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La polygynie sororale


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La société chinoise des temps féodaux

Les textes que j’ai rassemblés établissent de façon formelle que la polygynie sororale était une coutume généralement suivie, en fait, et obligatoire, en droit, dans la noblesse, à la période féodale de l’histoire chinoise, qu’on nomme d’ordinaire la période Tch’ouen Ts’ieou et qui correspond à la fin de la dynastie des Tcheou (15). Les faits que les chroniqueurs nous ont conservés sont assez nombreux et assez explicites pour permettre une étude assez détaillée de l’usage ; mais ce n’est pas là peut être le plus grand intérêt de ces faits chinois : ils sont principalement précieux parce qu’ils donnent le moyen de considérer une institution matrimoniale, connue jusqu’ici par des données ethnographiques un peu fragmentaires, dans ses rapports avec un état défini de l’organisation familiale et sociale.

Je donnerai d’abord en raccourci les traits caractéristiques de cette organisation (16).

A l’époque féodale, le peuple chinois se divise en deux parts ; d’un côté, la noblesse ou ce que les érudits indigènes appellent les familles distinguées, de l’autre, le peuple des campa­gnes, les familles de gens simples, rustiques (17), ceux que les textes désignent le plus souvent par l’expression Chou jen, la plèbe.

Les rites, dit le Kiu li (18), ne s’appliquent pas aux gens du peuple : en effet, les grands recueils rédigés par les ritualistes ne nous renseignent point sur les usages populaires, et nous ne posséderions sur eux que des indications isolées si le Che king ne nous avait conservé un ensemble important de vieilles chansons où nombre de ces usages se sont inscrits.

Les familles rustiques habitaient la campagne hors de l’in­fluence du gouvernement établi dans les villes (19); elles y vivaient dans des villages enclos, Li (20), réunissant toutes les mai­sons d’un groupe de personnes (21) dont la parenté était indiquée par un nom de famille, Sing, propriété commune du groupe : il y a des chances que ce nom de la famille fût celui du village familial (22). Unis par la communauté du nom, lien mystique qui leur apparaissait comme le signe d’une identité spécifique, les parents vivaient dans une intimité complète de sentiments et de désirs (23); ils formaient un groupe d’une soli­darité si parfaite que leur parenté n’apparaissait point comme le résultat de liens personnels, mais qu’elle dérivait simplement de la vie en commun ; c’était une parenté de groupe où ne se distinguaient point des rapports définis ; le langage n’éprouvait pas le besoin d’attribuer un nom particulier au père et un autre à l’oncle ; le même mot suffisait pour la femme de celui ci et pour la mère, de même qu’il n’en fallait qu’un pour désigner le fils et le neveu. La nomenclature de parenté n’avait à tenir compte que des différences de sexe, d’âge et de génération. Dans ce groupe­ment strictement homogène, pas de hiérarchie ou presque ; les membres du groupe se classaient d’après l’âge (24) et le doyen parlait au nom de tous. C’était par des repas de famille que s’entretenait le sens de la communauté domestique, qui semblait reposer sur une identité substantielle, identité absolue entre deux parents de même génération (25); quand meurt le doyen d’une famille, s’il reste un membre de la génération du mort, il remplit à sa place les fonctions du disparu ; on ne peut pas dire qu’il lui succède ; il n’y a pas de succession entre des gens de même génération : ils se suppléent par rang d’âge (26), trop indistincts entre eux pour que le passage de l’un à l’autre paraisse marquer un changement.

La solidarité indistincte qui unit les membres d’un groupe familial se traduit d’abord dans ces manifestations de l’unité domestique que sont les repas communiels, ou encore les réunions de toute la parenté à l’occasion d’une mort; elle est surtout sen­sible dans ce fait que le groupe est absolument fermé ; même après qu’une organisation hiérarchique s’y fut développée, même après l’avènement d’une autorité familiale, de type seigneurial, et presque aussi forte que la romaine, jamais il ne fut possible au chef de famille d’introduire des éléments étrangers dans le corps domestique : pour perpétuer sa lignée, pour instituer un héritier du culte, il demeura toujours obligé de prendre son fils adoptif à l’intérieur du cercle familial (27). La vertu caractéristique (28) d’une famille, qui est le fondement de la parenté, est intransmissible, incommunicable.

Les groupes familiaux s’opposent fortement entre eux, au moins dans le cours ordinaire de la vie : pendant la bonne saison, les parents cultivent en commun le champ domestique ; pendant l’hiver, ils s’enferment tous dans le village familial. Mais le prin­temps et l’automne sont l’occasion de fêtes où ils se réunissent avec leurs voisins. Dans ces rapprochements solennels, les groupes voisins, fermés d’ordinaire, séparés et hostiles, s’ouvrent brus­quement au sentiment inaccoutumé d’affinités qui les relient entre eux. Autant ils sont habituellement jaloux de leur indépen­dance, autant ils se sentent obligés, dans ces fêtes, à se fondre en une communion complète et pathétique ; ces groupes, usuelle­ment impénétrables, se mêlent alors de toute manière : par un système d’échanges pratiqués avec la plus large libéralité, ils épuisent toutes leurs ressources : ce qu’ils gardaient jalousement, ils le livrent à l’orgie commune, les produits de leur terre, les enfants de leur sang. Aucun d’eux ne veut rien garder qui détrui­rait à son profit l’équilibre des forces traditionnelles sur quoi repose l’alliance des groupes voisins, car, de cette alliance, tous ont alors le sentiment qu’elle est un bienfait suprême (29). Ainsi, grâce à des prestations mutuelles de type exhaustif, des groupes locaux réussissaient à se constituer en une Communauté de pays. Dans l’intense émotion de leur rapprochement extra­ordinaire, les groupes voisins arrivaient à sentir dans leurs différents génies spécifiques assez d’affinités pour les autoriser à s’envoyer mutuellement leurs filles comme épouses. Les Commu­nautés de pays avaient pour fondement stable un système équi­libré d’échanges matrimoniaux opérés en bloc ; elles rajeunis­saient périodiquement leur force pour une célébration collective des mariages.

Il semble que l’organisation des Communautés de pays ait été d’abord très simple : très peu nombreux étaient les groupes familiaux qui constituaient chacune d’elles, c’est à dire qui sen­taient assez d’affinités entre leurs génies spécifiques pour pouvoir s’unir par une alliance matrimoniale : pour prendre femmes, le choix d’une famille déterminée était limité à un petit nombre d’autres familles (30). Il y a des raisons de croire qu’à l’origine une Communauté ne comprenait que deux groupes familiaux échan­geant entre eux leurs filles : cette hypothèse est la seule qui rende compte de la nomenclature de parenté chinoise, où un seul mot suffit pour père et frère du père, pour mère et sœur de la mère, pour sœur du père et belle mère, pour frère de la mère et beau père, et dans laquelle un homme ne dis­tingue point entre son gendre et le fils de sa sœur (31).

Pour résumer, la plèbe chinoise, telle qu’elle m’apparaît, était organisée en Communautés de pays, et chaque Communauté consistait en un couple de groupes locaux homogènes qui mainte­naient entre eux un équilibre traditionnel, grâce à des prestations mutuelles et périodiques de type exhaustif. La principale de ces prestations était celle qui fondait l’alliance matrimoniale, savoir un échange régulier de toutes les filles du groupe en âge d’être mariées.

Les érudits chinois ont bien marqué l’opposition des principes d’organisation de la société populaire et de la noblesse féodale : dans les groupes homogènes que forment les gens des campagnes, tout revient « à traiter ses proches en proches (32)» c’est-­à dire au sentiment des liens domestiques. Ce qui caractérise, au contraire, la société noble, c’est le sentiment de la hiérarchie, la reconnaissance d’autorités constituées, dans l’ordre politique comme dans l’ordre familial.

La noblesse, ce sont les habitants des villes seigneuriales (33), ceux qui se sont placés sous la recommandation d’un seigneur, qui sont ses vassaux, qui en ont reçu une investiture, qui lui doivent l’hommage, le service et le conseil, qui forment, sous sa direction, un groupe hiérar­chisé, une cour. Le seigneur est représentant d’une race sacrée, douée d’une Vertu spécifique qui l’habilite à exercer une Influence souveraine sur un pays déterminé. Par une espèce de collégialité avec le lieu saint de son pays, le seigneur possède un pouvoir régulateur dont dérive une double autorité sur les hommes et sur les choses (34); en raison de ce pouvoir tutélaire par lequel il réussit à accorder le cours de la nature et les besoins humains, la terre est considérée comme son domaine et les hommes comme ses vassaux. Il réunit une cour dans sa ville, à côté des temples où il rend le culte qui entretient en lui les Vertus de sa race : ses vassaux l’assistent dans ce culte et parti­cipent avec lui à l’influence bienfaisante qui en dérive ; ils y par­ticipent plus ou moins, selon l’étroitesse du lien vassalitique qui les unit au seigneur (35). Les fidèles immédiats, qui commu­nient avec lui dans les banquets sacrificiels de la façon la plus directe, obtiennent, de ce fait, comme une délégation de sa puis­sance régulatrice : les grands officiers reçoivent une portion du domaine seigneurial ; ils ont une terre et des vassaux; ils sont seigneurs, mais à titre précaire, et, au moins théoriquement, à titre viager. Communiant moins directement avec les forces mystiques qui constituent le pouvoir du chef, les simples nobles ne reçoivent en principe qu’un fief de nature mobilière : il consiste essentiellement dans la nourriture, principalement dans les viandes de sacrifice, qu’ils reçoivent du seigneur. Ils n’ont point droit à posséder un domaine ou des vassaux proprement dits ; mais ils sont revêtus d’un caractère auguste qui leur permet d’avoir, dans leur propre famille, figure de seigneurs.

La famille noble, comme la société, est de forme hiérarchique : elle est caractérisée par l’existence d’une autorité domestique. Cette autorité appartient au représentant de la droite lignée par primogéniture. Le chef de famille est, avant tout, le chef du culte des Ancêtres ; grâce à ce culte qui le fait étroite­ment participer aux Vertus ancestrales, il apparaît comme l’incar­nation directe et véritable (36) des Ancêtres ; il reçoit d’eux par délégation l’autorité qu’il exerce sur la parenté. Comme pour les vassaux, par l’effet de la communion, cette autorité descend aux chefs des lignées collatérales, et jusqu’au père de famille qui, s’il est fils aîné, est le seigneur, au sens propre, de ses fils, de ses neveux et de ses cadets. La famille noble est un groupement féodal composé de sous groupes de vassaux dont les chefs obéissent tous au seigneur commun, le chef de famille. Dans une telle famille, où existe une autorité, il y a lieu à succession : celles ci se fait, non point d’après l’âge, en épuisant chaque génération, mais dans chaque souche (37) : le fils aîné succède au pouvoir seigneurial du père, car il est chef du culte de son père défunt (38).

Dans les villes seigneuriales, les familles nobles sont rappro­chées en une unité politique de forme plus complexe que n’est le groupement constitué par urne Communauté plébéienne. Le rang qu’occupe leur chef dans la hiérarchie vassalitique détermine d’abord leurs rapports avec la famille seigneuriale. Ces rapports sont définis par un protocole minutieusement réglé, que nous connaissons surtout en ce qui concerne le deuil. Le principe de ce protocole est de conserver les distances hiérarchiques grâce à un système de prestations alternatives réglées ; la largesse (39) sei­gneuriale s’étend, conformément à ce protocole, à toutes les familles vassales ; sous forme d’hommages et de tributs, ses bienfaits précaires retournent ensuite au seigneur. D’autre part, entre les familles de même rang, un autre système de prestations alternatives, que règle aussi le protocole, permet d’obtenir un état d’équilibre. Les familles de même classe nobiliaire sont unies entre elles par des liens analogues à ceux qui rapprochent les familles accouplées d’une Communauté plébéienne ; seulement, la valeur des prestations qui servent à obtenir le rapprochement n’est plus déterminée par le désir d’épuiser tous les moyens possibles d’union ; elle est réglée eu égard au statut nobiliaire de chaque famille : à chaque classe conviennent des prestations définies.

Les différentes familles seigneuriales forment une confédéra­tion (40) placée sous la suzeraineté du Roi, du Fils du Ciel ; certaines qui sont de même nom se considèrent comme les branches d’un même tronc : les rapports d’ordre politique qui sont établis entre elles sont réglés d’après les principes du droit domestique ; par exemple, de même que les parents s’interdisent toute vendetta, les seigneuries de même nom ne doivent point se faire la guerre. Pour celles qui sont de nom différent, leurs relations ressemblent à celles des familles antithétiques des Communautés plébéiennes ; les échanges matrimoniaux leur sem­blent le plus efficace moyen d’atténuer leur antagonisme foncier, et le principe premier de toute alliance. Certaines ont entre elles une affinité plus sensible et forment des couples traditionnelle­ment unis par l’alliance matrimoniale; même quand elles sont d’un éclectisme plus marqué, toutes considèrent comme une faute de ne point rester fidèles à leurs anciennes relations : elles ont comme idéal une certaine stabilité fondée sur la pratique continue des mêmes systèmes d’alliance (41). C’est uniquement dans la classe des seigneurs que semblent avoir une force véri­table ces groupements de familles attestés par une tradition suivie d’intermariages (42): dans la Confédération chinoise, les familles seigneuriales retrouvaient, en effet, une unité analogue à celle qui réunissait en Communautés locales les familles plé­béiennes. Les familles de simple noblesse (43), au contraire, dont les chefs étaient attachés par une inféodation à une race seigneu­riale, ne pouvaient posséder, à l’intérieur d’un groupe féodal, assez d’indépendance pour obtenir de former, grâce à des alliances matrimoniales stables et définitives, des groupements dont la puissance eût fait obstacle à l’exercice du pouvoir seigneurial ; seul le lien qui attache le vassal au suzerain étant absolu, les familles ne pouvaient se lier entre elles par des liens d’interdépen­dance complète, pas plus qu’un fils de famille, dès qu’existe une autorité domestique, n’est laissé libre de contracter des amitiés qui l’engagent jusqu’à la mort  (44).

IV

La polygynie dans la noblesse féodale



Les érudits chinois qui se sont occupés des institutions matrimoniales ont analysé les principes de droit qui leur sem­blaient les fondements des usages polygyniques. Ils ont eu à cœur de justifier ces usages : ils les présentent comme établis délibéré­ment par le législateur et conformément au plan d’organisation de la société féodale. Leurs conceptions sont dominées par l’idée que la durée, pendant laquelle le pouvoir appartient à une race, manifeste la légitimité de ce pouvoir ; cette durée dépend d’une force particulière à chaque famille, le Bonheur idiosyncrasique propre à une lignée. Qui mérite d’être un chef possède ce Bonheur et, par là même, est assuré de posséder une longue descendance. En vertu de cette théorie, toutes les règles matrimoniales apparaissent aux annotateurs comme des règles élaborées pour que les mariages donnent de nombreux enfants (45).

Je montrerai plus loin que la polygynie, telle que la prati­quaient les différentes classes de la Noblesse, dérive d’usages anciens et populaires adaptés aux conditions nouvelles de la Société féodale. Je ne puis donc y voir, comme les auteurs chinois, une invention législative. Mais les analyses qu’ils en ont données ont au moins un mérite ; c’est de rappeler ce fait essentiel : aux temps anciens de la Chine, le mariage était considéré comme l’acte fondamental non pas tant de la vie privée que de la vie publique, pour mieux dire et seulement traduire une formule alors admise, les alliances matrimoniales étaient considérées comme les degrés par lesquels pénétraient dans une Maison seigneuriale le Bonheur ou le Malheur (46). On va voir en effet que c’est bien de ce point de vue que l’on peut comprendre l’usage féodal de la polygynie.

La polygynie, pratiquée dans la Noblesse, y était réglementée par deux: règles antithétiques que j’étudierai l’une après l’autre : un noble, à son mariage, ne devait prendre femmes que dans une famille, et il était plus ou moins strictement obligé de ne se marier qu’une fois. Inversement, la famille où il prenait femmes était tenue de lui fournir d’un coup un nombre d’épouses déterminé par son rang nobiliaire.

Toutes les femmes qu’un noble, d’après son rang, pouvait épouser par un mariage, il devait les prendre dans une même famille ; un noble ordinaire ou un grand officier les prenait dans une même maison, dans une seule branche familiale ; pour un seigneur fieffé, elles venaient de trois seigneuries, c’est à dire de trois branches familiales distinctes, mais rameaux d’une même famille : dans tous les cas, c’était une règle absolue qu’elles portassent le même nom, signe véritable de la parenté.

Les manquements à cette règle étaient l’objet d’un blâme sévère : ils méritaient d’être inscrits dans les Annales au même titre que les violations de la loi d’exogamie. Le Tch’ouen Ts’ieou, par exemple, en cite deux cas, et dans les deux cas, les annota­teurs remarquent que le fait était contraire aux Rites (47). Ils le remarquent même à l’occasion du mariage de Po Ki, princesse de Lou, dont ils font, par ailleurs, ressortir la réputation de Vertu et dont la mémoire leur semblait mériter d’être gardée de toute tache (48). Ainsi, même dans une époque troublée et souvent appelée période d’anarchie, ces défaillances ne paraissent pas avoir été très fréquentes. Si l’on relève dans les Mémoires histo­riques de Sseu ma Ts’ien le nom des femmes épousées par les seigneurs dont l’histoire y est contée, on voit sans doute de temps à autre figurer dans le même gynécée des princesses de nom de famille différent. Au reste, — tant la chose paraissait blâmable — j’ai l’impression qu’on essayait de la dissimuler : on sait que d’assez bonne heure (c’est une pratique constante dans le Kou lie niu (chouan), on prit l’habitude de faire figurer dans la dési­gnation des princesses, à la place de leur nom de famille, employé d’abord précisément pour montrer que le mariage était régulier, le nom de famille de la maison royale Ki, employé, dit on, à titre d’honneur. Or, dans la liste des femmes du duc Houan de Ts’i, qui s’était manifestement marié dans la famille Ki, figure une princesse que, d’après la vieille règle, on eût dû appeler Siu Ying, mais qu’on appelle justement Siu Ki (49), comme si elle appartenait, elle aussi, à la famille Ki ; au reste, quand un gynécée renferme des femmes de nom différent, on peut constater, presque toujours, qu’elles ne proviennent pas du même mariage : le seigneur — ceci est un manquement à une autre règle qu’on étudiera tout à l’heure — ne s’est point contenté d’une seule alliance matrimoniale ; il est d’ailleurs remarquable que, dans beaucoup de cas de ce genre, le deuxième mariage a été contracté avec des barbares(50). Notons, en outre, que, lorsqu’on mentionne de telles unions, c’est pour expliquer des troubles qui ont amené les seigneuries près de leur ruine. Celle ci manque d’arriver à la suite de querelles de succession où l’on voit les fils des princesses de nom différent se disputer l’héritage paternel, soutenus chacun par la famille de leur mère (51).

D’après les auteurs chinois, les législateurs avaient interdit de prendre femmes dans des familles différentes afin d’éviter les querelles de gynécée (52). Seules des femmes unies par des liens de parenté ne pouvaient pas être divisées par la jalousie. La jalousie, selon eux, est la principale des causes qui affaiblissent les États. Ils l’expliquent ainsi : une princesse jalouse s’efforce de garder pour elle seule les faveurs de son époux (53); elle cherche à écarter les autres femmes du lit seigneurial. Une princesse digne de ce nom, au contraire, telle par exemple que T’ai Sseu, la femme du roi Wen, fondateur de la dynastie Tcheou, permet à toutes les autres épouses d’approcher du seigneur conformément à l’ordre établi par les Rites (54). Aussitôt une nombreuse descendance, cent fils dit on, vient rendre manifeste le Bonheur qui fait que la race des Tcheou mérite de régner et la lignée princière apparaît indestructible, à l’égal d’une race de sauterelles, seuls animaux qui ne connaissent point la jalousie (55).

L’histoire féodale montre que, bien souvent, contrairement aux théories des glossateurs, les troubles dynastiques sortaient des querelles d’enfants trop nombreux ; mais elle montre surtout que ces querelles prenaient plus de gravité lorsque des familles maternelles différentes soutenaient la cause des frères ennemis. On peut, dès lors, se demander si l’interdiction d’épouser des femmes de familles différentes n’était pas une simple conséquence de cette règle fondamentale de la société chinoise : ne pas cher­cher à sortir d’un système consacré d’alliances; se borner, par des intermariages, à conserver des relations éprouvées (56); ne point chercher, en un mot, à compliquer par des innovations dange­reuses les groupements traditionnels de familles. Cette induction paraîtra sans doute plus légitime si l’on considère que l’obligation de n’épouser que des femmes d’une même famille se doublait de l’obligation de ne se marier qu’une seule fois.

A première vue, la règle qui imposait de ne se marier qu’une fois contraste avec l’image qui dotait chaque Noble d’une plura­lité d’épouses et qui l’autorisait en outre à acheter des concubines; mariage unique et harem nombreux, voilà qui peut étonner, surtout quand on sait que les auteurs chinois voient dans l’inter­diction des secondes noces une mesure législative adoptée pour refréner le goût de la débauche (57). Mais il est facile de comprendre à quoi répond leur idée. Des concubines achetées sont des femmes sans statut juridique, sans importance et sans relations ; si l’une d’elles devient une favorite, sans doute elle peut exercer sur le seigneur une influence pernicieuse ; mais cette influence a des chances; de rester sans grande conséquence, parce que la concubine n’a point derrière elle toute une parenté pour la soutenir. Entre les femmes épousées en un seul mariage, il y a un ordre de pré­séance établi dès avant les noces et que le mariage confirme ; d’où la possibilité d’une discipline qui est un obstacle à l’influence exagérée que sa beauté pourrait procurer à l’une d’elles : mais surtout, toutes étant de même famille, toutes représentant les mêmes intérêts extérieurs, les rivalités qui peuvent surgir entre elles ne sauraient être des facteurs d’anarchie, car ils n’ont point pour retentissement des conflits entre familles. Au contraire, un deuxième mariage peut être l’origine des troubles les plus graves ; il peut l’être même s’il est contracté dans la même famille que le premier : car il est difficile d’établir une hiérarchie entre les femmes épousées en deux fois ; entre elles, comme entre leurs enfants, se posent des questions de préséance, d’où peuvent résulter de terribles conflits (58). Mais, si le deuxième mariage amène à faire jouer dans la politique du pays une deuxième influence familiale, il risque encore plus d’entraîner les pires désordres ; la rivalité des épouses met leur parenté en état de guerre : il en est ainsi chez le vulgaire. Les complaintes des femmes délaissées au profit d’une nouvelle épousée nous parlent toujours de l’intervention des frères (59). Cette intervention, quand il s’agit de princes, c’est un conflit entre seigneuries, c’est le mariage qui cesse d’être un principe d’alliance, favorable à tout un pays, pour devenir l’occasion d’une vendetta qui met deux peuples sous les armes (60). Interdire à un prince de se marier plus d’une fois, ce n’est pas tant lui interdire les fantaisies de la passion, que des concubines peuvent satisfaire, qu’empêcher les conséquences néfastes de son goût, s’il voulait se manifester en caprices matrimoniaux.

Ne se marier qu’une fois est une règle stricte : elle ne veut pas seulement dire que, tant que vivent les femmes que l’on a d’abord épousées, on n’a point le droit de se marier à nouveau ; elle ordonne que l’on ne se marie qu’une fois dans sa vie (61). L’avenir matrimonial d’un homme est circonscrit une fois pour toutes par son mariage : par lui, il contracte une alliance unique, et c’est assez. On voit aisément que cette prescription est conforme au désir de conserver quelque stabilité aux groupements de familles seigneuriales qui sont le fondement de la politique féodale. Aussi, pour les seigneurs, cette règle est elle impérieuse (62).

Elle l’est moins pour les autres nobles. Sans doute l’usage veut que l’on considère avec défaveur les seconds mariages : c’est un malheur que d’y être réduit (63). Encore y a t il un cas où l’on y est obligé, et ce cas est instructif. La vie sexuelle d’un homme se termine, disent les rites, à 70 ans (64). C’est aussi l’époque de la retraite, tant pour la vie publique (65) que pour la vie familiale : un homme de 70 ans ne doit plus se marier (66), et à plus forte raison se remarier, sauf au cas où il est chef de famille et chef de culte et où il n’a point d’héritier à qui il puisse transmettre ses fonctions. Alors il peut et il doit prendre une femme (67), car un chef de culte a besoin, absolument, pour exercer son sacerdoce, de la collaboration d’une femme qui préside à ses côtés aux cérémonies cultuelles.

Dans la famille des temps féodaux, le mariage a moins pour but de permettre à la race de se perpétuer que de fournir au mari une collaboratrice indispensable dans le service du culte ancestral. Quand on prend femme, c’est de cette nécessité où l’on est d’avoir une collaboratrice au sacerdoce que l’on s’autorise pour obtenir d’une famille qu’elle donne un de ses enfants (68). Quand on répudie une épouse, c’est en prétextant une incapacité de colla­borer avec elle dans les fonctions sacerdotales que l’on espère faire accepter son renvoi à sa famille natale (69). D’où vient la nécessité de cette collaboration, indispensable au point de rendre légitime un manquement à la règle qui interdit les seconds mariages, comme à celle qui défend les mariages tardifs ?

D’après les auteurs chinois, les cérémonies du temple ancestral mettent en évidence deux principes antithétiques et solidaires (70). L’un est celui de cette collaboration indispensable des époux, l’autre est celui qui contraint les époux à vivre strictement séparés. Ce deuxième principe n’est pas autre chose que l’application au ménage d’une règle générale qui prescrit la séparation des sexes. C’est de cette règle que les Chinois font dériver l’obligation exoga­mique.

Pour manifester de façon éclatante le principe de la sépara­tion des sexes, fondement de toute l’organisation sociale, il faut ne point prendre femmes parmi ses parentes ; le mariage unit des personnes étrangères. Il ne les rapproche pas au point de suppri­mer leur antagonisme fondamental ; les époux ne forment qu’un corps, mais composé de parties qui, pour être étroitement unies, n’en sont pas moins foncièrement antithétiques (71). Pour main­tenir ensemble les parties adverses qui forment un ménage, il ne faut rien de moins que la pratique constante d’observances dont la rigueur s’atténue au terme de la vie sexuelle (72) et qui ne prennent véritablement fin qu’à la mort (73), lorsque les époux forment un couple ancestral (74). Cette série d’observances com­mence avec les cérémonies du mariage ; pour que toute la chaîne, qu’elles constituent, conduise à une bonne fin, il importe que le début en soit régulier. L’accoutumance conjugale nécessaire à la collaboration des époux, même si le ménage s’efforce de l’obtenir par les rites appropriés, ne sera jamais parfaite si les époux n’ont pas été appariés conformément aux règles prescrites. L’une des plus importantes est celle qui ordonne de se marier à un âge déter­miné. Il n’y a de couple conjugal digne du sacerdoce jumelé qui lui incombe, que celui dont le mariage s’est fait, selon les cou­tumes féodales, quand l’homme avait 30 ans et la femme 20 (75). On voit que c’est seulement une fois dans sa vie qu’un homme peut se marier de façon à fournir aux ancêtres la servante qu’ils exigent : un seigneur, pour qui le culte ancestral a plus d’impor­tance que pour personne, ne peut donc contracter qu’un seul mariage valable, le premier.

Mais, pourquoi la collaboration d’une épouse est elle néces­saire dans le service du temple ? Les règles de l’organisation du culte dérivent presque toutes d’une certaine disposition du temple ancestral. Les tablettes des ancêtres auxquels se rend le culte sont classées par générations alternées, celle du père et du bisaïeul étant d’un côté de l’édifice, celles du grand père et du trisaïeul de l’autre. Cette disposition, que les textes appellent l’ordre du temple ancestral, implique que la parenté est répartie en deux groupes, les membres de deux générations successives ne faisant jamais partie du même groupe ; elle s’explique par un état ancien de la famille chinoise (76) dans lequel, par un effet de la filiation utérine, le fils ne pouvait se trouver dans le même groupe que son père, tandis que le petit fils était nécessairement du même groupe que son grand père paternel, le mariage se faisant obligatoirement entre cousins issus de frères et de sœurs. Il en résulte qu’un homme n’est point qualifié pour rendre à lui seul les honneurs cultuels à tous ses ancêtres ; il ne peut les adresser valablement qu’à son grand père et à son trisaïeul, car il est du même côté de la parenté qu’eux mêmes : mais, si son mariage est normal, si sa femme est la fille de la sœur de son père, cette femme (qui fait nécessairement partie du même groupe que son oncle maternel, savoir son beau père) est parfaitement qualifiée pour le sacerdoce du culte du père et du bisaïeul. Et l’on voit que la collaboration sacerdotale des époux est, en effet, obligatoire parce qu’elle dérive, comme les auteurs chinois en conservaient la tradition, des pres­criptions anciennes relatives à l’exogamie, conséquences elles­-mêmes de la règle ordonnant la séparation des sexes. On voit aussi que, pour obtenir que la femme fût une véritable collabo­ratrice, il fallait qu’elle appartînt à la même génération que son mari. D’où l’obligation de se marier à âge fixe, qui revient à exiger que les époux soient de la même promotion (77), d’où le mépris des unions disproportionnées (78), d’où la prohibition du mariage quand, deux familles étant déjà unies par une alliance matrimoniale, la femme et celui qu’elle épouserait se trouvent classés, du fait de l’alliance établie, dans des générations diffé­rentes (79).

Ainsi les règles qui exigent que l’on se marie à l’âge requis et une seule fois dans sa vie, de façon à obtenir de sa femme l’aide cultuelle dont on a besoin, se rattachent à d’anciens usages grâce auxquels un certain état d’équilibre traditionnel était assuré, dans les communautés locales, par la régularité des échanges matrimoniaux. J’en conclus que, si les nobles de l’époque féodale étaient obligés de prendre femmes dans une seule famille et une fois pour toutes, cette règle avait pour fonction de circonscrire, dès l’origine, leur avenir matrimonial et de donner par là quelque stabilité aux groupements d’alliances qui formaient le fondement de la confédération chinoise. Et si, précisément, cette double règle n’est demeurée stricte, dans ses deux parties, que pour les seigneurs seulement, c’est que, pour les autres classes de la noblesse, la stabilité des alliances matrimoniales, loin d’aider à l’équilibre général, eût fait obstacle à l’exercice de la toute-­puissance seigneuriale.

Celui qui s’engage une fois pour toutes dans une alliance matrimoniale avec une famille unique ne serait point payé de retour si cette famille ne se donnait pas à l’alliance intégralement. Ainsi s’explique l’obligation où celle ci se trouve de donner comme épouses non pas une mais autant de femmes que l’exige le rang de son gendre ; car c’est d’après lui que se mesure l’impor­tance de l’alliance offerte.

Un noble recevait en mariage un lot de femmes suffisant pour qu’il fût assuré de toujours fournir une servante à ses ancêtres. Il les épousait en une fois, par le même contrat, et dans une cérémonie unique ; il les épousait toutes ensemble (80), mais contractait avec chacune d’elles un lien particulier selon la hiérarchie qui existait naturellement entre elles d’après leur naissance. L’aînée devenait la femme principale ; épousée par un seigneur elle avait, seule, le rang de princesse. C’est que, dès la cérémonie du mariage, elle était placée sur le même rang que son mari. Au repas des noces, l’époux et sa femme aînée se placent côte à côte, mangent ensemble des mets servis par deux ou par moitiés, font un nombre égal de libations et boivent dans une même calebasse divisée en deux parties égales (81). Les autres femmes n’ont pas le droit de manger avec leur seigneur, elles ne communient point avec lui sur un pied d’égalité, elles mangent ses restes, comme fait un vassal (82). Cette communion, plus ou moins complète se renouvelle, avec les mêmes différences hiérarchiques, après un accouchement, avant que le mari reprenne des relations sexuelles avec l’épouse délivrée (83). Par ces rapprochements substantiels, toutes les femmes obtiennent le droit de venir partager le lit du seigneur ; elles n’y vont pas toutes avec la même pompe, les cadettes moins souvent que l’aînée et sans jamais rester auprès de lui une nuit tout entière (84). Une fois rapprochées de l’époux par les rites nuptiaux, toutes pénètrent dans sa famille ; toutes sont présentées aux beaux parents ; sans doute la première épouse joue le rôle principal ; elle fait l’offrande au beau père et à la belle mère, et elle mange la première les restes ; mais les autres en mangent à leur tour et toutes, selon leur rang, reçoivent des parents du mari, une coupe de liqueur, signe qu’ils les reconnaissent comme brus, témoignage qu’elles sont, dès lors, considérées comme appelées à succéder éventuelle­ment à leur belle mère dans ses fonctions de maîtresse de mai­son (85). Enfin, toutes sont admises à collaborer au culte ancestral, l’épouse principale pour y présider à côté du mari, les autres pour aider leur aînée, de la même façon que les frères cadets viennent, en ce cas, aider le chef de famille (86).

Ni les ancêtres, ni les beaux parents, ni le mari ne se voient privés d’une servante ou d’une auxiliaire indispensable, si l’épouse vient à mourir : celle de ses suivantes qui vient immédiatement après elle, en dignité, est toute prête pour la suppléer. La sup­pléante (87) remplit, à la place de la défunte, toutes les fonctions qui lui étaient dévolues : car elle est déjà accoutumée au mari et incorporée à la vie familiale. Elle tient la place de l’aînée, comme un cadet tient celle du premier né, si celui ci meurt sans succes­seur (88). Cadet ou suivante tiennent la place pour le compte du mort ; ils ne le remplacent pas ; ils n’accèdent pas à une dignité nouvelle ; la Suivante ne prend point le titre de princesse (89); le gouvernement du cadet ne compte point pour un règne (90). Il n’y a de succession qu’entre générations différentes ; entre les mem­bres d’une même génération, il n’y a qu’une substitution de personnes qui n’implique aucun changement de fond, tant est resté puissant, dans le droit chinois, ce principe hérité du temps où la parenté était une parenté de groupes, savoir qu’il y a entre les parents d’une même génération une identité substan­tielle telle qu’elle rend leurs personnalités indistinctes, ou telle, si l’on veut, qu’ils ne forment qu’une personnalité juridique collective.

Cette idée, de toute évidence, est au fond du type de contrat qui rend possible l’institution polygynique, institution essentielle dans un système féodal où l’idée d’un équilibre traditionnel des groupements familiaux joue le rôle que l’on sait. Or, il est clair, d’autre part, que cette idée se trouve en contradiction avec les principes juridiques de la famille féodale, dans laquelle les liens de parenté sont avant tout des liens personnels. Donc, pour si fondamentale que soit cette idée, il n’y a pas lieu de s’étonner si les coutumes polygyniques n’ont pas pu se développer dans la société noble sans y porter atteinte. Bien que, par essence, la polygynie semble être sororale, les habitudes de la noblesse admettent dans un lot d’épousées d’autres parentes que des sœurs. Nous allons essayer de comprendre les raisons précises d’un tel manquement au principe de l’usage.

Une famille qui s’alliait à un noble ordinaire devait lui donner deux épouses, trois à un grand officier, neuf à un seigneur, et, selon les traditions, neuf ou douze au roi (91). Ces différences marquent, sans doute, les valeurs diverses qu’on attache à l’alliance des nobles de divers rangs : à l’alliance la plus honorable, à l’allié le plus puissant et qui peut le plus exiger, on donne le plus. Le plus riche a droit aux prestations les plus abondantes et l’abondance de femmes est un des signes extérieurs les plus éclatants de la Fortune féodale.

Le duc de Ts’in, qui croit Tch’ong eul réservé à la plus haute destinée, lui envoie une prestation du chiffre exceptionnel de cinq femmes (92). Houan, duc de Ts’i, qui aspire à l’hégémonie, se constitue un harem comparable à celui du Fils du Ciel (93). Kouan Tchong, puissant ministre, prend autant de femmes qu’un sei­gneur (94). Les seigneurs de Lou, qui descendent du fondateur de la dynastie Tcheou, , profitent du renom de sagesse de leur fille Po Ki pour lui donner autant de suivantes que si elle eût fait un mariage royal (95). Le faste matrimonial donne aux seigneuries un prestige dont est faite en partie leur puissance : on le sent bien à lire les épithalames du Che king (96). Celui, en particulier, qui fut fait pour le mariage du prince de Han, donne nettement l’impres­sion que l’immense Fortune de ce seigneur lui vint de la gloire dont le couvrit la splendeur de ses noces. C’était donc par le mariage que l’on se classait, et il n’y aurait plus eu aucune stabi­lité dans la hiérarchie féodale, si l’étiquette n’avait pas imposé à chacun le nombre protocolaire d’épouses qui correspondait à son rang, et mesurait au juste sa part légitime de prestige.

Ainsi, une famille est tenue de fournir à son gendre le nombre régulier de femmes auquel lui donne droit son rang, nobiliaire. Il est remarquable que, quel que soit ce nombre, c’est toujours, à tous les degrés de la hiérarchie sauf un (97), un nombre représen­tatif de la totalité. Un seigneur, dit le Po hou t’ong, a droit à neuf femmes : il se règle sur la terre qui possède neuf départements, lesquels suffisent à tout produire sous l’influence de l’action céleste (98); de même il ne faut pas au prince plus de neuf femmes pour exercer son action de façon complète. Qui avec neuf femmes n’aurait point d’enfants, n’en aurait pas plus avec cent (99). Le Fils du Ciel qui prend douze femmes se règle sur le Ciel qui n’a besoin que de douze mois pour tout produire (100). Ainsi c’est assurément une marque plus éclatante d’honneur de prendre douze et non pas neuf femmes ; mais avec neuf on a autant de garanties de Bonheur féodal qu’avec douze. Avec trois femmes seulement, un grand officier n’a pas moins de garanties, car si trois est 1e plus petit des nombres symboliques de la totalité, il est peut être celui qui la représente le plus parfaitement (101). Au reste, neuf et douze ne sont que des multiples de trois : ils symbolisent, si je puis dire, une surenchère de la totalité. Comme les grands officiers, seigneurs et Fils du Ciel ne prenaient pas plus de trois femmes dans une seule branche familiale ; seulement ce n’était point une seule branche familiale qui était tenue de leur donner en mariage un nombre de ses filles représentatif de la totalité, c’étaient trois (102) branches familiales, qui leur en fournissaient chacune autant: trois, c’est à dire toutes. Tandis qu’un seul rameau familial épuisait ses ressources pour mériter l’alliance d’un grand offi­cier, il fallait pour obtenir celle d’un seigneur, prince souverain dont le prestige rayonne dans toute la confédération féodale, épuiser toute sa parenté et faire collaborer aux prestations, au moins symboliquement, toutes les seigneuries de même nom.

Les nombres protocolaires qui règlent les prestations de l’alliance matrimoniale indiquent emblématiquement qu’elles doivent avoir un caractère complet. Sans doute un grand-­officier (103) ne se voit fournir de femmes que par une seule branche familiale, sans doute aussi, un noble ordinaire n’a t il droit qu’à deux épouses (et deux n’est point signe de la totalité) : même pour eux, le terme employé pour désigner la prestation qui déter­mine l’alliance indique qu’il est de son essence d’être complète. Le mot rituel qui l’exprime (104) est le mot qui signifie la plénitude et la totalité (105). I1 est l’équivalent des mots qui tous donnent l’idée de plein, de complet, de parfait. Dans la poésie, ce sont les cent chars de la pompe nuptiale (106) — cent est un signe de la totalité — qui reviennent rituellement signifier, par emblème, que la prestation est complète, comme il se doit.

C’est la pie qui a fait un nid,

Ce sont ramiers plein ce nid là !

Cette fille qui se marie

De cent chars d’honneur comblez la !

Quand une famille contracte une alliance par mariage, elle remet à son gendre autant de femmes que son rang le mérite et que l’importance de l’alliance l’exige, mais la prestation qu’elle fournit alors est toujours un signe qu’elle ne ménage rien pour se donner entièrement à l’alliance contractée. Pourtant, il est remar­quable qu’en aucun cas le lot d’épouses qui symbolise numéri­quement le caractère intégral de l’alliance, ne peut être pris entièrement parmi les filles d’une même génération. Dans cha­cune des branches familiales qui lui envoient des femmes, un seigneur ni un roi ne peuvent prendre plus de deux sœurs (107) : quel que soit leur prestige, ils n’en peuvent prendre trois; celui qui oserait le faire, tel le duc Wang de Mi, donnerait la preuve d’une arrogance qui, à coup sûr, déterminerait sa perte : c’est un excès punissable qu’épouser trois sœurs, car c’est signi­fier, de manière symbolique, que l’on prétend accaparer (108) toutes les ressources dont une famille dispose, dans le présent, pour fournir à ses alliances. Ainsi, il faut, d’une part, que l’alliance soit intégrale et, d’autre part, qu’elle ne le soit point absolument. Cette règle contradictoire s’explique par le double besoin qui était au fond de la société féodale : conserver la stabilité due aux grou­pements traditionnels et laisser pourtant une certaine liberté qui permette; les accroissements de prestige et les développements d’influence.

C’est de ce besoin contradictoire qu’est sortie une trans­formation notable de l’institution polygynique. Les nobles, sou­mis au pouvoir seigneurial, ne furent point autorisés à former des groupements familiaux trop étroitement solidaires ; les alliances matrimoniales qu’ils eurent le droit de former ne le furent point par des prestations d’un type exhaustif : ils ne purent obtenir de leurs alliés que deux filles, garantie insuffisante de l’intégralité et de la permanence des liens créés entre les familles par le mariage (109). Chaque seigneur fut obligé de tenir compte du désir qu’avaient tous les autres d’accroître leur champ d’influence ; il n’osa pas exiger des prestations qui fussent l’emblème d’une alliance intégrale ; il obtint du moins de recevoir par elles les gages d’une entente durable (110) : les lots d’épouses qui lui étaient dus ne comprirent chacun que deux sœurs, mais ils furent complé­tés par l’appoint d’une nièce ; ils n’épuisaient point toute une génération, mais ils apportaient par avance un lien avec la géné­ration suivante. La famille des femmes ne se donnait point abso­lument à l’alliance conclue, (elle se réservait la possibilité d’autres alliances contrebalançant la première ; mais elle s’engageait à conserver à celle ci le premier rang ; pour cela, elle donnait comme gages, avec une fille aînée et une cadette, leur nièce, fille de leur frère aîné, c’est à dire un membre de la droite lignée qui fournit les chefs de famille (111). Ainsi les familles alliées se livraient incomplètement l’une à l’autre et prenaient en même temps souci de l’avenir. Prendre une nièce dans un lot d’épouses, s’emparer par avance de garanties sur la génération suivante, c’est manifester le désir que le rapprochement des familles soit durable, mais c’est aussi indiquer qu’elles ne forment point un groupement d’une permanence assurée.

On voit assez bien comment les nécessités de l’organisation féodale ont amené à compléter les lots d’épouses avec une nièce : mais il est clair que c’est là une innovation en contradiction avec les principes des usages polygyniques. Pour qu’ait été possible la création, par un mariage unique, des liens divers qui unissaient le mari à toutes ses femmes, pour qu’elles aient pu se suppléer l’une l’autre sans que se sentît aucun changement, il faut supposer qu’il existait entre elles une espèce d’identité foncière qui n’est convenable qu’entre sœurs, et qui ne se conçoit que dans le cas où la parenté est une parenté de groupes. En fait, la règle qui impose une nièce comporte des difficultés que les Chinois ont senties: il y a de grandes chances qu’il y ait entre elle et ses tantes une assez forte différence d’âge; comment pourront elles se marier ensemble et toutes ayant sensiblement vingt ans, âge requis ? Si la nièce attend d’avoir l’âge dans la maison natale (112), autre difficulté : comment peut elle être liée par les rites du contrat matrimonial ? Comment peut il y avoir mariage unique, ce qui est un des principes essentiels de l’institution ? Il est, du reste, remarquable que toutes les suivantes dont nous parlent les chro­niques sont des cadettes et non des nièces (113). Le texte du Yi li ne parle que de la cadette (114). Le Yi king ne mentionne qu’elle (115). Elle est seule à figurer dans le Che king (116). Le roi Ling de Tch’ou fut enterré avec les deux filles d’un vassal fidèle qui en fit ses épouses mortuaires (117). Chouen épousa deux sœurs, les filles de Yao (118). Le duc K’ang ne rencontra sur les bords de la King que des sœurs (119). Kien Ti n’était accompagnée que par sa cadette quand elle prit part, auprès de la rivière du tertre Yuan, aux fêtes printanières du mariage (120).

La polygynie que pratiquait la noblesse féodale est loin d’être une invention cohérente du législateur. Elle commença par être strictement sororale, puis prit une forme plus compliquée : cette transformation, qu’expliquent les principes de l’organisation féo­dale, peut se faire seulement lorsque, d’une part, les groupements traditionnels de familles ayant perdu leur caractère impérieux, on voulut donner à l’alliance matrimoniale une base moins large et plus durable, et que, d’autre part, la reconnaissance des liens individuels de parenté et la primauté donnée aux lignées directes laissèrent concevoir autant d’intimité entre une nièce et sa tante qu’entre deux sœurs. Puisque, sous l’influence du droit féodal, l’institution dévia de ses données premières, il y a lieu de croire qu’elle n’est point une institution proprement féodale, mais héritée d’un droit plus ancien. Or, elle suppose des groupements traditionnels de familles obtenus par un système d’alliances matri­moniales définitives et complètes, stables et intégrales, que l’on retrouve précisément dans le droit populaire. On peut donc penser que la polygynie sororale pratiquée par la Noblesse des temps féodaux dérive des institutions matrimoniales du droit populaire. Celui ci, en même temps qu’il admet l’existence de la parenté de groupe, ne connaît point celle d’autorités domestiques ou autres. Il ne connaît aucun chef de famille ou de culte autorisé à conclure au bénéfice de la famille, mais en son nom personnel, une alliance matrimoniale : en conséquence, il y a lieu de supposer que le contrat matrimonial, qui, dans l’institution polygynique, engageait d’un seul coup un groupe de femmes et, primitivement, un groupe de sœurs, devait aussi, à l’origine, engager d’un seul coup un groupe de frères. Peut on retrouver les traces de ce mariage collectif ?

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