – Je croyais, murmura-t-elle, que vous alliez vous mettre à la nage !

– Oh ! à la nage ! dit M. de Bévallan ; permettez, mademoiselle... D’abord je ne suis pas en costume de natation... ensuite je vous avouerai que je ne sais pas nager.

– Si vous ne savez pas nager, répliqua la jeune fille d’un ton sec, il importe assez peu que vous soyez ou non en costume de natation !

– C’est parfaitement juste, dit M. de Bévallan avec une amusante tranquillité ; mais vous ne tenez pas particulièrement à ce que je me noie, n’est-ce pas ? Vous voulez votre mouchoir, voilà le but. Du moment que j’y arriverai, vous serez satisfaite, n’est-il pas vrai ?

– Eh bien, allez, dit la jeune fille en s’asseyant avec résignation ; – allez couper votre gaule, monsieur.

M. de Bévallan, qu’il n’est pas très facile de décontenancer, disparut alors dans un fourré voisin, où nous entendîmes pendant un moment craquer des branchages ; puis il revint armé d’un long jet de noisetier qu’il se mit à dépouiller de ses feuilles.

– Est-ce que vous comptez atteindre l’autre rive avec ce bâton, par hasard ? dit Mlle Marguerite, dont la gaieté commençait manifestement à s’éveiller.

– Laissez-moi faire, laissez-moi donc faire, mon Dieu ! reprit l’imperturbable gentilhomme.

On le laissa faire. Il acheva de préparer sa gaule, après quoi il se dirigea vers la barque. Nous comprîmes alors que son dessein était de traverser la rivière en bateau au-dessus de la chute, et, une fois sur l’autre bord, de harponner le mouchoir, qui n’en était pas très éloigné. À cette découverte, il n’y eut dans l’assistance qu’un cri d’indignation, les dames en général aimant fort, comme on sait, les entreprises dangereuses – pour les autres.

– Voilà une belle invention vraiment ! Fi ! fi ! monsieur de Bévallan !

– Ta, ta, ta, mesdames, c’est comme l’œuf de Christophe Colomb. Il fallait encore s’en aviser.

Cependant, contre toute attente, cette expédition d’apparence si pacifique ne devait se terminer ni sans émotions ni même sans périls. M. de Bévallan, en effet, au lieu de gagner l’autre rive directement en face de la petite anse où la barque avait été amarrée, eut l’idée malencontreuse d’aller descendre sur quelque point plus voisin de la cataracte. Il poussa donc le canot au milieu du courant, puis le laissa dériver pendant un moment ; mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’aux approches de la chute, la rivière, comme attirée par le gouffre et prise de vertige, précipitait son cours avec une inquiétante rapidité. Nous eûmes la révélation du danger en le voyant soudain mettre le canot en travers, et commencer à battre des rames avec une fiévreuse énergie. Il lutta contre le courant pendant quelques secondes avec un succès très incertain. Cependant, il se rapprochait peu à peu de la berge opposée, bien que la dérive continuât à l’entraîner avec une impétuosité effrayante vers les cataractes, dont les menaçantes rumeurs devaient alors lui emplir les oreilles. Il n’en était plus qu’à quelques pieds, lorsqu’un effort suprême le porta assez près du rivage pour que son salut du moins fût assuré. Il prit alors un élan vigoureux, et sauta sur le talus de la rive, en repoussant du pied, malgré lui, la barque abandonnée, qui fut culbutée aussitôt par-dessus les récifs, et vint nager dans le bassin, la quille en l’air.

Tant que le péril avait duré, nous n’avions eu, en face de cette scène, d’autre impression que celle d’une vive inquiétude ; mais nos esprits, à peine rassurés, devaient être vivement saisis par le contraste qu’offrait le dénouement de l’aventure avec l’aplomb et l’assurance ordinaires de celui qui en était le héros. Le rire est, d’ailleurs, aussi facile que naturel après des alarmes heureusement apaisées. Aussi n’y eut-il personne parmi nous qui ne s’abandonnât à une franche gaieté, aussitôt que nous vîmes M. de Bévallan hors de la barque. Il faut dire qu’à ce moment même son infortune se complétait par un détail vraiment affligeant. La berge sur laquelle il s’était élancé présentait une pente escarpée et humide : il n’y eut pas plus tôt posé le pied qu’il glissa et retomba en arrière ; quelques branches solides se trouvaient heureusement à sa portée, et il s’y cramponna des deux mains avec frénésie, pendant que ses jambes s’agitaient comme deux rames furieuses dans l’eau, d’ailleurs peu profonde, qui baignait la rive. Toute ombre de danger ayant alors disparu, le spectacle de ce combat était purement ridicule, et je suppose que cette cruelle pensée ajoutait aux efforts de M. de Bévallan une maladroite précipitation qui en retardait le succès. Il réussit cependant à se soulever et à reprendre pied sur le talus ; puis subitement nous le vîmes glisser de nouveau en déchirant les broussailles sur son passage, après quoi il recommença dans l’eau, avec un désespoir évident, sa pantomime désordonnée. C’était véritablement à n’y pas tenir. Jamais, je crois, Mlle Marguerite n’avait été à pareille fête. Elle avait absolument perdu tout souci de sa dignité, et, comme une nymphe ivre de raisin, elle remplissait le bocage des éclats de sa joie presque convulsive. Elle frappait dans ses mains à travers ses rires, criant d’une voix entrecoupée : – Bravo ! bravo ! monsieur de Bévallan ! très joli ! délicieux ! pittoresque ! Salvator Rosa !

M. de Bévallan cependant avait fini par se hisser sur la terre ferme : se tournant alors vers les dames, il leur adressa un discours que le fracas de la chute ne permettait point d’entendre distinctement ; mais, à ses gestes animés, aux mouvements descriptifs de ses bras et à l’air gauchement souriant de son visage, nous pouvions comprendre qu’il nous donnait une explication apologétique de son désastre.

– Oui, monsieur, oui, reprit Mlle Marguerite, continuant de rire avec l’implacable barbarie d’une femme, c’est un très beau succès ! Soyez heureux !

Quand elle eut repris un peu de sérieux, elle m’interrogea sur les moyens de recouvrer la barque chavirée, qui par parenthèse, est la meilleure de notre flottille. Je promis de revenir le lendemain avec des ouvriers et de présider au sauvetage ; puis nous nous acheminâmes gaiement à travers les prairies, dans la direction du château, tandis que M. de Bévallan, n’étant pas en costume de natation, devait renoncer à nous rejoindre, et s’enfonçait d’un air mélancolique derrière les rochers qui bordent l’autre rive.



20 août.

Enfin cette âme extraordinaire m’a livré le secret de ses orages. Je voudrais qu’elle l’eût gardé à jamais !

Dans les jours qui suivirent les dernières scènes que j’ai racontées, Mlle Marguerite, comme honteuse des mouvements de jeunesse et de franchise auxquels elle s’était abandonnée un instant, avait laissé retomber plus épais sur son front son voile de fierté triste, de défiance et de dédain. Au milieu des bruyants plaisirs, des fêtes, des danses qui se succédaient au château, elle passait comme une ombre, indifférente, glacée, quelquefois irritée. Son ironie s’attaquait avec une amertume inconcevable tantôt aux plus pures jouissances de l’esprit, à celles que donnent la contemplation et l’étude, tantôt même aux sentiments les plus nobles et les plus inviolables. Si l’on citait devant elle quelque trait de courage ou de vertu, elle le retournait aussitôt pour y chercher la face de l’égoïsme : si l’on avait le malheur d’allumer en sa présence le plus faible grain d’encens sur l’autel de l’art, elle l’éteignait d’un revers de main. Son rire bref, saccadé, redoutable, pareil sur ses lèvres à la moquerie d’un ange tombé, s’acharnait à flétrir, partout où elle en voyait trace, les plus généreuses facultés de l’âme humaine, l’enthousiasme et la passion. Cet étrange esprit de dénigrement prenait, je le remarquais, vis-à-vis de moi, un caractère de persécution spéciale et de véritable hostilité. Je ne comprenais pas, et je ne comprends pas encore très bien, comment j’avais pu mériter ces attentions particulières, car s’il est vrai que je porte en mon cœur la ferme religion des choses idéales et éternelles, et que la mort seule l’en puisse arracher (eh ! grand Dieu ! que me resterait-il, si je n’avais cela !), je ne suis nullement enclin aux extases publiques, et mes admirations, comme mes amours, n’importuneront jamais personne. Mais j’avais beau observer avec plus de scrupule que jamais l’espèce de pudeur qui sied aux sentiments vrais, je n’y gagnais rien : j’étais suspect de poésie. On me prêtait des chimères romanesques pour avoir le plaisir de les combattre, on me mettait dans les mains je ne sais quelle harpe ridicule pour se donner le divertissement d’en briser les cordes.

Bien que cette guerre déclarée à tout ce qui s’élève au-dessus des intérêts positifs et des sèches réalités de la vie ne fût pas un trait nouveau du caractère de Mlle Marguerite, il s’était brusquement exagéré et envenimé au point de blesser les cœurs qui sont le plus attachés à cette jeune fille. Un jour, Mlle de Porhoët, fatiguée de cette raillerie incessante, lui dit devant moi : – Ma mignonne, il y a en vous depuis quelque temps un diable que vous ferez bien d’exorciser le plus tôt possible ; autrement vous finirez par former le saint trèfle avec Mme Aubry et Mme de Saint-Cast, je veux bien vous en avertir ; pour mon compte, je ne me pique pas d’être ni d’avoir été jamais une personne très romanesque, mais j’aime à penser qu’il y a encore dans le monde quelques âmes capables de sentiments généreux : je crois au désintéressement, quand ce ne serait qu’au mien ; je crois même à l’héroïsme, car j’ai connu des héros. De plus, j’ai du plaisir à entendre chanter les petits oiseaux sous ma charmille, et à bâtir ma cathédrale dans les nuages qui passent. Tout cela peut être fort ridicule, ma charmante ; mais j’oserai vous rappeler que ces illusions sont les trésors du pauvre, que monsieur et moi nous n’en avons point d’autres, et que nous avons la singularité de ne pas nous en plaindre.

Un autre jour, comme je venais de subir avec mon impassibilité ordinaire les sarcasmes à peine déguisés de Mlle Marguerite, sa mère me prit à part : – Monsieur Maxime, me dit-elle, ma fille vous tourmente un peu ; je vous prie de l’excuser. Vous devez remarquer que son caractère s’est altéré depuis quelque temps.

– Mademoiselle votre fille paraît être plus préoccupée que de coutume.

– Mon Dieu ! ce n’est pas sans raison ; elle est sur le point de prendre une résolution très grave, et c’est un moment où l’humeur des jeunes personnes est livrée aux brises folles.

Je m’inclinai sans répondre.

– Vous êtes maintenant, reprit Mme Laroque, un ami de la famille ; à ce titre, je vous serai obligée de me dire ce que vous pensez de M. de Bévallan ?

– M. de Bévallan, madame, a, je crois, une très belle fortune, – un peu inférieure à la vôtre, – mais très belle néanmoins, cent cinquante mille francs de rente environ.

– Oui ; mais comment jugez-vous sa personne, son caractère ?

– Madame, M. de Bévallan est ce qu’on nomme un très beau cavalier. Il ne manque pas d’esprit ; il passe pour un galant homme.

– Mais croyez-vous qu’il rende ma fille heureuse ?

– Je ne crois pas qu’il la rende malheureuse. Ce n’est pas une âme méchante.

– Que voulez-vous que je fasse, mon Dieu ? Il ne me plaît pas absolument... mais il est le seul qui ne déplaise pas absolument à Marguerite... et puis il y a si peu d’hommes qui aient cent mille francs de rente. Vous comprenez que ma fille, dans sa position, n’a pas manqué de prétendants... Depuis deux ou trois ans, nous en sommes littéralement assiégés... Eh bien ! il faut en finir... Moi, je suis malade... je puis m’en aller d’un jour à l’autre... Ma fille resterait sans protection... Puisque voilà un mariage où toutes les convenances se rencontrent, et que le monde approuvera certainement, je serais coupable de ne pas m’y prêter. On m’accuse déjà de souffler à ma fille des idées romanesques... la vérité est que je ne lui souffle rien. Elle a une tête parfaitement à elle. Enfin, qu’est-ce que vous me conseillez ?

– Voulez-vous me permettre de vous demander quelle est l’opinion de Mlle de Porhoët ? C’est une personne pleine de jugement et d’expérience, et qui de plus vous est entièrement dévouée.

– Eh ! si j’en croyais Mlle de Porhoët, j’enverrais M. de Bévallan très loin... Mais elle en parle bien à son aise, Mlle de Porhoët... Quand il sera parti, ce n’est pas elle qui épousera ma fille !

– Mon Dieu, madame, au point de vue de la fortune, M. de Bévallan est certainement un parti rare, il ne faut pas vous le dissimuler, – et si vous tenez rigoureusement à cent mille livres de rente ?...

– Mais je ne tiens pas plus à cent mille livres de rente qu’à cent sous, mon cher monsieur. Seulement il ne s’agit pas de moi, il s’agit de ma fille... Eh bien, je ne peux pas la donner à un maçon, n’est-ce pas ? Moi, j’aurais assez aimé être la femme d’un maçon ; mais ce qui aurait fait mon bonheur ne ferait peut-être pas celui de ma fille. Je dois, en la mariant, consulter les idées généralement reçus, non les miennes.

– Eh bien, madame, si ce mariage vous convient, et s’il convient pareillement à mademoiselle votre fille...

– Mais non... il ne me convient pas... et il ne convient pas davantage à ma fille... C’est un mariage... mon Dieu ! c’est un mariage de convenance, voilà tout !

– Dois-je comprendre qu’il est tout à fait arrêté ?

– Non, puisque je vous demande conseil. S’il l’était, ma fille serait plus tranquille... Ce sont ses hésitations qui la bouleversent, et puis...

Mme Laroque se plongea dans l’ombre du petit dôme qui surmonte son fauteuil, et ajouta : – Avez-vous quelque idée de ce qui se passe dans cette malheureuse tête ?

– Aucune, madame.

Son regard étincelant se fixa sur moi pendant un moment. Elle poussa un soupir profond et me dit d’un ton doux et triste : – Allez, monsieur... je ne vous retiens plus.

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