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Trois theatres d’avant-garde : meyerhold, fassbinder, griffero


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TROIS THEATRES D’AVANT-GARDE : MEYERHOLD, FASSBINDER, GRIFFERO




Mémoire de Master 2 de littérature comparée écrit par M. Jérôme Stéphan et dirigé par Mme Clotilde Thouret

A Ramon Griffero, mi gratitud eterna. Quedan los recuerdos, y la esperanza de la victoria.

A Clotilde Thouret, pour m’avoir dirigé avec tant de sympathie. J’ai aimé votre esprit, votre personnalité. Vos conseils justes. – La liberté approche !

A François Lecercle, pour m’avoir appuyé sans hésitation, sans relâche dans mon projet et avoir fait que ce voyage au Chili soit possible.

A Joanne Delachair – pour les films que tu feras.

« Je ne jette pas de bombes, je fais des films », Fassbinder.





INTRODUCTION GENERALE

« Ce que l’élève doit apprendre est ce que le maître lui apprend. Ce que le spectateur doit voir est ce que le metteur en scène lui fait voir. Ce qu’il doit ressentir est l’énergie qu’il lui communique. A cette identité de la cause et de l’effet qui est au cœur de la logique abrutissante, l’émancipation oppose leur dissociation. C’est le sens du paradoxe du maître ignorant : l’élève apprend du maître quelque chose que le maître ne sait pas lui-même1 » : c’est ainsi que, par cette longue citation, Jacques Rancière entend évoquer « l’émancipation du spectateur ». Comme l’élève apprend du maître un savoir que ce dernier ignore, le spectateur a à dégager d’une mise en scène quelque chose d’immatériel, d’invisible qui se libère et qui est peut-être une simple projection fantasmatique. Néanmoins, la mise en scène construit, démolit, reconstruit l’univers mental du spectateur, contribue à déplacer ses conceptions arrêtées et à l’exiler vers ce que Henri Michaux appelait un « lointain intérieur2 ». C’est sans doute le sens du théâtre tel que Meyerhold l’a transformé au début du siècle, en s’inspirant des pratiques orientales du Kabuki, en le déracinant, en l’arrachant à la tutelle aristotélicienne pour le lancer dans l’aventure moderne. Le théâtre d’avant-garde est d’abord un théâtre qui a donné les pleins pouvoirs au spectateur, qui lui a accordé une pleine liberté : un théâtre sans cesse en recherche d’un indéterminé.

Meyerhold (1874-1940), Fassbinder (1945-1982) et Ramon Griffero (1954-…) portent cette liberté du spectateur dans leurs propositions avant-gardistes respectives, tout en faisant évoluer le sens de l’avant-garde théâtrale elle-même. Dans quelle direction ? Par rapport à quoi ? Comment ? C’est ce que nous essaierons de déterminer par ce travail.

Si nous avons opté pour le présent sujet c’est pour traduire un double amour. L’amour pour un pays et l’amour pour un art. Le Chili est un pays merveilleux, un pays du bout du monde qui a connu son indépendance au XIXe siècle, un pays usurpateur3 qui s’est étendu sur les territoires d’autres nations, vite industrialisé, « sur-exploité » (Allende), libéralisé selon la rigoureuse méthode imposée par la CIA après le coup d’Etat du général Pinochet. Ce qui nous intéresse ce ne sont pas les guerres de la politique, les impérialismes et la constitution des grandes coalitions : mais au contraire, nous accordons plus d’importance à la vie des gens et le Chili est un pays de résistance. Son histoire est contestataire. Sa culture est de gauche. Du Sud au Nord, les résistances se sont constituées : résistance des Selk’Nam, dans l’Extrême Sud, Selk’Nam à qui les colonisateurs anglais coupaient les oreilles pour les revendre à la sauvette une poignée de livres-sterlings4, résistance des Mapuches dans la région du Bio-Bio, Mapuches combattant aujourd’hui encore les grandes multinationales qui ravagent leurs paysages et empiètent sur leurs terres. Enfin, de La Serena à Arica, le Nord du Chili a connu des mouvements syndicaux et anarchistes d’une telle envergure que le massacre de l’école de Santa Maria5 a transporté ses échos jusqu’à nous, est devenu un symbole de lutte, et d’espoir dans la lutte.

Aller au Chili, rencontrer Ramon Griffero, réfléchir sur le théâtre d’avant-garde, est le signe d’un amour profond pour le théâtre : le théâtre qui agite les consciences, qui bouscule les individus, qui remet en cause le présent sans oublier le passé. Il se trouve que Ramon Griffero est lié à ces deux auteurs déjà évoqués : Meyerhold et Fassbinder. Dès sa deuxième pièce, Altazor Equinoxe (1981)6, le dramaturge et metteur en scène chilien s’est placé sous l’égide de Meyerhold et a fait vœu de relancer le grotesque dans son théâtre, de s’inscrire en tout cas dans une ligne claire : celle des « bouffons7 », du jeu pur, du théâtre total (c’est-à-dire organisant la synthèse des arts). En effet, une des citations placées en exergue de sa pièce est signée Meyerhold et elle concerne l’esthétique grotesque : « utiliser le grotesque comme “la loupe grossissante de notre réalité, comme la forme la plus claire du tragique” ». Par ailleurs, en 1985, Ramon Griffero a confirmé son intérêt pour Fassbinder dans Ught Fassbinder, une œuvre-hommage : comme lui, il représente sur la scène un univers de marginaux, de drogués, de jeunes délaissés, d’homosexuels, de dévoyés, comme lui, il est attiré par « la forme cinématographique » et par les problématiques du « désir8 ». L’intérêt d’un tel sujet : « Trois théâtres d’avant-garde : Meyerhold, Fassbinder, Griffero » est double. Il est, tout d’abord, d’observer, à travers une période qui court du début du XXe siècle à celui du XXIe, l’évolution de la notion d’avant-garde au théâtre et les revirements qu’elle a pu être amenée à assumer. Ensuite, il est nécessaire de se poser la question de savoir comment la violence de l’Histoire peut entrer dans les théâtres, monter sur les tréteaux pour menacer l’expression libre de l’art mais comment, en retour, le théâtre est également en capacité de déverser dans l’Histoire une nouvelle énergie – et ceci par une collaboration, un « compagnonnage9 » construit avec le spectateur.

Pour problématiser notre démarche, entendons-nous sur une première définition : celle du « théâtre populaire ». Le théâtre populaire est un théâtre politique en un double sens : politique en ce qu’il se veut autonome et souhaite édifier « sa propre politique » comme le dit Ramon Griffero10 ; et politique en tant qu’il apporte sa contribution aux grands débats du présent, refusant de laisser les idées du temps aux seuls hommes politiques et décideurs douteux. Le théâtre aurait ainsi le devoir de se méfier des institutions qui lui sont extérieures et son rôle serait de guider les hommes sur les chemins de la liberté et du bonheur. Le théâtre populaire se revendique également en faveur du peuple et notamment d’un « théâtre élitaire pour tous11 ». Le théâtre peut influencer le peuple, transformer ses représentations et changer la société : voilà l’idée de tout théâtre populaire. Pourtant, qu’est-ce que le « peuple » ? Dans l’expression « théâtre populaire », quelle catégorie sociale se cache derrière l’adjectif « populaire » ? Deux acceptions s’offrent à nous : ou bien le « théâtre populaire » s’adresse à un public ouvrier, pauvre et peu cultivé, ou bien il est destiné à l’ensemble de la population, sans ostracisme social. La première acception nous conduit vers deux chemins possibles : celui de Piscator et de l’ « assujettissement de l’art à la politique » ou celui de Brecht qui conçoit un spectateur « capable de penser [sa] propre situation historique et d’agir sur elle pour la changer12 ». Dans ces deux cas, le théâtre est pensé « comme moyen d’émancipation politique ». En revanche, la seconde acception de « théâtre populaire » fait de l’art dramatique un « service public » et un « moyen pédagogique » et répond à une tradition identifiable : celle « des fêtes du peuple de la Révolution française, [tradition qui] réapparaît dans la Russie soviétique des années vingt13 ». Quand Meyerhold participe à un mouvement d’instauration au théâtre de la gratuité14, il veut conduire les ouvriers dans les salles et ainsi faire en sorte de les faire progresser, de les entraîner vers le destin socialiste qu’ils sont les seuls à pouvoir incarner en héros : il conjugue alors la vision brechtienne et la conception du théâtre-fête. D’ailleurs, Meyerhold et les artistes révolutionnaires de son temps font du théâtre un lieu d’interactions, un espace de libertés ; voici ce qu’en dit un critique théâtral de l’époque, Boris Alpers :

Personne ne réclamait de billets aux portes de ce théâtre [le théâtre ex-Sohn où Meyerhold a donné les Aubes] ; elles restaient grandes ouvertes. En hiver la neige pénétrait parfois dans le hall et les couloirs du théâtre, et les gens devaient remonter le col de leur manteau […] Les balustrades des loges avaient été arrachées. Les bancs et les chaises étaient mal fixés au sol, d’où une certaine fantaisie dans leur alignement… Dans les couloirs on grignotait des graines de tournesol et on fumait du tabac de troupe […] C’était un théâtre où tout le monde se sentait chez soi15

Le théâtre meyerholdien est le premier théâtre à metteur en scène et il est d’avant-garde pour autant qu’il veut libérer le peuple de la dictature du plus petit nombre (les boyards). Il n’y a pas de liberté humaine ni de bonheur sans justice : c’est un fond idéologique que partagent nos trois auteurs. Meyerhold avec les symbolistes puis les acteurs de l’Octobre théâtral, Fassbinder avec la jeunesse révoltée de « soixante-huit », Ramon Griffero avec Allende et les anti-Pinochet : les théâtres que nous étudions sont du côté de la justice et du combat.

L’avant-garde au théâtre est la conséquence de chamboulements historiques et culturels importants et comme le dit Robert Pignarre16, « à partir des années 1920, deux facteurs ont commandé l’évolution de l’art théâtral : le triomphe de la révolution bolchevique, entraînant en Europe occidentale une crise des valeurs bourgeoises, liées à l’économie capitaliste, et l’essor de la création cinématographique ». Ainsi, Meyerhold, en poussant le théâtre dans la voie révolutionnaire et en l’amenant à rivaliser avec le cinéma, à se confronter aux techniques nouvelles et au langage particulier du cinquième art, structure un mouvement théâtral avant-gardiste ancré dans les changements profonds de son époque. Au lieu de subir ces changements, l’avant-garde les accompagne, modifie ses outils d’expression et sa réception du réel pour transformer l’art. Meyerhold est donc d’avant-garde par le fait qu’il était accordé au présent, à son époque.

Toutefois, il est nécessaire de mentionner le fait que l’avant-garde vient de loin. Selon Nicole Brenez, elle a vu le jour, dans sa conception militaire, dans le monde hindou du IVème siècle. Comme les « premières lignes » au front lors des conflits armés lancent l’offensive, les artistes d’avant-garde portent des idées sociales neuves, rejettent la tradition et constituent un art profondément engagé dans le sens de la nouveauté qu’ils croient nécessaire et salutaire. Pourtant, la multiplicité possible des déclinaisons avant-gardistes force à la prudence et à un regard ouvert. Nicole Brenez nous aide à dessiner un tableau précis ; nous nous permettons de la citer longuement :

[La] conception para-militaire de l’avant-garde règne sur la vie intellectuelle de la fin du XXe siècle, au point que, lorsque le mur de Berlin s’effondre en 1989, il fut décrété « la fin des avant-gardes », comme s’il n’existait d’avant-garde que communiste. On oubliait bien sûr l’ensemble des autres propositions : celles qui précèdent Marx […] ; celle de Marx lui-même, qui n’a rien de doctrinaire ; celle de Trotski, fermement opposé à l’instrumentalisation de l’art ; celle de tous les artistes, politiques et philosophes critiques ou non-alignés, à commencer par Victor Serge, Walter Benjamin, Theodor Adorno, Herbert Marcuse et l’Ecole de Francfort ; celle des différents formalistes17.

L’avant-garde pourrait donc avoir de multiples visages, son drapeau ne serait pas seulement le drapeau rouge de la lutte finale. Mais, affirmer la diversité des avant-gardes, cela ne fait pas une définition de l’avant-garde. Michel Corvin dans son article « Le théâtre d’avant-garde » apporte des éléments plus précis : selon lui, l’avant-garde « vit d’anticipation et meurt dès que reconnue, acceptée ». Par ailleurs, elle obéit à deux « caractéristiques » : à une « provocation esthétique et [à une] quasi-clandestinité par refus (ou éviction) des circuits habituels de communication théâtrale18 ». La « provocation esthétique » a été utilisée par Meyerhold et Fassbinder comme nous le verrons, elle l’est moins par Ramon Griffero – sauf à analyser son théâtre comme un théâtre homosexuel décomplexé. Par ailleurs, les avant-gardes meyerholdienne et fassbinderienne sont reconnues, historiques, datées ; en revanche, Ramon Griffero, auteur d’un théâtre clandestin de 1983 à la fin de la dictature au Chili dans le lieu de résistance qu’il s’était ménagé avec les siens à Santiago (le Trolley), n’est-il pas aujourd’hui financé par l’Etat, intégré aux « circuits habituels de la communication théâtrale » et donc hors d’une logique d’avant-garde ? Ayant célébré son théâtre d’avant-garde, la critique ne l’a-t-elle pas démoli par là-même ? N’a-t-elle pas détruit ce qui faisait de ce théâtre un théâtre d’avant-garde (le fait de n’être pas distingué comme tel) ? Pourtant, si l’on revient aux affirmations de Nicole Brenez quant au caractère divers des avant-gardes, nous remarquons que cela cache une idée plus intéressante : l’idée selon laquelle c’est le concept même de « minorité » qui a bougé au fil des décennies charriant avec lui les matériaux pour la constitution de la postmodernité : la postmodernité comme société de la fragmentation, de l’éclatement des revendications, de l’individualisme, des regroupements de toute sorte. Je me sens plus juif, catholique, homosexuel, syndicaliste, socialiste ou franc-maçon qu’ouvrier ou membre du « peuple ». Les identités se sont comme concrétisées, elles sont sorties du contour flou qui permettait précisément de les réunir toutes autour d’une volonté unitaire large. De Meyerhold à Fassbinder, le peuple n’est déjà plus unifié et la jeunesse « soixante-huitarde » est séparée du monde du travail et de ses vues. Les combats pour le droit des femmes et des homosexuels, par exemple, apportent de la différence et Fassbinder a livré ces combats-là au point de faire, à l’intérieur de son art, une place aux marginaux, aux exclus de la société et de construire, à partir de chaque marginalité additionnée aux autres, une unité hétérogène, un monde. On comprend aisément – les exemples ne manqueront pas dans nos pages – que lorsque l’on dit du théâtre d’avant-garde qu’il est un « théâtre minoritaire », cela pose des frontières entre nos auteurs.

Il est temps de poser la question qui pilotera l’ensemble de notre travail : théâtre révolutionnaire, populaire, des grands mouvements historiques, des minorités, des marginaux, des faibles : le théâtre d’avant-garde n’est-il pas un théâtre de la Différence ? N’est-il pas un théâtre de la découverte de l’altérité ou mieux, de la re-découverte de l’autre dans un monde où chacun est de plus en plus renvoyé à soi ?

A travers nos trois parties, nous tenterons de répondre à cette question, en montrant à chaque fois comment il est possible d’infléchir la définition de l’avant-garde ou de la reconsidérer. Il y a une avant-garde « classique » qui place au cœur de son projet la contestation des formes établies, la contestation politique, en somme la contestation comme valeur. Nous démontrerons que la violence de l’Histoire et l’évolution des auteurs étudiés impliquent un éloignement de cette avant-garde-là au profit de l’érection d’un théâtre populaire, national, d’union. En ce sens, Meyerhold et Ramon Griffero, moins radicaux que Fassbinder, ont voulu défendre un « public populaire » large, qui soit « un public unitaire que la représentation rassemble et réconcilie19 ».

S’écartant de la contestation systématique, Meyerhold a voulu réconcilier son théâtre avec le théâtre traditionnel russe ; Ramon Griffero a fait de son théâtre une arme politique apte à réunifier une nation divisée, une proposition dont l’ultime réussite sera la mise sur pied d’une nouvelle sociabilité. Quant à Fassbinder, il n’a cessé de remettre en cause la société capitaliste et l’univers de l’argent sans jamais rechercher la production d’un sens explicite ou constructif.

Dans notre première partie, nous dirons en quoi les théâtres de nos auteurs ont institué la contestation comme une valeur dramatique : minoritaires, représentant la violence, édifiant une fable politique ou réécrivant l’histoire, ils se sont opposés au pouvoir, à l’injustice et aux institutions réactionnaires (Meyerhold contre l’aristocratie et la petite-bourgeoisie, Fassbinder contre les riches, l’Eglise et la civilisation rationaliste, enfin, Ramon Griffero contre la société de marché, sa culture et ses media). Toutefois, nous mettrons l’accent sur les difficultés rencontrées par ces trois avant-gardes, confrontées à des situations historiques tragiques qui les obligeront à faire un pas en arrière ou (pour Fassbinder) à s’enfermer dans la radicalité absolue et la sécession sociale.

La deuxième partie s’appuiera sur ce constat d’échec pour mettre en évidence le fait que les théâtres de Meyerhold et de Ramon Griffero ont négocié avec les principes de l’avant-garde « classique », s’éloignant de la contestation comme valeur et de la culture de l’urgence. Passées sous silence dans le présent par la répression sociale et politique (en Russie, au Chili), les avant-gardes de ces deux théâtres ont essayé de rebondir en déplaçant les enjeux vers l’avenir et en construisant des utopies ou des fictions pour renouveler la manière de voir des spectateurs : c’est l’idée centrale de notre troisième partie. Fassbinder, en décalage par rapport à nos deux autres auteurs, se situe entre deux époques : pour s’en sortir, il liquide les vieilles conceptions, il démolit le théâtre du sens, son langage rationaliste, refusant d’adhérer à un quelconque discours dans une société qui reste bourgeoise. La seule fonction de son théâtre est d’appeler à la destruction de la société bourgeoise et de l’Etat.

Ces trois parties auront pour mérite de mettre en relief la complexité de l’avant-garde contemporaine, qui se contredit sans cesse pour mieux avancer : en ce sens, Ramon Griffero se sépare de Fassbinder pour se rapprocher de Meyerhold sur la question de la possibilité de création d’une génération libre, capable de relancer le progrès et de renouer avec une dynamique vertueuse : la postmodernité n’est pas une impasse, elle implique de remobiliser le théâtre en changeant profondément ses pratiques. De la même manière, Ramon Griffero s’éloigne de Meyerhold pour se rapprocher de Fassbinder sur les thématiques du désir et de la sexualité, étrangères au metteur en scène russe.

Pour terminer, nous nous félicitons de réfléchir sur un sujet aussi épanouissant, participant d’une modeste contribution à l’effort pour remettre le théâtre sur les voies du triomphe. Comme le dit si bien Serge Fauchereau à propos du contexte russe du début du XXème siècle :

« Au début des années vingt on a su là rêver l’avenir mieux que nulle part ailleurs ; que le rêve ait pu tourner au cauchemar n’en rend que plus émouvante toute cette aventure20 ».



I ) Trois théâtres d’avant-garde mis en échec par la violence de l’Histoire.

A ) Le théâtre d’avant-garde dans ses luttes.

Le théâtre d’avant-garde est un théâtre minoritaire, lié au présent et engagé dans les luttes sociales, il est un théâtre politique qui ne fait pas l’économie de la défense d’une certaine vision du monde. Cela pose la question complexe du dédoublement du théâtre d’avant-garde placé à la fois sur le front politique et sur le front esthétique.

a ) Le théâtre d’avant-garde, un théâtre minoritaire.

Le théâtre d’avant-garde est un théâtre minoritaire.



Guy Debord n’a cessé d’affirmer, lui qui a porté haut l’étendard avant-gardiste du situationnisme, que, « quelque soit l’époque, rien d’important ne s’est communiqué en ménageant un public21 » ; d’ailleurs, il faudrait ajouter, citant une autre voix de l’avant-garde française, différente toutefois, car née dans le théâtre de l’après-guerre qui se fit un devoir de souligner les tares d’un langage constitué seulement des signifiants préétablis que se lancent en boucle les personnages déshumanisés d’un monde absurde gagné par la banalité, que « tout art ou théâtre nouveaux sont impopulaires22 ». La définition que donne de l’avant-garde Ionesco au moment des Entretiens d’Helsinki va plus loin que la simple mention de combat ; elle participe à la réorientation de notre définition initiale du théâtre populaire. Ionesco montre que l’avant-garde théâtrale s’ingénie à déplacer les géographies idéologiques existantes ; soulignant l’idée selon laquelle « le théâtre soi-disant populaire est bien plus impopulaire en réalité », Ionesco insiste sur le fait qu’un théâtre populaire n’est pas un théâtre populiste. Et cela par le simple fait que, si « une création artistique est, par sa nouveauté même, agressive, spontanément agressive » et qu’elle va « contre le public23 » c’est pour amener ce même public à elle. L’agression est une technique d’attaque contre la réaction et le théâtre pour Ionesco est combat. Il est combat, certes, mais combat d’une minorité de personnes contre la majorité d’une opinion triomphante. Le théâtre d’avant-garde cherche, dans une société bloquée, les conditions du déblocage de l’Histoire. Seul l’homme peut débloquer l’Histoire ; le peut seul le spectateur «émancipé », véritablement libéré de la tyrannie d’un langage que le pouvoir aseptise, de son confort « pépère » et de sa « réplétion24 » insolente et nocive. Le théâtre d’avant-garde veut faire bouger le spectateur, faire bouger les géographies idéologiques pour faire bouger la société et changer l’Histoire. A cet égard, le XXe siècle, qui est le siècle de toutes les barbaries – malgré ce que peuvent en dire quelques chercheurs loufoques qui ne savent pas de quelle manière perdre leur temps25 –, met l’art face à une réalité extrêmement violente, réalité qui amène les peintres, les dramaturges, les écrivains, les artistes en général à s’insurger. Le mouvement impressionniste à la fin du XIXe siècle, qui ne se cantonne pas à la peinture, change la manière de percevoir le monde en mettant le doigt sur la fugitivité, la vitesse, la recomposition d’un univers à partir des progrès de l’industrialisation ; cette réflexion sur la mise en forme et sur la construction de manières de percevoir nouvelles sera poursuivie par Pablo Picasso qui, avant la Première Guerre mondiale, lance le cubisme, expression picturale qui vise à partir de la nature, totalité représentable, à la reconstituer en surface – par « le cylindre, la sphère, le cône » notamment – et en profondeur par le choix d’une légèreté dans l’emploi des couleurs26. Ces recherches impressionnistes et cubistes débouchent sur le futurisme, créé en Italie peu avant 1910, qui vise à s’approprier le paysage urbain de la modernité et à l’intégrer dans les créations artistiques : Maïakovski pratique ce futurisme, Meyerhold bien sûr aussi dans certaines mises en scène très machiniques qui mêlent au spectaculaire la dimension idéologique. Le mouvement Dada, fondé en 1916, prend également de l’ampleur mais nous intéresse moins ayant surtout trouvé son expansion en poésie. Toutefois, tous ces mouvements avant-gardistes marquent bien le besoin de renouveau d’une époque secouée par de multiples et graves conflits culminant au moment de la Première Guerre mondiale ; de surcroît il semble bien que le cubo-futurisme permet à l’avant-garde russe – autour du maître Picasso – d’ébaucher une profonde refonte artistique, dont le volet théâtral est assuré par Meyerhold qui prend une place importante dans les débats avant-gardistes de son temps. Avec des personnalités comme Picasso, Apollinaire, Huidobro ou Maïakovski pour qui il n’est plus question de cautionner un ordre ancien par sa nature même, un ordre qui a bâti ses projets d’avenir sur des monceaux de cadavres et qui, insolemment, voudrait s’en laver les mains dans le bénitier sanglant de l’oubli, la table rase s’opère et prend forme une volonté de rupture. L’avant-garde rejette les solutions du passé, met l’art en position insurrectionnelle.

Meyerhold incarne l’avant-garde sur la scène en tant que premier metteur en scène27 et en tant que héros sacrifié d’une époque où, pour être politique, le théâtre a dû subir l’hostilité des dirigeants politiques. S’il a créé « les racines du théâtre du futur », pour parler comme Vakhtangov, Meyerhold, en tant qu’intransigeant compagnon de lutte de Trotski, en a aussi payé le tribut. Ayant « [participé] aux aventures théâtrales les plus radicales : symbolisme, constructivisme, révolution28 », Meyerhold a voulu aider à la prise de pouvoir du peuple et représenter cette prise de pouvoir, ou ce déplacement, sur une scène socialiste. En d’autres termes, son ambition était de déplacer la majorité de la petite-bourgeoisie au peuple. Rendre le peuple majoritaire, c’est faire en sorte que celui-ci prenne le pouvoir et soit en capacité de le garder.

Minoritaire, le théâtre de Meyerhold l’a été. Et quand ce dernier dit que « le plus dangereux pour le théâtre, c’est de servir les goûts bourgeois de la foule », il met clairement en avant l’idée que l’artiste doit « toujours se battre […] coûte que coûte » pour échapper à « une médiocrité dorée29 ». Et pour cela, il doit « agiter » la scène, tirer, à l’aide du grotesque notamment, le spectateur de sa passivité, en suscitant des « émotions actives30 », comme dans le Révizor monté en 1926 par Meyerhold, représentation à l’issue de laquelle, selon les dires du metteur en scène, « tout le public reste en place comme un seul homme, et met un bon moment avant de commencer à applaudir, parce qu’il a subi un choc31 ».

De la même manière, Rainer Werner Fassbinder critique la société ouest-allemande du miracle économique et sa tendance à la somnolence. Que ce soit dans son théâtre ou dans ses productions cinématographiques, jamais Fassbinder n’a ménagé le public petit-bourgeois. Toutefois, avec lui, on a glissé de la question de l’idée minoritaire selon laquelle il faut porter au pouvoir la majorité (c’est-à-dire le peuple) qui appartient à l’ère meyerholdienne à celle des minorités à défendre dans une société sectorialisée. Les enjeux ne sont donc plus les mêmes et si Fassbinder pratiquait l’outrage au public lors des représentations de sa pièce Le bouc, c’était sans doute pour le réveiller mais cela représentait également et surtout une tentative de révolte contre les injustices d’une société qui laisse à la marge les « étrangers » et qui favorise en son sein la haine de classe. De même, avec ses personnages féminins aux plaisirs dévoyés (Les larmes amères de Petra von Kant) ou masculins, homosexuels, qui s’expriment par la violence d’un désir sans frein (Querelle), Fassbinder construit un sous-monde où la transgression règne sans partage et démolit les étais bourgeois d’une société régulatrice.

Ramon Griffero, dans la lignée de Fassbinder dont il se sent proche d’abord sur les questions de « marginalité » et de « désir32 », se dégage de la majorité du pouvoir qui impose ses codes et son langage. Il le dit très tôt, le théâtre doit s’autonomiser et le metteur en scène a pour mission d’inventer un langage qui dise l’universel, « pour ne pas représenter comme eux représentent, et pour ne pas voir comme eux voient33 ». Le « eux » renvoient évidemment ici aux ennemis du théâtre, aux publicitaires, aux hommes d’affaires influents qui possèdent les media et à un système de marché qui impose sa culture de marché écrasant celle de la résistance, de l’avant-garde, celle de la conscience véritable qui prône l’autonomie de l’artiste. Le Chili que Ramon Griffero nous dévoile est marginal, résistant, « allendiste ». Le dramaturge exilé en Belgique n’a jamais cessé de résister à la dictature de Pinochet et, d’ailleurs, quand il revient dans son pays en 1982 c’est pour y développer les ressources de son théâtre, qui se veut en lutte, éveillé, se donnant dans un espace clandestin – le Trolley, sorte de hangar réaménagé pour l’occasion. C’est ainsi que A la dérive34 en 1995 évoque le Chili de l’après-dictature de façon très critique, un Chili ultra-libéral où l’extrême pauvreté le dispute au développement économico-financier. Par exemple, un personnage – comme souvent, les personnages ne sont que des entités ou des voix dans le théâtre de Griffero qui est un théâtre aux prétentions universalistes35 –, dans le nom duquel, Nouvelle Riche, le sarcasme pointe, est épinglé dans ses manières et ses sorties ridicules… La dimension contestatrice se double chez Ramon Griffero d’une dimension transgressive : son théâtre est un théâtre homosexuel où les tabous sont balayés, où, provocateurs, les corps se cherchent et se chevauchent. En effet, que ce soit dans Cinema-utoppia où, à l’intérieur d’un faux écran, l’on voit de jeunes exilés en Europe, vivant entre l’héroïne, l’homosexualité, le désir de vengeance et le souvenir des amis disparus, ou dans Extase ou les sentiers de la sainteté, où l’aspiration à la sainteté n’empêche pas l’affleurement d’une amitié ambiguë entre Andrés et Esteban, la scène grifferienne est sans cesse traversée du désir interdit, coupable, illégal, du désir par lequel ceux qu’on a rejetés de la scène politique s’écartent volontairement des chemins frayés par la société et des voies toutes faites.

Les trois théâtres dont nous parlons sont donc trois théâtres minoritaires en tant qu’ils se positionnent contre les goûts dominants d’un public bourgeois et expriment les aspirations marginales d’une sous-société. Depuis Fassbinder toutefois le terme de « minoritaire » est à réorienter dans le sens de « qui défend les minorités », des minorités éclatées dans des combats multiformes. Mais ces trois théâtres sont également minoritaires dans l’histoire du théâtre puisque ils naissent dans des mondes périphériques, marginaux, dans le Sud sous-développé du communisme ou de la soumission, univers dans lequel les nouveaux mondes sont nécessairement amenés à se résorber en vieilles utopies.

b ) Le théâtre d’avant-garde, un théâtre actuel.

Minoritaires, ces théâtres ont choisi la contestation politique.

Il est à noter, tout d’abord, que Meyerhold n’intervient pas dans l’actualité dans le même sens que Fassbinder qui, pour porter les revendications de la jeunesse soixante-huitarde allemande, n’en est pas moins distant par rapport à la scène politique institutionnelle. Il n’intervient pas non plus comme le fait Ramon Giffero aujourd’hui, dans la mesure où ce dernier se déclare en faveur d’un théâtre autonome, non en prenant à contrepied le pouvoir ou en l’appuyant, mais en fustigeant l’industrie culturelle telle que le pouvoir la finance.

Le théâtre d’avant-garde dénonce. En 1920, Meyerhold écrit un article dont le titre français peut et doit nous alerter : « J’accuse »36. Dans ce texte, Meyerhold répond à Lounatcharski sur une critique qui lui est faite37, une phrase que Meyerhold ne digère pas tant elle est lancée à l’aveugle sans aucune précision, sans argument ni clarification : « Le camarade Meyerhold ne peut pas aimer un théâtre Malyi ni s’occuper de lui38 ». Meyerhold demande sur un ton polémique si le théâtre Malyi, qui est un théâtre traditionnel, est encore à son époque ce qu’il fut dans le passé : il pose la question à ses contradicteurs de savoir si, quand on parle du théâtre Malyi, on invoque « la Maison de Chtchepkine ». Car si c’est le cas, Meyerhold ne s’y laisse pas prendre : si Chtchepkine a fondé son théâtre sur des principes forts, le théâtre Malyi se distingue au début du XXe siècle par une absence criante de principes. Meyerhold ajoute à sa réponse de violentes attaques contre les inventeurs d’une « littérature dramatique tout juste bonne à mettre à la poubelle » et conclut ses diatribes par une phrase aux vifs accents zoliens :



J’accuse ceux qui se dissimulent derrière le fétichisme de pseudo-traditions et qui ignorent les moyens de sauvegarder les authentiques traditions de Chtchepkine, Choumski, des Sadovski, de Rybakov et Lenski39

Il épingle également les adversaires d’Ostrovski, ceux qui n’en ont pas « conservé le souvenir40 » ; à cet égard, on sait combien Ostrovski est important dans l’évolution de Meyerhold, on sait combien le « retour à Ostrovski » (A. Lounatcharski)41 est nécessaire à l’élaboration d’une « dramaturgie actuelle42 ». Meyerhold a beau terminer son article par forces auto-encouragements, « un drapeau à la main, […] entouré de l’armée suffisamment forte de [ses] élèves », il a beau le terminer par un « Lounatcharski avec nous !43 », cela n’empêchera pas le directeur des théâtres de le congédier le 26 février 192144. Le pouvoir avait déjà décidé de bâillonner Meyerhold. Meyerhold d’avant-garde donc car engagé dans les débats d’actualité théâtraux et politiques (les deux sphères ne pouvant être, à cette époque, séparées).

A la suite de ce modèle, de ce premier théâtre d’avant-garde, Fassbinder et Ramon Griffero s’installent également contre la dramaturgie de leur époque : Fassbinder développe son Antiteater contre le Staatstheater en crise45 tandis que Griffero peste contre la « société de marché » qui, par le truchement d’un langage qui lui est propre et qui n’a rien de théâtral ou d’artistique, impose une « culture de marché ». Fassbinder construit une alternative, un théâtre nouveau qui utilise les outils de la provocation pour choquer le public et l’amener à l’auto-critique. Son théâtre comme celui d’Artaud veut, selon les mots de François Lecercle, « ouvrir une crise » : c’est un théâtre qui, en ce sens, « ne résout rien46 ». Pour valider notre propos, nous affirmerons trois choses : d’abord, que le théâtre de Fassbinder annule le sens ; ensuite, qu’il apporte l’apocalypse ; enfin, qu’il est pessimiste sans être désespéré.

En premier lieu, il convient donc de réfléchir sur l’absence de sens dans les pièces de Fassbinder. En 1968, l’antiteater se déplace à Berlin Ouest, au Théâtre du Forum considéré comme sa « maison de vacances47 » et monte (le 28 décembre) l’Iphigénie de Sophocle. C’est une pièce provocatrice, destructrice, choquante. Le dépliant lance les hostilités avec un slogan qui, d’emblée, retire tout le sérieux à un travail qui semble ne viser que le blasphème : « Sophocle est un fasciste ». Le spectateur identifie sans doute ici un « humour de collégien48 » et c’est l’objectif d’un Fassbinder qui n’a pour volonté que de saper le théâtre bourgeois et ses valeurs. Pour cela, il ne faut pas entrer dans son jeu : dire quelque chose, produire un sens, est une posture bourgeoise. En effet, comme il n’y a rien à défendre dans cette société, autant ne défendre aucun sens, aucune idée : autant ne rien revendiquer. Kurt Raab rappelle dans ses mémoires49 qu’il incarnait le rôle d’Oreste et que ses premiers mots étaient : « Je veux vous baiser ». Cette pièce est donc une pièce provocatrice par le refus qu’elle revendique : un refus de toute revendication et du sens, un refus idéologique de la délivrance d’un discours de sens. Ce refus, Günther Grack l’a identifié précisément comme un coup porté directement à la sensibilité du public bourgeois de Berlin50. A propos de l’adaptation de Fassbinder, David Barnett écrit :

« L’Iphigénie de Fassbinder est plus qu’une simple satire des valeurs culturelles de l’humanisme ou même que la destruction gratuite d’un classique apprécié51 ».

Oui, c’est sans doute plus qu’une satire ou que la destruction d’un classique : c’est la destruction d’une conception bourgeoise du théâtre : celle qui voudrait qu’une pièce ait quelque chose à dire. Puisque il ne défend aucun discours de sens, le théâtre de Fassbinder – et c’est notre deuxième point – ne valorise que la destruction totale, le néant, la sécession. Fassbinder a apporté au théâtre l’apocalypse. Dans Le village en flammes52, qui est une réécriture de la pièce de Lope de Vega (Fuenteovejuna53), on voit comment un représentant du pouvoir (le Commandeur), fraîchement arrivé à Fuente Ovejuna, se retrouve menacé par l’hostilité de villageois sans scrupules et sauvages. Ceux-ci le tuent de façon barbare, ce qui entraîne une riposte sans retenue du gouvernement. Le village est incendié, purifié. Fassbinder transforme la comédie espagnole dans laquelle le droit triomphe en une apologie de l’affrontement. L’intéressant dans cette réécriture est le poids donné à l’anthropophagie qui est, avec le meurtre et l’inceste, l’un des trois interdits à l’origine de la civilisation selon Freud. Considérons deux extraits : d’abord, l’ouverture de la pièce :

LE COMMANDEUR : Je donnerais ma vie pour bouffer. Un mouton ! Florès54 !

Le pouvoir est un monstre qui « bouffe », qui se nourrit sur le dos du peuple et a toujours plus faim. Mais, finalement, l’ironie de l’histoire est qu’à la fin c’est lui que le peuple dévore à travers celui qui l’incarne (le personnage même du Commandeur) :

LAURENCIA : Châtrez-le ! arrachez-lui les cheveux.

PASCUALA : Crevez-lui les yeux !

JACINTA : C’est la vengeance.

LAURENCIA : Vengeance55 !

Le peuple tue le commandeur et le déguste. Il s’unit dans le cannibalisme. Il partage. C’est une expérience collective forte. Il n’est qu’à voir ce que dit Freud à propos du repas en général et du sacrifice en particulier56 :

L’animal sacrifié était traité comme un membre de la tribu ; la communauté offrant le sacrifice, son dieu et l’animal étaient du même sang, membres d’un seul et même clan57.

Ainsi manger en commun un des membres (même animal) de la tribu permet de se renforcer en tant que groupe à travers une expérience de partage. Ici, certes, c’est un personnage extérieur au groupe que l’on mange, un ennemi, mais le cannibalisme a pour vertu de rassembler le peuple contre les menées du pouvoir et ses intentions mauvaises. Avec sa pièce Du sang sur le cou du chat un an plus tard, Fassbinder met de nouveau en représentation des crimes cannibales commis par Phébé Esprit du Temps, une envoyée d’une autre planète. Cette dernière mange tous les êtres humains qu’elle peut. Le déplacement est éclairant : ce n’est plus un groupe qui tue un ennemi, mais c’est une créature solitaire qui vient tuer le genre humain tel qu’il se développe dans la démocratie. La destruction est donc ciblée sur le monde bourgeois du capitalisme et de la démocratie. Nous terminerons en défendant cependant l’idée que pour être pessimiste, ce théâtre ne rejette pas la possibilité du changement ; c’est dans ce sens que va également David Barnett :

Le pessimisme ne va pas nécessairement de pair avec une incapacité à changer58.

Il faut détruire la société bourgeoise pour permettre le commencement de quelque chose de nouveau et changer.

Ramon Griffero est dans une logique moins radicale mais qui reste celle d’une critique du théâtre de son temps et des choix qui ont été faits. Tout le sens de son travail s’inscrit dans une dénonciation de l’hypocrisie du moment : « Aujourd’hui au Chili, il n’y a pas de liberté d’expression. Aujourd’hui il n’existe que de la diffusion59 ».

Ramon Griffero a appuyé dans les années 2000 les efforts du Président Ricardo Lagos qui appelait de ses vœux une grande nation chilienne dans laquelle les arts auraient la première place, incarneraient le changement et aideraient au développement culturel en démocratisant l’accès à la culture. Après le temps des discours est venu celui des actes avec la création du Conseil National de la Culture et des Arts le 4 juin 200360 et du Fondart61 qui a pour objet d’aider le financement de projets artistiques. Cependant, Ramon Griffero n’a cessé ces dernières années d’alerter l’opinion et le monde intellectuel quant à la démagogie politique avec laquelle ces structures ont vu le jour et évoluent. En effet, s’entretenant avec Roberto Careaga, il confie qu’il préférerait « à la place » du Fondart qu’on lui donne « l’argent pour avoir de la publicité à la télévision ». Et il ajoute : « Et l’œuvre fera salle pleine car les gens sauront qu’elle existe62 ». Ainsi, contre la « grande fiction63 » du Conseil National de la Culture et des Arts auquel « on n’a jamais voulu donner l’argent dont avait besoin le monde de la culture64 », Ramon Griffero entre en résistance et met en cause le pouvoir qui, par ses manœuvres et ses fausses annonces, empêche l’avant-garde de muter en majorité, laissant « la culture de marché », majoritaire quant à elle, dominer les débats.

Mais cette contestation politique se double de sa traduction scénique, c’est-à-dire qu’elle contient un versant esthétique. A cet égard, l’avant-garde meyerholdienne ne se comprend pas si on ne la recadre pas dans ses conditions historiques d’émergence. Alors qu’en février 1917, les ouvriers de Petrograd, ralliés plus tard par la garnison initient un mouvement de grève générale spontané qui précipite le processus révolutionnaire et prépare les journées d’avril, Meyerhold prétend, quant à lui, doubler la révolte sur le terrain théâtral en fondant ce qu’il a appelé « l’Octobre théâtral ». Même si l’idée n’aboutit qu’autour de 1920, Meyerhold est bien d’ « avant-garde » au sens où il cherche à pousser l’art en avant sur le chemin des luttes, à le rendre acteur dans son temps, instigateur des changements profonds de son époque, expression consciente qu’on ne laisse pas au piquet et qui a son mot à dire. En prenant position dans l’actualité, Meyerhold a pour ambition d’influer, par le théâtre, la vie politique de son temps ; il n’est d’ailleurs pas un élément isolé et l’intelligentsia russe est alors bouillonnante d’idées qui servent d’aliments à la réflexion meyerholdienne. Le « spectacle-meeting » – qui est un spectacle engagé dans lequel le public est sollicité, peut réagir, prendre la parole, disputer – tel qu’il se développe aux « Lundis des Aubes » est à la fois l’aboutissement de concertations artistiques et le point de départ pour Meyerhold d’une coopération cruciale avec Maïakovski. C’est avec lui en effet que Meyerhold va donner ses deux jambes au projet de « spectacle-meeting » en ajoutant à la dimension d’immédiateté, de spontanéité, celle de ce que l’on pourrait nommer un « jeu total », un jeu d’acteurs purs, de bouffons, aux sources mêmes des expressions corporelles les plus naïves, les plus dépouillées des superficialités bourgeoises. « Avec le théâtre-meeting et le théâtre de foire […], comme l’écrit Béatrice Picon-Vallin, au début des années vingt, Maïakovski et Meyerhold se rejoignent dans la recherche d’une expression scénique de la dynamique révolutionnaire65 ». Cette recherche aboutira, à la fin des années vingt, à deux spectacles-clés : La Punaise et La Grande lessive66.

Ainsi, les trois théâtres que nous étudions sont engagés dans les débats de leur temps, ils sont politiques : ils prennent position sur le terrain politique en proposant des spectacles dont le sens révèle une vision du monde (Meyerhold), en provoquant le spectateur (Fassbinder) ou encore en se battant pour l’érection d’un théâtre autonome, libéré des influences du pouvoir et de la dictature de la culture de marché mondialisée (Ramon Griffero).

c ) Le metteur en scène, l’homme politique et la cité.

La contestation politique signifie-t-elle l’abandon du théâtre à l’idéologie et même à l’idéologisme ?

Que faut-il penser des liens entre théâtre d’avant-garde et politique entendu qu’on envisage souvent l’avant-garde dans sa simple dimension « présente » ou d’implication dans les luttes du moment ? L’avant-garde peut-elle n’être que propagande ? Comme le dit Ramon Griffero, l’art « a sa propre politique67 ». D’ailleurs, au cours de notre entretien, le dramaturge nous a rappelé, par exemple, que l’art n’avait pas à s’occuper des transports ou des questions de l’ordre du « domestique ». L’art a ses problèmes, il traite de sujets qui dépassent le cadre de la politique telle qu’elle se fait au quotidien. L’art n’est pas réductible à la politique, ses enjeux sont différents, ses références sont autres. Pourtant, il peut être engagé puisque Ramon Griffero définit encore son art dramatique comme « résistant » ou « en résistance ». Qu’en penser ?



Comme nous venons de le mettre en lumière, l’avant-garde impose ses vues dans l’actualité : cela suffit-il pour affirmer qu’il y a « propagande » ? Le théâtre n’a-t-il pas son mot à dire théâtralement quant à l’actualité ? Toutefois, le pouvoir n’a-t-il pas intérêt à museler l’art dramatique ou à se servir de lui à travers le développement et la mise en place de stratégies propagandistes ?

François-Bernard Huyghe a publié en 2008, aux éditions Vuibert, un ouvrage intitulé Maîtres du faire croire, de la propagande à l’influence dans lequel il tente de mettre en évidence, les mécanismes, les techniques qui font de la propagande un « art » par lequel il est possible d’influencer les hommes et de les mettre en mouvement dans un certain sens. L’auteur, embrassant un champ d’études très large, tente une définition de l’idéologie comme « contagieuse », comme étant un outil servant à « expliquer le monde », « éventuellement à justifier un certain ordre du monde […], mais […] surtout […] à changer le monde68 ». Le théâtre d’avant-garde s’engage, il prend position, il se place nécessairement dans un système idéologique. C’est aussi ce que fait l’homme politique qui au cours de sa vie publique endosse le costume qui sera le sien et embrasse des idées, une conception du monde. En ce cas, qu’est-ce qui différencie le metteur en scène de l’homme politique ? Si Staline a fait assassiner Meyerhold, n’est-ce pas que ce dernier avait la carrure d’un opposant ? Pour François-Bernard Huyghe, il ne fait aucun doute que Meyerhold, comme Lénine, suivait une stratégie d’homme de théâtre politisé, et même d’homme d’Etat engagé dans le théâtre : Meyerhold était plus un homme politique faisant du théâtre qu’un homme de théâtre faisant de la politique. Son objectif aurait donc été de faire de son théâtre un instrument de propagande pour influencer la vie de la cité. A cet égard, François-Bernard Huyghe poursuit ses réflexions sur l’idéologie en avançant qu’il n’y a « pas de pouvoir idéologique sans croyants nombreux et si possible combatifs » ni de « croyants sans méthodes pour faire croire69 ». Meyerhold était-il partisan et zélateur de Lénine du vivant de celui-ci et Ramon Griffero est-il un partisan du modèle de société incarné par Allende dont il perpétuerait les vertus ? Pour Meyerhold, cela ne fait pas de doute. Mais il faut être prudent étant donné qu’il est le seul à avoir vécu une révolution – même plusieurs. François-Bernard Huyghe brûle cette prudence nécessaire ; selon lui, Meyerhold est un bras du pouvoir étendu au secteur théâtral et comme « au pouvoir Lénine crée le Département d’Agitation et de propagande [et…] développe une éducation révolutionnaire à l’intention des masses, […] le metteur en scène Meyerhold lance dans ce cadre le principe d’un théâtre dit d’ « agitprop » destiné à stimuler l’enthousiasme révolutionnaire par l’exaltation esthétique70 ». Quant à Ramon Griffero, il organise un retour permanent à une scène originaire qui fonctionne comme point de repère : celle de la mort d’Allende, de la fin de l’Unité Populaire et, plus loin, celle du suicide de Balmaceda puis de l’échec de la République Socialiste des années 1930. L’Histoire ne cesse de se répéter et il y a de la répétition dans le théâtre lui-même en tant qu’il double l’Histoire – : nous avons perpétuellement retour chez Griffero à ce motif originaire du sacrifice d’Allende, exemplaire du sacrifice de la justice tel qu’il se vérifie à tous les siècles. D’ailleurs, regardons comment, dans 99 la morgue, Ramon Griffero fait retour sur l’épopée allendiste – personnelle et politique – pour dénoncer un état social présent, actuel. Pour cela, considérons premièrement de quelle manière Salvador Allende « un jour du mois de mai 1964, ne se retint plus et éclata à la tribune du Sénat71 » convoquant un épisode de sa vie peu connu, quand, rejeté par le cercle de la médecine pour ses opinions politiques, il fut refusé par tous les hôpitaux pour terminer dans une morgue à découper des corps…

- Et ces mains, celles d’un homme « insignifiant », « sans principes », « exhibitionniste », ont effectué 1.500 autopsies. J’ai gagné mon pain en salissant ces mêmes mains dans le pus, le cancer et la mort, mais je l’ai gagné honnêtement72

Dans une fiction théâtrale qui présente l’entrée en fonction d’un nouveau directeur dans une morgue, Ramon Griffero établit une fable sur la dictature chilienne en même temps qu’il rend hommage à ces hommes de courage et de justice poussés dans l’obscurité de l’Histoire – comme ce fut le cas d’Allende acculé au suicide par les fascistes et les illégalistes après avoir été désavoué par la médecine. Indésirable, il l’a toujours été ; comme sa politique, lui-même n’avait sa place que parmi les morts. Les symboles de 99 la morgue sont forts. De la même manière, quand, dans Brunch, on lit que le prisonnier est entouré de saumons entreposés dans de grands bocaux, on se doute bien que ceux-ci ne sont pas simplement des mascottes, comme le rappelle très justement Violeta Espinoza Quinlan73, mais qu’ils représentent l’allégorie d’un pays tout entier dans lequel les gens sont laissés sans liberté, enfermés dans la logique dictatoriale.

Si Meyerhold est lié à Lénine dans le présent des années 1920 qui marquent l’euphorie, destinée à rapidement retomber, de l’Octobre théâtral, Ramon Griffero demeure profondément ému par le souvenir du camarade Allende présent en arrière-plan de toutes les pièces comme héros balayé d’une Histoire de la défaite qui plonge dans la faute en niant la justice.

Dans le cas de Fassbinder le problème est encore différent. Lui n’a pas d’étoiles à honorer ni de camarade illustre à suivre. Il écrit un théâtre qui ne se souvient que du monstre Hitler et emploie une méthode anti-syberberguienne pour le conjurer. En effet, alors qu’un cinéaste comme Syberberg, qui a pour projet d’anéantir la part négative avec laquelle l’Allemagne a du mal à vivre, se sert d’Hitler comme d’un mythe dans son film Hiltler, un film d’Allemagne (1977) et prévient que le dictateur est « une figure historiquement négative transformée [par son travail] en mythe négatif, en légende, et [que] c’est ce qui permet de l’anéantir74 », Fassbinder, lui, installe dans son théâtre ou propose une image invisible, comme une lourde absence, une absence si pesante qu’elle en devient étouffante. Hitler est présent dans toutes les pièces fassbinderiennes et l’héritage néfaste qu’il a laissé ne cesse de se manifester à travers le jeu des personnages, dans les situations, les mots utilisés ; pareillement, le dramaturge s’invisibilise lui-même dans ses textes, il refuse de proposer un discours clair ou de prendre explicitement position. Il se supprime au cœur même de son œuvre75. Voilà pourquoi Fassbinder a souvent essuyé des critiques sévères, voilà pourquoi on lui a souvent imputé des procès en sorcellerie qui, certainement, n’avaient pas lieu d’être. Comme le rappelle Catherine Richon qui a écrit un article à propos des Ordures, la ville et la mort montées par Pierre Maillet en 2003 au Théâtre des Lucioles, Fassbinder fut accusé à la suite de l’écriture de cette pièce d’antisémitisme : c’est une calomnie ou une mauvaise interprétation. Cette interprétation erronée résulte d’une mauvaise connaissance du théâtre de Fassbinder qui exprime la diversité des voix d’une société, expression qui dénote elle-même une diversité des violences. Mais l’auteur ne prête son approbation ou son appui à aucune de ces voix-là précisément. Si Fassbinder « ne fait pas dans la demi-mesure quand il dresse ce tableau de l’Allemagne des années 1970, encore très traumatisée par l’horreur de la seconde guerre mondiale76 », c’est que son théâtre a pour objet de pousser le spectateur à choisir son camp en responsabilité.

Ainsi, le metteur en scène n’est pas assimilable à un homme politique. Le théâtre peut être engagé mais, s’il est d’avant-garde, cela ne signifie pas qu’il soit réductible à un outil de propagande : l’Octobre théâtral de Meyerhold n’a jamais été accepté du pouvoir mais au contraire sabré par lui. Lénine a bien pu se servir de Meyerhold – ce qui n’a d’ailleurs pas été le cas – mais Meyerhold ne s’est jamais servi du théâtre, il a toujours voulu le servir. Ses objectifs n’étaient pas ceux, calculateurs, de l’homme politique ou du révolutionnaire pur. Le théâtre d’avant-garde s’est toujours voulu autonome ce qui a constitué sa force en même temps que sa faiblesse ; le théâtre de Ramon Griffero revendique une autonomie propre et quand le dramaturge convoque la figure d’Allende il en fait une icône exemplaire, c’est-à-dire la dégage du présent pour construire un discours d’universalité. Quant à Fassbinder, violemment à l’écart de la politique institutionnelle, son art dramatique ne produit pas de discours, rejetant sur le spectateur la responsabilité d’une quelconque prise de position et par-là même respectant sa liberté de sujet. Les trois metteurs en scène dont nous étudions les théâtres sont par conséquent loin de n’être que (ou d’être) des hommes politiques.


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