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À la recherche du temps perdu VIII le côté de Guermantes (Troisième partie) Beq marcel Proust


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– Non, ne vous dérangez pas, j’avais rendez-vous avec monsieur le baron, mais il est déjà bien tard, et, du moment qu’il est occupé ce soir, je reviendrai un autre jour.

– Oh ! non, que monsieur ne s’en aille pas, s’écria le valet de chambre. M. le baron pourrait être mécontent. Je vais de nouveau essayer. Je me rappelai ce que j’avais entendu raconter des domestiques de M. de Charlus et de leur dévouement à leur maître. On ne pouvait pas tout à fait dire de lui comme du prince de Conti qu’il cherchait à plaire aussi bien au valet qu’au ministre, mais il avait si bien su faire des moindres choses qu’il demandait une espèce de faveur, que, le soir, quand, ses valets assemblés autour de lui à distance respectueuse, après les avoir parcourus du regard, il disait : « Coignet, le bougeoir ! » ou : « Ducret, la chemise ! », c’est en ronchonnant d’envie que les autres se retiraient, envieux de celui qui venait d’être distingué par le maître. Deux, même, lesquels s’exécraient, essayaient chacun de ravir la faveur à l’autre, en allant, sous le plus absurde prétexte, faire une commission au baron, s’il était monté plus tôt, dans l’espoir d’être investi pour ce soir-là de la charge du bougeoir ou de la chemise. S’il adressait directement la parole à l’un d’eux pour quelque chose qui ne fût pas du service, bien plus, si, l’hiver, au jardin, sachant un de ses cochers enrhumé, il lui disait au bout de dix minutes : « Couvrez-vous », les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie, à cause de la grâce qui lui avait été faite. J’attendis encore dix minutes et, après m’avoir demandé de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le baron fatigué avait dû faire éconduire plusieurs personnes des plus importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on m’introduisit auprès de lui. Cette mise en scène autour de M. de Charlus me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicité de son frère Guermantes, mais déjà la porte s’était ouverte, je venais d’apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, étendu sur un canapé. Je fus frappé au même instant par la vue d’un chapeau haut de forme « huit reflets » sur une chaise avec une pelisse, comme si le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais que M. de Charlus allait venir à moi. Sans faire un seul mouvement, il fixa sur moi des yeux implacables. Je m’approchai de lui, lui dis bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me répondit pas, ne me demanda pas de prendre une chaise. Au bout d’un instant je lui demandai, comme on ferait à un médecin mal élevé, s’il était nécessaire que je restasse debout. Je le fis sans méchante intention, mais l’air de colère froide qu’avait M. de Charlus sembla s’aggraver encore. J’ignorais, du reste, que chez lui, à la campagne, au château de Charlus, il avait l’habitude après dîner, tant il aimait à jouer au roi, de s’étaler dans un fauteuil au fumoir, en laissant ses invités debout autour de lui. Il demandait à l’un du feu, offrait à l’autre un cigare, puis au bout de quelques instants disait : « Mais, Argencourt, asseyez-vous donc, prenez une chaise, mon cher, etc. », ayant tenu à prolonger leur station debout, seulement pour leur montrer que c’était de lui que leur venait la permission de s’asseoir. « Mettez-vous dans le siège Louis XIV », me répondit-il d’un air impérieux et plutôt pour me forcer à m’éloigner de lui que pour m’inviter à m’asseoir. Je pris un fauteuil qui n’était pas loin. « Ah ! voilà ce que vous appelez un siège Louis XIV ! je vois que vous êtes instruit », s’écria-t-il avec dérision. J’étais tellement stupéfait que je ne bougeai pas, ni pour m’en aller comme je l’aurais dû, ni pour changer de siège comme il le voulait. « Monsieur, me dit-il, en pesant tous les termes, dont il faisait précéder les plus impertinents d’une double paire de consonnes, l’entretien que j’ai condescendu à vous accorder, à la prière d’une personne qui désire que je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne vous cacherai pas que j’avais espéré mieux ; je forcerais peut-être un peu le sens des mots, ce qu’on ne doit pas faire, même avec qui ignore leur valeur, et par simple respect pour soi-même, en vous disant que j’avais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que « bienveillance », dans son sens le plus efficacement protecteur, n’excéderait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais de manifester. Je vous avais, dès mon retour à Paris, fait savoir à Balbec même que vous pouviez compter sur moi. » Moi qui me rappelais sur quelle incartade M. de Charlus s’était séparé de moi à Balbec, j’esquissai un geste de dénégation. « Comment ! s’écria-t-il avec colère, et en effet son visage convulsé et blanc différait autant de son visage ordinaire que la mer quand, un matin de tempête, on aperçoit, au lieu de la souriante surface habituelle, mille serpents d’écume et de bave, vous prétendez que vous n’avez pas reçu mon message – presque une déclaration – d’avoir à vous souvenir de moi ? Qu’y avait-il comme décoration autour du livre que je vous fis parvenir ? »

– De très jolis entrelacs historiés, lui dis-je.

– Ah ! répondit-il d’un air méprisant, les jeunes Français connaissent peu les chefs-d’œuvre de notre pays. Que dirait-on d’un jeune Berlinois qui ne connaîtrait pas la Walkyrie ? Il faut d’ailleurs que vous ayez des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-d’œuvre-là vous m’avez dit que vous aviez passé deux heures devant. Je vois que vous ne vous y connaissez pas mieux en fleurs qu’en styles ; ne protestez pas pour les styles, cria-t-il, d’un ton de rage suraigu, vous ne savez même pas sur quoi vous vous asseyez. Vous offrez à votre derrière une chauffeuse Directoire pour une bergère Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que vous y ferez. Pareillement, vous n’avez même pas reconnu dans la reliure du livre de Bergotte le linteau de myosotis de l’église de Balbec. Y avait-il une manière plus limpide de vous dire : « Ne m’oubliez pas ! »

Je regardais M. de Charlus. Certes sa tête magnifique, et qui répugnait, l’emportait pourtant sur celle de tous les siens ; on eût dit Apollon vieilli ; mais un jus olivâtre, hépatique, semblait prêt à sortir de sa bouche mauvaise ; pour l’intelligence, on ne pouvait nier que la sienne, par un vaste écart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques belles paroles qu’il colorât ses haines, on sentait que, même s’il y avait tantôt de l’orgueil offensé, tantôt un amour déçu, ou une rancune, du sadisme, une taquinerie, une idée fixe, cet homme était capable d’assassiner et de prouver à force de logique et de beau langage qu’il avait eu raison de le faire et n’en était pas moins supérieur de cent coudées à son frère, sa belle-sœur, etc., etc.



– Comme dans les Lances de Vélasquez, continua-t-il, le vainqueur s’avance vers celui qui est le plus humble, comme le doit tout être noble, puisque j’étais tout et que vous n’étiez rien, c’est moi qui ai fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement répondu à ce que ce n’est pas à moi à appeler de la grandeur. Mais je ne me suis pas laissé décourager. Notre religion prêche la patience. Celle que j’ai eue envers vous me sera comptée, je l’espère, et de n’avoir fait que sourire de ce qui pourrait être taxé d’impertinence, s’il était à votre portée d’en avoir envers qui vous dépasse de tant de coudées ; mais enfin, monsieur, de tout cela il n’est plus question. Je vous ai soumis à l’épreuve que le seul homme éminent de notre monde appelle avec esprit l’épreuve de la trop grande amabilité et qu’il déclare à bon droit la plus terrible de toutes, la seule qui puisse séparer le bon grain de l’ivraie. Je vous reprocherais à peine de l’avoir subie sans succès, car ceux qui en triomphent sont bien rares. Mais du moins, et c’est la conclusion que je prétends tirer des dernières paroles que nous échangerons sur terre, j’entends être à l’abri de vos inventions calomniatrices. » Je n’avais pas songé jusqu’ici que la colère de M. de Charlus pût être causée par un propos désobligeant qu’on lui eût répété ; j’interrogeai ma mémoire ; je n’avais parlé de lui à personne. Quelque méchant l’avait fabriqué de toutes pièces. Je protestai à M. de Charlus que je n’avais absolument rien dit de lui. « Je ne pense pas que j’aie pu vous fâcher en disant à Mme de Guermantes que j’étais lié avec vous. » Il sourit avec dédain, fit monter sa voix jusqu’aux plus extrêmes registres, et là, attaquant avec douceur la note la plus aiguë et la plus insolente : « Oh ! monsieur, dit-il en revenant avec une extrême lenteur à une intonation naturelle, et comme s’enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme descendante, je pense que vous vous faites tort à vous-même en vous accusant d’avoir dit que nous étions « liés ». Je n’attends pas une très grande exactitude verbale de quelqu’un qui prendrait facilement un meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises et qui faisaient flotter sur ses lèvres jusqu’à un charmant sourire, je ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous étions liés ! Quant à vous être vanté de m’avoir été présenté, d’avoir causé avec moi, de me connaître un peu, d’avoir obtenu, presque sans sollicitation, de pouvoir être un jour mon protégé, je trouve au contraire fort naturel et intelligent que vous l’ayez fait. L’extrême différence d’âge qu’il y a entre nous me permet de reconnaître, sans ridicule, que cette présentation, ces causeries, cette vague amorce de relations étaient pour vous, ce n’est pas à moi de dire un honneur, mais enfin à tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non point de l’avoir divulgué, mais de n’avoir pas su le conserver. J’ajouterai même, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la colère hautaine à une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais qu’il allait se mettre à pleurer, que, quand vous avez laissé sans réponse la proposition que je vous ai faite à Paris, cela m’a paru tellement inouï de votre part à vous, qui m’aviez semblé bien élevé et d’une bonne famille bourgeoise (sur cet adjectif seul sa voix eut un petit sifflement d’impertinence), que j’eus la naïveté de croire à toutes les blagues qui n’arrivent jamais, aux lettres perdues, aux erreurs d’adresses. Je reconnais que c’était de ma part une grande naïveté, mais saint Bonaventure préférait croire qu’un bœuf pût voler plutôt que son frère mentir. Enfin tout cela est terminé, la chose ne vous a pas plu, il n’en est plus question. Il me semble seulement que vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne fût-ce que par considération pour mon âge, m’écrire. J’avais conçu pour vous des choses infiniment séduisantes que je m’étais bien gardé de vous dire. Vous avez préféré refuser sans savoir, c’est votre affaire. Mais, comme je vous le dis, on peut toujours écrire. Moi à votre place, et même dans la mienne, je l’aurais fait. J’aime mieux à cause de cela la mienne que la vôtre, je dis à cause de cela, parce que je crois que toutes les places sont égales, et j’ai plus de sympathie pour un intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je préfère ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout entière qui commence à être assez longue, je sais que je ne l’ai jamais fait. (Sa tête était tournée dans l’ombre, je ne pouvais pas voir si ses yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait à le croire.) Je vous disais que j’ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour effet de vous en faire faire deux cents en arrière. Maintenant c’est à moi de m’éloigner et nous ne nous connaîtrons plus. Je ne retiendrai pas votre nom, mais votre cas, afin que, les jours où je serais tenté de croire que les hommes ont du cœur, de la politesse, ou seulement l’intelligence de ne pas laisser échapper une chance sans seconde, je me rappelle que c’est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que vous me connaissiez quand c’était vrai – car maintenant cela va cesser de l’être – je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un hommage, c’est-à-dire pour agréable. Malheureusement, ailleurs et en d’autres circonstances, vous avez tenu des propos fort différents.

– Monsieur, je vous jure que je n’ai rien dit qui pût vous offenser.



– Et qui vous dit que j’en suis offensé ? s’écria-t-il avec fureur en se redressant violemment sur la chaise longue où il était resté jusque-là immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blêmes serpents écumeux de sa face, sa voix devenait tour à tour aiguë et grave comme une tempête assourdissante et déchaînée. (La force avec laquelle il parlait d’habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors, était centuplée, comme l’est un forte, si, au lieu d’être joué au piano, il l’est à l’orchestre, et de plus se change en un fortissime. M. de Charlus hurlait.) Pensez-vous qu’il soit à votre portée de m’offenser ? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez ? Croyez-vous que la salive envenimée de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchés les uns sur les autres, arriverait à baver seulement jusqu’à mes augustes orteils ? Depuis un moment, au désir de persuader M. de Charlus que je n’avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait succédé une rage folle, causée par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son immense orgueil. Peut-être étaient-elles du reste l’effet, pour une partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d’un sentiment que j’ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de ne pas faire sa part. J’aurais pu au moins, à défaut du sentiment inconnu, mêler à l’orgueil, si je m’étais souvenu des paroles de Mme de Guermantes, un peu de folie. Mais à ce moment-là l’idée de folie ne me vint même pas à l’esprit. Il n’y avait en lui, selon moi, que de l’orgueil, en moi il n’y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment où M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils, avec une majesté qu’accompagnaient une moue, un vomissement de dégoût à l’égard de ses obscurs blasphémateurs), cette fureur ne se contint plus. D’un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus âgé que moi, et même, à cause de leur dignité artistique, les porcelaines allemandes placées autour de lui, je me précipitai sur le chapeau haut de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le piétinai, je m’acharnai à le disloquer entièrement, j’arrachai la coiffe, déchirai en deux la couronne, sans écouter les vociférations de M. de Charlus qui continuaient et, traversant la pièce pour m’en aller, j’ouvris la porte. Des deux côtés d’elle, à ma grande stupéfaction, se tenaient deux valets de pied qui s’éloignèrent lentement pour avoir l’air de s’être trouvés là seulement en passant pour leur service. (J’ai su depuis leurs noms, l’un s’appelait Burnier et l’autre Charmel.) Je ne fus pas dupe un instant de cette explication que leur démarche nonchalante semblait me proposer. Elle était invraisemblable ; trois autres me le semblèrent moins : l’une que le baron recevait quelquefois des hôtes, contre lesquels pouvant avoir besoin d’aide (mais pourquoi ?), il jugeait nécessaire d’avoir un poste de secours voisin ; l’autre, qu’attirés par la curiosité, ils s’étaient mis aux écoutes, ne pensant pas que je sortirais si vite ; la troisième, que toute la scène que m’avait faite M. de Charlus étant préparée et jouée, il leur avait lui-même demandé d’écouter, par amour du spectacle joint peut-être à un « nunc erudimini » dont chacun ferait son profit.

Ma colère n’avait pas calmé celle du baron, ma sortie de la chambre parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et enfin, oubliant qu’un instant auparavant, en parlant de « ses augustes orteils », il avait cru me faire le témoin de sa propre déification, il courut à toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me barra la porte. « Allons, me dit-il, ne faites pas l’enfant, rentrez une minute ; qui aime bien châtie bien, et si je vous ai bien châtié, c’est que je vous aime bien. » Ma colère était passée, je laissai passer le mot châtier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit sans aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau détruit qu’on remplaça par un autre.

– Si vous voulez me dire, monsieur, qui m’a perfidement calomnié, dis-je à M. de Charlus, je reste pour l’apprendre et confondre l’imposteur.

– Qui ? ne le savez-vous pas ? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que vous dites ? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de m’avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret ? Et croyez-vous que je vais manquer à celui que j’ai promis ?

– Monsieur, c’est impossible que vous me le disiez ? demandai-je en cherchant une dernière fois dans ma tête (où je ne trouvais personne) à qui j’avais pu parler de M. de Charlus.

– Vous n’avez pas entendu que j’ai promis le secret à mon indicateur, me dit-il d’une voix claquante. Je vois qu’au goût des propos abjects vous joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins l’intelligence de profiter d’un dernier entretien et de parler pour dire quelque chose qui ne soit pas exactement rien.

– Monsieur, répondis-je en m’éloignant, vous m’insultez, je suis désarmé puisque vous avez plusieurs fois mon âge, la partie n’est pas égale ; d’autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai juré que je n’avais rien dit.

– Alors je mens ! s’écria-t-il d’un ton terrible, et en faisant un tel bond qu’il se trouva debout à deux pas de moi.

– On vous a trompé.

Alors d’une voix douce, affectueuse, mélancolique, comme dans ces symphonies qu’on joue sans interruption entre les divers morceaux, et où un gracieux scherzo aimable, idyllique, succède aux coups de foudre du premier morceau. « C’est très possible, me dit-il. En principe, un propos répété est rarement vrai. C’est votre faute si, n’ayant pas profité des occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m’avez pas fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui créent la confiance, le préservatif unique et souverain contre une parole qui vous représentait comme un traître. En tout cas, vrai ou faux, le propos a fait son œuvre. Je ne peux plus me dégager de l’impression qu’il m’a produite. Je ne peux même pas dire que qui aime bien châtie bien, car je vous ai bien châtié, mais je ne vous aime plus. » Tout en disant ces mots, il m’avait forcé à me rasseoir et avait sonné. Un nouveau valet de pied entra. « Apportez à boire, et dites d’atteler le coupé. » Je dis que je n’avais pas soif, qu’il était bien tard et que d’ailleurs j’avais une voiture. « On l’a probablement payée et renvoyée, me dit-il, ne vous en occupez pas. Je fais atteler pour qu’on vous ramène... Si vous craignez qu’il ne soit trop tard... j’aurais pu vous donner une chambre ici... » Je dis que ma mère serait inquiète. « Ah ! oui, vrai ou faux, le propos a fait son œuvre. Ma sympathie un peu prématurée avait fleuri trop tôt ; et comme ces pommiers dont vous parliez poétiquement à Balbec, elle n’a pu résister à une première gelée. » Si la sympathie de M. de Charlus n’avait pas été détruite, il n’aurait pourtant pas pu agir autrement, puisque, tout en me disant que nous étions brouillés, il me faisait rester, boire, me demandait de coucher et allait me faire reconduire. Il avait même l’air de redouter l’instant de me quitter et de se retrouver seul, cette espèce de crainte un peu anxieuse que sa belle-sœur et cousine Guermantes m’avait paru éprouver, il y avait une heure, quand elle avait voulu me forcer à rester encore un peu, avec une espèce de même goût passager pour moi, de même effort pour faire prolonger une minute. « Malheureusement, reprit-il, je n’ai pas le don de faire refleurir ce qui a été une fois détruit. Ma sympathie pour vous est bien morte. Rien ne peut la ressusciter. Je crois qu’il n’est pas indigne de moi de confesser que je le regrette. Je me sens toujours un peu comme le Booz de Victor Hugo : « Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe. »



Je traversai avec lui le grand salon verdâtre. Je lui dis, tout à fait au hasard, combien je le trouvais beau. « N’est-ce pas ? me répondit-il. Il faut bien aimer quelque chose. Les boiseries sont de Bagard. Ce qui est assez gentil, voyez-vous, c’est qu’elles ont été faites pour les sièges de Beauvais et pour les consoles. Vous remarquez, elles répètent le même motif décoratif qu’eux. Il n’existait plus que deux demeures où cela soit ainsi : le Louvre et la maison de M. d’Hinnisdal. Mais naturellement, dès que j’ai voulu venir habiter dans cette rue, il s’est trouvé un vieil hôtel Chimay que personne n’avait jamais vu puisqu’il n’est venu ici que pour moi. En somme, c’est bien. Ça pourrait peut-être être mieux, mais enfin ce n’est pas mal. N’est-ce pas, il y a de jolies choses : le portrait de mes oncles, le roi de Pologne et le roi d’Angleterre, par Mignard. Mais qu’est-ce que je vous dis, vous le savez aussi bien que moi puisque vous avez attendu dans ce salon. Non ? Ah ! C’est qu’on vous aura mis dans le salon bleu, dit-il d’un air soit d’impertinence à l’endroit de mon incuriosité, soit de supériorité personnelle et de n’avoir pas demandé où on m’avait fait attendre. Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux portés par Mme Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous intéresse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-être êtes-vous atteint d’une affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce genre de beauté, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence à briller entre ces deux Rembrandt, en signe de notre réconciliation. Vous entendez : Beethoven se joint à lui. » Et en effet on distinguait les premiers accords de la troisième partie de la Symphonie pastorale, « la joie après l’orage », exécutés non loin de nous, au premier étage sans doute, par des musiciens. Je demandai naïvement par quel hasard on jouait cela et qui étaient les musiciens. « Eh bien ! on ne sait pas. On ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. C’est joli, n’est-ce pas, me dit-il d’un ton légèrement impertinent et qui pourtant rappelait un peu l’influence et l’accent de Swann. Mais vous vous en fichez comme un poisson d’une pomme. Vous voulez rentrer, quitte à manquer de respect à Beethoven et à moi. Vous portez contre vous-même jugement et condamnation », ajouta-t-il d’un air affectueux et triste, quand le moment fut venu que je m’en allasse. « Vous m’excuserez de ne pas vous reconduire comme les bonnes façons m’obligeraient à le faire, me dit-il. Désireux de ne plus vous revoir, il n’importe peu de passer cinq minutes de plus avec vous. Mais je suis fatigué et j’ai fort à faire. » Cependant, remarquant que le temps était beau : « Eh bien ! si, je vais monter en voiture. Il fait un clair de lune superbe, que j’irai regarder au Bois après vous avoir reconduit. Comment ! vous ne savez pas vous raser, même un soir où vous dînez en ville vous gardez quelques poils, me dit-il en me prenant le menton entre deux doigts pour ainsi dire magnétisés, qui, après avoir résisté un instant, remontèrent jusqu’à mes oreilles comme les doigts d’un coiffeur. Ah ! ce serait agréable de regarder ce « clair de lune bleu » au Bois avec quelqu’un comme vous », me dit-il avec une douceur subite et comme involontaire, puis, l’air triste : « Car vous êtes gentil tout de même, vous pourriez l’être plus que personne, ajouta-t-il en me touchant paternellement l’épaule. Autrefois, je dois dire que je vous trouvais bien insignifiant. » J’aurais dû penser qu’il me trouvait tel encore. Je n’avais qu’à me rappeler la rage avec laquelle il m’avait parlé, il y avait à peine une demi-heure. Malgré cela j’avais l’impression qu’il était, en ce moment, sincère, que son bon cœur l’emportait sur ce que je considérais comme un état presque délirant de susceptibilité et d’orgueil. La voiture était devant nous et il prolongeait encore la conversation. « Allons, dit-il brusquement, montez ; dans cinq minutes nous allons être chez vous. Et je vous dirai un bonsoir qui coupera court et pour jamais à nos relations. C’est mieux, puisque nous devons nous quitter pour toujours, que nous le fassions comme en musique, sur un accord parfait. » Malgré ces affirmations solennelles que nous ne nous reverrions jamais, j’aurais juré que M. de Charlus, ennuyé de s’être oublié tout à l’heure et craignant de m’avoir fait de la peine, n’eût pas été fâché de me revoir encore une fois. Je ne me trompais pas, car au bout d’un moment : « Allons bon ! dit-il, voilà que j’ai oublié le principal. En souvenir de madame votre grand-mère, j’avais fait relier pour vous une édition curieuse de Mme de Sévigné. Voilà qui va empêcher cette entrevue d’être la dernière. Il faut s’en consoler en se disant qu’on liquide rarement en un jour des affaires compliquées. Regardez combien de temps a duré le Congrès de Vienne. »

– Mais je pourrais la faire chercher sans vous déranger, dis-je obligeamment.

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