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Je suis allé voir Laure qui s’installe rue Vavin.

Encore un changement à notre table, je reste le seul homme au réfectoire de l’infirmerie avec la Doctoresse et Madame Delettre ; un surveillant, qui me fait l’effet d’un défroqué, prend un repas par jour. La conversation ne m’attire que quand la Doctoresse est là. Je n’aime pas le ton patelin et hypocrite des autres.


13 novembre - Lundi - Je viens de rentrer du Maine très touché de l’accueil si sympathique d'Émile Macarez et de sa femme si aimable, si simple. J’ai passé mon temps dans la sucrerie (?). Le samedi, puis le dimanche, Émile m’a montré le pays ; promenade en auto dans une région qui m’avait paru plutôt monotone, vue du chemin de fer, et qui se révèle extrêmement belle dans ses détails. Le sol tourbeux dans la vallée de l’Essonne et, sur la colline voisine, en grès et sable de Fontainebleau. J’ai passé là une journée charmante malgré un temps maussade et gris. Samedi matin, j’avais reçu la visite du cousin Auguste This, venu en permission. Il venait m’inviter à souper chez ma tante Marie pour le lendemain avec les autres cousins. J’ai accepté et, en rentrant de Maine, je suis passé par la gare du Nord où j’ai rencontré Lucien et Démaretz avant de partir à Clichy.

Dîner de famille où l’on sent plus encore que partout ailleurs ce qui me manque.

Les boches se signalent encore par des déportations de notables du Nord 5 . J’en connais de nombreux de Valenciennes, de Solesmes, de Cambrai, etc … et je me demande toujours à quoi répondent ces déportations, qui veulent encore affaiblir le moral de nos populations. C’est monstrueux et le gouvernement ne proteste pas, il laisse tout faire. Linand m’écrit pour me demander d’intervenir pour que le proviseur lui accorde l’hospitalité à Montaigne. Or ici, on regorge de malades et je ne vois pas comment l’héberger. Je vais essayer, mais sans espoir d’aboutir.
15 novembre - Mercredi - Rien de nouveau du Nord. Plus de lettres. Certainement la voie Spareboon et Landern (?) est coupée car on ne reçoit plus rien. Que deviennent-ils tous ? L’hiver arrive et, là-bas, plus de médicaments, plus de choix dans une alimentation appauvrie. Que vont-ils devenir pendant ce troisième hiver ?

Colson a des ennuis. On le nomme dans la région de Toulouse. Il m’a télégraphié. Je fais marcher Fidel à l’I.P. (?) et Accambray à la Guerre. J’ignore si j’y réussirai ; l’affaire, si bien emmanchée qu’elle soit, peut craquer. Qu’est-ce qu’un caporal à côté d’un colonel ou d’un général ?


15 novembre - Dix heures du soir - Je viens de voir Démaretz qui dînait avec Louis et Lucien, rue du Faubourg Montmartre. J’avais promis d’aller les rejoindre après le dîner. Démaretz m’aborde en me disant : “J’ai des compliments à te faire de ta femme”. Mon cœur saute. Il a reçu une lettre de sa femme datée du 11 août. Papa et maman vieillissent ! Surtout papa. Tous sont néanmoins en bonne santé. Madame Démaretz sait qu’André est disparu mais ne le dira pas. L’inquiétude au sujet de ce pauvre André perce à la maison ; il semble qu’on y a le pressentiment de la vérité. La vie est très chère. Nouvelles assez restreintes ; je puis espérer qu’Edmond est toujours à la maison. Quelle nuit vais-je encore passer à ressasser mes peines et mes souvenirs ?
19 novembre - Neuf heures du soir - Très occupé cette semaine par les compositions et la correction des copies. Je n’ai eu guère de temps et j’ai laissé passer quatre jours sans prendre mon carnet. Jeudi, je suis allé à la Chambre et j’ai assisté à une séance qui ne réunissait pas quatre-vingt députés. Cette séance ne donne pas une haute idée de notre Parlement. Je me suis beaucoup occupé de Colson. J’espère qu’on arrivera à le maintenir à Carcassonne. J’ai écris à Émile Macarez pour le remercier de son accueil. Hier samedi, j’ai passé la soirée comme de coutume avec Démaretz ; nous sommes allés au Vaudeville où il se projette de bons films de cinéma. Lucien est reparti.

Aujourd’hui, dimanche classique. Je travaille dans ma chambre jusqu’à midi à finir les corrections. Démaretz vient me prendre à une heure, nous buvons une tasse de thé et on part faire un billard près de la gare de l’Est. A cinq heures, à la gare du Nord, je rencontre Louis Baudouin, quelques connaissances de Cambrai, des anciens élèves du Cateau et nous partons souper rue Montmartre. Après quoi, nous revenons tout doucement à pied par l’Opéra et la place Vendôme pendre le Nord-Sud à la Concorde. Les soirées du dimanche sont pénibles et douloureuses car je sens plus fortement que les autres jours tout ce qui me manque. Jadis à pareille date, on me souhaitait ma fête, Saint-Edmond ! Si seulement je pouvais les voir, les embrasser, leur dire ce que je sais du pauvre André qu’ils attendent et qu’ils ne reverront plus. Tous permet de dire que la guerre sera encore très longue ; on ne voit pas la moindre issue, les journaux annoncent la prise de Monastir par nos troupes mais Lille, Lens, Douai, Saint-Quentin, la Belgique restent toujours aux mains de l’ennemi. De temps en temps, un journal dit que l’heure décisive approche, mais elle approche comme depuis le 3 septembre 1914 et on ne la pressent pas. Ce que l’on peut prédire sans crainte de se tromper, ce sont des massacres plus grands que les précédents, des ruines plus étendues, du sang répandu et des fleuves de larmes.


21 novembre - Rien de bien intéressant à noter. Colson restera à Carcassonne, c’est réglé. Tant mieux. J’ai fait quelques courses pour lui aujourd’hui. J’ai, à côté de ces menues occupations, un fait qui paraît important. Je crois avoir maintenant une bonne société au lycée, c’est la Doctoresse, Madame Barbe. Elle m’a témoigné avec une grande franchise, dont je lui sais gré, une confiance que je voudrais qu’elle sache bien placée. Nous avons causé longuement à quelques reprises et nos conversations me rappellent celles que j’avais jadis avec Weill - conversations où l’on aborde les sujets les plus variés, les plus élevés, sans idées préconçues.

Sans cérémonie, elle est venue prendre le thé dans ma chambre. Pourrais-je envisager des soirées d’hiver moins tristes que les années précédentes dans mes séjours à Nogent, à Pontault, à Ozoir. Nous sommes aujourd’hui le 21. Si j’étais là-bas, je souhaiterais la fête à Suzanne, à l’occasion de Sainte Cécile. Sainte Cécile, cela me rappelle bien des souvenirs. Depuis le temps ou maman nous offrait un cadeau en échange du morceau de musique que Faldony et moi nous exécutions tant bien que mal, jusqu’à la Sainte Cécile de Valenciennes avec ses cortèges d’enfants donnant des aubades avec des casseroles, et la Sainte Cécile de Maderna (?) dans l’église de Trastevere à Rome.

Souvenirs qui n’êtes plus que des visions fugitives dans mon passé.
23 novembre - Jeudi assez bien rempli. Le matin, je vais au ministère des Finances voir Maurice Passaye et lui demande un renseignement pour Démaretz qui a appris qu’aux Finances on payait bien certains auxiliaires. Maurice a des nouvelles de Marcille ; sa maison serait occupé par des évacués de Bapaume.
Il en a aussi de sa femme par un suisse qui habite Valenciennes.

L’après-midi, je vais chercher Mis à Janson et nous allons faire une promenade de trois heures au Bois de Boulogne. Promenade magnifique par un temps splendide à Longchamp, Bagatelle que je visite un peu plus complètement et où je retournerai l’an prochain car, hélas, je ne serai pas à Lille dans six mois. Au cours de cette promenade, Mis me donne lecture d’une lettre qu’il a reçue d’une dame partie de Lille en juin. Ce n’est pas gai ; pauvres exilés, vous reverrai-je encore ? Il est des jours où j’en doute.

Les journaux d’hier parlent d’une émeute à Tourcoing au cours de laquelle les boches auraient tiré dans le tas. Vingt-six morts. N’a-t-on pas enlevé Edmond ?
26 novembre - Dimanche - J’ai acheté une cafetière et je m’entends avec Maupinot pour prendre le café tous les jours au lieu d’aller, comme nous le faisons tous les jours jusqu’ici, au boulevard Saint-Michel. Hier samedi, c’était Sainte Catherine et les midinettes coiffées de bonnet s’amusaient sur les boulevards, elles se faisaient embrasser par tous les poilus. Sainte Catherine ! Encore une fête qui passe et me rappelle de bonnes journées intimes en famille au Cateau quand les enfants étaient petits, et, si je remonte plus loin, les jours heureux où j’étais fiancé. 1892, 93. Maroilles ! Que tous ces souvenirs sont douloureux à remuer dans la tristesse de l’heure présente où je n’ai rien des objets si chers qui me rappelleraient mes absents.

Madame Garaud m’écrit qu’elle est à Limoges. Elle vit chez ses beaux parents et peut facilement aller à Eymoutiers. Elle me demande de lui donner des nouvelles d’ordre général si je puis en obtenir de là-bas. Je ne puis guère lui dire grand chose.


30 novembre - Jeudi - Je suis enrhumé et j’ai passé la journée dans ma chambre à flâner et surtout à broyer du noir. Les affaires se gâtent de plus en plus en Roumanie. Bucarest sera pris d’ici quelques jours et l’ennemi aura un gage de plus. La Chambre siège en séance secrète et fait une lessive formidable. Il est probable que plusieurs ministres, sinon le ministère tout entier, vont sauter. Il est question de remplacer Joffre, on donne même trois noms de remplaçants éventuels : Bazelaire, Pétain, Nivelle. Grosses complications de toute façon. En Angleterre, on remplace Jelliwe, en Russie Hurmes. Ce matin, on semble annoncer une offensive russe. Toutes ces nouvelles plus ou moins contradictoires agissent fortement sur moi et, si j’ajoute que ma pensée n’a pas quitté Mouvaux, on peut juger du cafard qui m’étreint.

Nous sommes le 30 novembre. Il y a vingt-et-un ans, à pareille heure dans notre petite maison du Faubourg Saint-Martin au Cateau, nous attendions notre premier né ; jour d’angoisse et d’espérance qui passa vite cependant. Je revois papa qui, devant ma déception d’une heure, me rassurait et me consolait. En même temps, dans la rue, on tirait des coups de fusils pour fêter Saint-Eloi.

Que tout cela m’apparaît lointain, comme dans un autre monde. Et en effet, les miens ne sont-ils pas pour moi comme dans un autre monde. Certes, j’ai l’espoir de les revoir mais c’est une espérance comparable à celle du croyant qui compte revoir les siens au ciel ; sans avoir aucune certitude, il ne veut pas douter ; néanmoins une inquiétude le tenaille car il ne sait rien de l’autre monde.

Aujourd’hui, j’ai reçu la visite au lycée d’un ami d’André qui habite la rue de Rennes. Il venait me demander ce qu’il était devenu car il avait reçu une de ses lettres renvoyée avec la fatale mention “la destination n’a pu être joint”. Il avait écrit à Genève et, n’ayant pas de réponse, il était venu me trouver : je n’ai pu lui donner que les renseignements que j’avais. C’est un Monsieur Joietel, 146, rue de Rennes qui a connu André à Saint-Brieuc.

Je passe aujourd’hui ma soirée avec toutes mes photos sur la table, comme si j’étais en société avec les miens. Je les vois successivement et mes yeux s’arrêtent successivement sur Edmond. Où est-il ?
3 Décembre - Dimanche soir - J’avais fait quelques projets. Tout a craqué (concert russe à la Sorbonne, plus de places). Je suis allé rue Cadet d’où je reviens encore une fois désemparé.

Les complications sont de plus en plus graves. Bukarest virtuellement investi. En Grèce, c’est pis encore. Une révolution à Athènes y met les Alliés en fâcheuse posture, les bruits les plus pessimistes circulent. On parle même d’une déclaration de guerre mais ce n’est pas vérifié.

Vendredi, j’ai passé dans ma chambre une très très longue soirée avec Madame Barbe et Buffart. Conversation variée dans laquelle on aborde une foule sujets graves, plaisants, comiques.
6 décembre - Saint-Nicolas - Encore une fête de mes enfants qui me reporte invinciblement au passé. Cette année, elle m’apparaît plus lugubre que les deux dernières années.

La situation paraît de plus en plus inextricable. Lloyd George démissionne, Asquith (?) également comme le président de la Donna (?). La Chambre est toujours en comité secret, des bruits pessimistes circulent. Joffre, à qui on offre une fonction honorifique, ne voudrait pas partir. J’ai encore une fois bras et jambes cassés et suis arrivé à un état d’esprit tel, que les pires éventualités ne me surprendront pas si elles se réalisent.

Hier soir, nouvelles longues soirées à trois dans ma chambre. Discussion philosophique et littéraire sans portée mais intéressante dans laquelle j’oppose un programme d’action à des spéculations métaphysiques stériles. Tout cela coupé de tasses de thé ou de camomille. En sortira-t-il une amitié solide et durable ?

Si je me recueille, je sens immédiatement tout ce qui me manque et ne recherchant pas, comme tant d’autres, le plaisir pour m’étourdir, je me raccroche à tout ce qui a une apparence d’amitié et de sincérité, allant de préférence à ceux qui souffrent et qui pleurent.

Si je pouvais encore entendre les béatitudes de C. Franck !! “Heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés !
7 décembre - Ce matin, je reçois la visite de Pierre Lemaire. Il est en permission à Paris chez son père et est allé me chercher à Saint-Thomas-d’Aquin où Fournier l’a adressé ici. Il me raconte sa vie à Verdun où on l’a enfin occupé à un emploi moins exposé, il est caporal d’ordinaire. Pauvre garçon, il est comme moi séparé des siens, de ses trois petits orphelins. Il est toujours le même.

Madame Barbe me montre un album dans lequel elle a rassemblé avec amour toutes les photos qu’elle a de son petit garçon décédé il y a huit mois. Je lui sais gré de cette confiance qu’elle me témoigne. Elle aussi a de grands chagrins indépendamment de ce deuil ; elle appelle l’infirmerie du lycée ‘la Maison des Épaves”. Hélas ! le mot est juste, au moins pour moi ; suis-je autre chose qu’une épave ?

La situation politique et militaire est de plus en plus trouble ; c’est de plus en plus le gâchis. On en arrive à croire que les boches seuls savent ce qu’ils veulent et le plus triste est précisément qu’eux seuls font ce qu’ils veulent. On me donne sur les séances secrètes de la Chambre les plus tristes renseignements. Notre artillerie lourde est usée. Nous avons la plus triste perspective économique, charbon, viande, pomme de terre. La censure cache tout.

Bukarest est tombée aux mains de l’ennemi et, sur tous les autres fronts, c’est le silence angoissant. Je suis allé voir Boucher avec l’espoir d’être remonté et je suis revenu un peu plus désorienté. Il plane ces jours-ci sur Paris un nuage noir. Hervé demande des chefs. Ils nous faudrait des hommes et nous avons Briand ! Un seul au ministère semble n’être pas hypnotisé par la culotte rouge de Joffre, c’est Painlevé. Tout le reste manque de caractère, de volonté, de ressort. Je crois de plus en plus que nous sommes fichus.


9 décembre - Samedi - L’an dernier à pareille date, j’attendais André à La Varenne pour lui faire fête dans la mesure la plus raisonnable. Une année a passé, le malheureux a été blessé et fait prisonnier, il est mort quelques jours après sans avoir entendu un parole amie. J’ai le cœur plus serré que de coutume et ne sait pas penser à autre chose.

La situation générale est aussi mauvaise que jeudi. Le ministère a eu un vote de confiance mais, malgré ses promesses, la minorité est passé de soixante-quatre voix à cent quatre-vingt douze. Aujourd’hui, on attend la décision du Conseil des ministres et rien ne vient.

Le Suffren, l’un de nos meilleurs cuirassés, est perdu corps et biens. Je le savais depuis lundi. Fournier me l’avais dit, je ne voulais pas y croire. Cela va de plus en plus mal et les journaux attendent anxieusement, comme les Débats, les mesures énergiques qui vont donner une impulsion à la guerre.

Ce matin, à huit heures et demi, je commence ma classe en Sixième A5 avec l’inspecteur général Niervenglowsky (?). Il reste une heure pleine. Je m’en tire bien. Demain, j’irai chez lui faire ma visite. Me voilà tranquille pour le reste de l’année à ce sujet.


Lundi 11 décembre - Samedi, soirée passée chez Madame Barbe, dans son bureau à fumer et philosopher. On prolonge très tard puis nous remontons tous trois chez moi boire une tasse de camomille et on va se coucher à deux heures et demi du matin. Hier dimanche, je suis allé chez l’inspecteur qui m’a reçu très aimablement et n’a rien dit de ma classe. Il doit être satisfait. Au fond je m’en fiche, j’ai tant d’autres soucis que ma classe et ce qui la touche passe au dernier rang de mes préoccupations. Démaretz vient me voir à deux heures et nous allons à la gare du Nord après la partie habituelle de billard. Je pensais voir Paul qui est revenu du front et affecté à une section de chemin de fer de campagne en subsistance à la caserne de Reuilly. Mais il ne vient pas, j’irai le voir jeudi.
Nous allons dîner dans un restaurant pour réfugiés, rue d’Hauteville, installé dans une ancienne brasserie boche. Nous y faisons un repas substantiel pour vingt-sept sous et, à sept heures et demi, je rentre au lycée où je me mets au travail dans ma chambre. A dix heures, je reçois la visite des amis, Madame Barbe et Buffart. Nous voilà repartis à causer jusqu’à une heure et demi du matin. Ah ! la bonne conversation amicale. Elles m’ont été si utiles cette semaine où j’ai broyé du noir à satiété. Madame Barbe m’a conté une partie de ses peines. Que faire ? Quel réconfort puis-je lui apporter ? Je n’ai qu’une sympathie loyale et discrète à offrir, elle ne peut être efficace parce que trop nouvelle. Et cependant j’aurais voulu faire quelque chose pour cette excellente femme si durement frappée dans toutes ces affections et qui a perdu dans son jeune enfant le seul être sur lequel elle aurait pu reporter toute la tendresse d’un cœur ulcéré. Oui, si Amante était là, elle dirait que j’ai raison, qu’il faut faire quelque chose, mais je suis si malhabile à panser les plaies des autres que pendant le court exposé des quelques faits caractéristiques d’une vie conjugale fort ébranlée, j’étais plus préoccupé d’en rechercher l’enchaînement logique que de trouver le remède et les paroles consolantes à dire.
13 décembre - Aujourd’hui paraît le replâtrage ministériel. Je n’ai aucune confiance. Un seul le mérite mais il est seul, c’est A. Thomas. Par contre, on revoit Doumergue (!!), Clémontel (!) Lyautey (?), c’est lamentable. D’autre part, l’Allemagne, par la voix des neutres, annonce qu’elle fait des propositions de paix. On verra ce que cela vaut. Visiblement, elle veut montrer à ses nationaux, au lendemain de la prise de Bukarest, qu’elle n’a pas de visée guerrière et annexionistes. On ne peut prendre cette manœuvre au sérieux et je doute que les Alliés lui fassent bon accueil. Hindenberg, de son côté, fait le (…).

Un train d’évacués de Lille est arrivé en Suisse et on a dit que là-bas les français sont obligés de travailler pour le boches à partir de 16 ans. Edmond !! que devient le pauvre enfant et, s’il a été expédié, dans quel état doit être la famille ?

Ces trois journées m’ont paru très longues bien que je sois toujours surchargé de besogne. Je n’ai pas reçu de lettre depuis samedi. Il est vrai que je n’en écris guère.
14 décembre - Hier soir, conversation. Nous avions convenu de passer un bout de soirée et que, vers neuf heures, je recevrais. La réception commença par un “bateau” monté à mon voisin, un personnage peu sympathique, sorte de Maître Jacques dans le lycée, hospitalisé à l’infirmerie pour un mal de gorge hypothétique. Je salue l’entrée de Buffart d’un “Bonjour Monsieur le proviseur”. Peu après, Madame Barbe arrive, je lui dis bien haut “Bonsoir Mademoiselle”, puis on cause. Pour la première fois, je mets la table au milieu et je fais un thé qu’on déguste avec du pain d’épices. Conversation à bâtons rompus comme de coutume, mais si cordiale, si dépouillée de contraintes et qui évoque tant de conversations lointaines. Maroilles, Le Cateau, Valenciennes, ou des interlocuteurs aujourd’hui disparus, Monsieur Passaye, Léon (celui d’il y a 25 ans) Babut, Bouchy, Bianconi, Weill.

Tant d’autres en famille quand je faisais comme hier des cocottes et des grenouilles de papier pour les enfants.

J’apprends incidemment que le personnage signalé plus haut donne des leçons à mes élèves. Voilà une question que je me propose de tirer au clair.

On se sépare très tard et voilà une soirée à laquelle le cafard n’aura pas eu prise.

Aujourd’hui, pendant que nous prenons du café, arrive Mis. Il va voir dimanche une dame qui arrive de Lille. Des renseignements qu’il a, il se dégage que la situation là-bas est toujours la même. Vie chère, nourriture uniforme, pain et riz. Beaucoup de personnes font de la tuberculose.

Je vais voir Paul à la caserne de Reuilly où il exerce les nobles fonctions de cuisinier. J’achète un stéréoscope à Colson puis je pars avec Mis jusqu’à la gare Saint-Lazare. Nous parlons de la guerre et cela n’est pas gai. Avenir sombre pour notre nation. Mis croit que les boches attendent le refus des Alliés pour commencer une guerre sans merci avec des représailles sur les malheureux des régions envahies. Puisse-t-il se tromper.


17 décembre - Dimanche - Je suis allé vendredi faire une visite à Madame Colle. C’est une dame extrêmement aimable mais dont l’optimisme dénote trop souvent une absence de jugement et de réflexion. Elle a reçu des nouvelles de son mari resté à Lille, par des rapatriés et me communique ce qu’elle sait. Tout va toujours très bien. Je voudrais partager cet optimisme mais les renseignements que je reçois par ailleurs sont loin d’être aussi rassurants et, tout en faisant extérieurement le plus grand cas de ce qu’elle me dit, je n’en crois rien.
En repassant rue Vavin, j’entre chez Laure qui est maintenant installée. Elle me prête une des anciennes photos des enfants que je lui ai envoyée jadis et je l’installe sur ma table de travail pour l’avoir toujours sous les yeux. Elle me rappelle la période Valenciennes, rue Pasteur, dernière année. Jours heureux ! Les enfants étaient encore des enfants et les soucis de cette époque n’étaient pas des soucis …

Hier samedi, réunion des professeurs pour tableaux d’honneur puis, le soir, thé prolongé chez Madame Barbe où on cause, si librement, si amicalement, en fumant des cigarettes, de musique, de politique et surtout de la guerre qui revient toujours, avec un cortège de malheurs. On se demande ce que sera notre pauvre France après le cataclysme. Plus d’un million de tués, un nombre effroyable de tuberculeux, de syphilitiques, de mutilés, d’aveugles. Quel ressort aurons-nous encore ?


Et si l’on envisage le point de vue moral, c’est pis encore. Il en est tant qui ont contracté des habitudes de paresse, d’inconduite, il en est tant qui, ayant été exposés, voudront jouir de la vie, ne penseront qu’au plaisir et donneront libre cours à leurs passions. Le régime républicain lui-même survivra-t-il ? En réfléchissant à tout cela, on ajoute un lot d’inquiétude à celles qui nous tourmentent.

A onze heures, on remonte dans ma chambre prendre quelque tasse de camomille, tilleul, etc … et la veillée se prolonge jusqu’à … deux heures et demi du matin.


Aujourd’hui, nous sommes allés entendre la Damnation de Faust au Trocadéro. Audition splendide qui me remue profondément. L’orchestre Charpentier est parfait et les deux airs de Marguerite me tirent des larmes. La chanson du roi de Thulé et les cris de passion contenue, qui éclate tout d’un coup dans le motif sublime.
D’amour l’ardente flamme

Consume mes beaux jours

Ah! la paix de mon âme

est donc fui pour toujours.
Je suis déchiré par cet appel et j’entends ma pauvre Amante qui, là-bas, le redit, désespérée “Il ne viendra pas … hélas !

Et cette musique que j’étais allé entendre avec mes amis pour me distraire a eu pour premier résultat de me replonger dans mes plus tristes pensées.

Je pars du Trocadéro à la gare du Nord retrouver Démaretz et Louis. J’ai l’espoir de voir des rapatriés mais il n’y en a pas ; cependant, de nombreux lillois, roubaisiens, Tourquémoins (?) sont arrivés. Est-il possible qu’Amante n’en ait connu aucun qui puisse se charger d’un message oral pour moi. De même, Faldony ou Virginie devaient en connaître un, au moins, et je n’ai encore rien reçu. Si seulement j’avais une lettre, car je ne compte voir personne ou mieux, tous voudront rester pour Edmond.

Colson m’écrit qu’il aura une permission au Nouvel an et me demande d’aller le rejoindre à Marseille pour faire ensemble la Côte d’azur. Je suis écœuré à la pensée de rester ici pendant les vacances et j’écris que j’irai. Non, passer la Noël, le 1er janvier dans mes quatre murs, à remâcher mes chagrins, je crois que je tomberai malade.


21 décembre - Travail habituel de fin de trimestre. Je prépare mon voyage, comme jadis quand j’étais garçon. Hier, je suis allé chercher mon billet à la gare de Lyon. J’avais invité Bouteville, répétiteur de Lille actuellement à Montaigne, à venir prendre le thé avec nous le soir, et la conversation a pris de ce fait une tournure plus générale, moins grave peut-être, de forme. Bouteville, pacifiste enragé, vitupère contre Démaretz et réserve toutes ces critiques pour la France, comme si c’étaient nous les coupables. Qu’il y ait eu des gouvernements et des hommes politiques belliqueux, qu’il y ait eu des imprudences et des fautes commises, voire même des fautes irréparables, que nous ayons des ministres au-dessous de leur fonction, cela ne fait plus de doute depuis longtemps dans l’esprit des républicains qui jugent froidement : Arrêter la guerre maintenant sans sanction. Ainsi, après avoir fait tuer ou mutiler deux millions de français, avoir laissé s’accumuler les ruines et après deux ans et demi de souffrances atroces, on voudrait dire aux gens : tout ce que vous avez souffert n’a servi à rien ! Tous ces morts ont été tués pour rien ! Non, je ne crois pas que cela soit possible. La révolution balayerait ceux qui prendraient de telles décisions et la République serait emportée.

Et cependant, si l’on acceptait de causer, la guerre serait finie, je reverrai bientôt les miens … Cruelle alternative ! le cœur dit oui, la raison dit non, je n’ose plus approfondir ma pensée et raisonner plus avant.

Pour rien ! André ! Bouchy ! Babut ! Bianconi ! Gazier ! etc, etc, … mes souffrances, mes angoisses, pour rien !!
24 décembre - Entre Avignon et Tarascon, le soleil du midi … La nuit s’est bien passée et je ne suis pas trop fatigué. Le train est bondé de militaires. J’ai pu, grâce à ma place louée, dormir un peu et me reposer.

Marseille. Colson était à la gare. Nous allons à l’hôtel où nous coucherons ce soir, et en route. Promenade au Prado (?), au parc Borély, sur la route de la corniche. Je relève un homme qui vient d’être à demi assommé par le tramway. Il me couvre de sang. Je le dépose sur un trottoir, on arrive lui porter secours ; il a le crâne défoncé. Quand il est entre les mains d’un nombre suffisant de curieux et d’un médecin, je m’esquive pour me nettoyer et pour faire des photos sur la corniche puis nous montons à Notre-Dame de la Garde à pied. Le temps est splendide, d’une douceur inexprimable (24 décembre). Le paysage toujours merveilleux. Funiculaire, descente sur la Canebière par la Préfecture. Les rues sont noires de monde (rien de la guerre, sauf le grand nombre de militaires Alliés qu’on rencontre à chaque rue ; on s’installe à une terrasse en plein air pour envoyer des cartes, puis promenade sur les allées de Meillan (?) et la rue de Noailles et à huit heures et demi, coucher.


25 décembre - Noël - Toulon, partis à sept heures vingt de Marseille, il fait beau, un peu de brume mais qui n’empêche de voir que les lointains ; la côte est magnifique. Après Aubagne, La Ciotat, Bandol, le cap de l’Aigle. Nous flânons sur le port qui rappelle Libourne par la couleur et l’aspect, nombreux palmiers en ville, sur les places et dans la mer.

L’après-midi, après une promenade sur le marché et dans les rues animées et vivantes, nous partons au Mourillon et, de là, au boulevard du Littoral.


Magnifique promenade sur la corniche, bordés de palmiers énormes, de dattiers, à l’extrémité du boulevard, nous prenons un sentier très pittoresque qui nous conduit à travers les rochers vers le cap Brun. Promenade ravissante par un temps très doux, dans une série de sites qui sont un véritable enchantement. Je suis en extase et j’oublie tout pendant quelques minutes puis la pensée revient aux réalités. Pourquoi dois-je jouir seul de ces belles visions quand tous ceux qui m’aiment et que j’aime sont loin et ne peuvent prendre leur part de ma satisfaction des sens.

Le temps est toujours beau, moins de soleil. Au jardin du Var, je cueille des roses. Au marché, il y a des narcisses, des damas (?), des œuillets, des mimosas ; j’ai vu des champs de perce-neige et nous sommes le jour de Noël.



A six heures quinze, après une course mouvementée, nous prenons le train à la gare de Mourillon. Chemin de fer du sud pour Hyères, où nous arrivons à sept heures vingt. Descendons à l’hôtel de Paris, nous dînons près d’officiers russes, après avoir déjeuné ce matin à Toulon avec des Serbes. Envoyé quelques cartes.
26 décembre - Hyères - Visité la ville, très curieuse. Le temps reste toujours très doux, un peu brumeux. Nous gravissons la colline qui domine la ville par les vieilles rues de l’ancienne cité et allons jusqu’aux ruines du château par un chemin escarpé, raboteux, bordé d’agaves, d’oliviers, de poivriers, paysage splendide puis nous revenons prendre quelques photos. Dans les rues 6, il y a des palmiers partout, des camarinas, les mimosas commencent à fleurir, c’est ravissant, pas de pardessus en allant prendre le train. Nous passons près d’un champ de violettes qui embaument tout le quartier. A une heure et demi, nous prenons le chemin de fer du Sud et partons par la côte à Saint-Raphaël en passant pas le Lavandou, Cavallaire (?) ; c’est merveilleux. A Saint-Raphaël, le train a deux heures de retard et nous restons là pour dîner. Arrivée à Cannes à neuf heures et demi du soir.
27 décembre - Cannes - Nous sommes installé Hôtel Français (?), 6 quai Saint-Pierre (Franza), modeste et propre, tenu par de braves italiens. Nous visitons la ville et faisons une promenade magnifique. Le matin, sur la promenade de la Croisette, presqu’île qui se termine en face de l’île de Lérier, de la pointe, on voit très bien la prison de Bezame dans l’île Sainte-Marguerite. L’après-midi, nous partons au Canout à trois kilomètres, belle station hivernale entre les hauteurs et nous revenons sur le patelin de Pezou, le long de la Liagre où nous voyons des cultures de roses en pleine floraison, des oranges et des mandarines, des mimosas qui commencent à fleurir. J’ai beaucoup pensé à papa au cours de cette promenade qui aurait été pour lui un véritable ravissement, au milieu de toutes ces cultures exotiques où l'on voit fréquemment des palmiers d’un mètre cinquante de tour et de quinze mètres de haut. Par la hauteur de la Californie, nous descendons en ville et rentrons de bonne humeur, faisons nos préparatifs pour partir à Nice demain matin. J’ai pris de nombreux clichés qui me rappelleront une très belle journée de ce voyage.
28 décembre - Nice - Partir à Nice où nous arrivons à huit heures quinze du matin en passant par Antibes. Nous longeons la magnifique avenue de la Gare. Et, après avoir parcouru sommairement le jardin public, nous partons au Mont Boson (?) d’où l’on a une vue splendide sur le port, puis longeant la route de la Corniche, nous allons prendre une photo de la rade de Villefranche. Le temps est merveilleux de douceur, de clarté ; nous revenons ensuite au jardin qui est sur la hauteur entre le port et la ville et prenons de nombreux clichés, puis, après déjeuner, promenade à Nice Cimiez, où se trouvent les somptueux hôtels de la Riviera, Majestic, Excelsior, Regina, etc … (Statue de la reine Victoria).

Le soir, nous prenons le train pour Menton où nous arrivons vers sept heures et demi (Hôtel-restaurant Gay).


29 décembre - Menton - Il n’y a pas de temps à perdre et, le matin, nous partons à la frontière italienne, pont Saint-Louis, d’où l’on a la plus belle vue du port et la Riviera popularisée par Hugo d’Alesi. La route est bordée de citronniers couverts de fruits. C’est admirable ! Nous allons prendre des clichés sur la voie de chemin de fer, à la grande colère des douaniers, puis, après un bout de promenade sur le boulevard de Geravau (?), nous rentrons en ville sur la plage où il y a des coins splendides. Aussitôt déjeuné, à midi et quart, nous partons à Monte Carlo par le tramway du cap Martin. On s’en met plein les yeux en longeant cette route merveilleuse de la Corniche.
29 décembre - Cannes - Visité Monte Carlo, les jardins, Monaco, la Condamine. Le rocher sur lequel est bâti Monaco est très curieux. Palais du Prince, église, Institut Océanographique, etc … A cinq heures, nous repartons à Nice puis à Cannes. Il y aurait trop à dire, je suis éreinté par cette course rapide où, à chaque instant, on a une sensation nouvelle. Nous rentrons à notre quartier général, contents et les yeux saturés de belles vues. Nombreux clichés que je voudrais réussis pour plus tard.
30 décembre - Cannes, Antibes - Le matin, nous faisons quelques courses en ville et je retiens ma place pour lundi. Nous comptions partir à Grasse à onze heures quand on nous annonce que le train est supprimé. Nous partons, aussitôt le déjeuner englouti, par le tramway au golfe Juan ; nous passons près de la colonne qui rappelle le débarquement de Napoléon à son retour de l’île d’Elbe puis au puits des Lys (?) ; nous prenons la digue, passons près de la Pinède et faisons le tour du cap, rochers et vue superbe sur les Alpes. On nous refuse l’entrée de la villa d’Eilen Rue mais un détour nous conduit à l’extrémité du cap où il y a un amas monstrueux de rochers sauvages que nous photographions, puis nous revenons à Antibes - cinq kilomètres - dont le pont et le port Carré sont assez curieux. La ville est italienne avec des palmiers superbes sur la place bien abritée. Le soir arrive vite et je repars à Cannes toujours sans pardessus (trente kilomètres). Le temps est merveilleux de douceur. Demain, Grasse.
31 décembre - Grasse, les gorges du Loup. Nous partons à sept heures et demi, arrivée à Grasse à neuf heures trente ; visite de la ville très italienne (Anise (?)) mais propre. Palmiers, jardins superbes, distillerie de parfum, mais c’est dimanche, impossible de visiter. Nous partons par le tramway à Châteauneuf devant le pré et à Bar-sur-Loup d’où il reste trois kilomètres et demi à faire pour arriver au restaurant.

Pont viaduc, etc … voir Carter, après déjeuner. Nous remontons les gorges, village de Gourdon puis départ à Châteauneuf. Huit kilomètres à pied et retour à Grasse, puis à Cannes. C’est notre dernière excursion. Le temps a été plus doux que jamais. J’avais pris mon pardessus qui m’a gêné toute la journée. Temps qui rappelle les beaux jours de mai, mimosas en fleurs, roses, narcisses.

Quand je pense que là-bas on tue et on égorge, qu’on souffre de la faim, du froid, pendant que je mène cette vie douce ; j’ai le cœur serré et Colson me demande pourquoi je reste si sombre.
1er Janvier 1917 - C’est le jour des vœux et souhaits. Ce matin, j’ai reçu ceux de Colson et ceux de l’hôtelier. C’est tout, c’est peu à côté de ceux que je recevais jadis. Pour la troisième fois, j’envoie par la pensée mes vœux, bonne santé et la force de résister jusqu’à la fin. Je souhaite qu’ils rentrent tous ensemble unis dans l’adversité. Mais Edmond, Suzanne ! Puissent-ils être maintenus où ils sont. Ma pauvre Amante ! ma pensée se reporte plus anxieuse vers toi. Mes pauvres parents à qui je n’ai pu offrir trois fois consécutives mes souhaits. Qu’êtes-vous devenus ? Mon petit Jehan ! je n’ai pas tes souhaits.
Aujourd’hui, jour de départ ; nous ne voulons pas perdre de temps et comme il reste une demi journée disponible, nous filons à la Bocca et par la corniche à la Napoule qui, au fond de la baie, termine les monts de l’Estérel. Vu le rocher dit “la tête de femme“. Nous revenons par Mandelieu et, après une marche de douze à quatorze kilomètres, on rentre à Cannes pour faire les préparatifs du départ à deux heures quarante. Souvenirs qui resteront gravés dans ma mémoire comme mon voyage à Florence. J’ai eu un temps splendide chaque jour, j’ai vu des fleurs et des plantes admirables. Cependant, j’ai du remords : je suis seul à profiter de ce beau spectacle et j’ai tous les miens dans la peine. Pendant que je jouis égoïstement de tout ce qui est recherché dans le monde entier, qui sait si les miens ont le nécessaire. Comme toujours, j’ai hâte d’arriver à Paris et je prends un train direct. En longeant l’Estérel j’ai un regard de regret pour ces beaux rochers rouges que je puis à peine admirer entre les tunnels.

Colson me quitte à Avignon, il part vers sa destinée. Moi j’ai l’impression de rentrer dans le noir et je voudrais déjà y être.

Il y a quelques jours, nous causions de belles choses que nous avions sous les yeux et on se disait : être heureux, cela consiste à ne pas chercher à vivre, à n’avoir pas le souci de la minute qui va venir. Oui ! mais il faut savoir s’abstraire totalement et je dois avouer que j’ai essayé de le faire, j’ai voulu ne plus penser, en me disant Tu y penseras demain, ce soir … mais je n’ai pas pu. A quoi bon se mentir. Toutes les fois où je me suis trouvé devant un panorama magnifique, une vue grandiose, Amante était dans ma pensée parce que je me disais : Pourquoi n’est-elle pas réellement ici près de moi, comme jadis aux bords du lac Majeur, à Vérone, Padoue, Venise, Florence ? Et l’amertume de mon isolement gâtait la satisfaction que j’éprouvais à Hyères, au Lavandou, à Cannes, à Nice, à Menton, Monaco, Monte Carlo, au Cap Martin, à Antibes, à Grasse, au Saut-du-Loup, à la Napoule, etc …

J’écris tout cela pendant les arrêts du train qui me ramène à Paris et je suis triste. Quelles nouvelles m’attendent là-bas ?


Paris - 2 Janvier 1917 - Je suis rentré avec deux heures quarante de retard, soit plus de vingt heures de chemin de fer. Au lycée je trouve deux lettres qui m’apportent des nouvelles du Nord ; une de Janssen, qui était à Menton en même temps que moi et qui m’écrit que tout va bien. Une d’une dame qui me dit la même chose, me parle de Suzanne, de Jehan. Pas un mot d’Edmond ! Je suis bien inquiet sur son sort, qu’est-il devenu ? Je vais écrire à cette dame et l’aller voir peut-être. Sera-t-elle en mesure de me donner des détails complémentaires ? Janssen me dit qu’on s’inquiète de l’absence de nouvelles d’André, que la guerre est trop longue pour les vieillards. Hélas !! comment faire parvenir cette fatale nouvelle à laquelle mes précédentes lettres ont essayé de les préparer ? Je n’ose pas ; il me suggère le moyen d’écrire ma prochaine lettre chez Démaretz. Je n’ose pas.

Je suis allé présenter mes souhaits à ma tante Marie ; elle me donne les renseignements qu’elle connaît et qu’elle a obtenu par les rapatriés. Sandras m’écrit et m’annonce la mort d’André Bernard. Sa mère n’avait plus que lui ! Encore une veuve et mère inconsolable à jamais.


Jeudi 4 - Je viens d’aller voir Mademoiselle Renaudeaux à Belleville, rue des Pyrénées, 337 ; on me renvoie au 372. C’est une jeune fille, ancienne compagne de Suzanne au collège de Roubaix. Elle n’a pas de nouvelles précises, elle a vu Suzanne au mois d’octobre et, comme elle était inscrite, Suzanne l’a chargée de m’écrire. A cette date, il n’y avait rien d’anormal à la maison. Edmond y était encore, Amante pouvait se procurer un peu de lait pour papa et maman. J’obtiens des précisions sur le ravitaillement, sur la vie, sur les écoles, les cours de vacances. Curiosité satisfaite mais rien d’intime …

Hier, nous avons passé un bout de soirée dans ma chambre. Je fais quelques parties d’échecs avec Buffart puis on cause, j’avais l’esprit ailleurs. L’après-midi, je l’ai passée à visiter l’exposition de jouets au pavillon de Marsan. C’est quelconque. Certaines collections regroupée sont grotesques.

J’ai écrit à Janssen et lui ai préparé un questionnaire ; je voudrais déjà avoir sa réponse.
Samedi 6 - Démaretz que j’avais cherché à voir à la Préfecture, est venu me voir hier soir. Il a des renseignements généraux, comme les miens, sans plus de précisions. Il ne m’apprend rien. J’ai repris mes cours et ma vie au lycée, rien de saillant. Maupinot est malade, je vais le voir à son hôtel.

Ce soir, nous avons passé quelques heures dans le bureau de Madame Barbe. On a même tiré les rois à trois, prétexte de la soirée, et on a causé puis, pour varier (…) on s’est tiré mutuellement les cartes !!! Je n’attache pas grande importance à ce genre d’exercice mais néanmoins, on ne peut s’empêcher de coordonner les renseignements empiriques avec ce que l’on sait de sa propre vie et, malgré tout, on établit des rapprochements. Puis on a fait tourner une clé dans un livre de messe. Chacun y va de sa question, je demande si Edmond est toujours à la maison. La clé dit non. Nous verrons ce que dira Janssen dont la lettre m’est annoncée. Madame Barbe pose d’autres questions et je crois fort que, comme aux cartes, elle n’a pas à se louer des réponses. On fait ensuite une partie d’échecs.


Samedi 8 - Hier, j’ai passé mon dimanche comme beaucoup d’autres. La matinée à lanterner et à ranger ma chambre. Je développe des clichés de mon voyage, je les examine avec amour en pensant à mes pérégrinations sur la côte d’Azur, refaisant ainsi mon voyage à petits pas. L’après-midi, billard et gare du Nord où je ne vois personne et où j’attrape la migraine puis, avec des billets de la censure, nous assistons à un concert rue d’Athènes, à la salle des Agriculteurs. Quelques beaux morceaux, largo d’Haendel, duo de Manson (Saint-Sulpice), Per Gynt de Grieg, deux chansons de Paul Vidal.
C’est bien ! Puis, je rentre à onze heures dans mes quatre murs.

Aujourd’hui, je vois Weill en permission. Son opinion sur la guerre a bien évolué, il est pour la paix ; nous en recauserons demain. Le soir, je vais voir Boucher avec qui j’aime tant causer. Il précise bien souvent ma manière de voir, en exprimant ma pensée.


Jeudi 11 janvier - Semaine bien remplie jusqu’à présent. Mardi, je suis allé passer la soirée chez Weill qui me met au courant de ses travaux, repérage des canons par le son sur le front. C’est extrêmement intéressant : des résonateurs à microphones reliés à un poste central inscrivent leurs vibrations sur une bande de papier qui se déroule à une vitesse déterminée, le temps compris entre l’onde de bouche et l’onde de choc, pour chacun des quatre postes d’observateurs, varie selon la distance de chaque poste au canon qui tire, le tracé de deux hyperboles sur la carte, dans les conditions marquées par les différence de temps, puis d’une troisième, de recoupement, permet de localiser avec assez d’approximation le point où se trouve la pièce qui tire. Nous causons de Bourgin.

Mercredi, je reçois quelques lettres peu importantes et je vais chez Laure chercher un kilo de sucre que Louis y a déposé. Je pensais aller dîner avec lui aujourd’hui mais il m’a écrit de ne pas me déranger, il n’a pas l’air de tenir beaucoup à ma visite dans son quartier (?).

Après le dîner, soirée dans ma chambre, soirée (?) longue veillée qui se prolonge jusqu’à trois heures du matin. On fait de la graphologie, il paraît que ma prédiction tirée des cartes de samedi dernier se vérifie !! beau hasard, dont le bonheur de Madame Barbe fait tous les frais.
Elle a reçu une lettre qui lui donne les plus sérieuses inquiétudes. Elle a du chagrin et ne peut parler du sujet de cette lettre sans avoir des sanglots dans la voix. C’est une femme qui a de la volonté, ses études, ses travaux, sa résolution virile, son ardeur au travail le prouve surabondamment et, chose inconcevable, elle se prépare à laisser sacrifier son bonheur, sans résistances, sans lutte, en personne résignée.

Si elle ne souffrait pas, l’énigme cesserait d’être troublante. La psychologie n’apporte-t-elle de la logique dans les passions que dans le seul domaine du roman ?

Aujourd’hui, j’attendais une lettre de Janssen. Elle n’est pas venue, il n’est vraiment pas pressé. Je suis allé faire une visite à Madame Taisne à Neuilly. Je ne l’avais pas vu depuis que je suis démobilisé ; puis une autre à Madame Seydoux. Je leur donne les maigres nouvelles que j’ai reçues, puis je vais me commander un vêtement. Je suis en loque et peu reluisant pour Montaigne. En revenant, j’entre à la Préfecture de Police pour voir Démaretz dans ses fonctions de censeur pour caf’conc et j’ai l’occasion de lire quelques unes des inepties qu’on sert à un public imbécile, c’est lamentable.

Je rentre au lycée à cinq heures et demi et, à sept heures, les pompiers commencent à circuler annonçant les zeppelins avec leurs sirènes et leurs trompes. On éteint partout, les élèves pensionnaires descendent dans les caves dans l’attente d’événements qui, à dix heures, moment où j’écris, ne se sont pas encore produits.


Dimanche 14 janvier - Il n’y a rien eu jeudi. Ce fut simplement une alerte dont rien n’annonça la fin dans le quartier.
Vendredi, j’ai travaillé à corriger des copies puis, le soir à languiner mais l’esprit était à Mouvaux. Le gouvernement a répondu à la note de Wilson. C’est bien ! on précise nos buts de guerre mais il y a beaucoup à faire pour les atteindre et toujours cet optimisme de façade auquel les événements correspondent si peu. Samedi, pas encore de lettre de Janssen. A quoi pense-t-il ? ne sait-il rien ou ne comprend-il pas mes inquiétudes ? Le soir, réunion hebdomadaire au bureau de Madame Barbe. Bavardage moitié sérieux, moitié plaisant en se tirant mutuellement les cartes ; il est quand même curieux de constater la persistance des augures défavorables pour Madame Barbe. De mon côté, j’ai des prédictions quelconques auxquelles je ne saurais m’arrêter un seul instant même si j’avais la moindre disposition d’esprit à ces puérilités. On établit simplement des rapprochements entre la réalité et les annonces des cartes. Quant à l’avenir, je l’espère favorable tout en le redoutant. Puisse-t-il me trouver de taille à l’affronter. Ah ! si j’avais Amante près de moi, je n’aurais aucune inquiétude car elle aurait de l’énergie pour moi.

Maurice Caron arrive en permission, il part à Béthune pour deux jours et reviendra mercredi. C’est un brave garçon qui me dit sans se plaindre ses misères au front ; il est à droite de Reims. En poste dans un secteur relativement tranquille mais il doit vivre dans l’eau, littéralement. Aujourd’hui, Maupinot qui est installé à l’infirmerie parce que malade, me donne un peu d’occupation pendant la matinée. Après-midi, je vais à la réunion des ff (trois points en triangle) sn (trois points en triangle) des régions envahies. Toujours la même impression de pessimisme devant la veulerie parlementaire ; on note des résolutions mais autant en emporte le vent.

Bardou (?) pharmacien de Lille, ancien compagnon de Jacquet nous raconte les épisodes qui précédèrent la mise en accusation, le jugement et l’exécution du martyr.

Le soir, je rentre à huit heures dans ma chambre. Toujours pas de lettre de Janssens. A quoi pense-t-il ? Lemaire m’a envoyé deux douilles de soixante-quinze en cuivre.


Samedi 20 janvier - J’ai reçu jeudi une lettre de Janssens, enfin ! Elle complète un peu (…) la première. Amante est amaigrie, paraît-il par les privations et les inquiétudes. Elle s’occupe beaucoup de l’instruction des enfants. Edmond a été pris dans une rafle mais, à la suite de démarches, il a pu être relâché par les boches. Jusqu’à la prochaine fois sans doute, où on le retiendra pour l’expédier je ne sais où. Janssens revient sur l’inquiétude au sujet d’André. Que faire ? Vais-je écrire la vérité ? Je n’oserais pas, même si j’étais sûr de faire passer ma lettre.

J’ai reçu aussi une lettre de Poirel, lui aussi aurait beaucoup à me dire mais il craint la censure ; il me dit de bonnes paroles affectueuses mais tout cela ne m’avance guère et je broie du noir comme de coutume. Toute cette semaine a été passée dans ma chambre à faire un peu de photo, le soir, à corriger des copies, à tenir compagnie à Maupinot, mon voisin malade. Jeudi, j’ai attendu Maurice Caron toute la journée et, aujourd’hui samedi, je ne l’ai pas encore vu.


Qu’est-il devenu ? Buffart a été malade, rechute de tuberculose point (?) etc … Hier, c’était le tour de Madame Barbe de tomber malade : grippe, elle est au lit. Aujourd’hui, je suis allé la voir. Elle a reçu la visite qu’elle redoutait. C’est le divorce. Mais proposé d’une façon bizarre comme par un égoïste qui voudrait se ménager un retour, séparation suggérée à l’amiable pour pouvoir renouer plus tard. Manifestation de regrets comme devant l’inévitable. Désir de rompre en amis pour pouvoir se rencontrer plus tard en amis. C’est bien étrange. Quant aux années communes, il en conservera semble-t-il un bon souvenir de camaraderie (??). J’avoue ne pas comprendre et ce n’est pas à moi de chercher à dénouer cette énigme.

La pauvre femme doit soigner sa grippe avec une sérieuse et grave préoccupation.

J’ai reçu de Barker le recueil de chants que je lui avais demandé de m’envoyer. Chose extraordinaire, il ne m’a écrit ni à Noël ni au nouvel an. C’est la première fois depuis dix-sept ans. Serait-il malade lui aussi ?

De la guerre, rien. On se prépare des deux côtés. Weill est reparti plus pessimiste que jamais. Il semble bien que l’offensive de cette année sera décisive et amènera la paix. C’est angoissant et les sacrifices que l’on doit attendre mettent dans un état d’énervement général.


Mardi 23 janvier - Maurice Caron est revenu samedi. Il m’a attendu chez Bisson avec Louis samedi soir et n’est pas venu me voir. Hier soir j’ai trouvé dans ma boîte au lycée un mot de lui m’invitant à dîner chez Laure. Avec Louis, nous passons là quelques heures à parler de nos gens. Aujourd’hui, je vais avec lui, un conservateur (?), payer une note pour Démaretz et je demande quelques renseignement pour une avance. Il faut produire un certificat de vie que nul ne peut me procurer de Mouvaux. Néanmoins j’écrirai. L’après-midi, je vais à Clichy avec Maurice qui repart demain au front. Le reverrai-je encore ? Nous allons entrer dans une période terrible de la guerre. Effort considérable partout. Quand commencera-t-on ? Laissera-t-on l’initiative au boche comme l’an dernier à Verdun ? On dit non ! et Démaretz a appris d’un belge qu’il n’y a plus que des anglais vers Nieuport. Nous attaquerions du 1er au 20 février selon le temps. Mais il faut pour cela une Russie organisée et le ministère y change plusieurs fois par semaine. On se perd en suppositions et en hypothèses.
Vendredi 26 - Hier, j’ai passé une journée à peu près complète dans ma chambre. Madame Maupinot est venue voir son mari qui va mieux et pense à partir prochainement. J’ai beaucoup songé à Edmond ; il a eu hier dix huit ans. Comment le trouverai-je quand je le reverrai ? et puis le reverrai-je ? Vingt-neuf mois de séparation à l’âge où les enfants changent tant. Je n’aurai pas assisté à la transformation de mon aîné. Ce passage de l’adolescence à la jeunesse où il faudrait pouvoir le guider et le mettre en garde contre certains dangers qui le guettent, je n’en aurai pas été le témoin. Je les ai là tous quatre sous les yeux, ils me regardent si tristes, ou si anxieux comme Jehan …

Aujourd’hui le communiqué du soir annonce une attaque allemande à la cote (?) 304 à Verdun. En Alsace, il se passe aussi quelque chose mais on n’en dit rien encore. Est-ce le déclenchement ? Oh ! la fin de ces tueries ne viendra donc jamais !


28 janvier - Dimanche - Hier samedi, soirée chez Madame Barbe, toute empreinte de pessimisme ; on bêche ferme la société humaine, on parle de troubles possibles à cause de la disette de charbon et Buffart, qui a toujours des informations sensationnelles, dit qu’il y a des mitrailleuses prêtes dans les postes de police (??). Je ne crois pas à une émeute ni même à une échauffourée ; il y a de l’argent, on peut en gagner et ce n’est pas le froid résultant de la misère mauvaise conseillère, c’est le froid parce qu’on ne peut pas se procurer de charbon et si on ne peut pas se chauffer chez soi, on ira chez le bistro - ce qui n’est pas meilleur comme solution.

Aujourd’hui, je vais comme d’ordinaire faire un billard puis à la gare du Nord. Je vois des gens nouvellement rapatriés du Cateau. Richez, le mécanicien, qui est arrivé hier, me donne des nouvelles de la vie là-bas. La vie y est très supportable. Les boches, beaucoup plus démoralisé que les français, laissent clairement entendre que les vivres seront épuisées en mars. J’apprends également que des émeutes éclatent fréquemment en Allemagne. On voit au Cateau des officiers rechercher des victuailles pour les envoyer chez eux. Le charbon est à quarante-cinq francs (?) la tonne.

On parle toujours d’un grand coup prochain mais c’est un boniment qui a tellement servi que je n’y croirai que quand je verrai le communiqué. En attendant, nos soldats sont glacés dans les tranchées. On me parle de cinquante trains chaque jour d’hommes évacués pour pieds gelés. Mangin, du Cateau, me dit qu’à Contrexéville et Vittel, les hôpitaux en sont pleins. Huit cent à Contrexéville. Rien de Lille, Mouvaux, cependant de nouveaux rapatriés sont annoncés, cinquante mille. Aurai-je encore des nouvelles ?

Reçu une lettre extrêmement aimable de Madame Seydoux et une de Colson qui m’annonce qu’il a fait le saut et enfin déclaré sa flamme ! sa lettre est extrêmement amusante. Je vais lui écrire pour le féliciter, j’espère qu’il va se hâter et ne pas m’obliger à aller à Carcassonne à Pâques lui servir de témoin.


Jeudi 1er février - Trois jours de classe sans incidents à noter. Il fait toujours très froid. La Seine charrie des glaçons. Ce matin, il a neigé et le thermomètre a remonté légèrement. J’ai passé une partie de la soirée hebdomadaire avec Madame Barbe et Buffart dans ma chambre, le reste avec Buffart seulement à jouer aux échecs. Petit changement ! Aujourd’hui, je suis allé voir un camarade d’école que je n’avais pas vu depuis vingt-sept ans et demi, Legrand, qui est passé par Saint-Cloud et était depuis longtemps au Caire. Actuellement, il a un bureau à Paris, Mission scolaire égyptienne, dont le rôle est assez vague. J’ai passé une heure environ à remuer les cendres d’un passé assez lointain, vieux souvenir, d’Ecole Normale, le professeur Martin, les camarades … que de changements et d'événements depuis. Il a fallu la guerre pour nous remettre en présence.
A quatre heures un quart, je rentre au lycée et je passe mon temps près de Maupinot, toujours tenu au lit pour une périphlébite, puis je feuillette une partition de Manon. J’ai recommencé à jouer de la flûte. Je ne sais que faire. Et où irai-je ? au café ? cela m’horripile. Je recommence mon doigté comme jadis et je travaille à souffler des notes comme un débutant.

De la guerre, les journaux du soir apportent une grave nouvelle : les boches notifient aux neutres que (?), en raison du blocus de la France, de l’Angleterre et de l’Italie, les torpillages vont être plus fréquents.

Est-ce aujourd’hui que va se déclencher l’offensive comme on l’a annoncé ? Va-t-on répondre à la note et va-t-on attaquer simultanément ? Nous sommes toujours à un tournant mais la courbe se prolonge sans qu’on puisse prévoir un changement dans cette situation. Et je vois les jours passer en me laissant toujours le même chagrin. Amante est toujours là-bas à se morfondre avec mes parents et mes enfants.
5 février - Lundi - De ma vie, rien à noter pendant ces quatre jours, travail courant, pas de lettres. J’en écris si peu d’ailleurs. Samedi, nous avons passé la soirée dans ma chambre et cela s’est prolongé jusque deux heures en dissertation sur toutes choses. On a joué (??) et on leur a fait dire une foule de choses. Il est curieux de constater que les tracas et les tourments rendent enclin à écouter tous les présages ; et les prédictions, auxquelles on ne s’arrêterait pas en temps ordinaire, prennent créance dans le chagrin surtout quand elles se sont trouvées vérifiées antérieurement une ou deux fois.

Hier, à la gare du Nord, j’ai revu la cohue des Catésiens mais je n’ai rien appris. Grande nouvelle cependant au point de vue politique. Les États-Unis n’acceptent pas la note allemande. Wilson a rompu les relations diplomatiques. Bernsdorff (?) a reçu ses passeports et Gérard est rappelé. C’est un avantage pour l’Entente mais j’y vois une complication pour les miens. Comment va fonctionner le comité de ravitaillement en Belgique et dans le Nord ? Les miens ne vont-ils pas pâtir de ce fait ?


8 février - Jeudi - Encore trois jours passés sans changement. Semaine de composition avec un travail fou. Je suis toujours très occupé avec Maupinot dont je fais toutes les courses. Hier, j’ai pu m’échapper et aller jusqu’à Clichy où d’ailleurs je n’ai rien appris. Le front diminue un peu. Après les huit jours à moins quinze degrés, on tombe à moins sept. La Seine aujourd’hui charrie moins de glaçons. Les complications pour le chauffage subsistent, on ferme les théâtres quatre jours par semaine. Je vois une queue de gens qui vont se chauffer au refuge de Saint-Sulpice ; c’est lamentable. Tous les établissements publics ont des difficultés ; ici, même le blanchisseur ne veut plus prendre le linge, le combustible diminue et on envisage toutes les éventualités jusqu’au licenciement de l’internat où il y a une épidémie de rougeole.

Hier, soirée dans ma chambre où il fait plus chaud, on bavarde comme de coutume et sans méchanceté. Je relève un travers de Buffart. Il a vingt-deux ans et il a eu à lui seul plus d’aventures héroïques ou tragiques que les héros d’Homère. A quel sentiment obéit-il en les racontant ? Il a failli se noyer et parle des sensations d’un noyé, il a fait des chutes extraordinaires, il est tombé dans un puits, il a tout vu, tout lu et sait tout. Heureux âge ! On va se coucher à deux heures. Madame Barbe a vu son mari mardi. Toujours la même situation car il obéit à des sentiments étranges, aussi il émet des prétentions singulières incomparables avec la rupture.

Aujourd’hui, Colson m’écrit qu’il est fiancé et traverse une nouvelle crise de neurasthénie. Il a peur du mariage et je suis tenu de le remonter. Toute sa lettre me fait évoquer mon passé : ma longue et heureuse période de fiançailles avec Amante. Ah ! On n’invoquait pas les cas de conscience, on s’aimait, on ne pensait qu’à s’aimer en attendant impatiemment le jour où l’on serait l’un à l’autre. Vingt-cinq ans de cela et quand je pense que, depuis vingt neuf mois, je suis privé d’un bonheur qui eut été continu sans cette guerre, je sens une rage sourde monter contre ceux qui en sont responsables, contre tout ce qui est allemand !
Lundi 12 février - Toujours la même vie avec des épisodes qui ne méritent pas d’être signalés, incidents scolaires, conversations avec Maupinot. Samedi, soirée dans une chambre avec conversations, dont la situation toujours difficile de Madame Barbe fait les frais, pessimisme résultant de considérations juridiques ou d’un premier contact avec les hommes de loi. On bat les cartes qui disent les mêmes choses désagréables. La soirée se prolonge jusque deux heures. Le dimanche, le proviseur m’offre en insistant une place à un magnifique concert à la Sorbonne. J’y vais entendre le meilleur orchestre que j’ai jamais entendu, la Société des concerts du Conservatoire, dirigée par Messager. On joue de la musique italienne moderne, c’est parfait comme exécution. Si l’on pouvait faire jouer ce que l’on désire par cette phalange d’artistes !

Je me demandais ce que cachait cette insistance du proviseur à faire plaisir. J’ai l’explication aujourd’hui. L’épidémie de rougeole prend de l’extension et on nous chasse de l’infirmerie, je prendrai dorénavant les repas au réfectoire des maîtres ; cela ne me plaît guère mais que faire ? où aller ? par cette période de vie chère, de froid intense, je ne serai nulle part aussi bien.

Il faut cependant ajouter que l’on n’a plus de bois que pour quelques jours. La crise du charbon sévit de plus en plus, le temps est toujours à la gelée et on ne sait où l’on va.

Démaretz pense que les États-Unis vont déclarer la guerre, je n’en crois rien. L’Allemagne ne cédera pas officiellement mais en fait elle évitera la déclaration de guerre, en évitant de torpiller des navires américains puis la farce sera jouée. De leur côté, les américains éviteront d’envoyer des navires.

On prépare toujours des grands coups et il y a des remaniements de troupes sur le front. Quant à l’offensive de février, elle me paraît être un bateau contre tous ceux que l’on a lancés depuis trente mois.

Vu hier Lenglet (?), du Cambrésis ; il a eu des nouvelles du Cateau. Les suicides de boches y sont fréquents. Tout cela est très bien mais je ne vois pas que les événements se modifient. Il fait certainement très froid à Lille et bien que le charbon n’y coûte pas cher, je me demande comment papa supporte cette température. Certes, les pauvres vieux ne méritaient pas ces privations et ce martyre au déclin de leur vie de travail.

Toujours rien à faire, cette attente me tue un peu à la fois. Je blanchis et me ronge, impuissant.
14 février - Mercredi - Je reviens de la gare de Lyon où j’ai conduit Maupinot prendre le train. Il part dans le midi à Aix-en-Provence où il va se refaire, et, certes, il en a besoin. La machine me paraît terriblement usée. Me voilà seul derechef et je vais à nouveau souffrir un peu plus de ma solitude mais on se fait à tout ! Depuis vingt-neuf mois il y a eu bien des soirées où j’ai senti les larmes me monter aux yeux et beaucoup d’autres où j’aurais voulu pleurer hélas !
Les larmes qu’on ne pleure pas

Dans notre âme retombent toutes,

Et de leurs patientes gouttes

Martèlent le cœur triste et las !
Puissent-elles ne me point tuer avant d’avoir revu les miens. Accepter l’inévitable c’est se cuirasser contre les souffrances. Mieux vaut se révolter et souffrir. Je laisse ma plume car mes amis arrivent passer la soirée.
15 février - Jeudi - Hier, la soirée s’est prolongée jusqu’à une heure et demi avec les conversations habituelles ; on a battu les cartes. Si je les écoutais, j’attendrais une lettre d’Amante mais à quoi bon s’arrêter à tout cela ; m’y arrêter serait aller au devant d’une nouvelle déception car Amante ne peut m’écrire. Le temps froid s’est adouci et permet de se risquer à faire une promenade. A midi, on décide de se mettre en route après le déjeuner et nous partons au bois de Vincennes par la porte de Picpus, nous faisons le tour de Saint-Maurice, Charentonneau, le plateau de Gravelle. A Joinville, on prend un café et nous revenons toujours à pied par le camp de Saint-Maur, le Fort de Vincennes et Saint-Mandé, quatorze kilomètres.

La crise du charbon nous vaut un congé de quatre jours au carnaval. Que vais-je faire pendant ces vacances qui jadis me semblaient si bonnes ?


Samedi 17 - Colson m’a écrit une lettre très intéressante. Il a franchi le Rubicon et songe enfin à se marier. Il brûle les étapes tout en traversant des crises de neurasthénie terribles. Je lui écris souvent et mes lettres exercent, paraît-il, une action calmante et souveraine sur ce sceptique qui est en réalité un timide et un tendre. Je lui écris souvent et je vois que mes lettres sont lues avec intérêt car il me couvre de fleurs.

Me voilà en vacances jusqu’à vendredi, que faire ? Le dégel est venu, les rues sont sales et je n’ai pas du tout le goût de sortir ; je ferai quelques visites et les jours passeront un peu plus lentement que d’ordinaire. Je songe aux bonnes années où nous fêtions le carnaval au Câteau, à Valenciennes …


Dimanche 18 - Journée pénible que j’ai passée seul dans ma chambre jusqu’à deux heures à rêver et à méditer tristement. Je suis en ce moment assailli de pressentiments funestes et ne sait comment les chasser. Je fais de la musique et me suis remis à la flûte. J’apprends avec un peu de goût car j’ai un bon instrument mais je ne joue que quand je sens le cafard me prendre. Le seul désir de faire de la musique pour la musique ne me vient pas. Mais tant pis, j’aurais en tout cas perfectionné mon doigté et plus tard, si Suzanne a fait des progrès, je pourrai jouer avec elle quelques morceaux.

A deux heures, je vais à la gare de l’Est où je trouve Labaeye, son fils et Descarpentier, adjoint de Mouvaux qui après une permission passée à Calais, retourne au front à Verdun. Lui aussi annonce une offensive prochaine. Nous en recauserons à Pâques ou à la Trinité ou au 1er juillet, comme l’an dernier. A la gare du Nord, c’est toujours la même cohue mais j’y vais quand même pour entendre parler le langage rude du Cambrésis. Chaque fois j’en suis désabusé et abruti par le bruit, n’ayant rien appris. Cela ne m’empêchera pas d’y retourner dimanche prochain.


Mardi 20 février - Hier matin, Madame Barbe, qui n’était pas libre samedi, propose de passer le lundi la soirée au bureau mais à la suite d’une réquisition de malades, elle dut partir au moment où nous commencions une partie de cartes et la soirée se termina dans ma chambre où je l’attends avec Buffart en faisant du café. On bavarde comme à l’habitude jusque une heure et demi du matin.
Aujourd’hui, je suis allé à Clichy où j’ai trouvé Louis Baudouin. Je suis revenu avec lui à Paris et après une partie de billard, je rentre dans ma chambre où j’écris à Colson toujours plus amoureux et qui va au mariage comme on va au poteau d’exécution, quand il est laissé à lui-même. Il a enfin fixé son jour, 1er mars.
Jeudi 22 - Hier nous avons passé une bonne soirée. Il avait été décidé antérieurement que pendant ces vacances imprévues, on ferait un pique-nique modeste sans rien demander au lycée. Le menu fixé et bien arrêté comprendrait des harengs saur, des pommes de terres cuites sous la cendre, de la bière et un café. Laure m’a pour la circonstance prêté des serviettes et des couverts. J’ai fabriqué des assiettes en papier. Madame Barbe a fourni le dessert et j’ai pu ajouter au menu une bouteille de vieux Bordeaux offerte par Laure. Ce fut plantureux, on se lécha les doigts puis, à huit heures et demi, nous partîmes chez Bouteville qui nous attendait pour prendre le café. On jabota ferme de la guerre, de philosophie, on fit même tourner une table et à minuit, nous revenions tranquillement à la villa des Épaves où je fis une camomille puis du thé jusqu’à deux heures du matin. Mais les quelques verres de vin que j’avais pris me tinrent éveillé jusqu’au matin. Je ne suis plus habitué à cette boisson et depuis huit mois que je bois du lait, le moindre écart de régime a immédiatement une répercussion sur mon état général.
Aujourd’hui, j’ai passé la journée dans ma chambre ; le temps est gris, maussade et la pluie tombe assez pour m’enlever toute envie de sortir. Banchet (?) m’écrit qu’il peut aller en Alsace, il me demande de le mettre en rapport avec Deguise et Théo Bretin, rapporteur de la commission de l’enseignement.

Hier, j’étais allé à la Bourse de Commerce pour voir Émile Macarez mais je n’ai pu le rejoindre. J’ai vu Léon Cousin avec qui j’ai parlé d’Evelina, du passé, de Saint-Python ………

Hélas que tout cela est loin.

Demain, les cours reprennent jusque Pâques ; dans cinq semaines il n’y aura plus que deux jours de classe. La vie courante continue sans modifications apparente mais rien ne permet de faire le moindre pronostic sur la guerre qui est encore la chose la plus importante dans tout ce qui me touche. Là, aucune précision, on ne sait rien. Un ministre de la guerre anglais pense que cela sera terminé cet été !! La Salle, entre autres sottises, disait hier qu’on en avait encore pour cinq à six mois ?? On verra bien le 15 août.


23 février - Vendredi - C’est aujourd’hui que je devrais souhaiter la fête à Amante ; date anniversaire que j’ai fêtée de si tendre façon. Trois années de suite j’ai dû laisser passer ce jour en me contentant d’envoyer par la pensée des vœux que je sais attendus, car elle pense à moi aujourd’hui plus que les autres jours. Et je suis ici à me morfondre comme elle se morfond là-bas.
Enfin ! je vais lui écrire avec l’espoir que ma lettre lui sera remise un jour si je ne devais plus la revoir.
Lundi 26 février - Tristes journées que je viens de passer. La nuit de vendredi à samedi a été une nuit blanche, je n’ai pas dormi une heure. Samedi, à notre soirée coutumière, on manquait d’entrain et on causait à peine.

Colson m’a écrit trois fois cette semaine mais je vois bien qu’il écrit surtout pour avoir une réponse. J’ai fait de mon mieux et lui ai expédié la dernière ce matin. Nous verrons à Pâques les effets de quatre semaines de lune de miel.

La journée d’hier a été la répétition de dimanches ordinaires. Je suis allé à la mairie demander ma carte de sucre car nous allons avoir des cartes de sucre comme en Allemagne.
Rien de la guerre, on attend toujours la déclaration de guerre des États-Unis et on l’attendra encore longtemps. Démaretz redevient optimiste, il ne s’aperçoit pas que cela tient à sa manière de raisonner en ne voyant qu’un seul côté des choses, absolument comme quand il est pessimiste.

Émile Macarez m’a écrit. Il est un peu souffrant et n’est pas venu mercredi dernier à Paris. Je tâcherai de la voir dans une quinzaine de jours.

Démaretz m’a appris hier que la femme de son frère Edmond était morte. On l’a enterrée à Bry il y a quelques jours.
Jeudi 1er mars - Encore un mois écoulé, un mois qui s’ajoute au vingt-neuf que j’ai perdus et que je ne retrouverai plus. Si j’avais su !
On m’a apporté hier mon coffre fort que j’ai installé dans ma chambre où il fait l’effet d’un chiffonnier somptueux dans une cellule de moine. Quelle dérision ! je n’ai plus rien, mais j’ai un coffre fort ! On voit des choses bizarres.

Colson m’a écrit sa dernière lettre de garçon. Elle est empreinte d’un scepticisme qui a quelque chose de douloureux. Il [s’]est marié aujourd’hui et je lui ai envoyé un télégramme de félicitations à Saint-Nazaire-d’André (?) où s’est fait la conjugaison. J’espère qu’il m’écrira prochainement pour me faire connaître ses premières impressions.

J’étais allé à Janson-de-Sailly pour voir Mis et passer quelques heures avec lui mais n’ayant pas été touché par mon message téléphoné, il était sorti. Je suis alors parti à Clichy et à cinq heures j’étais rentré au lycée. J’ai si peu d’agrément à me promener seul dans Paris et malgré la douceur du Printemps qui s’annonce déjà, je ne sais pas m’éloigner.

Une réfugiée de Denain a écrit à Louis et lui a donné des nouvelles d’Hélène. Il n’arrive plus de trains d’évacués de la région de Lille et je crains que les renseignements reçus par l’intermédiaire de Janssens ne soient de longtemps les derniers pour moi.

J’ai rencontré à Passy un soldat du Cent cinquante-cinquième que j’ai abordé. Je lui pose quelques questions. Il n’appartenait pas à la compagnie d’André. J’essaie d’avoir quelques renseignements ; il n’a pas été à Verdun mais il sait qu’à la fin de mai, le bataillon d’André fut détruit ou fait prisonnier. Un seul homme en revint (Cumières (?) et le Mont Homme).
4 mars - Dimanche - Rien à noter. Toujours la même vie terre à terre. Au lycée la nourriture devient insupportable, toujours des légumes secs, haricots, lentilles, pas de pommes de terre. Jamais de légumes frais. Les œufs que l’on me prépare sont cuits invariablement dans la graisse. J’en suis écœuré et mon urticaire est plus piquant que jamais. Et je n’ai pas le droit de me plaindre. Les miens n’en ont pas autant là-bas à s’offrir.

Aujourd’hui, après la partie habituelle à la gare de l’Est, nous allons dîner avec Labaeye et son fils et, vers sept heures et demi, nous regagnons, Démaretz et moi, nos pénates lentement , en causant, par le boulevard de l’Opéra, les rues de la Paix, de Rivoli, la Concorde, les boulevards Saint-Germain et Raspail jusqu’à Notre-Dame-des-Champs. On n’est pas pressé car c’est encore vers un isolement que nous marchons. On n’en sort pas.

Colson ne m’écrit pas. Il a maintenant d’autres chats à fouetter. J’attends avec quelque curiosité sa première épître d’homme marié.

Sur la guerre, il n’y a rien à noter. On dit que la campagne des sous-marins allemands fait long feu ; on en capture, d’autres se rendent mais qu’y a-t-il de vrai dans ces on dit. Une tentative allemande de diversion au Mexique fait beaucoup de bruit et gène certainement le gouvernement boche mais pratiquement cela ne change rien à la situation.


5 mars - Lundi - Aujourd’hui, j’entends très distinctement le canon du front comme à la fin de juin 1916, quand le bruit des voitures ne se fait pas trop grand. Y aurait-il une offensive en liaison avec les anglais ou séparément ? On verra cela dans quatre ou cinq jours.

D’autre part, Antonov, un russe qui est ici surveillant d’internat, dit que dans les milieux militaires russes, on parle d’opérations militaires que le public ignore. Les allemands évacueraient le Nord de la France prochainement. J’en doute, le gage est trop beau.

Le rêve est aussi trop beau pour moi. Mieux vaut n’y point penser. Ce serait une déception à ajouter à toutes les autres.

J’ai reçu aujourd’hui la visite d’Achille Pachy. Il a un panari et ne peut travailler. Il me parle d’Henri dont je reçois une lettre quelques heures plus tard. Envoyé comme comptable dans une compagnie d’aérostiers, il trouve son emploi pris et est versé dans l’équipe des manœuvres. Travail éreintant et au-dessus des forces d’un homme de quarante-cinq ans.


9 mars - Vendredi - Toujours rien !

Mercredi une manifestation importante à la Sorbonne sur (?) la présidence de Deschanel (?) ; devant le Président de la République, nombreux discours des présidents d’organisations politiques, religieuses, sociales, sorte de communion nationale dans la promesse de tenir, annonce de sacrifices importants jusqu’à la victoire qui se rapproche -?- Grands mots !

Le soir, Mademoiselle Mignon, professeur de mathématiques vient passer quelques heures avec nous. Conversation intéressante mais de pacifistes convaincus, déprimante souvent. Où est le devoir ? Comment concilier l’humanité et l’idée de patrie dans un conflit comme celui qui nous écrase. Disserter sur la paix, sur la désertion, faire le jeu de l’ennemi qui attise les haines et provoque la discorde. Quelle dérision ! au moment où nous allons peut-être toucher au but. J’en reviens toujours à ma crainte. On se serait battu, on se serait ruiné pour rien. Il y aurait un million de jeunes hommes tués et deux millions de blessés pour arriver à un compromis dont nous serions les dupes et les victimes ! Non ! Je souffre depuis trente mois, les miens souffrent plus encore, mais si nous nous retrouvions sans que le conflit ait été solutionné en notre faveur, il semble que notre vie serait brisée aussi sûrement que par les deuils ou la mort. D’ailleurs, et c’est toujours là que j’en reviens après de longues méditations, les événements nous mènent, les gouvernement nous mènent, une esquisse de révolution serait brisée, le sang coulerait et après, la guerre recommencerait. Nous ne pouvons que souffrir en silence.
12 mars - Lundi - Samedi, je suis allé à Clichy où j’avais porté du linge à raccommoder ! Au retour je vais me procurer des cartes de demi-place (?). Le soir nous passons quelques heures à causer comme d’ordinaire. L’intérêt de ces réunions se ralentit ; l’intimité y est encore mais moins grande. J’en devine la raison et n’en parlerai que si j’ai des certitudes. On verra bien.

Colson m’a écrit. Il m’a fait le récit de son mariage et se révèle un tendre ! Il est lyrique et évolue en plein ciel.

Hier, je suis allé le matin à une tenue de loge mixte à laquelle j’étais invité. On a reçu un ex-prisonnier français en Allemagne - Tison - renvoyé en France avec de faux papiers pour faire de la propagande pacifiste dans les milieux ouvriers après conversation avec Sudekum (?). Il avait été question de cela dans les journaux : même coup qu’en Irlande mais cela n’a pas réussi. Le prisonnier est au service du contre-espionnage.

L’après-midi, je vais rue Cadet où, après une discussion confuse sur les moyens d’ébranler la F.M. (?) et qui se termine en queue de poisson, j’amène Detierre à faire quelques déclarations sur la situation politique fortement compromise depuis le vote de vendredi soir où le gouvernement n’a pu obtenir deux cent cinquante-huit voix qu’en faisant voter vingt-deux absents par congé.

C’est de plus en plus triste. La guerre apparaît comme interminable. Nous avons dépensé quatre-vingt-cinq milliards 7 et ce n’est pas fini. Les difficultés apparaissent inévitables tout comme la révolution. Les budgets seront de douze à quatorze milliards. Où trouver l’argent ? Le percement du front apparaît comme un chose impossible aux esprits les moins prévenus car pendant qu’on cherche à traverser le terrain battu et reconquis, la muraille se reforme plus loin et tout est à recommencer.

Suis-je condamné à vivre encore des années dans cette situation avec les miens mourant de faim de l’autre côté de cette barrière de fer ?

Au point de vue politique, la lutte contre le ministère recommence demain, et je crois bien qu’elle aboutira cette fois.

A la gare du Nord, on me dit qu’il y a des trains arrivés de la région de Lille. Aurai-je le bonheur d’avoir des nouvelles ? Si Suzanne pouvait revenir, ou d’autre, ou tous !!


C’est aujourd’hui le 12 mars. Il y a quarante-et-un ans, en 1876, nous avions la plus formidable tempête dont j’ai été le témoin. Que de fois depuis avons-nous en famille parlé de cette tempête dont le souvenir est resté si vif dans notre esprit ! Les cataclysmes de la nature, si épouvantables qu’ils soient sont toujours de courte durée. Un jour ou deux au plus. Ceux déclenchés par les hommes sont plus horribles. Nous en vivons un qui dure depuis trente-deux mois et, si on consulte l’horizon, il est impossible d’entrevoir la moindre lueur de paix.
Jeudi 16 mars - Enfin ! j’ai des nouvelles de là-bas. Hier mercredi après être allé vainement à la gare de Lyon attendre Émile Macarez, je suis rentré au lycée et, à trois heures et demi, je vois arriver Léonard qui m’apprend que Madame Vignot est arrivée avec ses enfants. A quatre heures et demi, je trouve un pneu qui me demande de lui fixer un rendez-vous. Je ne prends pas le temps d’écrire et je file rue des Vinaigriers où je trouve sa belle-sœur. J’attends pendant une heure son retour et en sortant je la rencontre sur le boulevard Magenta. Elle me donne rapidement des nouvelles et nous prenons rendez-vous pour le lendemain.

Aujourd’hui, après une nuit presque blanche, je cours chercher des détails et j’en obtiens pendant une heure, et j’en demande toujours davantage. C’est Amante, c’est papa, maman, Suzanne, Edmond, Jehan, tous y passent. Je voudrais savoir tant de choses. Les enfants, tous me réclament et, à des titres divers, souhaitent mon retour. Pauvres chers prisonniers. C’est Amante qui est très amaigrie ainsi que Suzanne, c’est Edmond qui a été emprisonné parce qu’il n’avait pas sa carte d’identité. C’est Jehan qui va au lycée et commence son latin avec Guertin de guerre (?). C’est papa et maman qui vieillissent mais n’ont pas été malades depuis la guerre. Tous ignorent la mort d’André. Je prends rendez-vous pour demain et je laisse Vignot et sa femme au ministère. Je rentre au lycée pour rassembler mes idées et mes souvenirs. Le concierge me remet au passage une lettre de Virginie arrivée par la Belgique et la Hollande, partie le 15 novembre de Lille, elle a mis exactement quatre mois pour me parvenir. Lettre écrite à André un peu moins de six mois après la mort du pauvre enfant. Je la lis les larmes aux yeux car elle est poignante de tendresse ainsi que celle de la petite Laure si câline, si touchante. Et toutes ces phrases émouvantes vont à un enfant mort depuis neuf mois, n’est-ce pas atroce ? Il y a une photographie que je conserverai pieusement.

Je passe l’après-midi dans ma chambre à ressasser tous mes souvenirs et a penser tout ce que j’ai appris aujourd’hui, au boche maudit, cause de tous nos maux.
18 mars - Je suis allé dîné avec Vignot, sa femme et Mis place de la République. Nous avons causé longuement du lycée de Lille, de la vie là-bas. Madame Vignot nous a donné de nombreux détails qui permettent de se faire une idée de l’existence déprimée que les nôtres mènent sous la botte des bourreaux.

Les journaux de vendredi soir annoncent la révolution en Russie, l’abdication de Nicolas le Pendeur en faveur de son fils. Ceux de samedi disent que c’est au profit de son frère, le Grand Duc Michel. Les détails arrivent peu à peu et la meilleure impression est fournie par les journaux allemands qui sont consternés car le parti au pouvoir est pour la guerre. Les trahisons de toute la clique révolutionnaire sont devenues impossibles.

Enfin aujourd’hui, de bonnes nouvelles arrivent du front. Les anglais ont repris Bapaume (?). Nos troupes ont repris Roye et Lamigny (?). Ce soir, Ghisserme (?) dit qu’à la gare du Nord, on annonce officieusement la reprise de Noyon et de Nesle. On se reprend à espérer mais le critique des Débats y voit une manœuvre allemande de repli sur la ligne Lille, Douai, Cambrai, Saint-Quentin, Saint-Gobain. Il est peu probable que l’ennemi découvre ces villes destinées à former la grande ligne de ravitaillement de son front. La guerre va donc reprendre sur de nouvelles et solides positions.

Aujourd’hui je passe mon dimanche seul. Démaretz n’a pas cru devoir me prévenir qu’il s’absentait et je l’ai attendu au lycée, à la gare de l’Est puis à l’Espérance.

Revu Madame Vignot qui part demain à Pont-l’Evêque. J’écris longuement à Amante et j’envoie une photo par l’adresse que portait la lettre de Virginie, mais cette lettre arrivera-t-elle ? On aimerait tant écrire, laisser son cœur parler, et il faut se borner dans ces lettres qui sont lues par le premier venu, à dire des choses vagues comme devant des témoins inconnus qui arrêtent tout épanchement, toute tendresse.

Les journaux de ce matin annoncent la démission du ministère. C’était attendu depuis la vaine tentative de faire entrer Painlevé et Noules (?). Quel est l’X qui va dénouer l’imbroglio. C’est avec un réel soulagement que les républicains clairvoyants voient débarquer une équipe vraiment néfaste à quelques exceptions près. Quel est l’homme que nous pourrons opposer à un Llyod George ? Quel triste Parlement nous avons dans des circonstances aussi graves.


19 mars - Lundi - Le mouvement de retraite allemande s’accentue. Ce matin les journaux annoncent la reprise de Charleroi, de Peronne. Nous avons repris en outre Noyon et Nesle. Le communiqué de ce soir annonce la prise de Guisand (?) et un progrès sensible vers l’Est dans cette région et celle de Soissons où on a repris les plateaux de Nouvron, Vingrè (?) etc … Officieusement, on annonce au lycée la reprise ce matin de Saint-Quentin, Cambrai et Douai. C’est énorme et je n’ose y croire. Si c’est vrai cela doit cacher une tactique allemande, probablement un coup de bélier en certains endroits. Nos grands chefs sont sans doute avertis et doivent se tenir sur leurs gardes mais qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? Douai repris supposerait l’évacuation de Lens et on n’en parle pas. Non ! ce n’est pas possible. Attendons.
Ces nouvelles vraies ou fausses rendent fiévreux et je ne sais pas fixer mon esprit. Lille-Roubaix-Tourcoing verraient la libération prochaine ? L’inquiétude me tenaille.
21 mars - Mercredi - Les progrès s’accentuent. Les journaux annoncent l’occupation de Tirgnier (?). Dans ces conditions les allemands vont abandonner Saint-Quentin. Le repli dans cette direction peut s’arrêter aux hauteurs du Castelet (?) et Laon peut être occupé prochainement. Où s’arrêtera-t-on ? On ne parle pas de Douai, Lille ni Cambrai mais il est probable qu’on se bat ferme dans toute cette région. Les anglais disent que leur ligne passe à Saint-Léger, Vélec (?), Neurlec (?). Rien au Nord de Saint-Léger, donc ni Vitry, ni Lens, ni Douai ne peuvent être dégagés et à plus forte raison Lille, sur laquelle on n’a jamais dit un mot dans les communiqués.

Colson m’écrit lettre sur lettre. Il exulte et on voit de plus en plus qu’il subit une influence ou, plus exactement qu’il n’est plus seul. Je lui ai donné des nouvelles de sa famille, obtenues par Madame Vignot. Il me décoche des compliments écrasants au lieu des flèches sarcastiques d’autrefois. Tant mieux si je lui ai fait quelque bien. La dernière phrase vaut d’être notée : “ Ma femme est tout heureuse à la pensée de partir bientôt pour la Côte d’azur, de voir et d’accompagner le porte-parapluies aimable, affectueux et bon qui fut l’ange protecteur et directeur de son mari aux heures décisives”.


Je reçois une lettre de Démaretz qui me donne rendez-vous pour demain.

Ribot chargé de former un ministère se présente aujourd’hui devant la Chambre. Sa déclaration est très bien à mon avis. Nous verrons ce qu’en diront les journaux.

Bouteville (?) a passé devant une commission de réforme à l’expiration de son congé d’un an. Il est versé dans le service armé. C’est fou.
Samedi 24 - La bataille semble se localiser en avant de Saint-Quentin et autour de Tergnier. Le mouvement de progression de nos troupes semble enrayé et, malgré cela, les journaux présentent la situation comme très satisfaisante et permettant les plus légitimes espérances. Je voudrais savoir sur quoi s’appuie cette croyance. Au Nord, rien. Les boches restent devant Arras qui semble être le pivot du repli allemand. J’avais raison de me méfier de cet optimisme exagéré. On a annoncé des troubles en Allemagne où la situation est de plus en plus difficile pour le ravitaillement. Doit-on attribuer ces troubles à la famine ou à une répercussion de la révolution russe ?

Jeudi, je suis allé vainement à Clichy et je me suis promené tout l’après-midi en attendant six heures et demi où je devais prendre Démaretz à son bureau de la rue de Pétrograd. Nous avons dîné ensemble et nous sommes revenu à pied jusqu’à Notre-Dame-des-Champs.


Hier, Achille est venu me voir au lycée.

Il est toujours inoccupé à cause d’un panari. Il me montre un doigt mutilé et rigide. Le soir il revient pour un renseignement que je voulais demander à Madame Barthes.

Aujourd’hui, dernier jour de classe. Je vais l’après-midi chez Boucher qui pense partir prochainement en Alsace pour une tournée de conférences à Thann (?), Massevaux, Saint-Amarin.

Je rentre au lycée où j’achève mes préparatifs car je pars ce soir à huit heures et quart pour Marseille où je dois trouver Colson et sa femme qui m’attendront.

Émile Macarez m’a envoyé un colis de sucre. Il n’est pas encore suffisamment rétabli pour venir à Paris. Je lui écris pour lui donner les nouvelles que j’ai eu par Madame Vignot. Il est très inquiet au sujet de la famille de sa femme qui se trouve à Saint-Quentin où la bataille fait rage en ce moment.

Je termine ici mon cinquième carnet avec une période scolaire et au seuil d’un voyage que j’entreprends autant pour fuir Paris que pour me distraire.



Documents de Presse joints
• carte du front au nord de Nesle

• carte de la Galicie

• Liste des otages du Nord au 3 novembre 1916
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