Ana səhifə

Vous venez de télécharger la première Partie des mémoires de guerre de Edmond tondelier


Yüklə 0.98 Mb.
səhifə18/23
tarix25.06.2016
ölçüsü0.98 Mb.
1   ...   15   16   17   18   19   20   21   22   23
carnet VI

En fermant les yeux je vois là-bas

Là-bas une humble retraite

Une maisonnette


Plan au crayon de la maison de Mouvaux


24 mars - Je pars ce soir à huit heures quinze de la gare de Lyon.
Dimanche 25 - Marseille - Nuit très fatigante en chemin de fer. Le train prend une heure de retard à Malesherbes, deux heures à Lyon. Outre cela, le changement d’heure se fait à minuit ce qui me fait arriver à Marseille avec une différence de trois heures. Il neige dans la région de Nevers, Moulins, Lyon ; le pays est tout blanc dans le forez (?) et les monts du Lyonnais. A Avignon, il fait tout à fait beau et à Marseille, c’est le bon soleil du midi.

Colson est à la gare avec sa femme, les présentations sont très bien. Je vais à l’hôtel et nous partons déjeuner au Rosbif (?). Promenade en ville, à la Major, Palais Longchamp, Place Saint-Michel, grandes rues, dans une foule très dense.


Lundi 26 - Promenade au Prado, Parc Borély, la corniche, Notre-Dame de la Garde. Déjeuner à l'hôtel de Grenoble près de la gare et nous partons à Cannes à une heure et demi où nous arrivons tard, à six heures et demi. Installation à l'hôtel-restaurant Français, 6, quai Saint-Pierre où nous trouvons Verdier, répétiteur à Lyon.

Mardi, pluie battante. Matinée, promenade sur la croisette et l’après-midi, je fais connaissance de Monsieur et Mademoiselle Barincou. On décide une excursion pour le lendemain dans l’Estérel. On déambule un peu en ville où Madame Colson fait des emplettes. Promenade à La Bocca par la mer, digue emportée par la tempête.


Mercredi, je reçois une lettre de Démaretz. Il a reçu des nouvelles des siens et va demander leur rapatriement. Je lui écris immédiatement pour qu’il parle de Suzanne et Jehan. Nous partons en excursion dans l’Estérel. Promenade splendide par un temps idéal. Train jusqu’au Trayan (?) puis dans la montagne par le col des Lentisques où nous tuons une vipère. On déjeune à la Sainte-Baume, puis par le Mal Infernal (?), on va au pic Saint-Barthélémy dont les courageux font l’ascension. La peur du vertige me retient. Saint-Pilon (?), on retrouve la grande corniche et après avoir contourné le cap Roux, nous partons toujours à pied par le Trayan, Miramar, la nouvelle corniche, Théoul (?), le long des magnifiques rochers rouges de l’Estérel. Nous reprenons le train à Théoul pour rentrer à Cannes vers huit heures du soir.
Jeudi 29 - Départ à Menton, douze heures trente-neuf, arrivée à trois heures. J’ai prévenu Janssens, Madame Lecocq est à la gare. Vu Janssens avec qui je passe la soirée à causer de Mouvaux. Il ne m’apprend pas grand chose et pose trop en terre neuve (?). Promenade à Garavan. Pont Saint-Louis au milieu des citronniers, des orangers, des poivriers et des ficus géants.
Vendredi 30 - Nous partons en tram’ au cap Martin dont nous faisons le tour à pied sur les rochers. Vues admirables sur Monte Carlo, Cablé (?). Le vent violent chasse les nuages et la mer est splendide. Nous déjeunons à la Condamine, Hôtel Bristol. J’essaie vainement d’entrer au casino où les mobilisables ne sont pas admis. Le jardin (boulingrin(?)) est merveilleux. Papa serait en extase devant les magnifiques ficus de cinquante à soixante centimètres de diamètre.

Je passe la soirée avec Janssens après être rentré par le tramway, mais il est très difficile d’en tirer des détails intéressants sur Mouvaux car il ne me parle que d’inconnus, de hautes relations. Tout cela n’est rien à côté de ce que je suis obligé de tirer (?).


Samedi - Matin, promenade à Garavan. Visite du cimetière cispropolète (?) de Menton, tombes russes, anglaises, danoises, boches, etc …

Après le déjeuner, départ à Monte Carlo, visite de Cable, Roquebrune, château, puis route de Beausoleil qui nous descend à Monte Carlo où nous prenons le train à trois heures et demi pour Eze (?) Beaulieu, Villefranche, Nice où nous retrouvons Barincou. Nous rentrons à Cannes à sept heures et demi.


Dimanche - Rameaux - Temps maussade le matin. Le soir, avec les Barincou, nous partons à Mandelieu. Nous entrons dans l’Estérel par le Tremblant et retournons à la Napoule par une jolie route en montagne et reprenons le tramway pour la Bocca après avoir arrêté une excursion pour le lendemain.
Lundi - Nous partons munis de provisions variées avec les Barincou et une dame de leurs amis. Tramway jusque Mandelieu d’où nous partons en montagne par le Tremblant, le ravin de Saint-Jean jusqu’à la maison forestière des Trois Térines (?). (Vue splendide sur les Alpes, la plus belle que j’ai vue). Nous déjeunons là et redescendons par un sentier accidenté vers le Mal Infernal (?) où il y a une accumulation de rochers extraordinaires dans un site sauvage. Dix kilomètres de vallées nous font remonter au col de Belle Barbe qui reçoit un nouveau nom (Col T.). Maison forestière de Gratadis d’où l’on descend doucement de Rastel d’Agay. A Agay, on me montre Maurice Donnay qui passe ; nous allons pêcher des oursins dans une calanque. Nous prenons notre dernier repas sur des rochers comme des gamins et, à sept heures, nous nous dirigeons vers la gare pour rentrer à Cannes à huit heures. Nous avons fait environ trente-deux kilomètres à pied mais personne ne songe à la fatigue après cette magnifique excursion où nous avons profité d’un temps splendide et où le paysage sous nos yeux était toujours merveilleux.
Mardi - Visite de Cannes, Mont Chevalier, Suquet. Départ à Nice à midi, promenade des Anglais, château, cimetière, monument de Gambetta, place Garibaldi, Cours Masséna et gare, retour à Cannes à sept heures et demi.
Mercredi - Voyage à Grasse par le tramway, promenade dans la ville et sur le boulevard. Après le déjeuner nous visitons la parfumerie Bruno Court (?) où je vois extraire l’essence de violettes, quelques emplettes, photos. Au retour, nous faisons route avec des russes hospitalisés au Continental.

A l'hôtel, je trouve des lettres : une me donne des nouvelles de Faldony - c'est une voisine de la rue de Lyon qui avait mission de m'écrire, elle me demande des nouvelles d'André (?) ; on ne sait encore rien là-bas. Une autre lettre me demande des renseignements sur André pour la mairie du Sixième, vraisemblablement pour la pension ou pour les affaires du pauvre garçon qu'on va me renvoyer.


Jeudi - Départ pour Arles. Ce matin je suis allé cueillir des fleurs d'orangers avec Monsieur Verdier au Camet (?) sur le bord de la Siagne (?). Promenade intéressante, paysage admirable, vue sur les Îles de Lerim (?).

A onze heures et demi, je pars avec les Colson. Adieux à la Côte d'Azur, hélas ! probablement pour toujours.


Voyage éreintant jusqu'à Marseille. Pas de place dans le train. Nous dînons à Marseille et partons à sept heures vingt pour Arles où nous arrivons à dix heures du soir. Hôtel du midi où nous étions descendus en septembre 16.
Vendredi 6 avril - Nous partons au train de Charau aux Baux (?) à sept heures un quart. Visite après un petit déjeuner à l'hôtel de la Reine Jeanne, très impressionnant château (?), ruines, village et ancienne ville. Voir photos. Après le déjeuner, cimetière gallo-romain, val d'Enfer, grotte des fées, mas Beaumamoir (?) pavillon de la reine Jeanne.

Retour au Paradou, visite du cimetière, inscriptions en provençal. Passé à Fonvielle (Moulin de Daudet), Montmajour, cloître et abbaye, retour à Arles à sept heures et demi.

Les journaux donnent des détails sur le déclaration de guerre des États-Unis à l'Allemagne.
Samedi 7 - Jour de séparation. Je conduis Colson et sa femme à la gare à huit heures et quart. Adieux assez pénibles pour moi. A chaque séparation, j'ai l'impression de rentrer dans la nuit et, sans m'en rendre compte, j'ai pris un peu mon rôle de beau-père improvisé au sérieux - d'autant plus que Madame Colson m'a témoigné une grande amitié pendant tout notre voyage. J'abrège et file un peu pour cacher mon émotion pendant que le couple me fait des signaux au départ de leur train pour Tarascon et Cette. Je rentre en ville. Je fais le pèlerinage classique aux Alyscamps, au théâtre antique, aux arènes, à Saint-Trophime, aux thermes de Constantin et au palais-musée Reattu (?).

A une heure et demi, je repars seul à la gare pour Marseille et Aix-en-Provence où j'arrive à cinq heures et demi après un voyage assez mouvementé. Maupinot m'attend à la gare. Il est mieux et se guérit doucement.


Lundi 9 - J'ai passé la journée de Pâques à Aix à plus de mille cent kilomètres des miens qui ne me croient pas si loin d'eux. Souvenirs douloureux des jours de Pâques passés, quand jadis on se réunissait au Cateau et que les enfants allaient au jardin chercher des œufs. Deux Ravut (?) et André sont morts ! Quelle vision !

Journée triste malgré les efforts de la famille Maupinot. La ville est d'ailleurs mortellement ennuyeuse et, en une demi-heure, on a tout vu.

Je couche à l'hôtel du Therme Sextim (?) et, le lundi matin, je repars à Marseille que je visite à nouveau. Foule énorme, animation qui n'a rien du temps de guerre, véritable illumination.
Mardi - Je visite le port, quartier de la Joliette qui fait penser aux docks de Londres. Je vois des prisonniers boches travailler comme débardeurs, transvasant des muits (?) de vin dans des wagons foudre (?). Il y a des navires de tous les pays : japonais, chinois, anglais, etc, etc. L'activité fiévreuse me rappelle le livre de Bertrand sur Marseille : L'invasion. Puis, je visite une dernière fois le quartier commercial, Rue Saint-Ferréol, de Rome, de Noailles, la Canebière, le Cours Belzunce et, à trois heures et demi, je me dirige vers la gare. Adieux à Marseille, je rentre à Paris.

Les journaux annoncent une offensive anglaise du côté de Saint-Quentin et Arras.


Vendredi - Mon retour s'est effectué avec le retard d'usage. Trois heures perdues entre Lyon et Saint-Germain-des-Fossés. Je passe à Maisse (?).

A Paris, rien de nouveau. Précisions dans les journaux de la victoire anglaise : onze mille prisonniers dans la région d'Arras, cent canons. Progrès un peu partout sur le front mais ce n'est pas encore la retraite. On se bat ferme un peu partout.


Dimanche - Colson m'écrit. Lettre de Barker de son fils Allan (Aviation) qui me donne quelques détails sur la région où on se bat.

Démaretz est optimiste. Nous envoyons une annonce pour tenter lui le rapatriement des enfants, moi de Suzanne et Jehan. Réussirons-nous ?

Un capitaine australien rencontré en voyage me prédisait il y a quinze jours la reprise prochaine de Lille. Un anglais me disait il y a quelques jours que la révolution ne tarderait pas à éclater en Allemagne. Hier, un officier m'annonçait l'offensive en Champagne pour le jour même. Attendons. Je ne crois plus à rien.
Mardi 17 - Les journaux apportent des nouvelles sur l'offensive qu'on préparait en Champagne, annoncée pour le 10 (lettre de Maurice Caron), avec préparation d'artillerie et dont les communiqués se faisaient l'écho. On en a connu les résultats qu'aujourd'hui : dix mille prisonniers, avance faible. C'est peu ! Je retombe encore dans le marasme.

En Allemagne, les rations de pain sont réduites de trois quart depuis le 15. Cette situation peut-elle s'éterniser ?


Jeudi 19 - Différents faits importants apportés par les journaux. D'abord, le communiqué de ce matin qui annonce dix-sept mille cinq cent prisonniers. Depuis que l'offensive est commencée, la révolte gronde à Berlin, la grève a éclaté et la lecture des Débats montre le désaccord de la presse allemande sur la gravité de la manifestation que l'on veut atténuer à tout prix. Les métallurgistes sont toujours en grève depuis dimanche. En Autriche, c'est la famine et le gouvernement est chancelant ; on redoute une paix séparée de la Turquie, laquelle est à bout. Sommes-nous à la veille d'événements importants ? Je ne cite que pour mémoire une note d'un journal espagnol annonçant de source sûre (?) l'abdication prochaine de Guillaume.

Les anglais ont pris Villers Guislain. Leur avance semble enrayée. D'autre part, ce matin j'ai rencontré Allesmin (?), contrôleur des Cont. Dir. (?) à Valenciennes : il me dit avoir reçu une carte du fils Chesnel, pharmacien, qui a été emmené le 10 mars en Allemagne. Douai et Cambrai seraient évacuées. Il est probable qu'Edmond est maintenant enlevé. Comment supportera-t-on cette séparation là-bas ? Quel terrible coup pour Amante.

Hier, je suis allé au Matin pour faire renouveler l'annonce pour Suzanne et Jehan. Elle est à l'adresse de Madame Démaretz et j'indique le décès d'André. Coût : quinze francs. Arrivera-t-elle à destination ? je me le demande.

Je suis allé ce soir à Clichy. Paul est revenu en permission. Il est au chemin de fer militaire de Révigny, il est relativement à l'abri.

Le secteur dans lequel était Maurice Caron a dû donner car on a avancé légèrement de ce côté (Auberive ?). Je lui demande des nouvelles.

Rencontré Fournier, mon ancien collègue militaire. J'irai passer un bout de soirée chez lui demain.


Samedi 21 - Pas de changement notable à la situation depuis trois jours. Malgré l'offensive, les Allemands réagissent : trente-deux divisions sont dans la région de Soissons / Reims et apportent une énergie désespérée. On attend chaque jour des nouvelles sensationnelles et rien ne vient.

Léonard a reçu un avis l'informant que sa femme était arrivée à Evian avec ses enfants ? Nous nous étions donné rendez-vous au Jardin des Plantes mais elle n'est pas arrivée par le train du matin. Va-t-elle m'apporter des nouvelles des miens ? Je suis de plus en plus inquiet et ce que l'on apprend est de nature à légitimer les plus grandes inquiétudes. Les Allemands détruisent ou font sauter des bâtiments à Lille. La vie y est impossible et je me demande toujours ce que deviennent les miens dans cet enfer. Je voudrais savoir et j'ai peur de savoir. Quelle existence ! Je ne sais que faire et me jette dans le travail avec l'espoir que j'oublierai puis, à la moindre distraction, mon esprit se retrouve là-bas ; je me demande ce qu'ils font, comment ils vivent, s'ils sont toujours réunis ?


Jeudi 26 - L'offensive anglaise continue et la bataille continue, furieuse, dans l'Artois. Arleux n'est plus probablement qu'un monceau de ruines à l'heure présente, car le front anglais est vraisemblablement entre Arleux et Bailleul (?). On a pris Gavrelle (?) et Rueux (?) en partie et les journaux de ce soir disent qu'il y a des murailles de cadavres boches.

Notre offensive est arrêtée. Les bruits les plus divers circulent à ce sujet. Il paraîtrait que nos pertes sont énormes. Les troupes coloniales noires ont été fauchées et de Saint-Léger me disait que tout était à refaire : préparation d'artillerie insuffisante, attaque prématurée ; il ne voit pas le retour à Lille cette année !!! Si c'est vrai, je ne retrouverai plus les miens car ils n'auront pas la force de résistance suffisante pour durer encore un an à ce régime de privations et de souffrances morales. Et mes vieux ? Papa aura soixante dix-huit ans dans quelques mois, maman à la fin de l'année.

Je suis allé au Matin hier chercher un numéro justificatif de l'annonce envoyée à Roubaix. Obtiendront-ils de faire rapatrier Suzanne et Jehan ? J'en doute, d'ailleurs ils ne savent pas que je suis démobilisé et ils hésiteront, même s'ils le savent, car ils peuvent croire que ma situation ne permet pas de prendre ces deux enfants. Je suis donc appelé à rester seul jusqu'à la fin de cette guerre maudite.

Si j'avais su ! Que de peines, que d'inquiétudes, que d'angoisses j'aurais évité aux miens et à moi-même.

Aujourd'hui, je suis allée chez Fournier et, après avoir pris le café, j'ai fait une promenade en ville avec sa femme et sa fille. Eglise Saint-Séverin, Saint-Julien-le-Pauvre, Notre-Dame, Saint-Merri, les Archives (où j'ai vu de Saint-Léger qui m'a raconté ce que j'ai écrit plus haut), square du Temple, Boulevards depuis la place de la République jusqu'à la Madeleine et la Concorde. Après quoi je rentre au lycée.

Trouvé une lettre de Maurice Caron qui est sain et sauf après avoir fait les attaques dans la région de Moronvilliers (?).

Je note pour mémoire la grrrrande cérémonie de la Première communion au lycée. Cardinal, évêque, tout le tremblement. Comme tout cela paraît petit pendant la guerre.

Mardi, je suis allé chez Laure passer un bout de soirée avec Louis Baudouin et Paul qui était venu souper. On a causé surtout des absents.

Rien de nouveau du côté Léonard. Il devait m'écrire aussitôt sa femme arrivée et je n'ai pas encore reçu de lettre. D'autre part, les journaux d'hier annonçaient l'arrivée de rapatriés de Mouvaux. Amante aura-t-elle chargé l'un d'eux de m'écrire ?
Dimanche 29 - Le journal apporte la prise d'Arleux. L'offensive anglaise se continue. La nôtre est arrêtée et les heurts (?) se précisent. Mangin, que les soldats appellent couramment le tueur d'hommes ou le boucher ira à Limoges ou ailleurs. Le communiqué de ce soir dit que Nivelle est appelé à Paris. Les uns disent qu'il sera aussi débarqué.

Rémy est en permission. Il m'a écrit et je lui ai donné rendez-vous à la gare du Nord où il se trouve à trois heures et demi avec sa femme qui est maintenant à Paris. Il me fait voir quelques personnes de Neuvilly dont un Juvénal Legrand marié quinze jours avant la guerre à une fille de Marie Bouthieux (?). Il a reçu des nouvelles des siens par une rapatriée dont je lui ai procuré l'adresse. Nouvelles vagues, bonne santé : les correspondants ne disent guère que cela. Il est vrai que c'est le point essentiel. Quant aux détails, impossible d'en tirer autrement que par conversation. Vu également à la gare du Nord Monsieur Baum (?) dont la fille vient de revenir de Tourcoing. Elle ne dit que peu de choses et signale la pénurie de vivres chez le soldat allemand qui a à peine à manger. On n'a pas encore recommencé les classes là-bas !

Léonard m'a écrit. Sa femme qui avait fait prévenir Amante qu'elle partait n'a pas pu la voir tant son départ fut précipité, en sorte qu'on ne sait rien concernant les miens. C'est bien ma veine accoutumée.

Hier, Madame Baudouin m'apprit que les économes (?) nommés en province vont être remplacés par l'économe évacué de Valenciennes. Aurai-je la chance de voir Valette ? Par lui, j'aurai des renseignements sur Valenciennes. Attendons.


Mardi 1er mai - Encore un mois. La prédiction de mon australien est allée rejoindre les autres. J'ai vu aujourd'hui Rémy qui est venu me voir au lycée. Je l'ai quitté à onze heures après avoir fait une course dans Paris avec lui. Léonard vient me voir et me raconte ce que lui a dit sa femme sur Lille. Rien de la maison puisqu'elle n'a pas pu voir Amante avant son départ. Tout le monde a des nouvelles ou des précisions ; moi, rien. Il est arrivé cependant des évacués de Mouvaux mais Amante ne pouvait probablement rien leur confier.

Louis Ball est venu hier en permission. Il a reçu une lettre d'Alice qui va demander à être rapatriée. Henri Pachy est à Paris en permission également pour vingt jours. Il ne m'a pas encore donné signe de vie.

Si seulement mes annonces pouvaient parvenir à Roubaix ! Mais voudront-ils se séparer ?

Ma vie est toujours aussi morne ; quoique remplies, les soirées sont interminables et il est inutile de me coucher car je ne dors pas. Rarement plus de six heures, aussi je veille jusqu'à onze heures tous les soirs et la solitude me pèse. Si seulement j'avais les enfants.


Jeudi 3 mai - On parle de plus en plus des résultats effroyables de la dernière offensive. Il n'y pas moins de six interpellations annoncées pour la rentrée des Chambres (?).

Reçu un mot d'Henri Pachy qui viendra me voir dimanche, une carte de Ronald qui est à Stock Page, toujours dans la région de Windsor.

Hier soir, nous avons, comme le mercredi, passé quelques heures dans ma chambre. Madame Baudouin, souffrante s'est retirée et nous avons joué aux échecs jusqu'à une heure et demi. Je m'abrutis pour ne pas penser. Il fait aujourd'hui un temps splendide. Le Luxembourg est paré de couleurs ravissantes. Cette verdure tendre qui marque le couronnement du Printemps a des jours magnifiques (?), et, n'ayant pas le goût de sortir, je m'ennuie. C'est pitoyable.

Dans la soirée, Monsieur Valette arrive. Nous allons prendre le café ensemble et il me raconte la vie à Valenciennes pendant l'occupation. Villairs est probablement à Giverner (?) ou au collège de Cambrai. Le lycée est transformé en ambulance, peu ou pas de dégâts en ville. Rien que je ne savais déjà.

Au café de la rue Gay-Lussac, je rencontre Mitouard et, avec lui, le fils Douay, de La Brignette, qui est ici avec sa femme. On cause un peu pour préciser des souvenirs. Il semble que je remue des cendres : La Brignette, l'école, le jardin, les abeilles …

Valette me raconte qu'Alphonse, notre ex-menuisier est mort à l'hôpital.


Dimanche soir, 6 mai - J'ai des nouvelles, mais procédons avec ordre. Démaretz a fait une demande pour rentrer comme auxiliaire dans l'enseignement ou les économats. Il a été convoqué à la Sorbonne par un Inspecteur d'Académie. Il attend.

Reçu une lettre de Colson qui se tourmente toujours et espère se faire démobiliser en octobre. Je doute du succès.

Léonard est revenu chercher les affaires qu'il avait au lycée et il ne me dit rien que je ne sache.

Achille et Henri Pachy sont venus ce matin. Nous avons passé une heure ensemble à causer. Ils ont toujours le ton désabusé de leur mère et espèrent qu'Alice pourra leur apporter des nouvelles plus précises.

Le soir, je vais à la gare du Nord avec Démaretz et nous voyons Madame Duquesne qui arrive de Lyon-les-Sannois (?) et apporte des nouvelles : elle me dit avoir vu Amante et les enfants il y a une quinzaine de jours. Toute la famille serait bien portante. On sait que je ne suis plus soldat par une lettre de Démaretz. D'autre part, on reçoit souvent le Matin et il est probable que mes annonces arriveront. Madame Démaretz avait lu les numéros du 11 avril ; les annonces sont dans les numéros des 18 et 25 avril.

Il est possible alors qu'on tente de m'envoyer Suzanne et Jehan quand on les verra. On apprendra la mort du pauvre André. Quel coup pour la famille, pour papa et maman. Je me demande si j'ai bien fait.

L'offensive est recommencée. Nous avons fait six mille prisonniers nouveaux. Les anglais continuent. Les boches perdent du monde et ils en ont encore beaucoup à perdre avant de s'avouer vaincus. Les russes ne bougent pas encore. Leurs affaires intérieures sont toujours troubles malgré la note rassurante et optimiste qu'on publie à chaque instant. Ce qu'il faudrait savoir, c'est l'état réel de l'Allemagne et tout ce que les journaux publient est tellement disparate et contradictoire que l'opinion exacte ne peut se former. Rien de précis. En attendant, les pertes de navires sont formidables du fait des sous-marins. C'est terrible et la vie renchérit dans des proportions fantastiques. Les neutres sont biens atteints : Norvège, Danemark. Aux États-Unis, le voyage de Joffre et Viviani (?) est triomphal, mais je voudrais voir arriver la flotte et une action navale tentée sur Kisl, Wilhelmstafen et la Belgique. Aurons-nous cet été une action énergique menée sur tous les fronts ? La Turquie est toujours silencieuse, il semble que certaines tractations se font de ce côté mais rien ne transpire.
Jeudi 10 mai - Rien de nouveau. Je passe mes loisirs à faire de la photo. J'ai tiré des épreuves de mes clichés pris pendant mon dernier voyage. Elles sont très belles et intéresseraient sûrement Amante et les enfants. Aujourd'hui, je suis allé au Bois de Boulogne avec Madame et Mademoiselle Fournier mais, surpris par l'orage, nous avons dû revenir et je suis allé prendre une tasse de thé boulevard de Port Royal.
Il y a maintenant à Montaigne un surveillant d'internat de Cambrai, brave garçon avec qui on peut causer.

Maupinot doit rentrer prochainement.

Je pense toujours aux enfants et me demande si Amante va les envoyer. A-t-elle vu mes annonces dans Le Matin ?
Dimanche 13 mai - Nous avions l'intention de partir à Saint-Germain voir un ami et Démaretz devait m'écrire pour fixer le rendez-vous mais j'ai attendu vainement et ma journée s'est trouvée gâchée.

Maupinot est rentré et reprend son service demain.

Nous traversons encore une crise. La Russie inorganisée semble vouloir se séparer des alliés et si elle en vient là, nous sommes fichus. Les conversations redeviennent pessimistes.

Je tiens à noter une histoire authentique : l'un de nos savants, Monsieur Olivier, professeur à la Faculté des Sciences de Lille, fut mobilisé comme auxiliaire dans le bureau des décès militaires et, pendant un an et quatorze jours, dut recopier des actes de décès en respectant les fautes d'orthographe. On n'avait sans doute trouvé rien de mieux pour utiliser sa haute compétence et son immense savoir. Poincaré lui-même dut intervenir pour le faire affecter à un autre service et son chef eut alors le toupet de refuser en prétextant qu'il était indispensable. Il est maintenant au laboratoire de l'École Normale où il a déjà trouvé des procédés très intéressants pour la Défense nationale. Son nouveau colonel d'ailleurs déchire ses rapports quand ils sont écrits sans la marge réglementaire. Mérite-t-on la victoire quand, après trente-quatre mois de guerre, des faits pareils peuvent se reproduire ?

Nos pertes sont actuellement de un million deux cent mille morts identifiés. Où s'arrêtera-t-on ?

L'offensive d'avril a été néfaste et on parle d'ajourner toute offensive nouvelle jusqu'au jour où les américains seront prêts. Ce serait reporter l'issue de la guerre à 1918. Cette idée a des défenseurs. Il y a de quoi devenir fou quand on y pense.


Mardi 25 mai - J'ai trouvé hier un mot d'une dame Herex (?) qui arrive de Mouvaux et a une commission à me faire de la part d'Amante. Elle me donne une heure où je pourrai la voir chez elle, rue Hippolyte Maindron, dans le quatorzième. J'y vais le soir même et je trouve d'abord des fillettes qui, revenues avec leur mère, me parlent de l'école dont elles sont les élèves. Suzanne fait classe fréquemment avec Mademoiselle Vaillant sous la direction d'Amante. Je les questionne en attendant la mère qui rentre peu de temps après. Toute la famille est en bonne santé. Papa et maman vont bien mais ils vieillissent. Jehan va au lycée de Lille, Edmond à Tourcoing (?), où ? J'obtiens quelques détails sur la vie là-bas, sur le ravitaillement qui a son siège à l'école maternelle. Espérons qu'Amante en profite un peu. Il y a beaucoup de soldats boches logés chez l'habitant mais il n'y en aurait pas à la maison (?). Récemment, des avions anglais ont laissé tomber des bombes près de la chapelle des malades où les boches ont un camp d'aviation.
Amante a dit à cette femme qu'elle me faisait faire la même communication par une dame de Roubaix qui allait être rapatriée. S'agirait-il de Madame Démaretz ? J'ai demandé si Suzanne avait l'air souffrante. Les fillettes disent non. Je tire le plus possible de ma visite. G. Florin (?) est mort, Dubesn (?) ferait fonction de maire. Les hommes qui veulent travailler pour les boches ne sont pas malheureux, travail bien actif dans les scieries où on débite tout le bois pour les tranchées.

Je rentre à neuf heures et demi au lycée où je rumine tous ces renseignements pendant une grande partie de la nuit. C'est peu et c'est beaucoup. Les renseignements datent du 8. Il y aura encore des évacuations. En profiterai-je ?

Aujourd'hui, les journaux du soir annoncent que Pétain devient généralissime, Foch Chef d'État Major général et Nivelle redescend au grade de commandant d'armée. Ce sont les sanctions de l'offensive ratée. Il y en a d'autre qu'on ne publiera pas.

En Russie, la situation est toujours aussi obscure malgré les promesses des membres du comité des ouvriers et des militaires. En sortira-t-on jamais ?

Le Congrès de l'Internationale à Stockholm fait couler de l'encre. C'est le gouvernement allemand qui fait choix des délégués boches (d'après les journaux du soir). Ce serait un comble d'être la dupe de ces gens-là.
Vendredi 18 - La situation s'éclaircit un peu en Russie. Un ministère mixte est en formation, il est grand temps.
L'armée se désorganisait, il n'y avait pas moins d'un million de déserteurs. Mercredi, à notre soirée habituelle, Buffart (?) soutenait encore une fois la discussion sur les responsabilités des gouvernants anglais dans la guerre. A quoi bon ? Est-ce le moment quand la maison brûle de rechercher si le feu a été mis avec un ingrédient plutôt qu'un autre ? Discussion qui fait penser aux scolastiques du Moyen-âge : Adam avait-il un nombril ? Ou bien est-ce la poule qui sortit de l'œuf ou l'œuf de la poule ? Que sait-on de précis sur les origines de la guerre ? Rien. Combien de temps fallait-il après 1870 pour savoir que la dépêche d'Ems (?) était falsifiée ? Et il n'y avait que deux États en guerre.

Hier, j'ai passé l'après-midi avec Mis au Bois de Boulogne, plus beau que jamais. Les marronniers sont tout en fleurs et les arbres, avec toutes leurs feuilles, ouvrent des perspectives extraordinaires. Je suis allé à Bagatelle voir où en étaient les rosiers. Au cours de cette longue promenade, nous avons beaucoup causé de la guerre. Mis me dit ce qu'il apprend par la lecture des journaux autrichiens. C'est la famine, le peuple mange des purées de luzerne, de trèfle ; pas de pain, de pommes de terre, de viande, c'est effrayant. L'Arteiter (?) Zeitung devient menaçant malgré la censure. Cela peut-il durer encore un an ?

Le soir, à la gare du Nord, je retrouve Démaretz avec Auguste This revenu en permission. Démaretz m'apprend que Madame Thomas est revenue. Comment se fait-il qu'elle ne m'écrit pas ?
Ce matin je suis allé à Clichy dire à ma tante Marie ce que j'avais appris de Mouvaux. Rien de particulier à noter. Colson m'écrit qu'il a reçu mes photos. Lettre extrêmement aimable. Sa femme fait de moi une sorte d'arbitre et il paraît que mes lettres sont attendues comme l'évangile dominical.
Lundi 23 mai - Rien de bien intéressant à noter. Samedi soir, nous avons passé la soirée chez Madame B., comme de coutume. Sa belle-sœur était revenue et on reprit les anciens passe-temps ; cartes, tables tournantes, on se tira mutuellement les cartes. J'ai ainsi appris que les enfants arriveraient dans deux mois (??) que l'on avait connaissance de mes deux annonces ? Qu'y a-t-il de vrai ?

Hier matin, je suis allée avec Démaretz à la Foire de Paris qui est installée dans des pavillons à l'esplanade des Invalides. Rien de remarquable, cela n'intéresse que le commerçant. L'après-midi, nous allons rue Cadet où l'on assiste à une réunion qui ressemble à toutes les autres : diatribe de Démaretz, de Detierre sur la politique et la situation, examen sommaire de la situation. Des fautes s'accumulent et on ne voit pas d'issue. Il faudrait des opérations militaires sur le front russe et rien ne bouge, c'est désespérant.

A la gare du Nord, je rencontre Drecq (?), du Cateau qui arrive de Reims. Il est entre Brinnont (?) et Berry-au-Bac où la situation est extrêmement difficile, le moral des hommes est bien bas.
Avec Auguste This, je vais dans un café près de la gare de l'Est où je rencontre un ancien camarade d'école, Arthur Lallard, et son frère, de Lauvin Planques (?). Je ne l'ai pas vu depuis trente ans peut-être et on remue les cendres du passé.

J'apprends par Auguste que Maurice Caron est arrivé en permission depuis mercredi. Il est allé, paraît-il, à une noce du côté de Bagnolet et sa marraine lui tourne quelque peu la tête. Aujourd'hui, il est venu me voir, mais au moment où j'allais faire travailler un élève. Je lui donne donc rendez-vous pour demain matin car je n'ai pas classe. Il attend sa troisième citation (du corps d'armée).


22 mai - Maurice Caron vient me voir le matin. Je l'emmène au Matin où je porte une annonce pour Colson, que je signe. L'après-midi, je reçois au lycée la visite d'Achille et de sa fille Alice qui arrive de Roubaix, rapatriée. Elle m'apporte des nouvelles de la famille et mon cœur saute à tout ce qu'elle me dit : Amante bien portante ainsi que toute la famille ; Papa a fait une petite rechute de bronchite ; Amante a l'intention de faire rapatrier Jehan. Elle l'aurait envoyé avec Alice si elle avait pu, mais elle va saisir la première occasion car, après l'âge de treize ans, c'est difficile. Elle n'a pas encore eu connaissance des annonces du mois dernier. Je crois qu'elles passent inaperçues. Alice me dit qu'à la maison, on ne connaît pas ma situation exacte. Donc on n'est pas certain que je suis démobilisé.

Je demande des renseignements sur la vie là-bas. Ce n'est pas gai ! Edmond va toujours en classe. J'avoue ne plus comprendre car Madame Vignol m'avait dit qu'il travaillait dans une administration à Roubaix. On n'a rien pris à la maison (réquisition ou vol).

Amante n'est pas changée depuis qu'Alice la voit, Suzanne ne paraît pas anémique. Je ne comprends pas une foule de choses et je voudrais tant savoir.

Il y aura encore des trains. Si Amante persiste dans la même intention, je verrai Jehan bientôt et j'aurai des nouvelles par lui.


24 mai - Ce matin, pendant que Maurice Caron était dans ma chambre, venu pour voir des photos, m'arrive un télégramme ainsi conçu : Lucile, Raymond, René, Jehan arrivent bientôt - faire nécessaire pour les réclamer - Evian - Signé Devos. Je vais informer Démaretz et j'envisage les hypothèses plausibles :

1°/ Les listes de Sehaffon (?) ont été envoyées à Evian et l'arrivée serait imminente puisque les voyageurs seraient dans le train. C'est trop beau et trop simple.

2°/ Un ou une Devos que je ne connais pas, aurait été chargé de me prévenir que les voyageurs arriveront prochainement par un train ultérieur. Devos aurait lancé un télégramme en arrivant à Evian. Je recevrai sans doute une lettre explicative par la suite.

J'ai écrit précisément à Evian hier et ma lettre ne tardera pas à y arriver. Je réclame Suzanne et Jehan. Les heures vont me paraître longues pendant quelques jours.


Samedi 26 mai - Rien encore. Pourquoi la personne qui était si pressée de me télégraphier n'a-t-elle pas pu m'écrire. J'espérais avoir quelques éclaircissements aujourd'hui mais les facteurs font leur distribution sans jamais avoir quelque chose pour moi.

Nous voici à la veille de la Pentecôte. Les élèves partent en vacances. Moi je reste plus solitaire que par le passé car je ressens un peu plus d'amertume consécutive à la déception.

Hier, je suis allé à la gare du Nord. Un train d'évacués de Mouvaux est arrivé à Evian le 24. Jehan n'y était pas puisque je ne reçois rien.

Jeudi après-midi, je suis allé avec Mis faire une promenade magnifique sur les bords de la Marne (de Joinville à Chenevière, puis La Varenne, où je vais revoir le 7 de la rue Lecerf, la gare. Je ne vois pas le Margis (?) Turbert qui est devenu vaguemestre. Retour par le tramway, Adamville (?), pont de Créteil, Joinville, le camp de Saint-Maur, Vincennes.

Au moment où je termine ces lignes, je reçois un télégramme d'Evian : Jehan Tondelier rapatrié arrivera Paris lundi matin huit heures gare Lyon. Goossens Commissariat.

Enfin !!
Dimanche 27 - J'ai passé mon après-midi et ma journée avec un peu de fièvre, l'esprit à Evian, me demandant toujours ce que fait le pauvre enfant, perdu dans une cohue qui doit le rendre ahuri. Démaretz n'a rien reçu concernant ces enfants, ce qui me fait craindre que Jehan soit seul pour faire ce voyage infernal. J'ai bien consulté l'indicateur, mais où aller le chercher ? Evian ? Annemasse ? Thonon ? Il est probablement classé comme un colis. Et pendant ce temps, sa pauvre mère se demande avec angoisse s'il est arrivé. Je n'ai aucun moyen de mettre fin à son inquiétude à ce sujet.

J'ai fait, aujourd'hui comme les autres dimanches, ma promenade à la gare du Nord mais je ne vois personne. Maurice Caron en permission est toujours à Bagnolet. Je ne rencontre que Louis Baudouin à qui j'annonce la bonne nouvelle. Le soir, après avoir dîné très tôt sur le boulevard, je reconduis Démaretz par les Tuileries, la Concorde, les Invalides jusqu'à Varenne, la Motte-Piquet et je rentre à neuf heures et demi. Encore onze heures ! et j'aurai retrouvé un enfant, j'aurai des nouvelles !

Je me demande toujours qui m'a télégraphié l'arrivée prochaine de Jehan et des enfants Démaretz. J'espérais toujours une lettre mais rien n'est venu. J'avais télégraphié hier à Jehan mais il ne m'a pas répondu. A-t-il seulement reçu ma dépêche ?


3 juin - Je ne suis plus seul. J'ai vécu ces huit jours comme dans un rêve. Minutes inoubliables, celles qui marquèrent l'arrivée à la gare de Lyon. Lettre d'Amante écrite sur un morceau d'étoffe et que j'ai lue avec une émotion poignante. Conversations avec Jehan au cours des longues promenades que je lui ai fait faire dans Paris pendant toute la semaine car je n'ai pas eu le courage de le faire entrer en classe immédiatement.

Je l'ai voulu pour moi, il couchait dans une chambre voisine et il ne me quittait pas en dehors des classes.

Demain, il prendra le régime commun. Le proviseur m'a fait faire une demande pour le recevoir comme interne. Il va entrer en Sixième A5, dans une bonne petite classe et je l'aurai deux heures par semaine en calcul. J'écris des lettres, je le fais voir, comme un phénomène.

Mardi, je l'ai conduit à ma tante Marie. Jeudi, à Saint-Denis, puis je lui ai acheté des vêtements, du linge, des chaussures etc. Je lui achèterai tout ce qu'il me demanderait !

Peu à peu, il me raconte la vie là-bas, les événements auxquels il était mêlé, le lycée, l'école, et j'écoute, jamais fatigué.
7 juin - Je n'ai plus le temps de prendre mon journal et de lui confier mes impressions et ma vie. C'est la période des compositions finales et je suis sur les dents. L'ouvrage dégringole de tous côtés à la fois. Feuilles de notes, de prix, d'examen de passage, etc … sans compter les compositions et les devoirs quotidiens.

Jehan est entré en classe. Je l'ai installé, dortoir, lingerie etc. Aujourd'hui, Madame Barbe l'a vacciné. Ses camarades internes de la classe de Sixième A5 l'ont accueilli d'une façon charmante : ils s'étaient cotisé et lui ont remis à son entrée un gros paquet de chocolat à la crème avec une petite dédicace les internes de Sixième A5 à leur petit ami Jehan. Au dortoir, il a comme maître Monsieur Clavier, un blessé réformé de Cambrai, très gentil qui veille sur lui. Chaque jour, il vient me dire bonjour après le déjeuner, à sept heures et demi, et, aux récréations, il accourt quand il peut. Les jours de sortie et de composition, je l'emmène. Les enfants Démaretz sont installés. René est dans le dortoir de Jehan.

Aujourd'hui, le proviseur m'a fait appeler. Le ministère lui réclame des renseignements au sujet de ma demande d'exonération des frais d'internat pour Jehan. Il me semble qu'il va insister pour le conserver. Nous verrons bien. En tous cas, si l'on ne m'accorde pas ce que je demande, je partirai en province.

J'écris aux connaissances pour annoncer l'arrivée de Jehan, mais je suis si excédé de besogne que je n'en viens pas à bout. Il me reste Janssens, Loucheux.


11 juin - Les lettres aux personnes précitées ont été expédiées hier. Jeudi, à Clichy, ma tante m'a invité à aller dîner hier avec Albert, revenu en permission. J'y fus, accompagné de Jehan. J'avais vu au préalable Maurice Passaye avec qui j'avais passé quelques heures près de la place Pigalle. La veille, j'avais passé l'après-midi avec Weill qui part à Fontainebleau et, le dimanche matin, nous étions allés ensemble avec les enfants au Jardin des Plantes à la grande joie de Jehan.
Les anglais ont mené une furieuse offensive entre Ypres et Commines (?) où quantité formidable d'explosifs (cinq cent tonnes) ont fait sauter des mines (?) énormes et la canonnade n'a jamais atteint une telle intensité.

Du côté russe, rien de nouveau. Leur offensive est paralysée. Antonoff donne des renseignements terribles : l'armée est mal nourrie et incapable d'agir. Combien faudra-t-il attendre encore ? Je crois que la guerre durera encore au moins un an. Où va-t-on ? Colbot (?) me donne sur l'état d'esprit des soldats des renseignements effrayants. Je crains que l'on ne puisse plus tenir jusqu'à l'arrivée des américains.

Le ministère met quelque résistance à accepter les enfants Démaretz comme internes ce qui exaspère le papa. Pour moi-même le proviseur à dû envoyer un second rapport circonstancié et j'attends la réponse. S'il faut partir, je partirai.
18 juin - Je n'ai plus le temps d'écrire car la besogne m'accable. Compositions, notes trimestrielles, examen de passage, tableaux d'honneur, feuilles de prix et devoirs, je n'en sors pas et je me couche tous les soirs à onze heures fourbu.

Jeudi, je suis allé à Bagatelle voir les roses. C'est simplement merveilleux et elles ne sont pas encore toutes ouvertes ; les crimoses (?) et roses en bouquets vont s'ouvrir et j'y retournerai jeudi avec la famille Fournier.

Samedi, je suis allé avec Jehan voir Madame Taisne à Neuilly. Je n'ai rien appris. Elle a posé les questions habituelles à Jehan sur la famille, questions que j'ai posées cent fois avec l'espoir d'apprendre du nouveau. Son fils passe le bachot à la fin du mois.

Hier, je suis allé rue Cadet, Jehan avait demandé à aller en promenade. Je n'ai appris que des choses pénibles et très inquiétantes sur l'armée qui se démoralise de plus en plus. La situation devient grave et inquiétante. On m'a cité des faits : soldats limousins fusillés, d'autres désarmés à la suite d'une mutinerie et sur lesquels on voulait faire tirer l'artillerie puis sur lesquels on a lancé les noirs. Ah ! Cela va bien !!

Mardi dernier, on recevait le général Pershing qui commandera les forces américaines. Magnifique discours de Viviani à la Chambre.

En Russie, cela paraît s'arranger mais pas d'offensive, la réorganisation paraît lente et laborieuse. Je crois qu'il faudra attendre les américains et, dans ce cas, il n'y aura rien de fait avant l'année prochaine. Nos troupes pourront-elles attendre jusque là ? Et la situation financière le permettra-t-elle ? Les cent marks valent soixante-cinq francs en Suisse. Que vaudront les cent francs dans un an ?

La vie devient horriblement chère. On donne maintenant un pain gris peu appétissant et dur. Deux jours sans viande.

Un fait que l'on m'a cité : baraquements construits près de Dijon pour prisonniers boches reconnus insalubres par une commission militaire ; on n'y envoie point de prisonniers mais pour les utiliser, on y envoie la classe 18.


Le proviseur me redit aujourd'hui qu'il tient à me conserver et qu'il a écrit au Ministère pour obtenir l'exonération totale pour Jehan, mais il n'a pas encore de réponse. Devrai-je aller moi-même voir le directeur de l'Enseignement Secondaire ? S'il s'agissait d'un riche fabricant ou d'un professeur de faculté, la question serait déjà réglée.
Vendredi 22 juin - J'ai terminé mes compositions. Il n'y a plus maintenant que les carnets scolaires. Je vais pouvoir souffler un peu.

Hier, j'ai reçu une carte-message d'Amante du 19 mai 1917 ainsi conçue : Bonnes nouvelles de tous. Heureuse de te savoir bien portant. J'étais inquiète, aucune nouvelles depuis mai. Baisers. Amante. C'est la réponse à ma carte message du 23 mai 1916. L'imbécillité de notre administration éclate magnifiquement à l'examen des deux dates : il a fallu un an aux français et un mois aux allemands. Amante a donc rédigé ce message le surlendemain du départ de Jehan.

Jehan a travaillé hier toute la journée dans ma chambre. L'après-midi, je l'ai conduit au cinéma, au vaudeville. C'est la première fois depuis qu'il est arrivé il y a un mois. A côté du film italien bien amusant pour lui, il y avait des vues prises de la Somme au mois de mai, au moment de l'évacuation allemande. C'est effroyable et, à la pensée que notre maison est appelée à subir le même sort, nous avions l'un et l'autre le cœur serré, nous pleurions silencieusement dans l'obscurité. Le pauvre enfant me demandait si les allemands feraient la même chose à Mouvaux. Quelles horreurs ! Et quelle leçon pour ceux qui veulent la paix sans assumer la réparation de ces dommages.

Le proviseur a reçu la réponse à ma demande. J'aurai à payer le quart de la différence entre la remise (?) dont je jouis et l'internat, soit environ trois cent francs par an. Je vais faire une demande pour obtenir la remise totale et je vais aller voir le directeur de l'Enseignement Secondaire.


Lundi 25 juin - J'ai passé la journée à Chevreuse et Port Royal avec Mis. J'avais offert à Jehan de nous accompagner mais, comme il y avait beaucoup à marcher, il a préféré rester et aller en promenade avec ses camarades. Il est allé à Montsouris. Journée en excursion, intéressante promenade dans un cadre magnifique qui fait oublier Paris et ses tramways.

Mis me dis qu'il y a actuellement des pourparlers entre l'Autriche et la France. L'intermédiaire serait le roi d'Espagne. Si cela aboutit, on pourrait entrevoir la fin de la guerre car l'Allemagne, séparée de la Turquie, de la Bulgarie, serait obligée de céder, mais est-ce vrai ? Peut-on espérer ? On a été déçu tant de fois qu'on n'ose plus croire à rien. Le renseignement vient de de Saint-Léger, professeur d'histoire à la Faculté.

Je vais jeudi voir le directeur de l'Enseignement Secondaire et tâcher d'obtenir le reste de l'exonération pour Jehan.
Vendredi 6 juillet - J'ai tant à faire que je n'arrive plus à écrire mon journal. La semaine dernière a été bien remplie et, le jeudi, j'ai pu m'échapper pour aller avec Jehan passer l'après-midi au Bois de Boulogne et à Bagatelle. Un orage nous a forcé à abréger la promenade. J'ai quitté Mis à la porte Dauphine. Nous avions visité auparavant la Muette, que je n'avais pas encore vue.

Dimanche, jour pluvieux. Je vais chercher Démaretz et, comme la pluie tombe sans arrêt, nous conduisons les enfants au cinéma. Le matin, une réunion rue Cadet ne m'avait pas appris grand'chose.

J'ai oublié de noter que, le jeudi 28, j'étais allé voir le directeur de l'Enseignement Secondaire pour parler de l'exonération accordée à Jehan. Il m'a dit que j'aurai à choisir probablement entre mon départ de Paris avec Jehan ou bien le départ de Jehan. Le proviseur me rassure un peu. Quoiqu'il fasse je ne partirai pas. C'est simplement scandaleux et on ne me séparera pas de mon enfant. La question de mon départ ne se posait pas. Ce n'est pas la question de mon fils qui doit la faire se poser. Je n'ai pas demandé Paris.

Evelina me demande quand j'arriverai. Au lycée, les prix sont fixés au 12.

De la guerre, des renseignements peu précis et contradictoires. On ne sait rien d'une séance secrète qui dure depuis six jours. Les russes ont pris l'offensive le 1er juillet. Ils ont fait dix-huit mille prisonniers. Cela continuera-t-il ?

Jeudi (hier), je suis allé à Clichy. J'ai trouvé chez ma tante des gens de Planques (?) récemment rapatriés (Léonie Duez (?)). Louis Baudouin est, paraît-il, assez mal portant. Je vais tâcher de l'aller voir à Puteaux. Démaretz me disait qu'il lui avait semblé très vieilli depuis quelques temps. Il vient de perdre sa sœur.

J'ai envoyé jeudi un message par le Matin. Je dis : Jehan et moi bien portants, suis libéré depuis un an. Démaretz envoie des renseignements sur treize personnes. Il réclame encore sa femme.

Les enfants vont passer leurs vacances en Suisse dans une colonie scolaire.


Dimanche 8 juillet - Je suis allé hier avec Buffart passer la soirée chez Mademoiselle Mignon, ma collègue de Mathéon (?). Madame Régnier était présente. C'est la veuve d'un professeur de philosophie d'Orléans tué à la guerre. Elle-même fait une Huitième à Montaigne. C'est une trop jeune veuve dont le cœur reste très sensible ! Mademoiselle Mignon est une lesbienne très féministe, très pacifiste, socialiste, zimmerwaldienne et dont le plus beau titre est d'être restée très féminine. Elle nous cause de ses voyages en Égypte, en Norvège, puis on parle spiritisme et, naturellement, on en fait. Elle se révèle un médium étonnant ! Nous écrivons chacun notre question. Je demande : La maisonnée est-elle toujours au complet ? et avant qu'on ait pu prendre connaissance de la question, j'ai la réponse à haute voix : Oui et tous sont en bonne santé. Une autre question : La paix sera-t-elle signée avec l'Autriche ? - Oui, elle datera de Vendémiaire. Les autres sont sans intérêt. Ce qui est étrange, c'est que ces réponses à des questions écrites sont formulées avant que les questions soient lues. Étrange !
Nous partons à minuit et demi et, sur la route (de la rue Tournefort au lycée), un orage effroyable éclate. Je rentre trempé comme une soupe dans ma chambre inondée.

Ce matin, je suis allé à une réunion maçonnique avenue de Suffren. Rien à noter dans ce milieu de phraseurs où l'admiration mutuelle semble être de rigueur.


28 juillet - Je n'ai rien noté depuis le 6 et cela tient à plusieurs raisons.

Du 6 au 12, ce fut la dernière semaine avant les prix avec le cortège habituel des visites de parents. Les prix furent ce que sont les distributions de prix : Musique de vieux territoriaux, présidence de Monsieur Gustave Rivet, Sénateur. Deschanel était présent et le proviseur lui asséna des coups d'encensoir. Puis, ce fut le défilé interminable. J'étais entre Mademoiselle Mignon et Maupinot.

Le 13, je me suis promené un peu et suis allé à Clichy ; puis, j'ai dîné avec Louis Baudouin et je suis allé voir Achille Pachy et sa fille qui occupent un petit appartement rue Ganneron.

Le 14 juillet, grande revue à laquelle j'ai assisté au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Auguste Comte. J'ai entrevu Debuyne, capitaine très décoré. Revue émouvante où passent des drapeaux, témoins de batailles effroyables. Comme régiments, le dessus du panier. On avait annoncé des Arabes (?) mais ils sont restés prudemment à l'arrière de leurs lignes. Le soir, je fais une promenade avec les Démaretz et Debuyne que nous quittons place de la République, puis nous partons vers les Champs-Élysées. On cause beaucoup de la démission de Bethman Halevy (?). Démaretz y voit des difficultés insurmontables en Allemagne et des tas de choses. Je vais dîner dans un restaurant de Grenelle où je paie très cher une nourriture sale et mal préparée (milieu où mangent beaucoup (…) qui sont (…) exploités car ils gagnent de l'argent).

J'ai reçu une lettre d'Evelina qui me demande d'avancer mon départ pour voir Gaston qui est en permission et repart mardi. Je pars le lundi, à une heure, de la gare de l'Est et, sur la route, je fais voir à Jehan Nogent-sur-Marne, Pontault, Ozoir où je moisissais il y a deux ans à pareille époque. Nous arrivons à Pont-Sainte-Marie à six heures du soir.

J'ai passé là neuf jours très reposants en évocation du passé pendant nos longues conversations. Avec Evelina, c'est toujours le même sujet de conversation : la guerre, la famille, le retour. J'ai fait quelques promenades, à Troyes, à Grenay (?), dans les bois. Jehan mange avec un appétit remarquable. Il grossit à vue d'œil, il avait gagné sept cent grammes depuis son arrivée au lycée.

J'entends tous les jours le canon de Champagne, d'Argonne où on se bat furieusement depuis avril. Il semble que les boches veulent recommencer le coup de Verdun et nous épuiser. Du discours du nouveau chancelier Mrehartin (?), on ne peut rien déduire. Rien n'est changé en Allemagne, il faudra attendre l'entrée des américains et, d'ici là, nous serons épuisés et exsangues.

Je suis revenu à Montaigne le mercredi 25. J'ai trouvé des lettres de Rémy, Barker, Madame Colson, Maupinot. Edmond Delasalle du Révil est mort. Il y a un faire-part. Il a trouvé moyen de venir s'enrichir à Paris grâce à ses hautes relations (?). Les autres, le menu fretin, achèvent leur ruine et se désolent.

Je fais quelques promenades avec Jehan. Hier, je suis allé à Saint-Maurice, au bois de Vincennes, à Joinville. Puis, retour par Vincennes.

Au réfectoire, je mange avec le Père Poirier, Clavier, Mohammed Ben El Hadi et Jehan. Après le déjeuner, on fait des parties d'échecs. Jehan travaille un peu chaque jour dans ma chambre mais il est très difficile de le tenir appliqué, son esprit divague volontiers et je ne sais pas le latin. Nous faisons un effort mais c'est pénible.

Cette nuit, à onze heures et demi, l'alerte est donnée. Des zeppelins ou des avions sont signalés. Sifflements prolongés de sirènes, clairons. Je me lève et laisse dormir Jehan. Je vais à l'étage en terrasse (?) voir les avions circuler. C'est très curieux de voir ces étoiles se signaler en changeant de place, en évoluant au-dessus de Paris.

Les journaux de ce matin annoncent le fait mais ce ne fut qu'une alerte.

Rien de nouveau chez Démaretz, il n'a pas encore reçu de renseignements concernant le départ de son fils dans une colonie de vacances.

Les journaux annoncent que de nombreux rapatriés arriveront, à raison de mille par jour, à partir du 1er août. Il y a encore de nombreux trains de Lille-Roubaix-Tourcoing. Il est probable que Madame Démaretz reviendra, surtout si elle a reçu le dernier numéro du Matin dans lequel Démaretz lui dit impérativement :Viens !

J'ai oublié de noter que j'avais, moi aussi, envoyé un mot : Jehan et moi bonne santé, suis libéré.
31 juillet - Deuxième alerte la nuit du 28 au 29. Au cours d'une promenade à Chaville avec Démaretz et ses enfants, j'apprends que lors de la première alerte, un avion ennemi a laissé tombé six bombes à Aubervilliers. Aucun signal sérieux mais je crains que celui-ci ne soit venu en éclaireur et qu'un de ces jours, il en vienne une escadrille, comme à Londres.

Hier lundi, j'ai reçu une lettre de Madame Vignol, la pauvre femme m'apprend que son mari vient de mourir à Trouville et elle me demande conseil. La voilà seule de ce côté du front avec deux petits enfants. Quel drame pour cette malheureuse qui se réjouissait d'avoir retrouvé son mari et qui le perd au bout de quatre mois.

De la guerre, rien de nouveau. Les anglais se livrent à un bombardement effroyable dans les Flandres mais ne déclenchent pas encore l'infanterie. Aujourd'hui, Vacher l'optimiste me disait que Lille pouvait se trouver dégagée si cela réussissait. J'en doute. Léonard vient d'être nommé Adjoint au Commissaire spécial de Cherbourg, pour la surveillance du port.

Je suis allé voir Debéthune au Ministère pour la bourse de Jehan. Il me conseille de ne pas bouger et me fait espérer que la chose restera en l'état. Attendons !


4 août - Je reste la plupart du temps dans ma chambre. Il fait un temps détestable, pluie, vent. J'ai développé mes photos de Troyes. Elles sont passables parce que prises dans des conditions défectueuses. Madame Vignol m'a écrit une seconde lettre dans laquelle elle me demande d'aller la voir car elle est tout à fait désemparée. J'irai la voir mardi avec Jehan.

Le divorce de Madame Barbe est prononcé. Son mari libéré ne tardera pas à convoler une seconde fois en injustes noces.

L'offensive anglaise a été déclenchée le 31, après une préparation d'artillerie qui a duré quinze jours. Les résultats n'apparaissent pas aussi beaux qu'ils le sont en réalité. Les allemands ont perdu plus de vingt mille hommes. Il y a six mille prisonniers mais la bataille doit durer très longtemps, cent jours au moins. Verra-t-on Lille débloqué ? Je n'ose y compter. D'ailleurs que restera-t-il s'ils font la même chose que dans la Somme ? Est-ce souhaitable ?

Je suis allé hier à Clichy. Ma tante me donne des nouvelles sommaires d'Anzin. On parle de l'évacuation au sud de l'arrondissement de Douai. Rosalie serait allée à Roubaix. Berthe songerait à se faire rapatrier avec une partie de la famille de ma tante Hélène ??


12 août - Dimanche dernier, j'ai passé une matinée dans ma chambre et, l'après-midi, pendant que Démaretz était rue Cadet, je suis allé avec les enfants à Montmartre où une foule de cordicoles (?) ânonnaient dans la grande église. A la gare du Nord, je rencontre Monsieur et Madame Pélabon et leur fils Edgar me parle du Nord, de Valenciennes. Même pessimisme désabusé.

Le lundi, je donne une leçon et, le mardi matin, je pars avec Jehan à Trouville par Achère (?), Mantes, Évreux, Servigny où je retrouve les souvenirs de ma première évacuation (septembre 1914) Péroide (?) et quelques autres de Mouvaux, Benray où je vis le premier officier boche prisonnier, Lisieux où je dois attendre une heure. Je visite sommairement la ville, vielles maisons normandes, église curieuse, et, à sept heures, j'arrive à Trouville où je trouve Madame Vignol qui me conte ses peines. Je lui donne mon avis sur ce qu'il y a lieu de faire. Le mercredi, je passe la journée avec les enfants à la plage, temps maussade, pluie. Jeudi, visite de Deauville, Normandy Hôtel, le tennis, le champ de coreste (?). Des prisonniers boches travaillent au déchargement des navires anglais, ils ne s'en font pas.

Le jeudi 9, visite au cimetière, tombe de Monsieur Vignol et journée passée à la plage où Jehan s'en donne à cœur joie. Le vendredi, nous allons en excursion par autocar à Honfleur. Route magnifique dans la verdure, par Villerville Equimauville (?). Nous montons à la chapelle Notre-Dame de Grâce d'où l'on a un panorama merveilleux sur l'embouchure de la Seine, Le Hâvre, Barfleur. Je revois de loin le champ de tir le long du canal de Tancarville où, l'an dernier, nous allâmes observer le tir d'un canon de trois cent vingt. Des mines Schneider, on tire et je vois très bien les éclatements de Shrapnels (?). A cinq heures, nous repartons.

Le samedi, je rentre à Paris. Retour par l'express. On prend à Mantes la ligne d'Argenteuil par Meulan (?), Triel, Herblay et je rentre à Montaigne à neuf heures.

Lettre de Rémy qui est en permission. Sa femme a changé de maison car il m'écrit de la rue Thorel, 16.

Une autre de Madame Garraud qui demande des nouvelles.

Ce matin, je reçois une lettre de Maurice Caron qui vient d'avoir sa quatrième citation à la suite d'un coup de main. Il vient en permission à la fin du mois de septembre.
15 août - Rémy est venu me voir lundi avec sa femme. Je lui ai donné rendez-vous aujourd'hui et j'irai le voir tout à l'heure.

Dimanche, après la besogne courante du matin, nettoyage et mise en ordre de la chambre, nous sommes allés chez Démaretz et, avec ses enfants, nous sommes partis à Bagatelle où il n'y a plus guère de roses fleuries. Après une longue promenade au bois et à la Muette, nous reprenons le métro pour rentrer dîner à six heures et demi.

Le lundi, j'ai fait quelques courses pour Madame Vignol au Ministère et à la Sorbonne, puis je lui écris pour qu'elle vienne jeudi ou vendredi. Le soir, Madame Oberlin vient passer quelques heures dans ma chambre avec sa belle-sœur. On cause de la guerre, toujours.

Hier, je suis allé promener ma tristesse à Clichy, rien de nouveau. Le soir, Fournier est venu me voir et nous avons causé de ses collègues. L'ancienne équipe est toujours aussi peu intéressante. Fournier espère être mis en sursis prochainement.

Je traverse encore une période funeste et mon caractère s'aigrit. J'ai toujours l'esprit à Mouvaux et je souffre de la séparation. Il est des heures où je deviens mauvais. Heureusement, Jehan est là.

Le lycée fait l'effet d'un désert. La nourriture est infecte et insuffisante et l'économe, noyé dans son encrier, ne surveille rien.

Colson m'écrit qu'il m'attend, je partirai mardi matin.

De la guerre, rien. Les boches ont tout pour eux, même les éléments. L'offensive anglaise des Flandres, sur laquelle on fondait quelque espoir, a été arrêtée par le mauvais temps : les hommes étaient embourbés et l'avance a été arrêtée, tout est a recommencer. On n'en sortira pas et il faut attendre le concours des américains. Nous ne verrons rien de saillant avant sept ou huit mois. Je suis désespéré. Et cependant, c'est la misère en Allemagne. En certaines régions, on y meurt du typhus, de la faim, mais qu'importe ? Les pangermanistes et l'empereur ont à manger.

Au point de vue politique, la conférence de Stockholm paraît avortée malgré le vote des travaillistes anglais. Il semble qu'on se trouve dans une période d'attente. Une petite note dans les journaux de ce matin annonce qu'une conférence secrète aurait eu lieu, d'après un député anglais, en Suisse entre financiers français, anglais, allemands dans le but de provoquer une paix immédiate. Monsieur Balfour a déclaré ignorer si cette conférence a eu lieu.

Il est évident que la question financière est très importante et que les difficultés déjà énormes iront croissantes. Le mark allemand vaut douze sous mais le franc n'est maintenu que par l'Amérique et l'Angleterre. Il perd environ vingt pour cent malgré cela.


Vendredi 17 avril - Mercredi, j'ai passé quelques heures avec Rémy. Sa femme est chez un glacier près du boulevard Poissonnière. Je vais avec lui à la gare du Nord. Il n'y a pas encore de trains de Roubaix. On évacue beaucoup de gens du Pas-de-Calais. Je vois ensuite Louis Baudouin. Il me dit que Maurice a appris que Rosalie, sa mère, était à Roubaix ?? Elle sera probablement rapatriée.

Je suis allé aujourd'hui à La Malmaison par Neuilly, Nanterre et Rueil. Après avoir visité le château et le parc, je reviens avec Jehan par l'étang de Saint-Cueufa (?) et Vaucresson, où je reprends le train qui me ramène à Saint-Lazare à six heures. Promenade magnifique qui me laisse, comme toujours, le cœur serré.

Le soir, je vais passer quelques heures cher Fournier. Je revois Le Menu. Tous deux pensent à leur libération.
Dimanche 19 - Hier, j'ai fait mes préparatifs de voyages, billets, emplettes. Le soir, nous allons chez Démaretz et, comme d'ordinaire, il se livre à une diatribe violente contre le gouvernement à propos de Stockholm. Lui seul voit clair dans toute la politique mondiale. Je le laisse aller, la discussion n'est pas possible et, comme son avis a juste la valeur d'une opinion qui n'en veut pas entendre une autre, je ne m'y arrête pas.

Aujourd'hui, nous allons ensemble au bois de Vincennes et, de là, à Saint-Maurice le long de la Marne, puis nous reprenons le bateau à Charenton jusqu'à la Concorde. On va ensuite aux Champs-Élysées et nous nous séparons. Je rentre au lycée comme d'ordinaire pour six heures et demi.

Demain, je compte voir Madame Vignol. Elle vient à la Sorbonne pour demander un emploi à Paris.

Il y a trois ans, je vivais des jours d'angoisse. C'était le moment où les boches envahissaient la Belgique, Liège venait de tomber, la concentration vers Bruxelles se faisait et Charleroi allait voir la première grande bataille. Trois ans !!

C'est aujourd'hui la Saint Louis. Il y a vingt-cinq ans et plus, on la fêtait au Cateau par des bals sur la place Verte ou au jardin public. Tout cela est bien loin et m'apparaît comme dans le livre d'une vie qui n'est pas la mienne.
Lundi 20 août - Je fais mes préparatifs pour partir demain. Madame Vignol m'a donné rendez-vous à l'Odéon pour aller à la Sorbonne où elle voit Berneaux, secrétaire, et un inspecteur de l'Académie, Gidel. Je retourne ensuite au lycée où viennent me voir Paul et Auguste This, actuellement en permission.

Les journaux du soir annoncent une grande offensive française dans la région de Verdun, d'Avocourt (?) à Bézouvaux, dix-huit kilomètres. On annonce de nombreux prisonniers.

Dans les Flandres, la séance continue. Les italiens commencent en même temps. Que va-t-il se passer ? Dans combien de jours devra-t-on s'arrêter pour souffler ? Combien d'hommes les boches laisseront-ils sur le carreau ? C'est toujours à cela qu'il faut en venir dans cette guerre d'usure où le boche ne s'avouera vaincu que par le nombre.

Berneaux disait tout à l'heure à Madame Vignol que Lille serait libéré d'ici quelques mois. Je ne note la prédiction que pour voir la durée et le nombre de ces quelques mois.


3 septembre - Je suis rentré hier de Carcassonne et je tiens à résumer mon voyage. Partis le 21 août à dix heures, nous sommes arrivés à Brive à six heures quarante. Voyage assez fatigant où il n'y a de pittoresque que les abords de Limoges et la vallée de la Vézère. Jehan pense surtout aux tunnels et ne quitte pas la portière. Le capitaine Gérard nous attend à la gare et nous conduit chez lui. Nous sommes très bien reçus et je passe la journée du lendemain avec lui à causer de la guerre et de politique. Nous quittons Brive le jeudi matin à quatre heures, et partons pour Carcassonne par Gourdon, Cahors (très pittoresque) Montauban, Toulouse et, à dix heures cinquante, nous débarquons à Carcassonne. Colson nous attend à la gare et nous conduit chez lui, 103 rue de la Barbacanne (?). Il nous a retenu son ancien logement et nous sommes très bien.

Pendant tout notre séjour, j'ai surtout flâné dans la cité. Après avoir fait la connaissance du gardien, j'ai joui d'une assez grande liberté et fréquemment, on me donnait les clefs pour que je puisse déambuler à ma fantaisie. Aussi, je puis dire que je connais la cité dans les détails.

Le soir, à quatre heures et demi, je prends Colson à sa sortie du château de Bocher (?) et, au cours de nos promenades le long de l'Aude, à la source de Charlemagne, ou même en faisant le tour de la ville sur les boulevards, nous causons de la guerre qu'il voit encore très longue jusqu'au moment où les américains auront donné tout leur effort. Il s'appuie sur sa connaissance approfondie du caractère allemand qui ne s'avouera jamais vaincu que par la force, précisément parce qu'il n'apprécie que la force. Il n'est pas rassurant, loin de là.

Le dimanche 26, nous allons passer la journée à Limoux, chez une sœur de Madame Colson, employée des Postes qui nous reçoit très aimablement. On décide de coucher là. Le soir, nous allons à Cournanel (?) reconduire une cousine de la famille et, au retour, on nous conduit coucher chez une parente éloignée.

De Limoux, rien à dire, c'est une petite ville, sale, grise, poussiéreuse qui a un air espagnol. L'Aude y charrie ses cailloux, on est un peu plus près des Pyrénées. Les fruits sont abondants, melons, pèches de Cournanel (?).

En rentrant le lundi, je trouve une lettre de Madame Vignol, une de Maupinot. Jehan s'amuse un peu. Il va chaque jour au marché avec Madame Colson.

Le jeudi 30, je vais au lycée (quelle boîte) et en ville, je rencontre un ancien élève de Montaigne (Fabre). Enfin, le samedi 1er, nous partons à dix heures trente pour Toulouse que je désire faire visiter à Jehan. Nous n'y avons passé qu'une demi-journée. Cette ville que Sandras m'a tant vantée est désagréable et depuis la guerre, tout y est tout a fait insupportable. Tout y est cher, impossible d'avoir d'autre monnaie que des billets sales et des tickets de tramway. Nous faisons rapidement le tour classique, Saint-Sernin, le Taur (?), le musée, le Pont Neuf, la place Esquirol, la Dalbade (?), le jardin public, le grand Pont et après avoir dîné au Capitole, nous retournons à la gare pour passer la nuit en chemin de fer. Nous faisons le voyage en sens inverse pour arriver à Paris d'une traite le dimanche à dix heures et quart.

Je trouve en arrivant quelques lettres, Henry Pachy, Evelina. L'après-midi, je cherche Démaretz. Je vais à la gare du Nord où je rencontre Jounisan (?) du Cateau, employé au Contentieux chez Renault.


5 septembre - Lundi 3, je suis allé voir Louis Baudouin qui m'apprend que Maurice Caron est en permission à Paris. Il a obtenu une cinquième citation. Il est allé à Saint-Pol voir son oncle Edmond et, depuis son retour, il passe son temps à Bagnolet. J'espérais le voir aujourd'hui, mais je doute qu'il vienne. Démaretz, que je suis allé voir hier soir chez lui, est seul. Ses garçons sont partis dans une colonie scolaire de l'Aube et sa fille est à Bry avec son oncle. Chose curieuse, il reste optimiste malgré la tournure mauvaise que prennent les événements depuis une dizaine de jours.

Les russes reculent, désertent le front à chaque action. Aujourd'hui, on annonce qu'ils ont perdu Riga, clef de Petrograd. En France, tout donne l'impression d'un gâchis effroyable. L'histoire d'Almereyda, son suicide, le chèque, tout montre clairement qu'il y a des dessous très sales et de la corruption. Le gouvernement est virtuellement démissionnaire et Ribot essaie de reconstituer un ministère avec des débris avant la rentrée des Chambres. Quelle crise allons-nous encore traverser ? D'autre part, dans les Flandres, les boches préparent un nouveau repli sur Courtrai, Thourout. Neuville en Ferrain (?) serait évacué. Va-t-on tenir sur la Lys (?) ? Je me désole car rien ne semble annoncer un changement, on fait la guerre comme si elle devait durer encore dix ans. Si je pouvais retrouver les miens pour mettre en commun mes peines et ne plus avoir d'inquiétudes à leur sujet ! On espère dans l'avenir, mais l'avenir m'apparaît si lointain, si sombre. J'ai tant de crainte que j'en ai peur.


Vendredi 7 septembre - Ce matin, Jehan m'apporte une lettre de la Croix Rouge de Genève qui m'informe que sur les listes allemandes du 19 juillet 17, on a trouvé le renseignement suivant : Tondelier (sans prénom), Sergent au 155ème Infanterie est décédé le 6 juin 1916 et a été inhumé au cimetière militaire de Dun Bas fosse N° 114. La liste n'indique pas la cause du décès. Je suis toujours aussi désarmé car Dun est toujours en pays envahi et toutes les lettres que j'ai écrites pour avoir des détails sur l'opération dans laquelle André a disparu sont restées sans réponse, Lieutenant, Sergent-Major. Dans quelques jours, on me convoquera à la mairie de Saint-Sulpice pour me redire ce que je sais et qui ne peut être changé.

J'ai écrit deux cartes-méssage, l'une à Mouvaux, l'autre à Neuvilly. Elles ont été mises à la Poste vendredi. Aurai-je une réponse dans six mois ? j'ai si peu confiance dans le mode de correspondance que je vais préparer avec Démaretz une nouvelle annonce pour Le Matin. Maurice Caron est venu enfin me voir.


Samedi 8 septembre - J'ai passé l'après-midi d'hier avec Maurice Caron. Nous sommes allés à Clichy mais ma tante était absente. Le soir, j'avais pris rendez-vous avec Maurice et Louis Baudouin et nous avons passé la soirée dans un ciné du boulevards. Le premier m'invite pour demain à faire la connaissance de sa future à Bagnolet, mais je décline l'invitation.

J'ai vu le proviseur ce matin. Il m'informe que ma délégation est maintenue. Pour Jehan, il me conseille d'attendre le 15 octobre, il verra alors le directeur qu'il connaît particulièrement.


Je rassemble mes souvenirs que les années passées. Septembre 1914 : la fuite à Limoges, le retour à Lille. 1915 : le dernier mois à Ozoir-la-Ferrière. 1916 : ma libération et mon installation définitive à Montaigne. Partout, je croyais que ce n'était plus qu'une question de quelques mois et les années ont passé, et maintenant, je n'ai plus confiance. Je me dis encore une ou deux années, peut-être davantage. D'ici la fin, combien auront disparu ? Moi-même peut-être, sans avoir revu ma femme et mes enfants.
Dimanche 9 septembre - Triste dimanche. J'ai passé l'après-midi avec Démaretz et son frère autour du Champs de Mars. On cause surtout politique. Je les ai quittés à six heures pour rentrer dîner et, à sept heures et demi, j'étais dans ma chambre. Jehan s'endort de bonne heure et je passe la soirée tout seul à feuilleter mes papiers, l'esprit à Mouvaux.

La situation est de plus en plus difficile. Le ministère se reforme. En Russie, les boches rectifient leur front et semblent se préparer à une offensive vers Petrograd. De notre côté, une offensive de détail (?), au nord de Verdun, nous a permis de faire huit cent prisonniers. Les anglais sont immobiles. Y aura-t-il quelque chose avant l'hiver ?

Les journaux sont vides et de vagues dépêches disent que les boches vont formuler leurs conditions de paix. Est-ce une annonce après le discours de Ribot à la Fère Champenoise (?) ? Rien, quand on réfléchit un peu, ne permet d'espérer une paix prochaine, rien. Les américains ne sont pas prêts et ne le seront pas avant huit à dix mois. Jusque-là, on se bornera à des opérations localisées. Les malheureux s'anémieront de plus en plus dans les régions envahies et, si un jour je les retrouve, dans quel état les reverrai-je ?
Une lettre de juin, dont Démaretz me lit quelques extraits, dit que la cherté et la pénurie des vivres sont invraisemblables à Roubaix. Comment peuvent-ils vivre, comment peuvent-ils supporter tant de privations aussi longtemps ?
Jeudi 13 septembre - Les journaux ne sont occupés que par la formation du ministère Painlevé qui, après avoir composé laborieusement une liste avec Thomas et Varenne, socialistes, a vu sa combinaison craquer parce que ceux-ci se sont retirés. Le nouveau ministère, ressemblant trop à l'ancien, en a formé un nouveau dont les socialistes sont exclus. On y voit Daniel Vincent à l'Instruction Publique. Ribot aux Affaires Étrangères.

De nouvelles difficultés surgissent en Russie où le généralissime marche contre le gouvernement. Les boches ont vraiment toutes les chances pour eux. C'est à désespérer.

Weill m'a écrit pour m'inviter d'une façon pressante à aller à Fontainebleau. Je lui écris que j'irai dimanche avec Jehan.

Je suis allé passer une dernière soirée avec Fournier et Le Menu. Fournier va être démobilisé classe Quatre-vingt-onze. Il est parti en permission et sa famille quitte Paris. Il me donne avant son départ quelques renseignements sur notre ancienne équipe qui est complètement disloquée et dispersée. Le sous-lieutenant Auzenberger, dit Poil aux pattes, reste seul avec Cazen (?). Sayour est dans une autre équipe de télémétrie.


Lundi 17 septembre - Rien de bien intéressant dans ma vie. Madame Weill m'a écrit samedi matin pour me prévenir que son mari était rappelé à Paris à Saint-Thomas-d'Aquin. Elle me demandait de remettre notre voyage. Weill va-t-il se trouver avec Sayour ? Deux éventualités que je ne lui souhaite pas. Je me suis entendu avec Démaretz et nous sommes allés à Versailles où Jehan n'était pas encore allé. Il y avait une fête de la mutualité dans le parc et des musiques militaires, dont celle de la Garde Républicaine, s'y faisaient entendre. Les quatre derniers morceaux que cette dernière a exécuté m'ont payé mes débours. Quelle admirable phalange !

Notre promenade dans le parc a été lugubre. Démaretz ne sent rien, et moi j'avoue que j'avais l'esprit reporté bien loin dans le passé. Je songeais à mes promenades antérieures dans le parc avec Amante, une première fois il y a vingt deux ans en compagnie de Sénéca, une autre en 1900 avec Bœtsch, puis plus récemment avec Barker, sans compter les autres. Tout cela est bien loin, et en remuant cette poussière de souvenirs, je me demande quand finira ce veuvage insupportable.

Aujourd'hui, une dame Ladevèze, qui m'avait écrit pour me donner des nouvelles de Faldony à son rapatriement il y a cinq ou six mois, m'écrit de Verneuil pour me demander de lui procurer un emploi. Je lui réponds que je n'ai aucune relation dans le monde commercial et je lui donne quelques conseils car il n'est pas difficile de trouver des emplois actuellement.

Aujourd'hui, je vais à Champigny et à La Varenne avec Lucile et Jehan. Et, après une promenade toujours belle sur les bords de la Marne, nous passons rue Lecerf ou je revois mon ancien domicile (n° 7). Le vaguemestre Turbert me dit qu'il m'a renvoyé aujourd'hui même une lettre arrivée à mon adresse à l'A.L.V.F.

De la guerre, rien de nouveau, escarmouches locales. Plus d'offensives, on attend je ne sais quoi. Et cependant, les complications ne manquent pas. En Russie, les affaires semblent s'arranger. Kosnilof (?) est arrêté, Kerensky se proclame généralissime. Rien de sensationnel au point de vue militaire, et cela se comprend. L'Allemagne vient d'être prise encore en flagrant délit de duplicité et de fourberie (Affaire Luxbourg en Argentine et rôle peu honorable de la Suisse). Si les alliés pouvaient ou voulaient s'entendre, la paix serait décidée dans un mois mais il y a les intérêts capitalistes en jeu et, en présence de ces intérêts, les vies humaines ne comptent pas.
Mercredi 19 septembre - J'ai reçu hier une lettre de Sandras. Il se plaint gentiment de ne m'avoir pas vu pendant les vacances. Il parle de la guerre en des termes douloureux et me dit qu'il voudrait bien y voir plus clair dans la politique ? Je lui écris une longue lettre dans laquelle je donne le plus de détails possible.

Hier, j'ai acheté un uniforme à Jehan. Avec le pardessus, j'ai payé cent soixante huit francs. C'est abominable, comment va-t-on faire si la vie reste aussi chère ? Les quelques leçons données pendant les vacances serviront à payer une partie de ces achats.

Ma tante Marie se lamente. La guerre apparaît à tous comme sans issue et je ne la rassure point car je ne vois guère de solution possible avant la fin de 1918, et cela n'est pas certain.

Hier soir, je suis allé passer une heure chez Monsieur Valette après le souper. Son beau-frère de Lille est là et nous causons de la guerre, des misères de ceux qui sont restés dans les régions envahies. J'apprends incidemment que Madame Delsaux a fait trois semaines de prison parce qu'elle n'a pas déclaré le cuivre qu'elle avait chez elle. Que ferait-on à la maison si une dénonciation allait prévenir les boches qu'il y a des cachettes à la cuisine ?


Dimanche 23 septembre - Les vacances se terminent et nous sommes toujours au même point si l'on s'en rapporte aux apparences. Dans huit jours, il y aura trois ans que j'ai embrassé les miens pour la dernière fois, trois années de vie commune perdues, trois années d'angoisses, d'inquiétudes, et ce n'est pas fini.

Il y a trois ans quelle que soit la durée qu'on fixait à la guerre, je me croyais plus près de son terme que maintenant.

Jeudi, le frère de Démaretz est venu au ministère plaider la cause des enfants. Juvénal triomphe et j'en suis heureux pour lui, mais le proviseur, qui m'a parlé hier, n'est pas aussi affirmatif et il a l'air de craindre les arguments de Coville.

Jehan a eu treize ans hier. Encore un anniversaire que nous ne fêterons pas en famille. Je lui paierai jeudi une représentation au Châtelet où on vient de remonter Le tour du monde en quatre-vingt jours. Je ne veux pas qu'il oublie Mouvaux, mais, d'autre part, je tiens à ce qu'il ne regrette pas trop l'absence de sa mère.

Pauvre chère femme ! Que devient-elle ? Je suis allé à la gare du Nord aujourd'hui et j'ai pu constater qu'il arrivait des trains d'évacués de Saint-André, Marquette, Cominnes, Pérenchies, Bondues. C'est de plus en plus angoissant. Qui sait si, à l'heure présente, elle n'a pas déjà quitté la maison, abandonnant tout ce que nous avons mis tant de soin à amasser, au boche maudit et voleur.
Depuis un mois, je fais des démarches pour obtenir l'adresse de Péru Jean-Baptiste. Je voudrais lui faire savoir ce que Jehan m'a dit de Virginie. On m'a renvoyé successivement du Cent vingt-septième au recrutement d'Arras, de là au Trente-troisième et enfin, je viens d'apprendre qu'il est actuellement au Trente-troisième (Première compagnie) de mitrailleuses. Je lui ai écrit ce que je savais. Il se pourrait d'ailleurs que Virginie ait été rapatriée, mais j'en doute car elle sait probablement mon adresse et m'aurait écrit.

La réponse des empires centraux aux propositions du Pape est insignifiante. Elle ne dit rien, ne parle pas de la Belgique, des dommages, de l'Alsace-Lorraine. Les journaux tirent des déductions ridicules de ce qu'on y lit et de ce qu'on n'y lit pas.

L'offensive anglaise de jeudi donne quelques légers résultats locaux sur la route de Ypres à Meunin (?). Il en faudra un grand nombre de semblable pour que l'ennemi soit battu.
Mardi 26 septembre - Aujourd'hui, les journaux apportent quelques nouvelles. Une note verbale de l'Allemagne au nonce de Munich précise les conditions relatives à la Belgique. C'est inacceptable par les Belges et par les Anglais. Visiblement, la diplomatie est en émoi. Mais on ne peut pas encore dire qu'elle travaille à la paix.

D'autre part, la Chambre de la République Argentine a voté la rupture des relations diplomatiques avec l'Allemagne. Ce n'est pas encore fait officiellement.

Enfin, Guynemer (?), le roi des as, est porté disparu, probablement tué, depuis le 11 septembre.

On continue la guerre de bombardement sur tout le front. Les boches vont refaire leurs divisions et dans trois semaines, une action locale permettra de reprendre quelques emplacements de villages anéantis.

Madame Vignol est arrivée à Paris. Je suis allé la voir au 44 rue des Vinaigriers ce soir avec Jehan. Elle retournera demain au ministère et à la Sorbonne. Le censeur m'a donné hier mon emploi du temps : j'ai cinq classes de calcul et deux classes de dessin. Cela va me faire dans les trois cents élèves !!! Retrouverai-je jamais mes vingt-cinq élèves de Lille ?
Samedi 28 - Maupinot est rentré au commencement de la semaine, il va s'installer dans un hôtel avec sa femme qui sera employée à la Direction de l'Enseignement Primaire.

J'avais cherché à voir Massinon chez lui, avenue Philippe Auguste. Il m'a écrit hier pour me dire qu'il m'attendait dimanche après-midi. Je tiens à faire cette visite au nouveau professeur de Jehan. Hier soir, je suis allé passer une heure chez Démaretz. Il croit à la fin prochaine de la guerre. Sa croyance est vague, imprécise et faite de déduction qu'il est malaisé de déterminer. Je ne la vois pas si proche, malgré tout ce que les journaux écrivent. Les boches attaquent sur le front français, se défendent énergiquement contre les anglais et progressent en Russie, ils sont loin de faire figure de vaincu.

Jean-Baptiste Péru (?) m'a écrit. Il a eu des nouvelles par une tante rapatriée. Sa femme serait dans la province de Namur avec son fils. Lui est conducteur d'une voiture médicale de bataillon.
29 septembre - Je termine mes vacances et, comme à la fin de toutes les périodes un peu longues depuis trois ans, je constate que rien n'est changé, que la situation ne permet pas plus d'espoir qu'à aucune autre époque de la guerre.

Démaretz a vu aujourd'hui le proviseur de Saint-Louis qui va prendre son fils Raymond. Pendant que j'étais sorti avec Jehan pour l'accompagner, une dame est venue me demander pour me donner des nouvelles du Nord et serait, paraît-il, une rapatriée. Me voilà encore dans le même état de surexcitation qu'il y a quatre mois. Que va-t-elle m'apprendre ? Elle n'a pas laissé son nom, son adresse, mais elle reviendra lundi matin. Si seulement je savais qui elle est et où je puis la voir, j'y courrais demain, mais rien ! Que va-t-elle me dire de papa ? Je suis inquiet comme la veille d'un malheur attendu.


Dimanche 30 septembre - Journée variée dans les menus faits qui la marquent. Jehan met pour la première fois son uniforme qui lui donne un air de jeune homme !! Il va faire un tour au Luco 8 pendant que j'achève de ranger ma chambre. Au déjeuner, arrivent trois nouveaux surveillants d'internat. Léonard, qui est revenu hier au ministère, part chercher un logement du côté de Saint-Cloud, Montretout. Je vais ensuite, vers deux heures, chez Massinou où je rencontre des lillois. On parle de la guerre, du lycée et, à quatre heures et demi, je pars à la gare du Nord où je n'ai d'ailleurs rien appris. Vu Richez, Auguste Deloffre, le fondeur récemment rapatrié. Il me dit que les boches vident méthodiquement la maison Seydoux et l'usine. On parle de localités incendiées dans le Cambrésis. Tout semble annoncer un recul dans cette direction. Le soir, Maupinot me dit avoir appris la même nouvelle pour la région des Ardennes vers Rethel (?).

Après le souper, je vais prendre un café à La Chope Latine avec Clavier. Nous y trouvons Maupinot et sa femme et on cause jusqu'à la fermeture, neuf heures et demi, puis nous rentrons, Jehan et moi.

Les vacances sont finies, les internes rentrent demain et Jehan va retourner au dortoir. Je n'en suis pas fâché. Notre vie d'universitaire fait ses étapes (?) marquées par des vacances, on va donc attendre maintenant la nouvelle année. Que nous réserve cette nouvelle année ? Que nous réserve cette nouvelle année, ou plus exactement le trimestre qui nous en sépare ? Verra-t-on l'aube de la paix ? Je ne le crois pas. Les temps ne sont pas encore révolus. En attendant, demain j'aurai des nouvelles. Que vais-je apprendre d'heureux ou de malheureux ? Encore douze heures !
1er octobre - Mon espoir anxieux était injustifié. Je ne saurai rien. La personne qui était venue me demander est Madame Ladevèze. Elle est revenue aujourd'hui me parler de l'emploi qu'elle cherche à obtenir. Ce fut pour moi une grosse déception. Au lieu de m'apporter des nouvelles, cette dame m'en a demandé. Je suis encore une fois abattu.

C'est jour de rentrée des internes. Je vais porter le maigre baluchon de Jehan à la lingerie et, après le déjeuner, nous allons à Clichy où j'ai à reprendre un peu de linge pour nous deux. Le personnel rentre, Madame Barbe, Buffart. Quelques nouvelles figures de surveillants. Vu Minouflet, Deleuze démobilisés.

Je me reporte par la pensée aux rentrées d'autrefois, à celle de Lille en 1914, quand on sentait l'ennemi à Douai, Tournai. Si j'avais su !
Dix heures du soir - Me revoilà seul ! Mes longues soirées dans la solitude vont recommencer. Pendant les vacances, Jehan se couchait sur mon lit en feuilletant une revue puis, à la longue, s'endormait pendant que je lisais à ma table et, à neuf heures et demi, je le réveillais et le conduisais à sa chambre pour le coucher. Il était près de moi et, souvent, avant de me coucher, j'allais le revoir, dormant paisiblement. Il est maintenant au dortoir, content en somme d'avoir retrouvé ses camarades. Il m'échappe un peu et je ne le regrette que parce que je vais me retrouver plus seul. Cette horrible guerre ne finira donc jamais.
Mercredi 3 octobre - Train train habituel des rentrées. Hier matin, le proviseur nous a réunis à dix heures pour nous tenir au courant des innovations, des nominations et des changements. A deux heures et demi, je prenais la Sixième B qui compte quarante-sept élèves puis, à quatre heures et demi, j'allais voir Boucher puis Madame Vignol qui passe son temps au parc de Montsouris en attendant un poste qu'on ne paraît pas pressé de lui donner.

Aujourd'hui, j'ai pris quatre classes, successivement Cinquième A5 (celle de Jehan), Sixième A5, Sixième A6, Cinquième A1. J'ai des noms célèbres : Rostand, Lavedan, Flammarion, etc, etc, nous verrons ce qu'ils valent par la suite. Après la classe, je reconduis Massinon jusqu'au Châtelet en causant de la guerre qui ne finit pas et des conceptions politiques qui s'affirment. Le plus souvent, tout cela n'est pas gai et je rentre au lycée plus triste que jamais.

Demain, je verrai Madame Vignol qui a une audience de Poincaré (le nouveau Recteur). Jehan m'a demandé à aller en promenade.

(… ?) a trouvé un logement à Fontenay-aux-Roses, sa femme arrive vendredi avec ses enfants. Tous le monde parvient à s'arranger, à se caser dans la guerre ! Je verrai cela pour tous sauf pour moi !


Les larmes qu'on ne pleure pas

Dans notre âme retombent toutes

Et de leurs patientes gouttes

Martèlent le cœur triste et las
Ce 3 octobre marque le troisième anniversaire de mon départ de Mouvaux. Trois années passées à souffrir en silence au milieu de gens qui, pour la plupart, ne trouvent dans la guerre qu'un bouleversement de leurs habitudes, chez des fonctionnaires qui se plaignent de la perturbation apportée au service courant, de l'initiative et des responsabilités nouvelles.

Qu'est-ce que tout cela comparé à mes peines ? En me reportant à trois ans, je revois ma dernière classe à Lille, mon retour précipité à Mouvaux, mes adieux rapides à Amante et à Jehan, au tramway. Mon départ de Lille dans la nuit …


Samedi 6 octobre - J'ai eu jeudi la visite de Mis, nous avons passé une partie de l'après-midi ensemble et quelques heures avec Valette qui était venu à la Belle Jardinière avec moi pour une réclamation.

Ce matin, j'ai eu la visite de Jean-Baptiste Péru qui est en permission à Saint-Denis chez une parente. Il ne m'apprend rien car le pauvre garçon ne sait rien. Il n'a pris que deux permissions depuis le début de la guerre, et attend le retour de sa femme. Métallurgiste et machiniste depuis vingt-cinq ans, il voit avec philosophie partir aux usines toute une armée d'ouvriers sans s'émouvoir, pendant que lui, territorial, reste affecté à un régiment d'active.

On ne saura jamais apprécier ce dévouement obscur des humbles pendant la guerre.

Le soir, je vais chez Démaretz où nous causons de la politique et des choses répugnantes dont elle donne actuellement le spectacle (Dénonciation de Malvy, accusé de trahison par Léon Daudet, Affaire Bolo, Turmel (?), etc).

Rentré dans ma chambre, je retarde ma montre d'une heure car la journée du 6 doit être de vingt-cinq heures.
7 octobre - Encore un anniversaire de famille : le mien. Aujourd'hui, l'on pense beaucoup à nous et à moi en particulier à la maison, et cela seul suffit à me tenir l'esprit là-bas où je vois toute la maisonnée se désolant malgré la bataille anglaise qui doit faire rage.

A la gare du Nord, je n'apprends rien d'intéressant. Le dernier train est formé d'évacués d'Hamblin (?). Le service de rapatriement sera suspendu du 14 au 25 courant.

Les journaux ne parlent que de paix et de scandale mais c'est toujours la paix qu'on ne peut pas conclure. On se décourage et je voudrais ne plus penser, car à remâcher toujours les mêmes idées, je perds toute énergie.

Vu le fils Richez du Cateau qui est en convalescence : capitaine, ruban rouge, il me fait un gentil compliment lorsque je le félicite.


9 octobre - J'ai reçu hier une seconde visite de Jean-Baptiste. Il venait me dire que Virginie est à Evian avec ses beaux-parents.
Il ne sait comment faire car les parents qu'il a à Saint-Denis ne peuvent se charger de quatre personnes ni les réclamer. Je lui conseille de les engager à s'arranger pour les reclasser. Virginie irait travailler à l'usine et je tâcherai de faire entrer le vieux dans un hôpital. Je lui promets de l'aider et il repart un peu rassuré. Jehan, à qui j'annonce l'arrivée possible de Nini, est enchanté.
11 octobre - J'ai passé ma matinée de ce jour à faire des courses. D'abord au siège de la Compagnie d'assurance l'Union, où notre mobilier est assuré, puis aux Assurances Générales, pour la maison de Neuvilly. Il s'agit de faire une déclaration au Ministère en vue d'une indemnité en cas de destruction par les boches. Je ne sais ce que cela peut donner mais j'ai le devoir de faire le nécessaire.

L'après-midi, je vais à Vanves-Malakoff où les élèves cultivent un champ. Deux collègues m'ont demandé de les aider à surveiller les travaux. J'ai passé quatre heures à arracher des pommes de terre et ce travail champêtre me reportait par la pensée à La Briguette où jadis …

Les journaux sont remplis d'articles boches sur la paix. Le vice-chancelier essaie de diviser les alliés et déclare que jamais on ne nous rendra l'Alsace-Lorraine. Les journalistes français s'ingénient à trouver que c'est là une manœuvre cousue de fil blanc. Je ne comprends pas leurs arguties.

D'autre part, on annonce qu'à Lille l'ennemi réquisitionne tout ou presque tout, déménage le palais des Beaux-Arts. Est-ce en prévision d'un recul, d'un repli ?

Tout cela est troublant, mais pourquoi fonder un espoir même léger quand je sais que dans quelques mois, j'aurai simplement une déception de plus.

J'écris à Amante et j'annonce explicitement la mort d'André. J'envoie ma lettre par Debuiger (?) à La Haye mais arrivera-t-elle mieux que les autres ? Non ! Et cependant il ne faut négliger aucune occasion.


12 octobre - Lettre de Colson qui est démobilisé et installé au lycée. Il habite maintenant la ville et se déclare enchanté. On prend la décision pour les examens de passage, mais seront-elles appliquées ?

Les journaux du soir annoncent une nouvelle attaque anglaise sur le front d'Ypres, mais le temps est exécrable. Les boches reçoivent un pilonnage sérieux depuis quelques mois de ce côté. Toujours, on discute de la paix et, si l'on s'en tient aux déclarations officielles, jamais elle n'a paru plus éloignée.


Je viens de terminer trois déclarations pour les biens dans les régions occupées ; une pour Faldony (sa maison et son mobilier), une pour François (Idem, idem) et une pour moi. C'est peut-être inutile. Je souhaite que cela ne serve pas et que les uns et les autres, nous retrouvions notre modeste avoir intact.
14 octobre - J'ai passé la soirée d'hier chez Madame Obertin avec Buffart et j'ai pu faire quelques constatations intéressantes. L'intimité s'accentue et va jusqu'au tutoiement : quel aveuglement ! Je pourrais trouver là matière à réflexions mais à quoi bon s'y arrêter. Cela ne me regarde pas et, si mon séjour à Paris se prolonge, j'aurai tout le temps qu'il faudra pour constater ce que vaut cette familiarité dans laquelle il y a un cynisme intéressé et une dupe.

Lucien Démaretz est revenu jeudi et ce matin, il arrive au lycée prendre son frère. Rien de nouveau, il est actuellement au camp de Châlons après un séjour autour de Verdun, bois des Carrières, où il a subi des attaques.

La politique ne chôme pas quoique l'on soit plutôt réservé sur la question des scandales. En Allemagne, il y a certainement des difficultés politiques. Le ministre de la marine démissionne, Michaelin (?) semble être en fâcheuse posture, on annonce même sa démission. Je crois que nous verrons bientôt arriver Bulow. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Les déclarations de Ribot et des ministres anglais sur l'Alsace-Lorraine sont très nettes. Auront-elles pour résultat la prolongation de la guerre ?

Ceux qui n'ont pas, comme moi, le jugement faussé par les préoccupations personnelles vivent des heures palpitantes.


Je vais terminer ce sixième carnet de souvenirs. Depuis le 25 mars, j'ai vu arriver Jehan, j'ai eu, une fois, des nouvelles par lui. C'est en somme le seul fait saillant, Sur sept mois et demi, c'est peu. Les miens là-bas n'en ont pas eu autant.

1   ...   15   16   17   18   19   20   21   22   23


Verilənlər bazası müəlliflik hüququ ilə müdafiə olunur ©atelim.com 2016
rəhbərliyinə müraciət