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À la recherche du temps perdu VIII le côté de Guermantes (Troisième partie) Beq marcel Proust


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À tant de raisons de déployer son originalité locale, les écrivains préférés de Mme de Guermantes : Mérimée, Meilhac et Halévy, étaient venus ajouter, avec le respect du naturel, un désir de prosaïsme par où elle atteignait à la poésie et un esprit purement de société qui ressuscitait devant moi des paysages. D’ailleurs la duchesse était fort capable, ajoutant à ces influences une recherche artiste, d’avoir choisi pour la plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus Île-de-France, le plus Champenoise, puisque, sinon tout à fait au degré de sa belle-sœur Marsantes, elle n’usait guère que du pur vocabulaire dont eût pu se servir un vieil auteur français. Et quand on était fatigué du composite et bigarré langage moderne, c’était, tout en sachant qu’elle exprimait bien moins de choses, un grand repos d’écouter la causerie de Mme de Guermantes, – presque le même, si l’on était seul avec elle et qu’elle restreignît et clarifiât encore son flot, que celui qu’on éprouve à entendre une vieille chanson. Alors en regardant, en écoutant Mme de Guermantes, je voyais, prisonnier dans la perpétuelle et quiète après-midi de ses yeux, un ciel d’Île-de-France ou de Champagne se tendre, bleuâtre, oblique, avec le même angle d’inclinaison qu’il avait chez Saint-Loup.

Ainsi, par ces diverses formations, Mme de Guermantes exprimait à la fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard, la façon dont la duchesse de Broglie aurait pu goûter et blâmer Victor Hugo sous la monarchie de juillet, enfin un vif goût de la littérature issue de Mérimée et de Meilhac. La première de ces formations me plaisait mieux que la seconde, m’aidait davantage à réparer la déception du voyage et de l’arrivée dans ce faubourg Saint-Germain, si différent de ce que j’avais cru, mais je préférais encore la seconde à la troisième. Or, tandis que Mme de Guermantes était Guermantes presque sans le vouloir, son Pailleronisme, son goût pour Dumas fils étaient réfléchis et voulus. Comme ce goût était à l’opposé du mien, elle fournissait à mon esprit de la littérature quand elle me parlait du faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait littérature.

Émue par les derniers vers, Mme d’Arpajon s’écria :

– Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière ! Monsieur, il faudra que vous m’écriviez cela sur mon éventail, dit-elle à M. de Guermantes.

– Pauvre femme, elle me fait de la peine ! dit la princesse de Parme à Mme de Guermantes.

– Non, que madame ne s’attendrisse pas, elle n’a que ce qu’elle mérite.

– Mais... pardon de vous dire cela à vous... cependant elle l’aime vraiment !

– Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu’elle l’aime comme elle croit en ce moment qu’elle cite du Victor Hugo parce qu’elle dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton mélancolique, personne plus que moi ne serait touchée par un sentiment vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une scène terrible à Basin. Votre Altesse croit peut-être que c’était parce qu’il en aime d’autres, parce qu’il ne l’aime plus ; pas du tout, c’était parce qu’il ne veut pas présenter ses fils au Jockey ! Madame trouve-t-elle que ce soit d’une amoureuse ? Non ! Je vous dirai plus, ajouta Mme de Guermantes avec précision, c’est une personne d’une rare insensibilité.

Cependant c’est l’œil brillant de satisfaction que M. de Guermantes avait écouté sa femme parler de Victor Hugo à « brûle-pourpoint » et en citer ces quelques vers. La duchesse avait beau l’agacer souvent, dans des moments comme ceux-ci il était fier d’elle. « Oriane est vraiment extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor Hugo. Sur quelque sujet qu’on l’entreprenne, elle est prête, elle peut tenir tête aux plus savants. Ce jeune homme doit être subjugué.

– Mais changeons de conversation, ajouta Mme de Guermantes, parce qu’elle est très susceptible. Vous devez me trouver bien démodée, reprit-elle en s’adressant à moi, je sais qu’aujourd’hui c’est considéré comme une faiblesse d’aimer les idées en poésie, la poésie où il y a une pensée.

– C’est démodé ? dit la princesse de Parme avec le léger saisissement que lui causait cette vague nouvelle à laquelle elle ne s’attendait pas, bien qu’elle sût que la conversation de la duchesse de Guermantes lui réservât toujours ces chocs successifs et délicieux, cet essoufflant effroi, cette saine fatigue après lesquels elle pensait instinctivement à la nécessité de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher vite pour « faire la réaction ».

– Pour ma part, non, Oriane, dit Mme de Brissac, je n’en veux pas à Victor Hugo d’avoir des idées, bien au contraire, mais de les chercher dans ce qui est monstrueux. Au fond c’est lui qui nous a habitués au laid en littérature. Il y a déjà bien assez de laideurs dans la vie. Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons ? Un spectacle pénible dont nous nous détournerions dans la vie, voilà ce qui attire Victor Hugo.



– Victor Hugo n’est pas aussi réaliste que Zola, tout de même ? demanda la princesse de Parme. Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans le visage de M. de Beautreillis. L’antidreyfusisme du général était trop profond pour qu’il cherchât à l’exprimer. Et son silence bienveillant quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la même délicatesse qu’un prêtre montre en évitant de vous parler de vos devoirs religieux, un financier en s’appliquant à ne pas recommander les affaires qu’il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous donnant pas de coups de poings.

– Je sais que vous êtes parent de l’amiral Jurien de la Gravière, me dit d’un air entendu Mme de Varambon, la dame d’honneur de la princesse de Parme, femme excellente mais bornée, procurée à la princesse de Parme jadis par la mère du duc. Elle ne m’avait pas encore adressé la parole et je ne pus jamais dans la suite, malgré les admonestations de la princesse de Parme et mes propres protestations, lui ôter de l’esprit l’idée que je n’avais quoi que ce fût à voir avec l’amiral académicien, lequel m’était totalement inconnu. L’obstination de la dame d’honneur de la princesse de Parme à voir en moi un neveu de l’amiral Jurien de la Gravière avait en soi quelque chose de vulgairement risible. Mais l’erreur qu’elle commettait n’était que le type excessif et desséché de tant d’erreurs plus légères, mieux nuancées, involontaires ou voulues, qui accompagnent notre nom dans la « fiche » que le monde établit relativement à nous. Je me souviens qu’un ami des Guermantes, ayant vivement manifesté son désir de me connaître, me donna comme raison que je connaissais très bien sa cousine, Mme de Chaussegros, « elle est charmante, elle vous aime beaucoup ». Je me fis un scrupule, bien vain, d’insister sur le fait qu’il y avait erreur, que je ne connaissais pas Mme de Chaussegros. « Alors c’est sa sœur que vous connaissez, c’est la même chose. Elle vous a rencontré en Écosse. » Je n’étais jamais allé en Écosse et pris la peine inutile d’en avertir par honnêteté mon interlocuteur. C’était Mme de Chaussegros elle-même qui avait dit me connaître, et le croyait sans doute de bonne foi, à la suite d’une confusion première, car elle ne cessa jamais plus de me tendre la main quand elle m’apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je fréquentais était exactement celui de Mme de Chaussegros, mon humilité ne rimait à rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros était, littéralement, une erreur, mais, au point de vue social, un équivalent de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune homme que j’étais. L’ami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me suréleva (au point de vue mondain) dans l’idée qu’il continua à se faire de moi. Et somme toute, pour ceux qui ne jouent pas la comédie, l’ennui de vivre toujours dans le même personnage est dissipé un instant, comme si l’on montait sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idée fausse, croit que nous sommes liés avec une dame que nous ne connaissons pas et que nous sommes notés pour avoir connue au cours d’un charmant voyage que nous n’avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et aimables quand elles n’ont pas l’inflexible rigidité de celle que commettait et commit toute sa vie, malgré mes dénégations, l’imbécile dame d’honneur de Mme de Parme, fixée pour toujours à la croyance que j’étais parent de l’ennuyeux amiral Jurien de la Gravière. « Elle n’est pas très forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de libations, je la crois légèrement sous l’influence de Bacchus. » En réalité Mme de Varambon n’avait bu que de l’eau, mais le duc aimait à placer ses locutions favorites. « Mais Zola n’est pas un réaliste, madame ! c’est un poète ! » dit Mme de Guermantes, s’inspirant des études critiques qu’elle avait lues dans ces dernières années et les adaptant à son génie personnel. Agréablement bousculée jusqu’ici, au cours du bain d’esprit, un bain agité pour elle, qu’elle prenait ce soir, et qu’elle jugeait devoir lui être particulièrement salutaire, se laissant porter par les paradoxes qui déferlaient l’un après l’autre, devant celui-ci, plus énorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d’être renversée. Et ce fut d’une voix entrecoupée, comme si elle perdait sa respiration, qu’elle dit :

– Zola un poète !

– Mais oui, répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu’il touche. Vous me direz qu’il ne touche justement qu’à ce qui... porte bonheur ! Mais il en fait quelque chose d’immense ; il a le fumier épique ! C’est l’Homère de la vidange ! Il n’a pas assez de majuscules pour écrire le mot de Cambronne.

Malgré l’extrême fatigue qu’elle commençait à éprouver, la princesse était ravie, jamais elle ne s’était sentie mieux. Elle n’aurait pas échangé contre un séjour à Schœnbrunn, la seule chose pourtant qui la flattât, ces divins dîners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par tant de sel.

– Il l’écrit avec un grand C, s’écria Mme d’Arpajon.

– Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite, répondit Mme de Guermantes, non sans avoir échangé avec son mari un regard gai qui voulait dire : « Est-elle assez idiote ! »



– Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un regard souriant et doux et parce qu’en maîtresse de maison accomplie elle voulait, sur l’artiste qui m’intéressait particulièrement, laisser paraître son savoir et me donner au besoin l’occasion de faire montre du mien, tenez, me dit-elle en agitant légèrement son éventail de plumes tant elle était consciente à ce moment-là qu’elle exerçait pleinement les devoirs de l’hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant signe aussi qu’on me redonnât des asperges sauce mousseline, tenez, je crois justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous avez été regarder quelques tableaux tout à l’heure, les seuls du reste que j’aime de lui, ajouta-t-elle. En réalité, elle détestait la peinture d’Elstir, mais trouvait d’une qualité unique tout ce qui était chez elle. Je demandai à M. de Guermantes s’il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que j’avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté le portrait d’apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d’Elstir n’était pas encore complètement dégagée et s’inspirait un peu de Manet. « Mon Dieu, me répondit-il, je sais que c’est un homme qui n’est pas un inconnu ni un imbécile dans sa spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l’ai là sur le bout de la langue, monsieur... monsieur... enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela, c’est lui qui a fait acheter ces machines à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose ; entre nous, je crois qu’il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c’est que ce monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l’a lancé, et l’a souvent tiré d’embarras en lui commandant des tableaux. Par reconnaissance – si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dépend des goûts – il l’a peint dans cet endroit-là où avec son air endimanché il fait un assez drôle d’effet. Ça peut être un pontife très calé, mais il ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haut de forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a l’air d’un petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous me semblez tout à fait féru de ces tableaux. Si j’avais su ça, je me serais tuyauté pour vous répondre. Du reste, il n’y a pas lieu de se mettre autant martel en tête pour creuser la peinture de M. Elstir que s’il s’agissait de la Source d’Ingres ou des Enfants d’Édouard de Paul Delaroche. Ce qu’on apprécie là dedans, c’est que c’est finement observé, amusant, parisien, et puis on passe. Il n’y a pas besoin d’être un érudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une Botte d’Asperges. Elles sont même restées ici quelques jours. Il n’y avait que cela dans le tableau, une botte d’asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d’avaler. Mais moi je me suis refusé à avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une botte d’asperges ! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs ! Je l’ai trouvée roide. Dès qu’à ces choses-là il ajoute des personnages, cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela. »

– Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela, Basin, dit la duchesse qui n’aimait pas qu’on dépréciât ce que ses salons contenaient. Je suis loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux d’Elstir. Il y a à prendre et à laisser. Mais ce n’est toujours pas sans talent. Et il faut avouer que ceux que j’ai achetés sont d’une beauté rare.

– Oriane, dans ce genre-là je préfère mille fois la petite étude de M. Vibert que nous avons vue à l’Exposition des aquarellistes. Ce n’est rien si vous voulez, cela tiendrait dans le creux de la main, mais il y a de l’esprit jusqu’au bout des ongles : ce missionnaire décharné, sale, devant ce prélat douillet qui fait jouer son petit chien, c’est tout un petit poème de finesse et même de profondeur.

– Je crois que vous connaissez M. Elstir, me dit la duchesse. L’homme est agréable.

– Il est intelligent, dit le duc, on est étonné, quand on cause avec lui, que sa peinture soit si vulgaire.

– Il est plus qu’intelligent, il est même assez spirituel, dit la duchesse de l’air entendu et dégustateur d’une personne qui s’y connaît.

– Est-ce qu’il n’avait pas commencé un portrait de vous, Oriane ? demanda la princesse de Parme.

– Si, en rouge écrevisse, répondit Mme de Guermantes, mais ce n’est pas cela qui fera passer son nom à la postérité. C’est une horreur, Basin voulait le détruire. Cette phrase-là, Mme de Guermantes la disait souvent. Mais d’autres fois, son appréciation était autre : « Je n’aime pas sa peinture, mais il a fait autrefois un beau portrait de moi. » L’un de ces jugements s’adressait d’habitude aux personnes qui parlaient à la duchesse de son portrait, l’autre à ceux qui ne lui en parlaient pas et à qui elle désirait en apprendre l’existence. Le premier lui était inspiré par la coquetterie, le second par la vanité.

– Faire une horreur avec un portrait de vous ! Mais alors ce n’est pas un portrait, c’est un mensonge : moi qui sais à peine tenir un pinceau, il me semble que si je vous peignais, rien qu’en représentant ce que je vois je ferais un chef-d’œuvre, dit naïvement la princesse de Parme.

– Il me voit probablement comme je me vois, c’est-à-dire dépourvue d’agrément, dit Mme de Guermantes avec le regard à la fois mélancolique, modeste et câlin qui lui parut le plus propre à la faire paraître autre que ne l’avait montrée Elstir.



– Ce portrait ne doit pas déplaire à Mme de Gallardon, dit le duc.

– Parce qu’elle ne s’y connaît pas en peinture ? demanda la princesse de Parme qui savait que Mme de Guermantes méprisait infiniment sa cousine. Mais c’est une très bonne femme n’est-ce pas ? Le duc prit un air d’étonnement profond. « Mais voyons, Basin, vous ne voyez pas que la princesse se moque de vous (la princesse n’y songeait pas). Elle sait aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille poison », reprit Mme de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement limité à toutes ces vieilles expressions, était savoureux comme ces plats possibles à découvrir dans les livres délicieux de Pampille, mais dans la réalité devenus si rares, où les gelées, le beurre, le jus, les quenelles sont authentiques, ne comportent aucun alliage, et même où on fait venir le sel des marais salants de Bretagne : à l’accent, au choix des mots on sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement de Guermantes. Par là, la duchesse différait profondément de son neveu Saint-Loup, envahi par tant d’idées et d’expressions nouvelles ; il est difficile, quand on est troublé par les idées de Kant et la nostalgie de Baudelaire, d’écrire le français exquis d’Henri IV, de sorte que la pureté même du langage de la duchesse était un signe de limitation, et qu’en elle, et l’intelligence et la sensibilité étaient restées fermées à toutes les nouveautés. Là encore l’esprit de Mme de Guermantes me plaisait justement par ce qu’il excluait (et qui composait précisément la matière de ma propre pensée) et tout ce qu’à cause de cela même il avait pu conserver, cette séduisante vigueur des corps souples qu’aucune épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n’ont altérée. Son esprit d’une formation si antérieure au mien, était pour moi l’équivalent de ce que m’avait offert la démarche des jeunes filles de la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes m’offrait, domestiquée et soumise par l’amabilité, par le respect envers les valeurs spirituelles, l’énergie et le charme d’une cruelle petite fille de l’aristocratie des environs de Combray, qui, dès son enfance, montait à cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l’œil aux lapins et, aussi bien qu’elle était restée une fleur de vertu, aurait pu, tant elle avait les mêmes élégances, pas mal d’années auparavant, être la plus brillante maîtresse du prince de Sagan. Seulement elle était incapable de comprendre ce que j’avais cherché en elle – le charme du nom de Guermantes – et le petit peu que j’y avais trouvé, un reste provincial de Guermantes. Nos relations étaient-elles fondées sur un malentendu qui ne pouvait manquer de se manifester dès que mes hommages, au lieu de s’adresser à la femme relativement supérieure qu’elle se croyait être, iraient vers quelque autre femme aussi médiocre et exhalant le même charme involontaire ? Malentendu si naturel et qui existera toujours entre un jeune homme rêveur et une femme du monde, mais qui le trouble profondément, tant qu’il n’a pas encore reconnu la nature de ses facultés d’imagination et n’a pas pris son parti des déceptions inévitables qu’il doit éprouver auprès des êtres, comme au théâtre, en voyage et même en amour. M. de Guermantes ayant déclaré (suite aux asperges d’Elstir et à celles qui venaient d’être servies après le poulet financière) que les asperges vertes poussées à l’air et qui, comme dit si drôlement l’auteur exquis qui signe E. de Clermont-Tonnerre, « n’ont pas la rigidité impressionnante de leurs sœurs » devraient être mangées avec des œufs : « Ce qui plaît aux uns déplaît aux autres, et vice versa », répondit M. de Bréauté. Dans la province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin régal que des œufs d’ortolan complètement pourris. » M. de Bréauté, auteur d’une étude sur les Mormons, parue dans la Revue des Deux-Mondes, ne fréquentait que les milieux les plus aristocratiques, mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom d’intelligence. De sorte qu’à sa présence, du moins assidue, chez une femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il prétendait détester le monde et assurait séparément à chaque duchesse que c’était à cause de son esprit et de sa beauté qu’il la recherchait. Toutes en étaient persuadées. Chaque fois que, la mort dans l’âme, il se résignait à aller à une grande soirée chez la princesse de Parme, il les convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi qu’au milieu d’un cercle intime. Pour que sa réputation d’intellectuel survécût à sa mondanité, appliquant certaines maximes de l’esprit des Guermantes, il partait avec des dames élégantes faire de longs voyages scientifiques à l’époque des bals, et quand une personne snob, par conséquent sans situation encore, commençait à aller partout, il mettait une obstination féroce à ne pas vouloir la connaître, à ne pas se laisser présenter. Sa haine des snobs découlait de son snobisme, mais faisait croire aux naïfs, c’est-à-dire à tout le monde, qu’il en était exempt. « Babal sait toujours tout ! s’écria la duchesse de Guermantes. Je trouve charmant un pays où on veut être sûr que votre crémier vous vende des œufs bien pourris, des œufs de l’année de la comète. Je me vois d’ici y trempant ma mouillette beurrée. Je dois dire que cela arrive chez la tante Madeleine (Mme de Villeparisis) qu’on serve des choses en putréfaction, même des œufs (et comme Mme d’Arpajon se récriait) : Mais voyons, Phili, vous le savez aussi bien que moi. Le poussin est déjà dans l’œuf. Je ne sais même pas comment ils ont la sagesse de s’y tenir. Ce n’est pas une omelette, c’est un poulailler, mais au moins ce n’est pas indiqué sur le menu. Vous avez bien fait de ne pas venir dîner avant-hier, il y avait une barbue à l’acide phénique ! Ça n’avait pas l’air d’un service de table, mais d’un service de contagieux. Vraiment Norpois pousse la fidélité jusqu’à l’héroïsme : il en a repris ! »

– Je crois vous avoir vu à dîner chez elle le jour où elle a fait cette sortie à ce M. Bloch (M. de Guermantes, peut-être pour donner à un nom israélite l’air plus étranger, ne prononça pas le ch de Bloch comme un k, mais comme dans hoch en allemand) qui avait dit de je ne sais plus quel poite (poète) qu’il était sublime. Châtellerault avait beau casser les tibias de M. Bloch, celui-ci ne comprenait pas et croyait les coups de genou de mon neveu destinés à une jeune femme assise tout contre lui (ici M. de Guermantes rougit légèrement). Il ne se rendait pas compte qu’il agaçait notre tante avec ses « sublimes » donnés en veux-tu en voilà. Bref, la tante Madeleine, qui n’a pas sa langue dans sa poche, lui a riposté : « Hé, monsieur, que garderez-vous alors pour M. de Bossuet. » (M. de Guermantes croyait que devant un nom célèbre, monsieur et une particule étaient essentiellement ancien régime.) C’était à payer sa place.

– Et qu’a répondu ce M. Bloch ? demanda distraitement Mme de Guermantes, qui, à court d’originalité à ce moment-là, crut devoir copier la prononciation germanique de son mari.

– Ah ! je vous assure que M. Bloch n’a pas demandé son reste, il court encore.

– Mais oui, je me rappelle très bien vous avoir vu ce jour-là, me dit d’un ton marqué Mme de Guermantes, comme si de sa part ce souvenir avait quelque chose qui dût beaucoup me flatter. C’est toujours très intéressant chez ma tante. À la dernière soirée où je vous ai justement rencontré, je voulais vous demander si ce vieux monsieur qui a passé près de nous n’était pas François Coppée. Vous devez savoir tous les noms, me dit-elle avec une envie sincère pour mes relations poétiques et aussi par amabilité à mon « égard », pour poser davantage aux yeux de ses invités un jeune homme aussi versé dans la littérature. J’assurai à la duchesse que je n’avais vu aucune figure célèbre à la soirée de Mme de Villeparisis. « Comment ! me dit étourdiment Mme de Guermantes, avouant par là que son respect pour les gens de lettres et son dédain du monde étaient plus superficiels qu’elle ne disait et peut-être même qu’elle ne croyait, comment ! il n’y avait pas de grands écrivains ! Vous m’étonnez, il y avait pourtant des têtes impossibles ! » Je me souvenais très bien de ce soir-là, à cause d’un incident absolument insignifiant. Mme de Villeparisis avait présenté Bloch à Mme Alphonse de Rothschild, mais mon camarade n’avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire à une vieille Anglaise un peu folle, n’avait répondu que par monosyllabes aux prolixes paroles de l’ancienne Beauté quand Mme de Villeparisis, la présentant à quelqu’un d’autre, avait prononcé, très distinctement cette fois : « la baronne Alphonse de Rothschild ». Alors étaient entrées subitement dans les artères de Bloch et d’un seul coup tant d’idées de millions et de prestige, lesquelles eussent dû être prudemment subdivisées, qu’il avait eu comme un coup au cœur, un transport au cerveau et s’était écrié en présence de l’aimable vieille dame : « Si j’avais su ! » exclamation dont la stupidité l’avait empêché de dormir pendant huit jours. Ce mot de Bloch avait peu d’intérêt, mais je m’en souvenais comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d’une émotion exceptionnelle, on dit ce que l’on pense. « Je crois que Mme de Villeparisis n’est pas absolument... morale », dit la princesse de Parme, qui savait qu’on n’allait pas chez la tante de la duchesse et, par ce que celle-ci venait de dire, voyait qu’on pouvait en parler librement. Mais Mme de Guermantes ayant l’air de ne pas approuver, elle ajouta :

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