Ana səhifə

À la recherche du temps perdu VIII le côté de Guermantes (Troisième partie) Beq marcel Proust


Yüklə 0.63 Mb.
səhifə15/17
tarix24.06.2016
ölçüsü0.63 Mb.
1   ...   9   10   11   12   13   14   15   16   17


Je ne répondis même pas à l’ambassadrice afin d’entendre les généalogies. Elles n’étaient pas toutes importantes. Il arriva même, au cours de la conversation, qu’une des alliances inattendues, que m’apprit M. de Guermantes, était une mésalliance, mais non sans charme, car, unissant, sous la monarchie de juillet, le duc de Guermantes et le duc de Fezensac aux deux ravissantes filles d’un illustre navigateur elle donnait ainsi aux deux duchesses le piquant imprévu d’une grâce exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous Louis XIV, un Norpois avait épousé la fille du duc de Mortemart, dont le titre illustre frappait, dans le lointain de cette époque, le nom que je trouvais terne et pouvais croire récent de Noirpois, y ciselait profondément la beauté d’une médaille. Et dans ces cas-là d’ailleurs, ce n’était pas seulement le nom moins connu qui bénéficiait du rapprochement : l’autre, devenu banal à force d’éclat, me frappait davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les portraits d’un éblouissant coloriste, le plus saisissant est parfois un portrait tout en noir. La mobilité nouvelle dont me semblaient doués tous ces noms, venant se placer à côté d’autres dont je les aurais crus si loin, ne tenait pas seulement à mon ignorance ; ces chassés-croisés qu’ils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas effectués moins aisément dans ces époques où un titre, étant toujours attaché à une terre, la suivait d’une famille dans une autre, si bien que, par exemple, dans la belle construction féodale qu’est le titre de duc de Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais découvrir successivement, blottis comme dans la demeure hospitalière d’un Bernard-l’ermite, un Guise, un prince de Savoie, un Orléans, un Luynes. Parfois plusieurs restaient en compétition pour une même coquille ; pour la principauté d’Orange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle ; pour le duché de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de Belgique ; tant d’autres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de duc de Reggio. Quelquefois c’était le contraire, la coquille était depuis si longtemps inhabitée par les propriétaires morts depuis longtemps, que je ne m’étais jamais avisé que tel nom de château eût pu être, à une époque en somme très peu reculée, un nom de famille. Aussi, comme M. de Guermantes répondait à une question de M. de Beauserfeuil : « Non, ma cousine était une royaliste enragée, c’était la fille du marquis de Féterne, qui joua un certain rôle dans la guerre des Chouans », à voir ce nom de Féterne, qui depuis mon séjour à Balbec était pour moi un nom de château, devenir ce que je n’avais jamais songé qu’il eût pu être, un nom de famille, j’eus le même étonnement que dans une féerie où des tourelles et un perron s’animent et deviennent des personnes. Dans cette acception-là, on peut dire que l’histoire, même simplement généalogique, rend la vie aux vieilles pierres. Il y eut dans la société parisienne des hommes qui y jouèrent un rôle aussi considérable, qui y furent plus recherchés par leur élégance ou par leur esprit, et eux-mêmes d’une aussi haute naissance que le duc de Guermantes ou le duc de La Trémoille. Ils sont aujourd’hui tombés dans l’oubli, parce que, comme ils n’ont pas eu de descendants, leur nom, qu’on n’entend plus jamais, résonne comme un nom inconnu ; tout au plus un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas à découvrir le nom d’hommes, survit-il en quelque château, quelque village lointain. Un jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, s’arrêtera dans le petit village de Charlus pour visiter son église, s’il n’est pas assez studieux ou se trouve trop pressé pour en examiner les pierres tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui d’un homme qui allait de pair avec les plus grands. Cette réflexion me rappela qu’il fallait partir et que, tandis que j’écoutais M. de Guermantes parler généalogies, l’heure approchait où j’avais rendez-vous avec son frère. Qui sait, continuais-je à penser, si un jour Guermantes lui-même paraîtra autre chose qu’un nom de lieu, sauf aux archéologues arrêtés par hasard à Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le Mauvais auront la patience d’écouter les discours du successeur de Théodore ou de lire le guide du curé. Mais tant qu’un grand nom n’est pas éteint, il maintient en pleine lumière ceux qui le portèrent ; et c’est sans doute, pour une part, l’intérêt qu’offrait à mes yeux l’illustration de ces familles, qu’on peut, en partant d’aujourd’hui, les suivre en remontant degré par degré jusque bien au delà du XIVe siècle, retrouver des Mémoires et des correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus, du prince d’Agrigente, de la princesse de Parme, dans un passé où une nuit impénétrable couvrirait les origines d’une famille bourgeoise, et où nous distinguons, sous la projection lumineuse et rétrospective d’un nom, l’origine et la persistance de certaines caractéristiques nerveuses, de certains vices, des désordres de tels ou tels Guermantes. Presque pathologiquement pareils à ceux d’aujourd’hui, ils excitent de siècle en siècle l’intérêt alarmé de leurs correspondants, qu’ils soient antérieurs à la princesse Palatine et à Mme de Motteville, ou postérieurs au prince de Ligne.

D’ailleurs, ma curiosité historique était faible en comparaison du plaisir esthétique. Les noms cités avaient pour effet de désincarner les invités de la duchesse, lesquels avaient beau s’appeler le prince d’Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d’inintelligence ou d’intelligence communes avait changé en hommes quelconques, si bien qu’en somme j’avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au seuil, ainsi que je l’avais cru, mais au terme du monde enchanté des noms. Le prince d’Agrigente lui-même, dès que j’eus entendu que sa mère était Damas, petite-fille du duc de Modène, fut délivré, comme d’un compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empêchaient de le reconnaître, et alla former avec Damas et Modène, qui eux n’étaient que des titres, une combinaison infiniment plus séduisante. Chaque nom déplacé par l’attirance d’un autre avec lequel je ne lui avais soupçonné aucune affinité, quittait la place immuable qu’il occupait dans mon cerveau, où l’habitude l’avait terni, et, allant rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux des rameaux du plus gracieux effet et d’un coloris changeant. Le nom même de Guermantes recevait de tous les beaux noms éteints et d’autant plus ardemment rallumés, auxquels j’apprenais seulement qu’il était attaché, une détermination nouvelle, purement poétique. Tout au plus, à l’extrémité de chaque renflement de la tige altière, pouvais-je la voir s’épanouir en quelque figure de sage roi ou d’illustre princesse, comme le père d’Henri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces faces, différentes en cela de celles des convives, n’étaient empâtées pour moi d’aucun résidu d’expérience matérielle et de médiocrité mondaine, elles restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets, homogènes à ces noms, qui, à intervalles réguliers, chacun d’une couleur différente, se détachaient de l’arbre généalogique de Guermantes, et ne troublaient d’aucune matière étrangère et opaque les bourgeons translucides, alternants et multicolores, qui, tels qu’aux antiques vitraux de Jessé les ancêtres de Jésus, fleurissaient de l’un et l’autre côté de l’arbre de verre.

À plusieurs reprises déjà j’avais voulu me retirer et, plus que pour toute autre raison, à cause de l’insignifiance que ma présence imposait à cette réunion, l’une pourtant de celles que j’avais longtemps imaginées si belles, et qui sans doute l’eût été si elle n’avait pas eu de témoin gênant. Du moins mon départ allait permettre aux invités, une fois que le profane ne serait plus là, de se constituer enfin en comité secret. Ils allaient pouvoir célébrer les mystères pour la célébration desquels ils s’étaient réunis, car ce n’était pas évidemment pour parler de Frans Hals ou de l’avarice et pour en parler de la même façon que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans doute parce que j’étais là, et j’avais des remords, en voyant toutes ces jolies femmes séparées, de les empêcher, par ma présence, de mener, dans le plus précieux de ses salons, la vie mystérieuse du faubourg Saint-Germain. Mais ce départ que je voulais à tout instant effectuer, M. et Mme de Guermantes poussaient l’esprit de sacrifice jusqu’à le reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames qui étaient venues, empressées, ravies, parées, constellées de pierreries, pour n’assister, par ma faute, qu’à une fête qui ne différait pas plus essentiellement de celles qui se donnent ailleurs que dans le faubourg Saint-Germain, qu’on ne se sent à Balbec dans une ville qui diffère de ce que nos yeux ont coutume de voir – plusieurs de ces dames se retirèrent, non pas déçues, comme elles auraient dû l’être, mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la délicieuse soirée qu’elles avaient passée, comme si, les autres jours, ceux où je n’étais pas là, il ne se passait pas autre chose.

Était-ce vraiment à cause de dîners tels que celui-ci que toutes ces personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pénétrer des bourgeoises dans leurs salons si fermés, pour des dîners tels que celui-ci ? pareils si j’avais été absent ? J’en eus un instant le soupçon, mais il était trop absurde. Le simple bon sens me permettait de l’écarter. Et puis, si je l’avais accueilli, que serait-il resté du nom de Guermantes, déjà si dégradé depuis Combray ?

Au reste ces filles fleurs étaient, à un degré étrange, faciles à être contentées par une autre personne, ou désireuses de la contenter, car plus d’une, à laquelle je n’avais tenu pendant toute la soirée que deux ou trois propos dont la stupidité m’avait fait rougir, tint, avant de quitter le salon, à venir me dire, en fixant sur moi ses beaux yeux caressants, tout en redressant la guirlande d’orchidées qui contournait sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu à me connaître, et me parler – allusion voilée à une invitation à dîner – de son désir « d’arranger quelque chose », après qu’elle aurait « pris jour » avec Mme de Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de Parme. La présence de celle-ci – on ne doit pas s’en aller avant une Altesse – était une des deux raisons, non devinées par moi, pour lesquelles la duchesse avait mis tant d’insistance à ce que je restasse. Dès que Mme de Parme fut levée, ce fut comme une délivrance. Toutes les dames ayant fait une génuflexion devant la princesse, qui les releva, reçurent d’elle dans un baiser, et comme une bénédiction qu’elles eussent demandée à genou, la permission de demander son manteau et ses gens. De sorte que ce fut, devant la porte, comme une récitation criée de grands noms de l’Histoire de France. La princesse de Parme avait défendu à Mme de Guermantes de descendre l’accompagner jusqu’au vestibule de peur qu’elle ne prît froid, et le duc avait ajouté : « Voyons, Oriane, puisque Madame le permet, rappelez-vous ce que vous a dit le docteur. »

« Je crois que la princesse de Parme a été très contente de dîner avec vous. » Je connaissais la formule. Le duc avait traversé tout le salon pour venir la prononcer devant moi, d’un air obligeant et pénétré, comme s’il me remettait un diplôme ou m’offrait des petits fours. Et je sentis au plaisir qu’il paraissait éprouver à ce moment-là, et qui donnait une expression momentanément si douce à son visage, que le genre de soins que cela représentait pour lui était de ceux dont il s’acquitterait jusqu’à la fin extrême de sa vie, comme de ces fonctions honorifiques et aisées que, même gâteux, on conserve encore.

Au moment où j’allais partir, la dame d’honneur de la princesse rentra dans le salon, ayant oublié d’emporter de merveilleux œillets, venus de Guermantes, que la duchesse avait donnés à Mme de Parme. La dame d’honneur était assez rouge, on sentait qu’elle avait été bousculée, car la princesse, si bonne envers tout le monde, ne pouvait retenir son impatience devant la niaiserie de sa suivante. Aussi celle-ci courait-elle vite en emportant les œillets, mais, pour garder son air à l’aise et mutin, elle jeta en passant devant moi : « La princesse trouve que je suis en retard, elle voudrait que nous fussions parties et avoir les œillets tout de même. Dame ! je ne suis pas un petit oiseau, je ne peux pas être à plusieurs endroits à la fois. »

Hélas ! la raison de ne pas se lever avant une Altesse n’était pas la seule. Je ne pus pas partir immédiatement, car il y en avait une autre : c’était que ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les Guermantes, opulents ou à demi ruinés, excellaient à faire jouir leurs amis, n’était pas qu’un luxe matériel et comme je l’avais expérimenté souvent avec Robert de Saint-Loup, mais aussi un luxe de paroles charmantes, d’actions gentilles, toute une élégance verbale, alimentée par une véritable richesse intérieure. Mais comme celle-ci, dans l’oisiveté mondaine, reste sans emploi, elle s’épanchait parfois, cherchait un dérivatif en une sorte d’effusion fugitive, d’autant plus anxieuse, et qui aurait pu, de la part de Mme de Guermantes, faire croire à de l’affection. Elle l’éprouvait d’ailleurs au moment où elle la laissait déborder, car elle trouvait alors, dans la société de l’ami ou de l’amie avec qui elle se trouvait, une sorte d’ivresse, nullement sensuelle, analogue à celle que la musique donne à certaines personnes ; il lui arrivait de détacher une fleur de son corsage, un médaillon et de les donner à quelqu’un avec qui elle eût souhaité de faire durer la soirée, tout en sentant avec mélancolie qu’un tel prolongement n’aurait pu mener à autre chose qu’à de vaines causeries où rien n’aurait passé du plaisir nerveux de l’émotion passagère, semblables aux premières chaleurs du printemps par l’impression qu’elles laissent de lassitude et de tristesse. Quant à l’ami, il ne fallait pas qu’il fût trop dupe des promesses, plus grisantes qu’aucune qu’il eût jamais entendue, proférées par ces femmes, qui, parce qu’elles ressentent avec tant de force la douceur d’un moment, font de lui, avec une délicatesse, une noblesse ignorées des créatures normales, un chef-d’œuvre attendrissant de grâce et de bonté, et n’ont plus rien à donner d’elles-mêmes après qu’un autre moment est venu. Leur affection ne survit pas à l’exaltation qui la dicte ; et la finesse d’esprit qui les avait amenées alors à deviner toutes les choses que vous désiriez entendre et à vous les dire, leur permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos ridicules et d’en amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles seront en train de goûter un de ces « moments musicaux » qui sont si brefs.

Dans le vestibule où je demandai à un valet de pied mes snow-boots, que j’avais pris par précaution contre la neige, dont il était tombé quelques flocons vite changés en boue, ne me rendant pas compte que c’était peu élégant, j’éprouvai, du sourire dédaigneux de tous, une honte qui atteignit son plus haut degré quand je vis que Mme de Parme n’était pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs américains. La princesse revint vers moi. « Oh ! quelle bonne idée, s’écria-t-elle, comme c’est pratique ! voilà un homme intelligent. Madame, il faudra que nous achetions cela », dit-elle à sa dame d’honneur, tandis que l’ironie des valets se changeait en respect et que les invités s’empressaient autour de moi pour s’enquérir où j’avais pu trouver ces merveilles. « Grâce à cela, vous n’aurez rien à craindre, même s’il reneige et si vous allez loin ; il n’y a plus de saison », me dit la princesse.

– Oh ! à ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se rassurer, interrompit la dame d’honneur d’un air fin, il ne reneigera pas.

– Qu’en savez-vous, madame ? demanda aigrement l’excellente princesse de Parme, que seule réussissait à agacer la bêtise de sa dame d’honneur.

– Je peux l’affirmer à Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger, c’est matériellement impossible.

– Mais pourquoi ?

– Il ne peut plus neiger, on a fait le nécessaire pour cela : on a jeté du sel ! La naïve dame ne s’aperçut pas de la colère de la princesse et de la gaieté des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit avec un sourire amène, sans tenir compte de mes dénégations au sujet de l’amiral Jurien de la Gravière : « D’ailleurs qu’importe ? Monsieur doit avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir. »



Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en prenant mon pardessus : « Je vais vous aider à entrer votre pelure. » Il ne souriait même plus en employant cette expression, car celles qui sont le plus vulgaires étaient, par cela même, à cause de l’affectation de simplicité des Guermantes, devenues aristocratiques.

Une exaltation n’aboutissant qu’à la mélancolie, parce qu’elle était artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans la voiture qui allait me conduire à l’hôtel de M. de Charlus. Nous pouvons à notre choix nous livrer à l’une ou l’autre de deux forces, l’une s’élève de nous-même, émane de nos impressions profondes ; l’autre nous vient du dehors. La première porte naturellement avec elle une joie, celle que dégage la vie des créateurs. L’autre courant, celui qui essaye d’introduire en nous le mouvement dont sont agitées des personnes extérieures, n’est pas accompagné de plaisir ; mais nous pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice qu’elle tourne vite à l’ennui, à la tristesse, d’où le visage morne de tant de mondains, et chez eux tant d’états nerveux qui peuvent aller jusqu’au suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus, j’étais en proie à cette seconde sorte d’exaltation, bien différente de celle qui nous est donnée par une impression personnelle, comme celle que j’avais eue dans d’autres voitures, une fois à Combray, dans la carriole du Dr Percepied, d’où j’avais vu se peindre sur le couchant les clochers de Martainville ; un jour, à Balbec, dans la calèche de Mme de Villeparisis, en cherchant à démêler la réminiscence que m’offrait une allée d’arbres. Mais dans cette troisième voiture, ce que j’avais devant les yeux de l’esprit, c’étaient ces conversations qui m’avaient paru si ennuyeuses au dîner de Mme de Guermantes, par exemple les récits du prince Von sur l’empereur d’Allemagne, sur le général Botha et l’armée anglaise. Je venais de les glisser dans le stéréoscope intérieur à travers lequel, dès que nous ne sommes plus nous-même, dès que, doués d’une âme mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que des autres, nous donnons du relief à ce qu’ils ont dit, à ce qu’ils ont fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le garçon de café qui l’a servi, je m’émerveillais de mon bonheur, non ressenti par moi, il est vrai, au moment même, d’avoir dîné avec quelqu’un qui connaissait si bien Guillaume II et avait raconté sur lui des anecdotes, ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec l’accent allemand du prince, l’histoire du général Botha, je riais tout haut, comme si ce rire, pareil à certains applaudissements qui augmentent l’admiration intérieure, était nécessaire à ce récit pour en corroborer le comique. Derrière les verres grossissants, même ceux des jugements de Mme de Guermantes qui m’avaient paru bêtes (par exemple, sur Frans Hals qu’il aurait fallu voir d’un tramway) prenaient une vie, une profondeur extraordinaires. Et je dois dire que si cette exaltation tomba vite elle n’était pas absolument insensée. De même que nous pouvons un beau jour être heureux de connaître la personne que nous dédaignions le plus, parce qu’elle se trouve être liée avec une jeune fille que nous aimons, à qui elle peut nous présenter, et nous offre ainsi de l’utilité et de l’agrément, choses dont nous l’aurions crue à jamais dénuée, il n’y a pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse être certain qu’on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m’avait dit Mme de Guermantes sur les tableaux qui seraient intéressants à voir, même d’un tramway, était faux, mais contenait une part de vérité qui me fut précieuse dans la suite.

De même les vers de Victor Hugo qu’elle m’avait cités étaient, il faut l’avouer, d’une époque antérieure à celle où il est devenu plus qu’un homme nouveau, où il a fait apparaître dans l’évolution une espèce littéraire encore inconnue, douée d’organes plus complexes. Dans ces premiers poèmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter, comme la nature, de donner à penser. Des « pensées », il en exprimait alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens où le duc prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invités de ses grandes fêtes, à Guermantes, fissent, sur l’album du château, suivre leur signature d’une réflexion philosophico-poétique, il avertissait les nouveaux venus d’un ton suppliant : « Votre nom, mon cher, mais pas de pensée ! » Or, c’étaient ces « pensées » de Victor Hugo (presque aussi absentes de la Légende des Siècles que les « airs », les « mélodies » dans la deuxième manière wagnérienne) que Mme de Guermantes aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument à tort. Elles étaient touchantes, et déjà autour d’elles, sans que la forme eût encore la profondeur où elle ne devait parvenir que plus tard, le déferlement des mots nombreux et des rimes richement articulées les rendait inassimilables à ces vers qu’on peut découvrir dans un Corneille, par exemple, et où un romantisme intermittent, contenu, et qui nous émeut d’autant plus, n’a point pourtant pénétré jusqu’aux sources physiques de la vie, modifié l’organisme inconscient et généralisable où s’abrite l’idée. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu’ici dans les derniers recueils d’Hugo. Des premiers, certes, c’était seulement d’une part infime que s’ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle force les pièces au milieu desquelles ils avaient l’habitude d’être enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de quarante-huit heures à la force qui les conduisait vers le volume où étaient reliés les Orientales et les Chants du Crépuscule. Je maudis le valet de pied de Françoise d’avoir fait don à son pays natal de mon exemplaire des Feuilles d’Automne, et je l’envoyai sans perdre un instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d’un bout à l’autre, et ne retrouvai la paix que quand j’aperçus tout d’un coup, m’attendant dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m’avait cités Mme de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries avec la duchesse ressemblaient à ces connaissances qu’on puise dans une bibliothèque de château, surannée, incomplète, incapable de former une intelligence, dépourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d’une belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance à une magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouvé la préface de Balzac à la Chartreuse ou des lettres inédites de Joubert, tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont nous oublions, pour cette aubaine d’un soir, la frivolité stérile.

À ce point de vue, si le monde n’avait pu au premier moment répondre à ce qu’attendait mon imagination, et devait par conséquent me frapper d’abord par ce qu’il avait de commun avec tous les mondes plutôt que par ce qu’il en avait de différent, pourtant il se révéla à moi peu à peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules gens de qui on apprenne autant que des paysans ; leur conversation s’orne de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu’elles étaient habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l’argent ignore profondément. À supposer que l’aristocrate le plus modéré par ses aspirations ait fini par rattraper l’époque où il vit, sa mère, ses oncles, ses grand’tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son enfance, avec ce que pouvait être une vie presque inconnue aujourd’hui. Dans la chambre mortuaire d’un mort d’aujourd’hui, Mme de Guermantes n’eût pas fait remarquer, mais eût saisi immédiatement tous les manquements faits aux usages. Elle était choquée de voir à un enterrement des femmes mêlées aux hommes alors qu’il y a une cérémonie particulière qui doit être célébrée pour les femmes. Quant au poêle dont Bloch eût cru sans doute que l’usage était réservé aux enterrements, à cause des cordons du poêle dont on parle dans les comptes rendus d’obsèques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps où, encore enfant, il l’avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis que Saint-Loup avait vendu son précieux « Arbre généalogique », d’anciens portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des Carrière et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, émus par un sentiment où l’amour ardent de l’art jouait peut-être un moindre rôle et qui les laissait eux-mêmes plus médiocres, avaient gardé leurs merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement séduisant pour un artiste. Un littérateur eût de même été enchanté de leur conversation, qui eût été pour lui – car l’affamé n’a pas besoin d’un autre affamé – un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui chaque jour s’oublient davantage : des cravates à la Saint-Joseph, des enfants voués au bleu, etc., et qu’on ne trouve plus que chez ceux qui se font les aimables et bénévoles conservateurs du passé. Le plaisir que ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d’autres écrivains, un écrivain, ce plaisir n’est pas sans danger, car il risque de croire que les choses du passé ont un charme par elles-mêmes, de les transporter telles quelles dans son œuvre, mort-née dans ce cas, dégageant un ennui dont il se console en se disant : « C’est joli parce que c’est vrai, cela se dit ainsi. » Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. À cause de cela elles rendaient légitime, de la part de la duchesse, son hilarité devant les mots « vatique », « cosmique », « pythique », « suréminent », qu’employait Saint-Loup, – de même que devant ses meubles de chez Bing.

Malgré tout, bien différentes en cela de ce que j’avais pu ressentir devant des aubépines ou en goûtant à une madeleine, les histoires que j’avais entendues chez Mme de Guermantes m’étaient étrangères. Entrées un instant en moi, qui n’en étais que physiquement possédé, on aurait dit que (de nature sociale, et non individuelle) elles étaient impatientes d’en sortir... Je m’agitais dans la voiture, comme une pythonisse. J’attendais un nouveau dîner où je pusse devenir moi-même une sorte de prince X..., de Mme de Guermantes, et les raconter. En attendant, elles faisaient trépider mes lèvres qui les balbutiaient et j’essayais en vain de ramener à moi mon esprit vertigineusement emporté par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fiévreuse impatience de ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, où d’ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut, que je sonnai à la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues avec moi-même, où je me répétais tout ce que j’allais lui narrer et ne pensais plus guère à ce qu’il pouvait avoir à me dire, que je passai tout le temps que je restai dans un salon où un valet de pied me fit entrer, et que j’étais d’ailleurs trop agité pour regarder. J’avais un tel besoin que M. de Charlus écoutât les récits que je brûlais de lui faire, que je fus cruellement déçu en pensant que le maître de la maison dormait peut-être et qu’il me faudrait rentrer cuver chez moi mon ivresse de paroles. Je venais en effet de m’apercevoir qu’il y avait vingt-cinq minutes que j’étais, qu’on m’avait peut-être oublié, dans ce salon, dont, malgré cette longue attente, j’aurais tout au plus pu dire qu’il était immense, verdâtre, avec quelques portraits. Le besoin de parler n’empêche pas seulement d’écouter, mais de voir, et dans ce cas l’absence de toute description du milieu extérieur est déjà une description d’un état interne. J’allais sortir du salon pour tâcher d’appeler quelqu’un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon chemin jusqu’aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment même où je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet mosaïqué, un valet de chambre entra, l’air préoccupé : « Monsieur le baron a eu des rendez-vous jusqu’à maintenant, me dit-il. Il y a encore plusieurs personnes qui l’attendent. Je vais faire tout mon possible pour qu’il reçoive monsieur, j’ai déjà fait téléphoner deux fois au secrétaire. »

1   ...   9   10   11   12   13   14   15   16   17


Verilənlər bazası müəlliflik hüququ ilə müdafiə olunur ©atelim.com 2016
rəhbərliyinə müraciət