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Trois theatres d’avant-garde : meyerhold, fassbinder, griffero


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A ) Meyerhold-Ramon Griffero : le grotesque musical.

En première partie, nous avions replacé le théâtre d’avant-garde au cœur de ses luttes, identifiant ses productions comme autant d’appels au combat, perspective que nous avons ensuite mise en question dans notre deuxième partie qui s’est évertuée à montrer comment le théâtre d’avant-garde a pu négocier avec ses ambitions « du début » et reculer. En réalité, il s’avère sans doute, lorsque l’on fait l’effort de considérer les choses avec une distance critique nécessaire, que les théâtres de Meyerhold et de Ramon Griffero ont recherché un déplacement infiniment plus subtil. Cela car leur théâtre est fondamentalement musical. Ils ont créé les conditions du dédoublement de la scène, ou – disons-le en terme plus technique – ils ont contribué dans leurs représentations à faire se replier le syntagme (horizontalité dramatique) sur le paradigme (verticalité dramatique), libérant ainsi une intensité secrète qui aboutit à un anti-wagnérisme chez Meyerhold et à la délivrance des mélodies de l’exil intérieur dans le cas de Ramon Griffero

a ) Meyerhold, l’anti-Wagner.

Alors que chez Fassbinder, la question de la musique se décline sur le plan du rythme plus que sur celui de la symphonie créative et casse souvent la dynamique du sens, alors que son travail théâtral majeur renvoie au traitement qu’il réserve au langage, s’observe une prégnance de l’élément musical associé à l’élément rythmique chez Ramon Griffero, point qui achève de le rapprocher de Meyerhold.



Nous avons fait part un peu plus haut de la vision grifférienne d’un réel-prison, d’un art-mise en boîte qui enferme le spectateur dans des rectangles. Nous avons dit que du théâtre au cinéma en passant par la littérature, tous les arts emploient le schéma du rectangle et de fait emprisonnent le spectateur (ou le lecteur) dans des schémas clos desquels il est impossible de se dégager. Un seul art échappe cependant au format du rectangle : c’est la musique. Incorporelle, volatile, verticale, elle peut permettre l’évasion du spectateur hors de la réalité et le libérer véritablement. Elle est apte à mener à son terme une « dérectangularisation » de la scène théâtrale. Voilà pourquoi sans doute Meyerhold, « parti de Schopenhauer qu’ont lu les symbolistes russes, […] sait que la musique, à elle seule, n’exprime jamais le phénomène, mais son essence intime, qu’elle fait, dans un théâtre du dévoilement, sentir l’invisible, entendre l’indicible312 ». Voilà pourquoi encore, dans sa « Préface » au Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde affirme que « du point de vue de la forme, l’archétype de tous les arts est l’art du musicien313 ». En effet, « archétype », l’art musical l’est en tant qu’il subsume tous les autres et parvient à mettre le sublime à sa portée. Il touche les sens sans se laisser capturer ; le musicien peut, avec ses doigts, libérer une vie possible et supérieure, et révéler non pas simplement la forme des choses ou la surface des êtres mais leur essence. Meyerhold avait pour désir créatif profond de donner naissance à un art synthétique et l’appel au cinéma mais aussi à la musique et à la peinture est une condition sine qua non pour que voie le jour ce projet-là au théâtre. Chaque partie de la totalité synthétique est, par ailleurs, dépendante des autres, ce qui explique que « dans le Révizor, la composition musicale, si décisive [qu’elle] soit, ne peut être séparée de l’atmosphère picturale dans laquelle baigne toute la genèse du spectacle314 ». Les deux forces qui donnent vie, animent un spectacle théâtral sont, selon Meyerhold, la « composition » et le « rythme », ce qui éclaire sur le rôle-phare que jouent ensemble la peinture et la musique dans la gestation et le bon déroulement d’un travail dramatique. D’ailleurs, quand de jeunes metteurs en scène viennent demander des conseils à Meyerhold, celui-ci les avertit de la sorte : « Si vous exercez votre imagination sur les œuvres des grands peintres et musiciens, alors, le problème que vous aurez à résoudre sera celui de la découverte d’une solution scénique capable de tenir compte à la fois de la composition et du rythme, et votre imagination vous indiquera le bon chemin315 ». Ne nous y trompons donc pas ; le metteur en scène a bien le rôle créateur, c’est lui qui, avec son imagination, pense la « composition » et le « rythme » d’un spectacle en fréquentant les œuvres des « grands peintres et musiciens ». Il n’y a, par conséquent, aucun assujettissement du théâtre aux autres disciplines mais une opération de synthèse créative. La musique, sur scène, vient amplifier le jeu, l’accélérer, le ralentir, soutenir un rythme, comme cela est observé par Béatrice Picon-Vallin qui parle, à propos de Meyerhold, de « réalisme musical », c’est-à-dire d’un réalisme forgé et authentifié par la musique, créé dans les brèches rythmiques qu’elle creuse, ou qui voit, dans l’épisode 7 du Révizor, à quel point « la valse […] soutient la montée par paliers de l’ivresse de Khlestakov et son délire, ses mensonges316 ». Nécessaire au théâtre, le rythme est donc enfanté par la musique et c’est lui qui anime la scène et authentifie le réalisme qui s’y donne. Autrement dit, la musique vient au secours du théâtre ou l’épaule dans un processus dont la fin est le dévoilement, ou la découverte, d’une vérité théâtrale, vérité théâtrale qui est l’essence (nécessairement invisible) de la représentation. Béatrice Picon-Vallin le dit mieux que nous, « le rythme tout-puissant [est seul] capable d’imprimer à la scène une vie radicalement différente de celle du quotidien, [et] de faire éclore la vérité théâtrale317 ». Inventeur d’une esthétique grotesque de l’écart, Meyerhold choque le spectateur, il l’émeut, c’est-à-dire le fait bouger, le pousse à s’inquiéter et lui impose de se questionner : à cet égard, si l’écart est à l’œuvre dans la représentation, il est également à l’œuvre dans la production du sens. Le sens délivré par les représentations meyerholdiennes est toujours conflictuel318. A quoi cela tient-il ? Cela tient au fait que la musique, volatile, se détache du jeu en même temps qu’elle le justifie et le conditionne. Et elle s’en détache pour se suspendre dans les airs et forer un ciel théâtral – ce que Béatrice Picon-Vallin nomme « vérité théâtrale » – qui dédouble la scène et le sens. C’est cet écart entre un sens horizontal et un autre vertical qui constitue le véritable « grotesque » meyerholdien ; et si le Révizor a révolutionné l’histoire de l’art dramatique, c’est parce qu’il a proposé un sens horizontal (critique d’une société corrompue) séparé du sens vertical qui s’est élevé d’une « musique secrète319 » et qui a révélé l’image essentielle de la société et la vérité de l’être. Autrement dit, la possibilité existe de dégager un sens métaphysique et spirituel de l’œuvre de Meyerhold autant que social : c’est en ce sens que son théâtre est resté une question, est resté « ouvert ». Ainsi, loin de les unifier, la musique vient dédoubler la scène et le sens. Il est possible de mieux comprendre pourquoi « s’il appartient à la musique, le rythme chez Meyerhold renvoie aussi plus largement à la notion de conflit qui caractérise la relation entre tous les éléments de son théâtre320 ». Nous en venons à ce que nous voulions mettre en évidence : choisissant une esthétique de l’écart, Meyerhold rejette l’héritage wagnérien d’équilibre. La musique est déséquilibre car le monde a été profondément désordonné par l’histoire. Le théâtre se doit de proposer une nouvelle « musique des sphères » anti-Héraclite et anti-Wagner qui témoignerait du désordre du monde et entérinerait la « mort de Dieu » selon l’expression de Nietzsche. Ce que nous affirmons ici est corroboré par Béatrice Picon-Vallin pour qui « si le wagnérisme est une source, Meyerhold évolue par rapport à lui ». Dans Orphée (1913), « l’acteur cabotin » brise « au centre de la scène […] la synthèse du son, de la couleur et du mouvement [productrice d’une…] beauté harmonieuse », ce qui démantèle « la célébration du mythe » et tourne la pièce du côté de la « dénonciation321 ». Le théâtre de Meyerhold est donc grotesque surtout car il dédouble le sens par l’emploi d’une musique disharmonique et anti-wagnérienne, « musique des sphères » nouvelle qui correspond à l’expression d’un monde frappé par la déréliction et abandonné aux hasards de l’histoire.

b ) Ramon Griffero, ou les mélodies de l’exil.

La musique peut transcender le format rectangulaire pour libérer le spectateur sur le mode spirituel d’une verticalité ouvrante. Dans le cas de Ramon Griffero, une fois de plus l’écart prédomine : horizontalement, son art dramatique développe une musique populaire qui a à mettre en écho les rêves des peuples ; mais, verticalement, cette même musique rend compte de l’exil intérieur comme unique utopie vécue. Autrement dit, chez Ramon Griffero, la musique ne parle plus de l’univers cosmique – comme dans le cas de Meyerhold – mais des univers intérieurs des individus ; elle ne dit plus l’ordonnancement et le désordre mais l’enracinement et le déracinement. Ou encore : l’universel à travers le particulier (véritable clé du grotesque grifferien).

Tout d’abord, Ramon Griffero travaille à rendre compte des espoirs populaires tels qu’ils se sont incarnés à travers l’histoire. Son théâtre est un théâtre fin de siècle qui revendique avant tout la nécessité d’une réappropriation des modèles et d’un bilan sur l’homme. Le dramaturge et metteur en scène chilien a compris que, après un XXe siècle qui fut chaotique et l’occasion d’une découverte par l’homme de sa schizophrénie (à la fois humain et inhumain donc libre), le théâtre ne pourrait plus avancer ou se relancer sans un bilan. Lui-même l’affirme dans Résistance et pouvoir : 

El fin de milenio […] arguye que entramos en una nueva Edad Media donde la unidimensionalidad vuelve a reinar (el efecto de globalización), o bien que estamos en un renacimiento que recodifica todos los referentes culturales anteriores para reelaborarlos, descubriendo en todas las manifestaciones fragmentos de nuestras expresiones imaginarias322

Dans ce cadre fin de siècle (et fin de millénaire), le retour aux racines est capital et double : il est retour aux racines historiques (nationales) et retour aux racines symboliques (celles du patrimoine de l’humanité : les grandes utopies collectives portées par la Bible). D’une part donc, la nation chilienne porte en elle une expression populaire à laquelle est sensible Ramon Griffero. Si nous nous limitons à l’analyse de la pièce Chile-Bi, nous remarquons que la musique assumée par Alejandro Miranda est ce qui fait lien entre les différentes scènes en ce qu’elle traduit la liesse populaire ; de plus, portant les chansons de Juan Bautista Peralta, elle insiste sur le gonflement des insurrections, se met du côté du peuple. C’est une musique qui rend compte des élans ouvriers qui ont traversé l’histoire et l’évolution du Chili indépendant. Cette pièce dit une histoire nationale d’un double point de vue : d’un point de vue théâtral et d’un point de vue populaire323. Toutefois, cette posture-là est à comprendre dans une esthétique qui, comme chez Meyerhold, se révèle contrapuntique : en effet, elle est niée à l’échelle de l’œuvre par le retour constant sur le motif nostalgique de « la fin des utopies ». Ainsi, dans la mise en scène de Cinema-utoppia montée début janvier à Santiago, à laquelle nous avons assistée, nous avons pu voir à quel point la musique324 soulignait la mort des illusions de tout un peuple. A travers le film Utoppia auquel ils assistent, les spectateurs dans la salle ménagée sur la scène (c’est-à-dire les acteurs assis sur les strapontins), avaient appris au fil des séances à se connaître, avaient trouvé dans ce microcosme du cinéma un réconfort, un rassemblement, l’ébauche d’une réconciliation, d’une unité. Mais quand le film touche à sa fin, que les uns et les autres se dispersent, le cœur pétrifié dans la douleur, la peine nostalgique, alors que l’ouvreur s’apprête à remettre la salle en ordre, l’un des spectateurs (Arturo) lui fait comprendre que cela est inutile puisque la fin des utopies signe aussi la fin de ces petits plaisirs-là. Voilà comment se déroule l’échange :



ARTURO: 

¿Que estás haciendo ahora? ¿Un sorbo? No podía irme así no más, sin despedirme.



EL ACOMODADOR: ¿Y no va a venir mañana? si todavía no termina.

ARTURO: Para mí, ya termino. El fin de utoppia es como mi propio fin. ¿Para qué repetirme el plato325?

Après cet échange, s’élevait une musique particulièrement mélancolique, si déchirante qu’elle résonnait avec une force insoupçonnée : on peut imaginer dans la salle de théâtre à quel point les spectateurs chiliens pouvaient ressentir la puissance de cet écho. Le jour de la représentation, les frissons gagnaient l’assemblée tout entière. Ces frissons étaient l’effet des intensités intérieures libérées par la musique. La fonction de celle-ci n’était pas de produire une émotion que le texte était incapable de lever mais de compléter ce même texte, de le dédoubler sur le mode d’une verticalité ouvrante – celle du sentiment. Par conséquent, de Chile-Bi à Cinema-utoppia, les illusions sont représentées comme balayées par une histoire qui débouche sur la dictature, la violence, l’écrasement de l’utopie collective du socialisme. D’autre part, le théâtre de Ramon Griffero revient aux racines symboliques de l’humanité. Sa pièce Fin de l’éclipse est un bilan assez efficace de ce point de vue puisque elle représente à la fois le déchirement apocalyptique de notre époque (prise entre raison et déraison) et rit de la séparation du théâtre avec la réalité qui rend difficile la contamination du premier sur la seconde (« J’adore les balles de la fiction, dans la mesure où elles n’ont jamais tâché de sang la scène326 ») ; mais surtout, elle s’ouvre sur le souvenir de la mise au monde miraculeuse du Christ. Dans la pièce telle que mise en scène par Ramon Griffero en 2007, tout commence dans le mystère et le triomphe. Le mystère d’abord puisque le décor qui fait face aux spectateurs est une scène qui s’élève sur la scène et à l’intérieur de laquelle des couleurs telles que le violet, le jaune se fondent dans un grand triangle. Dans ce triangle, une femme imposante parle d’une voix prophétique à un homme recroquevillé sur lui-même, à quatre pattes, comme en gestation. La didascalie de début de texte est assez éclairante : « Un rideau peint déchirée, derrière cette déchirure un corps dénudé. “Elle” dessinant une garde-robe sur le corps de “lui” »327 ». Cet enfantement étrange est appuyé ou accompagné d’une musique triomphale, solennelle, qui semble mettre la pièce dans l’orbite religieuse de la victoire. De même, dans la version 2005 d’Extase ou le Sentier de la Sainteté, quand Esteban trépasse, à la fin de la pièce, les cantiques « inondent l’espace » et permettent à la mère de lancer la phrase du miracle à Andres : « Eteins les bougies, et fais trois vœux328 ». Les cantiques célèbrent de nouveau la victoire et le miracle. Le double chemin dessiné par le théâtre de Ramon Griffero conduit sur le sentier de la sainteté ou bien sur celui de la fin des utopies qui peut aboutir à une renaissance vingt-et-unièmiste. Ce que l’emploi de la musique révèle, c’est un grotesque à l’échelle de l’œuvre puisque toutes les pièces de Ramon Griffero proposent un dédoublement crucial : celui du particulier et de l’universel. Le discours est double : il est à la fois enraciné historiquement et il renvoie en même temps à un « éternel » collectif, à des vérités universelles. C’est le sens de l’article d’Alfonso de Toro qui rappelle qu’ « au travers de la métaphore, [le théâtre de Ramon Griffero] est porté à un second degré de signification, […] à un niveau « secondaire modalisant » qui dépasse le localisme et universalise le message329 ». En effet, qu’il soit question de la fin de l’utopie socialiste chilienne (Chile-Bi et Cinema-utoppia) ou de la représentation sur la scène d’un chemin menant à la « Sainteté » (depuis l’histoire d’un Chilien vivant au XXe siècle), nous sommes sans cesse sur le modèle d’une horizontalité (ou localisme) qui se replie sur le paradigme vertical (ou universalisme) libéré par la musique. Le grotesque de Ramon Griffero ne veut pas simplement redessiner les mélodies d’une musique des sphères contemporaine qui dise le désastre historique (Meyerhold) et qui correspondrait à un discours de frustration quant à l’échec d’un théâtre victime de la répression du pouvoir mais il veut (horizontalement) créer les conditions d’émergence d’une sociabilité renouvelée, sincère (union de la scène et de la salle dans la réconciliation nationale) et tenter, verticalement, de redonner une unité rythmique aux grands rêves humains éparpillés dans les mélodies de l’exil intérieur.

Ainsi, il est un « grotesque musical » qui témoigne du dédoublement des scènes de Meyerhold et de Ramon Griffero, du double sens qu’elles produisent identifiable d’après le modèle d’une horizontalité destinée à se replier sur la verticalité que déploie la musique.



B ) L’imagination au pouvoir.

L’avant-garde théâtrale telle qu’elle prend forme dans les théâtres de Meyerhold et de Ramon Griffero n’a rien de martial, elle est un rappel des pouvoirs de l’écriture, des pouvoirs du jeu et de l’imaginaire ; bien plus que de faire triompher une conception du réel sur une autre, les théâtres de Meyerhold et de Ramon Griffero ont signé le triomphe de l’imagination sur la raison, ont, par l’outil de l’utopie et des fictions, questionné le présent330. L’utopie est un outil. Elle signifie, en grec, un lieu qui n’existe pas et dans lequel le bonheur dominerait. Elle fut donc, de Thomas More à Anatole France en passant par Voltaire, un moyen de se projeter dans une cité imaginaire et idéale, et d’ainsi remettre en cause l’évidence des régimes politiques, de dénoncer leurs imperfections. Cette utopie peut être prospective ou nostalgique selon les cas. Chez Meyerhold, pris dans l’effervescence révolutionnaire et la croyance en la possibilité d’érection d’un ordre nouveau fondé sur la justice terrestre et l’égalitarisme, l’utopie est prospective : elle a à diriger les énergies de toute une époque vers la solution socialiste. En revanche, Fassbinder, après la débâcle hitlérienne, est amer : il ne pense pas que naîtra quelque chose des luttes institutionnelles331. C’est pourquoi il se replie sur le cinéma, dans lequel il trouve une vraie famille, comme il l’a dit souvent, c’est pourquoi il se replie sur une utopie nostalgique et refuse absolument la poésie. L’imagination au pouvoir est une imposture, un mythe qui a la vie dure. Ramon Griffero, à l’aune de la postmodernité, veut quant à lui déplacer les efforts théâtraux de l’utopie aux fictions.

a ) Meyerhold-Maïakovski ou l’utopie prospective.

Meyerhold, farouche opposant au naturalisme, a d’abord fait de son théâtre un espace livré au symbolisme, au mystère. A la suite de Schopenhauer, il a réaffirmé « la puissance du Mystère ». Pour lui, « de toute évidence, le théâtre naturaliste refuse au spectateur la capacité de compléter le dessin et de rêver comme il peut le faire quand il écoute de la musique ». Dans la foulée de ces réflexions, Meyerhold rappelle le traitement spatial et les choix faits lors du montage de la pièce Près du monastère d’Iartsev organisé par le Théâtre d’Art de Moscou. Il rappelle à quel point « le Mystère, [dans cette pièce], [a] poss[édé] les spectateurs, [les attirant] dans le monde des rêves ». Comme il l’écrit (toujours à propos de Près du monastère) :



« Au premier acte qui se déroule dans la salle des hôtes, on entend le son paisible de la cloche des vêpres. Le décor ne comporte pas de fenêtres, mais, d’après le son qui provient du clocher du monastère, le spectateur s’imagine la cour, encombrée de blocs de neige bleutée, des sapins comme dans un tableau de Nesterov, les petits chemins pratiqués d’une cellule à l’autre, les coupoles d’or de l’église ; l’un verra ce tableau, un autre l’imaginera différent, pour un troisième il s’agira d’autre chose encore332 ».

Ainsi, le metteur en scène n’impose pas de décor, il n’a pas de réponse, il ne fait que suggérer l’ébauche d’un « dessin » que le spectateur est en capacité, doit être laissé en capacité de compléter. Dans la lignée des Aubes (1920) et de Mystère bouffe (1918 puis 1921), Meyerhold et Maïakovski collaborent dans deux pièces majeures, La Punaise (publication en 1921, représentée lors de la saison 1928-1929) et La Grande Lessive (1930), pièces qui s’attaquent à la NEP et à la bureaucratie. Ces pièces mènent une « réflexion sur l’utopie fondatrice du mouvement communiste333 ». La Punaise met en scène la destinée de Prissypkine, communiste reconverti par la NEP qui trouve la mort dans l’incendie d’un édifice dans lequel il participait à un banquet mondain. Transformé en bloc de glace, il est ramené à la vie grâce aux progrès de la science en 1979, c’est-à-dire cinquante ans plus tard, et se trouve projeté avec violence dans la société du communisme accompli. Voilà la fable. Les puissances suggestives de la musique et du décor sont mises à profit pour souligner l’écart entre « deux mondes » : le monde de « la triste réalité » et celui de « l’utopie réalisée ». Dmitri Chostakovitch, par une musique à « fonction expressive […] souligne le contraste entre ces deux mondes ». Comme le rappelle Gérard Abensour, la première partie « réaliste » voit ses décors réalisés par les Kroukriniksy (trois peintres et caricaturistes) alors que « la vision utopique est confiée au célèbre artiste constructiviste Rodtchenko334 ». Par conséquent, le constructivisme est employé ici pour mettre en place et légitimer l’utopie prospective qui montre ce que devrait et pourrait être une société où le vrai communisme serait implanté et qui le fait pour dénoncer le communisme du présent, tel que l’ont installé les bureaucrates au pouvoir. Mais, comme « Maïakovski renverse les perspectives [en montrant que] le projet révolutionnaire dont se réclame la société soviétique n’a pas de sens sans visée utopique », il défend aussi l’idée que l’utopie n’est rien sans visée humaine. Avant de penser à la société, il faut penser à l’homme ; sinon, le risque encouru est de rester abstrait et de se tromper. C’est parce que l’utopie réalisée perd son éloignement mystérieux et parce que surtout elle a favorisé les idées sans les incarner dans l’homme que Prissypkine « finit par apparaître comme le seul humain dans ce monde lunaire, [cet …] antimonde335 ». Ceci explique aussi pourquoi « il accepte avec grand plaisir d’être enfermé au jardin zoologique où il servira d’habitat à une punaise, insecte qui symbolisait toutes les tares dans la Russie ancienne336 ». A la fin de la pièce, se tournant vers le public, Prissypkine appelle à l’aide les « Citoyens », ses « Frères », et se lamente : « Venez me retrouver ! Pourquoi dois-je souffrir ?337 ». La critique est donc double : elle est une critique de la société du présent, et elle est une critique dont la fonction est de révéler l’utopie comme questionnante, prospective et non modèle de « société réalisée » ; à cette utopie il faudrait donner un corps humain. Car l’homme est à la base de tout et doit être le fondement du communisme.

Dans La Grande Lessive, les enjeux sont déplacés. Nous sommes passés de l’élément feu à l’élément eau, tous deux purificateurs ; surtout, l’homme n’est pas projeté dans le monde du futur mais c’est une représentante (une femme donc !) du monde du futur (la Femme phosphorescente) qui rend visite aux Russes pour leur redonner un cap. Ceci grâce à l’invention d’une machine à voyager dans le temps menée à bien par « un jeune communiste appelé Vélocipedkine338 ». Le déplacement, par rapport aux pièces de la fin des années dix, début des années vingt, est également idéologique : « il est significatif de voir que les exploiteurs, qui dans Mystère bouffe étaient les « capitalistes », sont maintenant des communistes bon teint339 ». Comme La Punaise appelait à un retour à l’homme, La Grande Lessive (1930) préconise un retour aux idéaux simples. C’est ce que met en avant Gérard Abensour dans l’analyse qu’il propose de la pièce puisqu’il rappelle le « programme d’une lumineuse simplicité [que…], venue de l’an 2030, la Femme phosphorescente expose340 ». D’ailleurs, Meyerhold et Maïakovski ont, depuis la Révolution russe, affermi leur amitié autour d’une intelligence communiste, d’un choix de défense de la vérité, autour de la lucidité. Par conséquent, il est logique qu’ « ils ne peuvent pas ne pas voir que la réalité ne correspond plus aux idéaux proclamés par les bolcheviks avant leur accession au pouvoir341 ». Ce premier discours de sens (retour à l’homme et aux idéaux simples) implique une défense claire : celle de la liberté d’expression telle que la pratique l’art de gauche, la liberté d’avoir un art de gauche qui critique les dérives du pouvoir soviétique. Pour prendre un exemple probant, quand il représente le personnage type du bureaucrate (Pobiédonossikov) en train de se faire faire « son portrait en pied par un de ces peintres pompiers prêts à toutes les compromissions », il est fort probable que Maïakovski attaque en réalité le « secrétaire général du parti communiste […] qui aime à se faire représenter dans des poses avantageuses par les peintres officiels du régime342 ». De même, Maïakovski tourne en ridicule l’obsession du personnage principal d’ « imposer à l’art son diktat » ; il le fait notamment grâce au recours à des scènes de théâtre dans le théâtre, hautement ironiques. Ironiques car entendant Pobiédonossikov affirmer que « le théâtre doit être un divertissement, non un agitateur social343 », le public n’adhère évidemment pas. « Manifeste en faveur de l’art de gauche344 », La Grande Lessive est écrite et mise en scène dans un moment de claire tension puisque Staline amplifie la répression, la censure, fait pression sur Boulgakov ; puisque, en outre, les critiques pleuvent sur un Maïakovski acculé au suicide. Au moment où les critiques pleuvaient, justement, venant au secours de son ami, Meyerhold affirmait que la véritable force de la pièce de Maïakovski reposait dans « une exhortation poignante à se projeter vers l’avenir, à déborder d’inventivité et à renforcer le sens de l’urgence345 ». Se projeter vers l’avenir pour corriger le présent, voilà l’objet de l’utopie prospective.

b ) Fassbinder ou l’utopie nostalgique.

Alors que Meyerhold « revendiqu[ait] un théâtre [ayant] un rôle actif dans la cité346 », Fassbinder, quant à lui, naît à une époque où l’amertume domine dans les rangs de la gauche. Il n’est plus question de révolution ni de changer quoi que ce soit à un système qui se démocratise c’est-à-dire se libéralise peu à peu. Même le communisme s’est stalinisé avec le temps et ne porte plus vraiment les ambitions qu’il affichait à l’origine. L’utopie de Fassbinder n’espère rien, elle est enfermée dans la nostalgie, bloquée dans l’hier. Nous évoquerons sa pièce Anarchie en Bavière qui nous permettra de progresser dans notre analyse. Cette pièce, Fassbinder la qualifie de « science-fiction naïve » : cette mention a déjà valeur de dépréciation de l’entreprise. En effet, aucun élément n’y est rattachable à la science-fiction, puisque elle ne fait que projeter imaginairement un « gouvernement » anarchiste en Bavière rapidement maté par l’armée. Aucune machine à remonter le temps, aucune Femme phosphorescente, aucune résurrection : il s’agit donc simplement d’une utopie. La problématique à poser est alors la suivante : cette utopie met-elle en question le présent pour le dynamiser ? Ce n’est pas sûr. Ce n’est pas sûr, dans la mesure où le radicalisme de Fassbinder obstrue la possibilité de tabler sur un changement politique – à moins d’une table rase. Rien n’est bon dans cette société aux valeurs mortes. La Révolution ? Elle-même est restée claustrée dans des schémas « naïfs » et n’a pas su faire face à la force étatique : chaque fois, elle a été avalée par des puissances face auxquelles elle n’a pu opposer aucune résistance. La pièce se présente comme une suite de vingt scènes qui sont comme de courts scénarios assez amusants, « mont[és] à la manière d’une revue » ; l’intéressant est dans le programme diffusé en exergue par l’antiteater. Celui-ci présente la pièce en deux phrases assez claires qui donnent le la :

Des jeunes gens font la révolution en Bavière et y proclament l’A.S.B., l’Anarchie Socialiste de Bavière. Après avoir été, un temps, une Anarchie, la région, qui n’est pas défendue militairement, est occupée.

Autrement dit, la pièce revient théâtralement sur le thème de l’échec des révolutions en associant cette « Anarchie » bavaroise à la naïveté de « jeunes gens » qui n’ont pas soupesé tous les enjeux de leur lutte. Ainsi, le parcours de la pièce dessine les lignes de cet échec, les questionnements et les bilans qui l’accompagnent : on voyage de « La Révolution par haut-parleur » (titre de la troisième scène) à « La grande plainte des putains » (scène 17) en passant par le « Discours du Grand président (scène 11). De l’enthousiasme naïf du « PRESENTATEUR » radiophonique qui prie ses auditeurs de l’ « aide[r] […] à abolir sur ce petit coin de terre l’oppression de l’homme par l’homme » au moment où les révolutionnaires, dos au public, essuient les critiques des putains qui les accusent de leur avoir « enlevé [leur] bonheur », la révolution est consommée, ne restent que la déception et la nécessité de passer à autre chose. Les personnages – « Mère de toutes les putains », « Bureaucratie nouvelle » ou encore « Assassin d’enfants » – sont les allégories de la société post-soixante-huitarde, société de tous les vices et du capitalisme triomphant ou encore des ruines du monde soviétique de l’après NEP. La « Bureaucratie nouvelle » répète les erreurs du stalinisme tandis que l’assassin d’enfants ou la mère de toutes les putains renvoient tous deux au mal être existant dans une société déréglée et mauvaise. En tant que pièce « utopique » cependant, Anarchie en Bavière porte un discours, discours divulgué explicitement dans le « programme » : les acteurs de l’antiteater y affirment s’opposer « à une révolution à la “va vite” [et plaider] pour une “longue marche”, une révolution dans la conscience des révolutionnaires d’abord, puis dans celle des citoyens ». Cette « longue marche » n’est-elle pas un moyen pour Fassbinder de déplacer le problème en se dédouanant dans le présent ? En 1974, après les levers de boucliers qu’inspire Les ordures, la ville et la mort, le dramaturge abandonne le théâtre pour s’adonner pleinement au cinéma. L’utopie représentée dans Anarchie en Bavière s’arrête net. Il ne faut pas croire qu’elle est transférable au cinéma ; Fassbinder dans une entrevue avec Nicolas Mangue il dira combien le théâtre est devenu « élitaire », de plus en plus dépendant des financements de l’Etat. Surtout, il distingue le travail du metteur en scène de celui de réalisateur voyant dans le premier une « collaboration utopiste » tandis que le second résulte d’une « collaboration de spécialistes » dans laquelle « les techniciens [se désintéressent] de l’évolution du sujet347 ». Fassbinder n’a pas accompagné à son terme ni poursuivi la « longue marche » vers la révolution que le théâtre devait impulser. Mais la croyait-il plausible ? L’utopie qu’il déploie est nostalgique en ceci qu’elle parle d’un échec sans réactiver, au présent, l’espoir avec assez de force.

Alice Lacharme a tenté en 2009 de relancer l’utopie fassbinderienne assurant qu’elle n’était « pas morte ». Lors de la saison 2009 du théâtre « En scène ! » de l’ENS – LSH de Lyon, elle a mis en scène Anarchie en Bavière de Fassbinder qu’elle a fait précéder d’une pièce par elle écrite, intitulée Baobabs, pièce dans laquelle « d’énormes baobabs » détruisent une cité tout entière livrée aux ruines et aux désordres. L’intérêt de ce travail est d’intégrer la pièce de Fassbinder à une fable qui la précède et qui procède « d’une forme d’éco-terrorisme méconnue ». Alice Lacharme, dans son programme, parle de ces jeunes gens qui font la Révolution en évoquant le terme de « baobanarchistes » ; ces baobanarchistes font une expérience : « une fois la ville détruite, une vie autre peut-elle émerger des décombres ? » Le caractère utopique de la pièce d’Alice Lacharme est évident puisque celle-ci part d’une situation folle, irrationnelle s’il en est, inventée de toutes pièces pour réfléchir aux frontières de l’extrême pourrions-nous dire, depuis un cas limite, exceptionnel, qui doit forcer les hommes à être créatifs. La question posée par Fassbinder qui implantait l’anarchie au cœur d’une société industrielle ravagée par l’urbanisation galopante est déplacée par la jeune dramaturge qui semble dépolitiser, en apparence, le problème : « Quelle société se formera, issue d’une anarchie naturelle ? ». Pour conclure sur le parallèle entre ces deux pièces, Alice Lacharme montre que sa volonté a été de mettre en rapport deux situations dans lesquelles le mécontentement pointe, dans lesquelles la rêverie révolutionnaire devient légitime et nécessaire : « Aussi “Anarchie(s) en Bavière” est une expérience : dans les arbres et / ou en Bavière, on rêve d’un monde autre, d’un monde de liberté, et on se demande quelle anarchie serait la plus susceptible de le faire advenir348 ». L’utopie est-elle vraiment relancée ? Disons qu’elle a le mérite d’être là. Qu’elle a le mérite de questionner l’actualité, notamment de mettre en scène de façon cocasse une histoire sans queue ni tête qui fait écho dans l’esprit du spectateur et qui a le mérite de pousser à ses extrémités les plus hilarantes le battage médiatique autour de l’écologisme et de toutes ces potions frelatées qu’on nous fait avaler à longueur de journée que ce soit à la télévision, à la radio ou dans les journaux. Alice Lacharme a dénostalgisé la pièce de Fassbinder. Mais elle n’en a pas fait une arme de destruction de la société présente ou de sape ; elle n’en a fait qu’une arme de dérision.

Il y a un grain dans le texte de Fassbinder. C’est en lisant un ouvrage fort intéressant de Michel Henry que nous nous en sommes aperçu. C’est en lisant La Barbarie (1988) et plus précisément le dernier chapitre : « La destruction de l’université ». Dans ce chapitre, Michel Henry analyse les changements qui interviennent petit à petit au sein de l’université (contre lesquels notamment la « génération 68 » s’était durement et fièrement élevée) comme autant de tentatives de promouvoir la science contre la philosophie, l’apprentissage contre l’intelligence, de gommer la vie en écartant les humanitas au profit des nouvelles filières dites « scientifiques ». Fassbinder ressent cela aussi et il y a une insurrection dans ses pièces contre cette société bourgeoise et libérale de la mort qui ne cesse de s’en prendre à la vie dans ses pièces ; d’où cet exemple troublant à l’épisode 11 de la pièce considérée ici :

« Allez dans toutes les universités, vous n’y trouverez pas de professeurs qui vous maintiennent en tutelle, mais des groupes de gens intéressés qui cherchent ensemble à pénétrer les secrets du savoir349. »

L’utopie de Fassbinder est inefficace car nostalgique ; elle reste confinée dans le constat. C’est sans doute car nous avons changé d’époque. La faute des révolutions est peut-être d’avoir oublié l’homme. Quoiqu’il en soit, quand Fassbinder écrit et crée, l’époque a changé ; l’individualisme a triomphé ; est à trouver, alors, un virage différent de celui du marxisme et du léninisme. Ce que Fassbinder n’a pas suffisamment tracé (c’est là l’explication la plus fiable de son abandon du théâtre au profit du cinéma), c’est la voie d’un théâtre nouveau en adéquation avec le nouveau public de cette nouvelle époque : un public d’individus isolés. L’avant-garde grifférienne a elle bien saisi les enjeux.

c ) Griffero ou le déplacement : de l’utopie aux fictions.



Dans le monde de l’individualisme, de l’après marxisme-léninisme, de la barbarie faite civilisation, l’utopie est sans doute à congédier au profit de la fiction. C’est ainsi que Ramon Griffero a imposé le virage postmoderne au théâtre. C’est un metteur en scène qui utilise la fiction comme nous avons pu l’évoquer à plusieurs reprises. Mais qu’est-ce qu’une « fiction » ? Est-ce une « fable » ? Une « utopie » ? Une série de distinctions serait la bienvenue. Selon Michel Foucault, la fable est ce qui est raconté tandis que la fiction est « la trame des rapports établis, à travers le discours lui-même, entre celui qui parle et ce dont il parle350 ». La fiction est plus du côté de l’agencement narratif, de la construction, du choix de la structure donc. L’utopie, c’est encore autre chose : c’est un type de fable qui présente un lieu qui n’existe pas dans un temps qui peut être lui-même un non-temps ou un hors-temps – voire un futur éloigné.

Autrement dit, Ramon Griffero utilise la fiction, c’est-à-dire qu’il entremêle diverses fables, ce faisant il crée des échelles dramatiques qui s’emboîtent, des régimes narratifs multiples qui peuvent être croisés, alternés, mis en question les uns par les autres. Tout d’abord Ramon Griffero part du constat selon lequel la réalité n’existe pas mais est reconstruite. Il l’affirme avec force lorsqu’il écrit : « Je perçois notre concept de réalité comme des simples fictions de pouvoirs ou des fictions de formes, [concept qui est] destiné à faire subsister un système, disons aujourd’hui la démocratie351 ». Ramon Griffero va exactement dans le même sens que Jacques Rancière qui avance dans Le spectateur émancipé que « le réel est toujours objet d’une fiction » et que, cela étant, « c’est la fiction dominante, la fiction consensuelle, qui dénie son caractère de fiction en se faisant passer pour le réel lui-même et en traçant une ligne de partage simple entre le domaine de ce réel et celui des représentations et des apparences, des opinions et des utopies352 ». Quand Ramon Griffero met les unes sur les autres des situations, des fables différentes qui, en apparence, n’ont rien à voir les unes avec les autres (par exemple, dans Fin de l’éclipse, nous avons relevé qu’entre les fables qui vont de l’Irak au Chili en passant par Cuba, il n’y a pas vraiment de lien), il bouscule le spectateur, il le force à reconstruire un lien invisible, le met en demeure d’inventer des rapports, des causalités : Ramon Griffero fait le travail qui est propre à la fiction selon Jacques Rancière, il « chang[e] les repères de ce qui est visible et énonçable, [il fait] voir ce qui n’était pas vu, [il fait] voir autrement ce qui était trop aisément vu, [il met] en rapport ce qui ne l’était pas, dans le but de produire des ruptures dans le tissu sensible des perceptions et dans la dynamique des affects353 ». Ce qu’il y a derrière le théâtre de Ramon Griffero c’est une vision du monde fondée sur le « Soi » et sur « l’autre », sur le « nous » exclusif, sur le processus de création des empires, des civilisations, des Etats. Ainsi Ramon Griffero détruit-il l’idée selon laquelle l’amour est producteur d’unité et de cohésion : « A partir de mon amour pour ma patrie, je hais l’autre354 » ; ainsi rappelle-t-il également à quel point la guerre contre l’autre structure les sociétés, les corporations, les institutions, les hommes à toutes les époques : « En son temps, l’Eglise a défini qui avait une âme et qui n’en avait pas355 ». En d’autres termes, toute civilisation se constitue autour d’un centre (idéologique, politique, fonctionnel) et exclut à partir de lui. Ramon Griffero d’ajouter immédiatement : « Aujourd’hui, sans aucun doute, c’est la culture de marché qui incarne un centre et définit qui y entre et qui n’y entre pas356 ». Le dramaturge chilien a pour objectif, en utilisant la fiction dans son théâtre, de « déplace[r] [(ce qui est le fait de la fiction toujours selon Jacques Rancière)] l’équilibre des possibles et la redistribution des capacités357 ». Quel est le sens de tout cela cependant ? Nous nous permettons d’identifier ce que produit et mobilise la fiction pour trouver la solution : page 112 du Spectateur émancipé, Jacques Rancière met en garde sur le fait qu’en étudiant la fiction en elle-même, « le problème n’est pas d’opposer la réalité à ses apparences » ; bien au contraire, le problème de la fiction « est de construire d’autres réalités, d’autres formes de sens commun, c’est-à-dire d’autres dispositifs spatio-temporels, d’autres communautés des mots et des choses, des formes et des significations ». La fiction est ce par quoi Ramon Griffero invente ce nouveau langage théâtral dont l’époque a besoin, « pour ne pas représenter comme eux représentent et pour ne pas voir comme eux voient ». La fonction de l’art selon Ramon Griffero est non pas de déplacer le centre mais de se décentrer soi-même, de valoriser la différence. Dans la société postmoderne (cela se dessinait déjà du temps de Fassbinder), les minorités se sont fragmentées en de multiples revendications d’intérêts ; cela change d’avec l’époque des révolutions où n’existait qu’une minorité : le peuple. Aujourd’hui, « la création et l’art peuvent […] être partie de l’idéalisation de la différence, comme dévoilant les mécanismes de cette même différence » ; mais cela crée du conflit et entre « moi » et l’ « autre » règne l’impossibilité d’une entente. Ramon Griffero présente un théâtre où les différences et les zones marginales sont mises en lumière, un théâtre qui recrée une réalité sur la scène par l’éclatement spatio-temporel et la volonté de faire émerger une nouvelle sociabilité. La réalité comme consensus est un objet que l’on se représente : elle est toujours reconstruite. Il est possible de dire la même chose de l’histoire et de la société, rejoignant les vues de Michel Henry pour qui « il n’y a […] ni Histoire ni Société mais seulement des « individus vivants » dont le destin est celui de l’Absolu, lequel n’advient jamais, en tant que subjectivité absolue, qu’à travers la multiplicité indéfinie des monades dont il constitue l’unique fondement358 ».

Pour conclure, nous voyons que le théâtre de Ramon Griffero est un théâtre qui dit non pas l’altérité radicale dans une forme militante (Mnouchkine) mais la dialectique historique autour de laquelle se construit toute réalité de pouvoir : la dialectique entre « moi » et l’ « autre ». Prolongeant l’avant-garde huidobrienne telle qu’elle a pu être conçue au moment de l’écriture d’Altazor, Ramon Griffero a développé un théâtre dans lequel des fables se montent et se démontent d’elles-mêmes, des fables à l’intérieur desquelles « chaque personnage développe son propre monde silencieux359 ». De Huidobro à Ramon Griffero le thème du voyage s’intériorise et l’exil se transforme en une épreuve mentale, en une réalité imaginaire.



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