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Naplouse, Alep, des «villes du savon»


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Naplouse, Alep, des « villes du savon »

Véronique Bontemps (Urmis./IRD, Ifpo, Idemec)


veronek@gmail.com

A paraître dans


Balaneia, thermes, hammam. Le bain collectif dans le Proche-Orient depuis l’Antiquité, éditions de l’IFAO.

Véronique BONTEMPS



IDEMEC, MMSH (Aix-en-Provence)

Naplouse, Alep : des « villes du savon »

« Dans l’ancien temps, le Naplousain finissait son travail le soir et achetait un morceau de savon, puis allait dans l’un des hammams publics pour se laver, et rentrait chez lui propre et sain de corps et de cœur »1.

« La pureté et la douceur de l’olive conjuguées aux vertus hydratantes du laurier : le Pain d’Alep, « or vert des Alépins », est le roi du hammam »2.

La fabrication du savon est connue depuis l’Antiquité3. Au bilād al-Shām, il s’agit au départ d’une production domestique, préparée dans les villages à partir du reste de la récolte d’huile annuelle. À partir des XVIe-XVIIe siècles se développèrent d’importants centres urbains de fabrication de savon à l’huile d’olive4 : le plus connu est la ville d’Alep en Syrie. La renommée du savon d’Alep, aujourd’hui vendu jusque sur les marchés européens, américains et même japonais, n’est plus à faire. On ignore généralement que la ville palestinienne de Naplouse fut également une importante « ville du savon » qui, pour des raisons économiques et politiques, n’a pas connu le même regain de prospérité. Dans une perspective comparative, cet article interroge le devenir de l’industrie du savon à l’huile d’olive dans les deux villes levantines d’Alep et de Naplouse.

Dans un premier temps, je me pencherai sur les caractéristiques communes aux deux villes, qui expliquent le développement et le succès, en leur sein, de l’industrie du savon – un savon dont les procédés de fabrication sont restés étonnamment inchangés au fil du temps. À Naplouse et à Alep, l’industrie du savon a pourtant connu des destins bien différents : à l’extraordinaire regain de prospérité du savon d’Alep ces vingt dernières années, fait écho la crise dans laquelle se trouve le savon de Naplouse. À travers un bref état des lieux de la situation de l’industrie dans les deux villes, je tenterai de cerner les raisons politiques, économiques, mais aussi culturelles qui pèsent sur ces destins inversés5.


  1. Qu’est-ce qu’une « ville du savon » ?

Comment une ville devient-elle « ville du savon » ? Renommées pour leur cuisine, leur forte identité et la fierté citadine de leurs habitants, Alep la blanche (al-shahba) et Naplouse la montagne du feu (jabal al-nār) possèdent des caractéristiques communes qui expliquent leur développement, à la fin de la période ottomane, en centre de fabrication du savon.

1. 1. Des caractéristiques communes



1.1.1. Des matières premières en abondance

Le premier élément qui réunit les « villes du savon » est la richesse de leur arrière-pays en champs d’oliviers. Le Jabal Nāblus (la « montagne de Naplouse ») fut au moins depuis le XIVe siècle un centre important de production d’huile d’olive. En Syrie, l’huile entrant dans la fabrication du savon d’Alep provient des régions du Nord et de la montagne kurde, ainsi que d’Idlib et du littoral méditerranéen.

Le deuxième ingrédient nécessaire à la fabrication du savon est un agent alcalin. Jusqu’au XXe siècle, on utilisait au Proche-Orient un mélange de cendres appelé qelī en Palestine, et ushnân en Syrie (shnân en dialecte aleppin). Il provient de la combustion d’un petit arbuste sec et sauvage, issu de régions semi-désertiques ; c’est une variété de soude naturelle, qui correspond à ce que nous appelons communément la salicorne. Sur la rive Est du Jourdain, les Bédouins la ramassaient dans les régions de Balqa et Maʻān, pour la vendre aux commerçants de Naplouse. En Syrie, l’ushnān était collecté par les Bédouins dans la steppe de Palmyre6.

1.1.2. Une situation géographique favorable

La prospérité marchande d’Alep et Naplouse, villes de l’intérieur, reposa pendant toute la période ottomane sur leur position de carrefour caravanier. Alep était le chef-lieu administratif d’une province englobant l’actuelle Syrie du Nord et une partie de la Cilicie, et son rayonnement s’étendait sur un vaste hinterland dont elle était le centre économique et commercial. Malgré la crise qui la frappa au XVIIIe siècle, la réelle prospérité économique que connut la ville pendant la période ottomane reposa, en grande partie, sur la vigueur de son activité économique locale7, en particulier savonnerie et textile. La production de savon était redistribuée aux alentours ou exportée en Anatolie, en Perse, en Irak.

La ville de Naplouse a un poids démographique bien moins important que celui d’Alep8. Au cœur d’une région relativement éloignée du pouvoir central de la Sublime Porte, elle servit pourtant de centre économique et parfois politique en Palestine, au moins jusqu’à la première moitié du XIXe siècle9. Alors que d’autres industries (comme le textile ou le coton) stagnaient du fait de la pénétration européenne des marchés, celle du savon y prit une réelle impulsion dans le courant du XIXe siècle, grâce aux grandes familles de notables locaux qui en firent un champ privilégié de leurs investissements ; le principal marché du savon de Naplouse était alors l’Égypte10.

1.1.3. Une industrie prise en main par les notables locaux

L’importance du rôle des notables locaux dans l’histoire citadine est commune aux deux villes du savon. À l’époque ottomane, ces groupes étaient constitués de familles religieuses, auxquelles étaient traditionnellement associés des marchands et des propriétaires terriens. Ils servaient de relais du pouvoir central, et occupaient souvent des postes-clés de l’administration. Ce sont ces grandes familles qui, dans le courant du XIXe siècle, ont construit, acheté, voire rénové des savonneries. À Alep, celles qui sont situées dans la vieille ville appartiennent toutes à des familles de la notabilité commerçante11, qui associaient le commerce du savon à celui des produits alimentaires, du textile, parfois de l’industrie de la soie.

C’est à Naplouse qu’au XIXe siècle l’industrie du savon connaît l’essor le plus spectaculaire. Selon Doumani, c’est grâce à elle qu’à la fin de la période ottomane, les grandes familles construisirent la base matérielle de leur succès et de leur prestige social12. Au Jabal Nāblus, la fabrication de savon était, de plus, étroitement imbriquée à la politique : à la fin du XIXe siècle, presque tous les membres du Conseil Consultatif de la ville13 étaient des commerçants de savon et des propriétaires de savonneries. Au tournant du XXe siècle, l’industrie, symbole de la richesse et de la prospérité des grandes familles de propriétaires, est florissante.

1.1.4. Une visibilité dans le tissu urbain

À Alep comme à Naplouse (Fig. 1-2), l’industrie du savon est inscrite dans le tissu urbain ; ainsi les deux villes possèdent-elle une rue anciennement appelée « rue des savonneries » (shāriʻ al-maşābin). À Alep, cette rue comprenait plus de vingt ateliers à cuire le savon, dont l’existence est attestée dès le XVe siècle14. L’activité s’est ensuite déplacée à l’intérieur même de la ville, mais le quartier s’est appelé « quartier des savonneries » (hayy al-maşābin), jusqu’à sa démolition en 197515. Aujourd’hui, ce nom désigne la rue où se trouve concentrée la majorité des boutiques de vente de savon en gros, près de Bāb al-Faraj. Dans la vieille ville de Naplouse, on dénombrait dans la première moitié du XXe siècle plus de trente savonneries.  La plus grande concentration se trouve dans le quartier d’al-Yasmīniyya, où la « rue des savonneries » en compte neuf.


1.1.5 Le savon au laurier : des différences de tradition

Si le savon de Naplouse est traditionnellement confectionné avec de la simple huile d’olive, c’est grâce au savon au laurier (şābūn ghār) que la ville d’Alep a acquis sa renommée16. Cette particularité entraîne une véritable différence de tradition : à Alep, c’est le laurier qui donne au savon sa qualité. Les commerçants d’Alep s’approvisionnent sur le littoral syrien de la région de Kassab17, mais surtout dans les provinces turques, en particulier Antioche, une région particulièrement fertile en baies de laurier18.

L’appellation de şābūn baladī (savon du pays), qui est parfois utilisée pour le savon de Naplouse, désigne à Alep un savon sans ajout d’essence de laurier, donc considéré de qualité inférieure. On le vendait principalement aux Bédouins, stigmatisés par les citadins comme peu raffinés19. À l’heure actuelle, on appelle parfois baladī à Alep du savon à l’huile de palme ou de coton, destiné aux classes populaires, ou à l’exportation vers des pays réputés pauvres (comme l’Irak par exemple).

1.2. Des transformations dans les ingrédients



1.2.1. Du qelī à la soude

À Naplouse, le commerce du qelī constitua jusqu’en 1918 un élément-clé des échanges réguliers entre les commerçants de la ville et les tribus bédouines de la rive Est du Jourdain20. Il s’interrompit après la première guerre mondiale, avec l’imposition des barrières douanières entre Naplouse et la steppe orientale. Le qelī fut donc remplacé par la soude, en provenance d’Alexandrie et d’Europe21. En Syrie, les savonniers d’Alep qui s’approvisionnaient auprès des Bédouins du désert de Palmyre ne connurent pas les difficultés liées à l’imposition de douanes ; c’est pourquoi ils continuèrent à utiliser le shnān, parallèlement à la soude artificielle22, jusque dans les années 1950. À cette date, ce commerce devenant peu rentable pour eux, les Bédouins renoncèrent à le ramasser ; la soude caustique, importée de différents pays d’Europe, remplaça alors définitivement tout autre agent alcalin23.



1.2.2. La diversification des huiles

En Syrie, l’huile utilisée pour le savon d’Alep est extraite des résidus solides d’une première presse des olives, essentiellement les noyaux. On l’appelle zayt muţrāf – en français l’huile de grignon. On y ajoute de l’huile de laurier, qui lui donne sa qualité24. Vers 1945, et surtout après le gel de 1950, d’autres huiles sont introduites sur le marché syrien : huiles de coprah, d’arachide, de palme et de coton25.

À Naplouse, l’extraction de l’huile de grignon (appelée zayt jift), puis son utilisation pour le savon fut introduite dans les années 1950 par un industriel du nom de Hamdī Kanaʻān ; cette idée lui serait venue de ses relations avec des commerçants en Syrie et au Liban26. Le savon qui en est fait, appelé « savon vert », s’utilise pour la lessive et le lavage des sols ; il connut un réel essor sur le marché local dans les années 1960-1970. L’exploitation de l’huile de jift, bien meilleur marché, permit à des familles moins riches d’exploiter des savonneries pour leur compte. Certains ouvriers en profitèrent pour accéder au statut de petits fabricants, et commencèrent à diversifier les types d’huiles et à utiliser des graisses animales.

Depuis les années 1980, les grandes savonneries de Naplouse toujours en activité importent, pour des raisons financières, une huile d’olive raffinée d’Italie. Malgré les coûts occasionnés par les taxes d’importation et le transport (en bateau depuis l’Italie, puis en camion depuis le port de Haïfa), elle reviendrait une fois et demie à deux fois moins cher que l’huile locale27.

1.3. Les procédés de fabrication : des transformations minimes

La fabrication du savon (remarquablement identique, avec quelques différences, dans les anciennes savonneries de Naplouse et Alep) se fait en quatre étapes : la cuisson, l’étalage, la découpe et le séchage, qui sont prises en charge par différentes équipes d’ouvriers.



1.3.1. La cuisson (al-tabīkh) (Fig. 3-4)

Au rez-de-chaussée de la savonnerie, dans une cuve d’une contenance de quatre à cinq tonnes appelée halla à Naplouse et qidr à Alep, deux ou trois ouvriers versent l’huile, à laquelle ils ajoutent un mélange d’eau et de soude appelé « eau caustique » (mayy al-khamīr) ; celle-ci est préparée dans des bacs jouxtant la cuve (appelés barquieux dans les savonneries françaises, şamda à Alep et mibzal à Naplouse). Avant l’utilisation de la soude, il s’agissait d’un mélange de qelī (ou shnān) et de chaux. La préparation de l’eau caustique durait alors plusieurs jours.

Le mélange, auquel on ajoute parfois du sel, se fait pendant deux ou trois jours dans la cuve, sous laquelle est allumé un feu autrefois alimenté par des noyaux d’olive appelés en Syrie barīn ; depuis les années 1970, on utilise une chaudière à gaz ou à mazout28. Régulièrement, les ouvriers mélangent la pâte ainsi obtenue avec une sorte de grosse cuiller mesurant près de 3 m de long, qu’on appelle à Alep le meswāt et à Naplouse le dukshāb. Cet instrument a été remplacé au milieu des années 1970, dans la plupart des savonneries, par un mixer électrique. On verse également de l’eau pour diminuer l’acidité du mélange. Enfin, à Alep, on ajoute à la fin du cycle de saponification de l’huile de laurier29.

C’est l’expérience du rayyis, responsable des ouvriers de cuisson, qui détermine quand le mélange est prêt. À Naplouse, il plongeait dans la cuve un long bâton de bois de 60 cm de long et jugeait de la préparation d’après l’odeur qui s’en dégageait30, en étalant un peu de préparation sur la paume de sa main. Une autre manière de juger de l’état de la cuisson est de goûter le savon avec la langue31.



1.3.2. L’étalage (al-basţ)

La deuxième étape de la fabrication du savon est son étalage sur une surface plane (Fig. 5-6) appelée mafrash à Naplouse, manshar  à Alep, préalablement recouverte d’une mince feuille de papier (à Alep on utilise parfois du nylon). À Naplouse, une équipe de porteurs monte le mélange au premier étage de la savonnerie, par un escalier et avec des seaux d’une contenance d’environ 50 kg. L’opération, appelée basţ, est délicate et dangereuse ; il faut environ 3 heures pour l’effectuer.

À Alep, le savon était acheminé à l’étage supérieur à travers une petite trappe située au-dessus de la cuve. Aujourd’hui, il est coulé avec une pompe électrique et un tuyau (kharţūm), ce qui économise à la fois le personnel employé, les efforts fournis et la durée du coulage (Fig. 7).

Un ouvrier égalise la surface à l’aide d’un instrument en bois appelé mālaj à Naplouse et mashah à Alep (Fig. 8), non sans avoir mesuré la hauteur du savon grâce à une pique en bois (qiyās). Le savon sèche ensuite pendant une journée environ.



1.3.3. La découpe (al-taqtīʻ)

La troisième étape consiste en la préparation pour la découpe, puis la découpe elle-même. À Naplouse, la surface de savon est quadrillée avec un fil trempé dans la teinture rouge, par des ouvriers qui ont mesuré la taille des morceaux à l’équerre (Fig. 9). Il est ensuite tamponné à la marque de la savonnerie, par deux ou trois ouvriers qui, un tampon dans chaque main, les laissent retomber en cadence au centre des carrés ; la surface est découpée suivant la ligne rouge. Les opérations du quadrillage, du tamponnage et de la découpe se déroulent en même temps, les ouvriers découpant les coins de mafrash déjà tamponnés, se croisant à reculons sans se toucher (Fig. 10-11).

À Alep (Fig. 12-13), les ouvriers (chaussés de sandales en bois appelées qabqāb) mesurent soigneusement les morceaux de savon, puis utilisent pour découper un instrument appelé jawza (du nom de l’arbre dont est fait le bois, le noyer) : il s’agit d’une sorte de couteau à plusieurs lames32, muni d’un long manche. On le charge d’un poids d’environ 25-30 kg (souvent c’est un enfant que l’on juche en équilibre sur le couteau), et plusieurs autres ouvriers, munis de cordes, tirent à reculons, pas à pas. Un ou deux ouvriers tamponnent ensuite les savons à la marque de la savonnerie, avec un sceau unique ou multiple.

1.3.4. L’empilage (al-tashbīk)

La dernière étape est l’empilage des savons pour le séchage (Fig. 14-15). Le jour suivant, les mêmes ouvriers retirent les morceaux de savon, les regroupent en tourelles de six à douze pièces, puis les empilent en quinconce dans la zone de séchage. À Alep, ils sont généralement installés contre les murs de la savonnerie, avec des interstices pour permettre une bonne ventilation. À Naplouse, il est d’usage de monter des tours à claire-voie appelées tanānīr.

Le savon sèche ainsi pendant deux à trois mois. À Naplouse, il est ensuite emballé manuellement33, dans un papier qui porte la marque de la savonnerie, puis dans des sacs en toile de jute pour la vente sur le marché local, et des cartons pour l’exportation en Jordanie – c’est aussi le cas à Alep, qui exporte le savon parfois jusqu’en Europe ou au Japon.

L’industrie du savon est une industrie saisonnière, suivant la récolte des olives qui se fait généralement au mois d’octobre. Le temps hivernal est favorable à la fabrication du savon, qui sèche ensuite pendant les mois d’été. Les ouvriers des savonneries travaillent donc le reste de l’année à un autre emploi. À Naplouse, l’industrie a perdu son caractère saisonnier, depuis le remplacement de l’huile d’olive locale par l’huile italienne qui arrive tout au long de l’année.

Ainsi, on voit que les procédés de fabrication du savon n’ont connu que des transformations minimes et restent exempts, ou presque, de mécanisation. Et de fait, c’est l’introduction des savons industriels qui contribua au déclin du savon de Naplouse – une « modernisation » à laquelle le savon d’Alep a, à l’inverse, résisté.

2. La situation actuelle de l’industrie du savon : Naplouse et Alep, des destins inversés

Aujourd’hui, l’industrie du savon de Naplouse est en très net déclin. En 2004, seules trois grandes savonneries continuaient à produire du savon selon le procédé de fabrication manuelle ; elles appartenaient toutes trois à des grandes familles de la ville : les familles Ţūqān, Maşrī et Shakaʻa. Quelques petites fabriques fonctionnent encore occasionnellement. En 2002, date de la réinvasion par Israël de la plupart des villes palestiniennes, ces savonneries produisaient une moyenne de 1200 tonnes par an. Environ 80 % sont exportés en Jordanie, grâce aux liens de longue date des grandes familles de Naplouse avec la rive Est du Jourdain. Après 2002, la production a chuté à 700-800 tonnes par an. Cette situation ne fait que s’aggraver : en 2007, la savonnerie Maşrī a fermé, ne laissant que deux grandes savonneries en activité pour lesquelles les ventes chutent d’année en année.

À Alep à l’inverse, l’industrie du savon au laurier connaît un regain de prospérité. Dans la vieille ville et ses souks, des échoppes débordent de pains de savon de couleur marron clair, parfois coupés en deux pour montrer la couleur verte issue de l’ajout de laurier34. Si quatre savonneries sont encore en activité dans la vieille ville, l’essentiel de la production provient d’établissements qui continuent d’ouvrir, d’année en année en périphérie, dans la « ville industrielle » (madīna şināʻiyya) d’Alep. Dans des bâtiments d’allure « moderne35 » (Fig. 16), le gros de la production du savon est fabriqué selon les techniques de fabrication manuelles. En 2007, pas moins de 183 établissements étaient enregistrés à la Chambre d’industrie d’Alep36 : ce chiffre inclut des savonneries qui se développent depuis les années 1980 en pays kurde, notamment dans la région de ʻAfrīn. Selon les chiffres recueillis à la Chambre d’industrie, ces savonneries avaient en 2007 une productivité totale d’environ 62 000 tonnes par an37.

La différence de poids démographique des deux villes contribue en partie à expliquer celle de la quantité de production : Alep compte aujourd’hui environ 1 700 000 habitants, pour seulement 200 000 à Naplouse. Pour comprendre les raisons de ces destins inversés, il faut cependant revenir aux évolutions de l’industrie dans les deux villes, dans le courant du XXe siècle et jusqu’à nos jours.

2.1. Le savon de Naplouse : un déclin tout au long du XXe siècle

L’« âge d’or » du savon de Naplouse dura jusqu’à la première moitié du XXe siècle. Dans les années 1920, la plupart des grandes savonneries de Naplouse s’étaient constituées en société et avaient créé leurs marques38. À partir des années 1930, l’industrie connut un déclin régulier. Après la nakba (« catastrophe »)39 de 1948, le marché égyptien se ferma, et les exportations se dirigèrent exclusivement vers la Jordanie voisine. Si l’essor du savon vert, dans les années 1960-70, permit au marché local de conserver une certaine vigueur, celui-ci se trouva après l’occupation israélienne de la Cisjordanie et de Gaza de 1967 inondé de produits israéliens et étrangers. Les petites savonneries productrices de savon vert ont été victimes de l’introduction des détergents et des machines à laver.



2.1.1. Des difficultés économiques, dues à la situation politique

Savon de Naplouse et concurrence étrangère

« Les gens en sont à ne même pas avoir de quoi acheter les produits essentiels ! Donc pour le savon, quand les gens voient qu’il y a du savon de Chine ou de Taïwan pas cher… »

C’est ainsi que s’exprimait Abū Amjad, comptable de la société Ţūqān à Naplouse, en 2007. Tout comme les autres produits de fabrication locale, le savon de Naplouse doit faire face à la concurrence de produits « étrangers »40. Celle-ci est de plusieurs types : d’une part, les savonnettes parfumées de marques occidentales (Lux, Dove, Palmolive…) sont considérées comme plus attrayantes que le morceau de Naplouse blanc et cubique, aux angles rugueux. Celui-ci subit par ailleurs la concurrence de savonnettes turques ou israéliennes (voire chinoises) industrielles, considérées comme moins chères.

Cette absence de protection de la production locale a des raisons politiques : aujourd’hui comme hier, c’est l’absence d’un État souverain capable de contrôler les frontières et les taxes qui a empêché le savon de Naplouse d’être protégé. Si à l’heure actuelle, en vertu du protocole de Paris41, l’Autorité palestinienne peut théoriquement imposer des taxes plus élevées sur les produits étrangers,  elle en est pratiquement incapable dans la mesure où ces produits (à l’exception de ceux qui passent par le pont avec la Jordanie) transitent par Israël ; elle n’a par ailleurs pas de moyen de contrôler l’afflux des produits israéliens.



Les problèmes de transport C’est le début de la première Intifada, à la fin des années 1980, qui marqua le recul définitif de l’industrie du savon de Naplouse. Le travail devint dangereux pour les savonneries de la vieille ville, cible privilégiée des attaques israéliennes : beaucoup d’entre elles durent fermer. Les années 1990 virent en outre l’instauration du système de zonage des Territoires palestiniens issu des accords d’Oslo, et la pérennisation de la pratique du « bouclage » militaire42 : les entraves à la circulation se multiplièrent. Naplouse fut spécialement touchée par ces mesures : entre 2000 et 2009, avec la deuxième Intifada, la ville a vécu un état de siège quasi-permanent. Cette situation affecta particulièrement les savonneries, qui sont contraintes d’importer les matières premières nécessaires à la fabrication du savon.

L’huile d’olive en provenance d’Italie arrive par bateau au port de Haïfa où elle doit transiter par un agent israélien, et où une taxe d’importation doit être payée au gouvernement israélien. Le camion qui l’achemine ensuite jusqu’à Naplouse doit posséder une plaque d’immatriculation israélienne de couleur jaune43. Il ne peut pas entrer dans la ville, et un autre camion doit venir l’attendre et récupérer le container. Les coûts de transport se trouvent donc augmentés. Les mêmes problèmes se posent pour l’importation de la soude caustique, ainsi que pour la distribution. Depuis les accords d’Oslo, les routes interurbaines se sont encombrées de checkpoints : les temps d’attente se multiplient, certains marchés se ferment. En ce qui concerne l’exportation vers la Jordanie, le chauffeur qui achemine le savon ne peut plus, depuis 2002, passer la frontière avec son camion44.

Obstacles à la circulation, fragilité face à la concurrence étrangère : ces difficultés proviennent pour une grande part de raisons politiques. Pourtant, face au problème de la concurrence, un avis largement répandu à Naplouse est que « le problème des savonneries, c’est qu’ils n’ont pas développé le travail ». Ainsi que le formulait Māzen, cousin du directeur de la savonnerie Shakaʻa : « Il faut des machines. Il faut sortir du travail à la main45 ! » Du point de vue des procédés de fabrication comme de celui de la forme et de l’emballage, le problème de la compétitivité du savon de Naplouse est présenté par de nombreux acteurs comme sa difficulté à faire face à la « modernité ».

2.1.2. Le savon de Naplouse : une impossible modernisation ?

Des tentatives ont eu lieu, dès le premier quart du XXe siècle, pour mécaniser le travail du savon de Naplouse : en 1923, la première machine à couper du savon est installée par le Hajj Nimr al-Nābulsī46. Dans les années 1950, des industriels de la famille Kanaʻān importent des machines d’Allemagne. À la savonnerie Maşrī comme à la savonnerie Shakaʻa, on me fit longuement état de tentatives pour fabriquer du savon « comme du Lux » ; dans tous les cas, le résultat était le même : ça « n’avait pas marché ».

L’essentiel de ces tentatives de modernisation ont été réalisées par des petits fabricants de savon vert utilisant des huiles végétales ou des graisses animales. Pour ces derniers, la modernisation de l’outillage et la diversification de la production étaient une question de survie : la demande en savon vert a été bouleversée par l’introduction des machines à laver, lessives et produits d’entretien. Ces tentatives échouèrent cependant. Abū Rashīd fait partie de ces ouvriers qui ont profité de la diversification de l’huile pour ouvrir une petite fabrique. Il raconte :

« Après 85 (…) j’ai essayé de me moderniser un peu… J’ai apporté des machines (…) J’ai rencontré le problème (…) [de] l’arrivée des produits importés sur le marché local. On a été face à un raz-de-marée (…) ! (…) À partir de là dès qu’on voulait faire un pas en avant on revenait en arrière47. »

À l’heure actuelle, le marché du savon industriel est couvert en quasi-totalité par les produits importés, qu’il s’agisse de savons des marques Lux ou Palmolive, vus comme « modernes », ou de savons bon marché importés « de Turquie ou de Chine ».

Il arrive souvent que les habitants de Naplouse attribuent l’absence de modernisation de « leur » savon à un problème de « mentalité », celle des savonniers comme celle des consommateurs. Ainsi, ces propos que me tint Māzen al-Shakaʻa :

« Le problème avec ces gens du savon… ils travaillent avec la mentalité ancienne, celle de mon père et de mon grand-père… Il y en a qui ont commencé à réfléchir à comment développer (…) ils n’ont pas réussi, ils se sont rendus [en disant que] ça ne marche pas. (…) Ils te disent ce ne sera plus du savon de Naplouse (şābūn nābulsī) (…) Le savon de Naplouse, il a cette forme-là. Si tu vas voir le client (…) et que tu lui dis le savon (…) est devenu comme ça, il te dit : “Non, ça ne va pas, je n’en veux pas”48 ».

Si le savon de Naplouse ne s’est pas « développé », c’est donc aussi parce que changer l’une ou l’autre de ses caractéristiques, pour le consommateur qui y est habitué, ce serait changer son « identité » : « Ce ne serait plus du savon de Naplouse. » (Fig. 17) Afin de comprendre ses échecs à la modernisation, et au-delà de l’intériorisation d’une image de soi dévalorisée, véhiculée par l’occupant, il faut prendre en compte les représentations collectives de ce qu’est – ou devrait être – le savon de Naplouse, et qui définissent son caractère « traditionnel »49.



2.1.3. Savon de Naplouse et représentations

À travers la référence à l’huile d’olive, le savon de Naplouse est lié à la symbolique de l’olivier, qui est aujourd’hui une icône nationale pour les Palestiniens : pureté, abondance, dimension sacrée50 et qualité. Si le savon de Naplouse, on l’a vu, n’est plus fait avec de la « pure » huile d’olive locale, cette réalité semble ignorée (ou curieusement « refoulée ») par une grande partie des habitants51.

Le deuxième ingrédient du savon, le qelī, contribue à évoquer la mémoire de la foisonnante activité commerciale de Naplouse, à une époque elle était un centre économique régional. Le rappel du chemin de ces ingrédients, depuis le village ou les steppes bédouines jusqu’aux savonneries, permet d’approcher une mémoire de l’économie citadine, rythmée par les échanges avec l’extérieur – une mémoire particulièrement valorisée, à une époque où le bouclage coupe périodiquement la ville de son environnement rural. Le rappel du fonctionnement des savonneries de la vieille ville est bien souvent prétexte à évoquer une harmonie des relations sociales, aujourd’hui perdue. L’évocation de « leur » savon, pour les Naplousains, s’articule avec une reconstruction du passé ; elle se couple d’une nostalgie de liens sociaux, de modes de sociabilité ou de formes de travail considérés comme révolus. Et dans ce contexte de reconstruction de la mémoire, la modernité n’est pas nécessairement vue comme positive. Certains, notamment les petits fabricants en difficulté, sont prompts à la rendre responsable de la « fin » du savon de Naplouse. C’est ainsi qu’Abū Hishām Slīm, ancien ouvrier des savonneries devenu petit fabricant a cette phrase : « Les gens ne comprennent plus ce savon ». « Comprendre » le savon, c’est en connaître les caractéristiques typiques permettant d’en apprécier les qualités. À en croire les Naplousains, celles-ci sont dues à son caractère entièrement naturel, et à son pourcentage élevé d’huile d’olive. Sa difficulté à faire de la mousse serait une preuve de son efficacité contre la saleté, car à la différence des autres savons, il ne mousserait que quand la peau est parfaitement propre. Ce dernier trait aurait d’ailleurs fait dire à un acteur de cinéma égyptien, de passage à Naplouse dans les années 1960 : « Il faut donc se laver d’abord avec un autre savon, puis utiliser le savon de Naplouse !... »52.

Ainsi, pour ses consommateurs habitués à sa forme et son aspect, le savon de Naplouse signe la mémoire d’une époque passée, qui continue à vivre un peu à travers son usage. Il n’est pas simple support de représentations : son utilisation renvoie également à la « connaissance » de ses qualités, ainsi qu’à la force de l’habitude. 


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