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Trois theatres d’avant-garde : meyerhold, fassbinder, griffero


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B ) Trois théâtres à l’esthétique identifiable.

Nous avons affirmé, en ouverture de notre deuxième partie, que le théâtre d’avant-garde, loin d’être seulement un théâtre de rupture, a dû choisir la réconciliation pour ne pas disparaître – ou pour sauver la face (sauf dans le cas de Fassbinder qui soumet la tradition à sa lecture du monde en choisissant ses pairs). La réconciliation avec la tradition pour questionner le présent et relancer le théâtre sur de nouvelles bases en arrachant les auteurs d’hier à l’emprise de lectures bourgeoises, mais aussi pour réconcilier les hommes autour d’une vision unificatrice de la nation ; la réconciliation avec un public qui doit agir sur l’Histoire (Meyerhold), reconquérir une liberté critique face à l’abêtissement auquel le destine la bourgeoisie (Fassbinder), ou encore se réunir dans une vraie sociabilité (Ramon Griffero) ; la réconciliation (ou la conciliation) avec le cinéma qui peut permettre de remobiliser les tréteaux, de remettre en mouvement l’art dramatique afin qu’il soit à la hauteur des enjeux de son époque et notamment du renouvellement du langage artistique.

Si nos trois auteurs ont relevé le défi imposé au théâtre par l’émergence du cinéma, ils se sont également construits esthétiquement. Ils n’étaient pas à l’origine de trois théâtres en réaction constante quant à l’actualité – on imagine souvent l’avant-garde comme étant dans l’urgence, ce qui légitime l’économie que l’on fait, dans son analyse, du volet esthétique. S’ils ont pu être forts dans l’actualité, c’est qu’ils ont su construire leur théâtre esthétiquement.

a ) Le mythe avant-gardiste ou le système-Meyerhold : une résistance au « système ».

Dans notre première partie, nous avons dévoilé le visage d’un Meyerhold engagé dans un combat sans merci contre l’oligarchie russe, contre le vieux monde battu en brèche par l’enthousiasme d’une Révolution que le metteur en scène défendait de toutes ses forces. Nous avons cité cette phrase marquante qui, dans le cadre de notre travail, prend une résonance particulière : « Il faut se battre coûte que coûte. En avant, en avant, toujours en avant ! tant pis s’il y a des erreurs234… » Deux questions s’offrent à nous : Meyerhold, quand il écrit ces mots très « oratoires », n’a-t-il pas pour ambition de construire une mythologie personnelle, ou ne se pose-t-il pas en acteur de la parodie inconsciente d’une avant-garde qui voudrait se regarder exister ? Ou alors, plante-t-il là un cadre éthico-esthétique pour la suite de sa carrière, cadre auquel il tentera de ne pas déroger ? Si ces phrases avaient été écrites dans l’euphorie révolutionnaire, on aurait pu penser à une posture mais Meyerhold écrit cela avant les grands bouleversements, voilà pourquoi nous pencherons plutôt pour la seconde hypothèse : il se fixe là une ambition esthétique et éthique, un idéal dont il a suivi les lignes et les chemins jusqu’au bout. C’est son point fort : Meyerhold est un homme de conviction, son théâtre est un théâtre de la recherche qui avance, tendu vers un cap.

Toutefois, il est nécessaire de battre en brèche l’idée selon laquelle, pour être toujours en pro-jet, « en avant », le théâtre d’avant-garde ne serait pas « installé ». S’il est sensible à une certaine urgence, le théâtre d’avant-garde n’en est pas moins « installé » dans un cadre éthique, dans une esthétique, il n’en a pas moins des racines (ce que nous avons vu avec l’influence de la tradition). Serge Fauchereau montre d’ailleurs comment le théâtre de Meyerhold est un théâtre du retour vers une tradition choisie au détriment de celle de l’Occident aristotélicien : la tradition du théâtre populaire de foire ou du théâtre oriental du Kabuki235. Le plus difficile à comprendre c’est qu’en tant que « mythe moderniste », l’avant-garde revendique une « spontanéité » qui n’est qu’illusoire. Pour atteindre à la vraie naïveté, à la spontanéité, il faut avoir beaucoup travaillé, avoir édifié une vision originale du monde, de l’histoire, du théâtre. L’avant-garde est installée, elle travaille dans l’urgence en étant sûre de ses bases, elle ne part pas de rien : elle développe une « illusion de spontanéité » qui lui permet d’aller vite sans trébucher236.

Meyerhold part d’un cadre éthique et esthétique, d’une sorte de manifeste construit sur les routes (à Burguruslan), manifeste par lequel il s’impose d’aller « toujours de l’avant », d’accompagner les luttes pour le progrès, d’être dans le combat jusqu’au bout. Il n’a jamais abandonné cette voie et son théâtre se construit comme une résistance au « système » à l’intérieur de l’exigence de combat permanent. Comme l’écrit Béatrice Picon-Vallin237, Meyerhold est un « chercheur en quête de nouvelles formes théâtrales, […] c’est pourquoi il est difficile de parler dans son cas de système : jamais close ni sécurisante, la théorie meyerholdienne, ensemble de principes contradictoires réunis par une pensée active qui veille à leur matérialisation en vue d’une synthèse, n’est totalisée qu’au moment où elle s’incarne dans un spectacle pour s’ouvrir, exploser et se reconstruire dans une nouvelle aventure théâtrale qui réorganise les nombreux éléments ». En effet, Meyerhold travaille dans les Théâtres Impériaux avant de lancer et de se lancer dans le mouvement de l’Octobre théâtral, il abandonne en 1905 le Naturalisme pour un art de la Convention, du dépouillement, du soulignement de l’artifice ; de même, lorsqu’en 1926 apparaît développée à la perfection sa théorie du « grotesque » dans Le Révizor, il faut y voir alors le « bilan [de] recherches antérieures238 ». Meyerhold aura donc « cré[é] en détruisant239 », mais étant toujours tourné vers la construction : l’avenir de ce théâtre-là « n’existe que pour autant qu’il a une mémoire240 ».

Par conséquent, le théâtre de Meyerhold est un théâtre de la recherche, en évolution, qui peut se résumer à de grandes dates, à des tensions-vers, à des mutations, mais pas à un « système » figé.

b ) Fassbinder-Artaud : dénoncer l’illusion rationaliste.

La question du cadre esthétique devient plus délicate à aborder avec Fassbinder dans la mesure où il est un artiste anti-conformiste qui a toujours brouillé les pistes à des fins claires : il ne voulait entrer dans aucune case. Comment, dans ce cas, dégager l’essence de son théâtre ? Nous l’avons dit, nous ne pensons pas qu’un artiste part de rien et « fait » l’avant-garde dans l’urgence avec de la révolte et des bons sentiments. Tout est politique, tout est stratégie, rien n’est innocent. La prise la plus sûre que nous ayons sur le théâtre fassbinderien repose sans doute sur la remise en cause et la refonte du langage. Pour atteindre la vérité de la représentation, il faut dénoncer un langage qui tourne à vide, qui ne renvoie plus au sens ou aux choses mais simplement à lui-même, c’est-à-dire à rien. Dans ce cadre, Fassbinder lance déjà, au théâtre, le linguistic turn sur lequel gloseront tant les « déconstructionnistes ». Ou plutôt, à peu près à la même époque artauldienne qui voit se développer « le théâtre de la cruauté241 », Fassbinder s’inscrit dans la lignée de l’auteur du Théâtre et son double (1938). Comme Antonin Artaud dont les visées sont la « [destruction] effectiv[e], activ[e] et non théoriqu[e], [de] la civilisation occidentale, [de] ses religions, [du] tout de la philosophie qui fournit ses assises et son décor au théâtre traditionnel sous ses formes en apparence le plus novatrices242 », Fassbinder démolit l’illusion selon laquelle la « philosophie » produit quelque chose, enseigne quelque chose : il détruit l’illusion selon laquelle un théâtre qui ne rejetterait pas la philosophie telle qu’elle s’est développée depuis Kant et Hegel (devenant une philosophie pour spécialistes), puisse être efficace, et valable. Il entreprend d’exhiber l’inefficacité à laquelle le langage en est réduit et arrivé. Son théâtre comme celui d’Artaud attaque la civilisation de la raison, il l’attaque car la raison n’a rien produit de plus convaincant que les camps de la mort.



Analysons une pièce pour justifier notre propos : Du sang sur le cou du chat243. Dans ce texte, le personnage de Phébé Esprit du Temps, vient d’une planète étrangère : il est envoyé pour cerner le monde des hommes et notamment pour comprendre l’instauration, le développement et les effets de la démocratie sur et entre eux244. Comme l’affirme l’éditeur dans le prière d’insérer : « La pièce se compose de trois groupes de matériaux : des monologues adressés à Phébé, partenaire qui ne saisit pas ; des dialogues où Phébé apprend à reproduire des phrases ; des dialogues avec Phébé où elle emploie improprement les phrases apprises ». Ainsi, Phébé ne parle pas la langue des hommes mais s’efforce de l’apprendre pour pouvoir communiquer avec eux et les comprendre. Mais, au fil de la pièce, on se rend compte que toute communication est rendue impossible non par le fait que Phébé apprend à parler mécaniquement, mais par le fait que le langage est en lui-même tronqué, il ne signifie rien et les êtres humains sont séparés les uns des autres. De ce point de vue, nous sommes proche du travail d’un Ionesco qui se servait des techniques de la Méthode Assimil pour forger ses dialogues et mettre en avant, dans son théâtre, l’idée que l’on est, dans un monde absurde, seul face à soi-même sans possibilité de se manifester aux autres. Phébé utilise deux types de phrases : ou des phrases-recompositions qui détruisent les dialogues auxquels elle assiste, ou des phrases-chocs apprises par cœur et qui font s’étonner et s’assombrir les personnages à qui elle s’adresse. Par exemple, quand la « Femme du soldat mort » conseille la « Fille » en lui dévoilant ce qu’elle croit être la véritable idiosyncrasie masculine, à savoir qu’un homme voit dans l’amour que lui donne la femme une preuve de sa valeur (preuve qui renforce son égocentrisme), cette dernière rejette l’idée que son aînée se fait des rapports entre les deux sexes : domine entre les deux personnages un profond désaccord. C’est alors qu’intervenant, Phébé installe le trouble dans la discussion en mêlant et confondant plusieurs bouts de phrases qu’elle a extirpés des paroles de la « Femme du soldat mort » comme de celles de sa contradictrice : « UN HOMME SE PREND POUR QUELQUE CHOSE QUAND IL FAIT LA CONQUETE D’UNE FILLE. TU TE SOUVIENDRAS DE MOI245 ». Par cette immixtion pour le moins étrange dans la discussion, Phébé démolit les leçons que le spectateur pourrait retenir de la confrontation théâtrale – on imagine d’ailleurs que chacune de ses prises de parole est ponctuée par les rires de la salle – ; de plus, l’emploi des capitales d’imprimerie insiste sur le caractère grossier, incongru, déplacé de ce qui est dit. A contrario, par moments, Phébé bascule dans une violence verbale effrayante246 : ainsi dit-elle au Gigolo, à brûle-pourpoint, « TU ME DEGOUTES », ce qui provoque une réaction effarée du personnage : « Moi… ça… pourquoi donc si brusquement ? ». La réponse que fait alors Phébé est absolument absurde et dépourvue de logique : « L’INDULGENCE SE FAIT SENTIR247 ». Cette comédie enlevée qui paraît légère, n’en est pas moins lourde de sens. Fassbinder y remet en cause le langage, les discours philosophiques et, entourée des morts qu’elle a mordus cruellement, Phébé termine la pièce par une allusion sans doute possible au verbiage philosophique et au charabia des grands auteurs : « C’EST SEULEMENT PAR L’ENTENDEMENT QUE LE POUVOIR DU CONCEPT PEUT ETRE EXPRIME ; ON LE DISTINGUE, DANS CETTE MESURE, DU JUGEMENT ET DU POUVOIR DE DEDUCTION COMME LA RAISON FORMELLE. MAIS IL EST SURTOUT OPPOSE A LA RAISON ; MAIS DANS CETTE MESURE, IL NE SIGNIFIE PAS LA PUISSANCE DU CONCEPT, ABSOLUMENT, MAIS CELLE DES CONCEPTS DEFINIS, L’IDEE ADMISE QUE LE CONCEPT SERAIT QUELQUE CHOSE DE DEFINI ». Ici, c’est l’idée que le langage définit et porte un sens qui est sérieusement ébranlée. Ayant recours à la rhétorique syllogistique, qui renforce le pouvoir corrosif de cette critique du langage s’appuyant sur le charabia de la philosophie moderne technicienne248, Phébé termine son propos comme suit : « PAR CONSEQUENT, L’ENTENDEMENT NE DOIT ETRE DISTINGUE DE LA RAISON QU’EN CECI QUE LE PREMIER N’EST QUE LE POUVOIR DU CONCEPT, ABSOLUMENT249 ». S’ouvrant et se clôturant sur la figure de Phébé, la pièce n’a rien dit, elle n’a que fait : ce faire est le fait du personnage principal qui est venu sur terre pour semer la mort. L’absence du langage, c’est l’absence de pensée, donc le mal (Arendt250). Fassbinder met ici en difficulté le théâtre de l’Occident en s’en prenant à son langage et à la raison. Par cela, il est proche d’Artaud.

c ) Ramon Griffero ou le retour à Meyerhold ?

Ramon Griffero a créé un grand concept scénique : celui de la « dramaturgie de l’espace ». C’est autour de ce concept que son théâtre, de dramaturge comme de metteur en scène, prend tout son sens. Pour être précis, il serait plus juste de dire qu’il a co-créé ce concept avec son concubin, feu Herbert Jonckers, qui participa pendant longtemps à la création des spectacles de Ramon Griffero. Disons les choses le plus abruptement qui soit : il y a une obsession géométrique dans le théâtre de Ramon Griffero. Cette obsession géométrique s’appuie sur une certitude qu’a le dramaturge : le monde entier se donne en « rectangle », mon lit, mon cercueil, la ville dans laquelle je suis né et évolue. Nos perceptions également le sont : le tableau que je regarde, la télévision, l’écran d’ordinateur qui me font face et au théâtre, la scène. Pour Ramon Griffero donc, « il y a un format narratif universel qui est le rectangle : format historique de la peinture, du cinéma, de la photographie, de la télévision, des espaces scéniques, des salles de théâtre ». Et ce format rectangulaire est « prédéterminé par notre champ visuel, par notre perception comme espèce251 ». L’intéressant dans ces remarques est que notre perception s’accommode de boîtes, nous entrons nous-mêmes dans des boîtes, y enfermons nos regards, avec le risque d’y rester prisonniers. Il n’est que de voir le décor d’A la dérive, monté par Ramon Griffero et Herbert Jonckers (scénographe) en 1994 (voir ci-dessous), pour comprendre à quel point une double tentative est à l’œuvre : une tentative de dérectangulariser la scène et un essai de réinscription dans la lignée d’un Meyerhold.

Dérectangulariser la scène : le décor d’A la dérive met en superposition des rectangles eux-mêmes englobés dans des rectangles plus vastes – celui de la scène, puis de la cité. L’immeuble dans lequel évoluent les personnages est un espace cloisonné, éclaté en mini-espaces, image d’un monde où les gens s’entassent et où les mètres carrés coûtent cher : un monde pauvre pour un théâtre de critique de la séparation sociale, de la ségrégation et de la mise à bas du vivre-ensemble… Cette mise en scène pourrait être comparée à mille mises en scène de Meyerhold : prenons-en une, celle du Cocu magnifique (1928 : voir photographie plus bas). Le décor futuriste y est avant-gardiste, on voit quelque chose de nouveau sur la scène, une victoire de l’invention : des escaliers verticaux, obliques, des passerelles, des échelles qui s’enjambent, des roues, des moulinets, tout un tas de trouvailles qui combinent, à l’intérieur du rectangle scénique, les éléments de la formule industrielle. Il existe sans doute déjà chez Meyerhold un désir de renouveler les manières de voir, de changer les perceptions du spectateur, ce que cherche également Ramon Griffero qui sait bien pourtant qu’ « un jour, [il] mourr[a] et ser[a] enterré dans une bière rectangulaire ». Comme chez Sartre tout est dehors, dans l’ontologie que le philosophe construit, chez Ramon Griffero tout est dedans car le dramaturge et metteur en scène chilien considère, lui, l’homme comme enfermé dans une « cage ontologique ». Nous sommes déjà dans Heidegger. D’ailleurs, Ramon Griffero ne cache pas ses références puisqu’il replace le concept de « dramaturgie de l’espace » dans une longue filiation : « Dans la construction de ce concept on trouve les visions narratives de l’espace élaborées par le scénographe Herbert Jonckers ; le commencement d’une réflexion inachevée d’Oscar Schlemmer qui, dans sa volonté de réélaborer un art scénique différent reprend comme élément premier les lignes et formes de l’espace scénique ; les concepts de philosophies de l’espace de Heidegger ; la théorie cinématographique de Eisenstein sur le montage ; l’imaginaire de Meyerhold, une vision et un regard personnels sur comment se construisent les espaces publics et comment ceux-ci reflètent la civilisation et le pouvoir ; la composition photographique des romans-photos et bandes-dessinées dans leur narration ; et l’évolution de la plastique à l’intérieur de son format spatial252 ». A partir de ces influences mêlées, Ramon Griffero s’exprime avec son langage à lui sur un monde à partir duquel il a pu se forger une vision personnelle autant qu’informée. Toutefois il est à noter que l’on passe, de Meyerhold à Ramon Griffero, de l’espoir d’un monde libéré par l’invention de la prison géométrique du rectangle à un monde sur-cloisonné qui dit l’impossibilité d’en sortir253.





Il y a, néanmoins, un désir fort chez Ramon Griffero de poursuivre les investigations meyerholdiennes : ceci est indéniable. Dans l’imbrication des espaces les uns dans les autres, la superposition d’espaces-prisons, nous pouvons voir le chevauchement comme un élément esthétique dominant. Ramon Griffero fait s’imbriquer les arts-rectangulaires que sont le théâtre, le cinéma, la danse, la peinture pour carnavaliser la scène – ce qu’entreprenait déjà Meyerhold. C’est la thèse d’Alfonso de Toro, thèse qui aboutit à une double idée : ce théâtre porte un discours universel et il le fait par des méthodes qui sont celles de la postmodernité. Je pense pourtant qu’avant ces conclusions, il y a une autre étape à aborder. La carnavalisation de la scène produit autre chose. Tout d’abord, cette carnavalisation est évidente, elle est présente à plusieurs niveaux : au niveau des duplications sur la scène et dans le jeu des corps. Au niveau des duplications d’abord, comme nous l’avons vu dans Cinema-utoppia, le spectateur est dupliqué, la scène théâtrale elle-même l’est, ainsi que celle où est en train de se tourner le film Utoppia ; la duplication est encore celle de l’espace et du temps, on peut même parler d’éclatement spatio-temporel avec le rôle des souvenirs, du passé, de l’apparition des morts, du rêve. Dans Histoires d’un hangar abandonné, « se trouve l’espace du hangar qui est un espace double, d’une part c’est le lieu où le public voit le spectacle et d’autre part c’est le lieu où se déroule le texte spectaculaire254 ». Et nous arrivons à un second niveau celui du carnaval représenté lui-même sur la scène dans la pièce Histoires d’un hangar abandonné : « Là même se produit le « Carnaval » réalisé par les acteurs qui se transforment en acteurs de second degré, en figures de Carnaval255 ». Donc, le carnaval est duplications et réalité sur la scène grifferienne. Il est enfin jeu des corps, puisque le théâtre de Ramon Griffero est un « théâtre gestuel et kinésique » avec l’intervention de « mouvements, danse, mimique, etc.256 ». Ce qui nous intéresse, c’est de voir ce que produit cette carnavalisation. Dans l’article qu’il a écrit sur Meyerhold et Maïakovski, Ramon Griffero est revenu sur le sens de la carnavalisation de la scène chez Meyerhold, voyant dans ce geste théâtral-là une transformation « de la notion de théâtralité » mais pas seulement : il voit aussi dans ce geste théâtral, dans ce « théâtre fête » l’ambition de « construction du futur257 » impulsée par le contructivisme et le futurisme. Mais immédiatement, Ramon Griffero rappelle le suicide de Maïakovski qui détourne Meyerhold du carnaval et le conduit à tenter un revirement vers la tragédie dans les années 1930 : « Meyerhold est obligé [par Staline] de se déclarer ennemi de la Révolution ». Ramon Griffero continue ainsi : « [… alors] le monde Occidental se sentait grand et puissant, Hitler – Mussolini et Franco dominaient l’Europe ». Enfin, le dramaturge conclut amèrement : « Si nous-mêmes n’avons pas pu à un certain moment de notre histoire sauver quelques-uns des nôtres, le peuple russe non plus n’est pas parvenu à sauver Meyerhold et Maïakovski258 ». Le mot de la fin de Ramon Griffero ne tend pas vers le pessimisme mais il indique une réorientation du Carnaval. La carnavalisation sur la scène de Ramon Griffero prend le pas sur tout le reste : le Carnaval devient fou. A l’image de l’Histoire, le théâtre s’enraye et ses dynamiques deviennent incontrôlables comme c’est le cas dans la pièce Histoires d’un hangar abandonné dans laquelle le Carnaval se paie de violences : ainsi, la scène du grand dîner au moment de laquelle don Carlos saisi d’un accès de folie tue Victor et Camilo ouvrant la voie à la lecture par Carmen d’un poème de « Viveka Castelblanco » qui scande l’éloge et les grâces du retour : « Je reviendrai vers le retour […] / Je reviendrai vers la région des algues rompues et des mystères d’autres temps259 ». Déjà, le Carnaval amène à une rêverie tournée non plus vers le futur mais vers le passé ; pourtant, la dynamique est bel et bien enrayée qui rend le retour impossible et qui nous dirige vers la destruction du hangar et ce mot de la fin (« Epilogue ») prononcé par Le Vieux, personnage qui n’a plus rien à quoi se raccrocher : « Où est ma maison260 ? ». Le cauchemar a triomphé et l’Histoire a perdu son cap.

Ainsi, chez Ramon Griffero, le Théâtre Fin de Siècle s’exprime en brisant les illusions : pas de sortie possible de la prison du rectangle, pas de sortie possible de la prison de la scène, pas de sortie possible d’une Histoire devenue cauchemardesque.

d ) Meyerhold-Griffero : deux esthétiques grotesques.

En carnavalisant la scène, Ramon Griffero a fait un pas vers Meyerhold ; pourtant, rien ne sort du Carnaval qui devient un événement fou, emportant le monde, une transgression incontrôlable qui gagne tout et pervertit le sens du Carnaval tel qu’on le trouvait développé chez Meyerhold. Plus que le Carnaval, le point de contact entre Meyerhold et Ramon Griffero se fait sur le choix esthétique du grotesque : nous avons alors à déterminer ce qui change dans la « production » de ces deux grotesques et à déterminer où se perd « l’efficacité » de ce mécanisme théâtral ou à quel point et comment cette efficacité se trouve déplacée. Pour cela, il faut remonter à Victor Hugo qui est, sans doute possible, la source commune des deux artistes. Dans sa « Préface » à Cromwell, Victor Hugo fait l’éloge du grotesque dont les auteurs se sont servis de façon insuffisante jusqu’à lui et qu’il aimerait prendre pour principe d’une esthétique nouvelle. A l’origine de ce travail de renouvellement engagé par Victor Hugo il y a l’idée que « le point de départ de la religion est toujours le point de départ de la poésie261 » ; en ce sens, le christianisme qui « amène la poésie à la vérité262 » va aussi conduire la poésie à la « vérité » contre la suprématie de la « beauté » et changer le « représentable ». Pour parvenir à une représentation empreinte de vérité, le dramaturge aura alors à montrer le laid comme le beau, les lumières comme l’obscurité, l’humanité dans sa double face. Victor Hugo le dit mieux que nous :

« [La muse moderne] se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit263 ».

Le grotesque, selon Hugo, a à libérer la scène ou plutôt le dramaturge doit le faire et le peut à l’aide du grotesque. Constatant en son temps qu’ « il y a […] l’ancien régime littéraire comme l’ancien régime politique264 », Hugo a donc participé à relancer la littérature en congédiant le « classicisme » au profit du « romantisme ».

Toutefois, la ligne de cohésion entre Hugo et Meyerhold puis entre Meyerhold et Ramon Griffero se perpétue sur la question du langage. Regardons ce qu’en dit Hugo :

« La langue de Montaigne n’est plus celle de Rabelais, la langue de Pascal n’est plus celle de Montaigne, la langue de Montesquieu n’est plus celle de Pascal. Chacune de ces quatre langues, prise en soi, est admirable, parce qu’elle est originale. Toute époque a ses idées propres, il faut qu’elle ait aussi les mots propres à ces idées265. »



Quand nous avons demandé à Ramon Griffero ce qui le rapprochait de Meyerhold il a répondu que c’était la volonté de « chercher d’autres langages pour raconter le monde que [l’on] vit ». Puis il a ajouté que l’intéressaient les thèmes universels, comme la mort ou la guerre, qui doivent « redevenir nouveaux » par l’invention d’une nouvelle manière de les dire, de les dévoiler, de les montrer. Par l’invention d’un nouveau langage et la revendication d’une esthétique grotesque, Meyerhold et Ramon Griffero, à la suite de Hugo, ont voulu renouveler l’art dramatique. Deux exemples concrets nous permettront de mieux comprendre le « comment » de ce renouvellement. Considérons d’abord Le Révizor266 de Gogol, mis en scène par Meyerhold en 1926.

Cette pièce a une double ambition qui peut paraître contradictoire : d’un côté, elle veut créer de l’écart par le grotesque en réunissant des images contraires ou des asymétries censées inquiéter le spectateur, le mettre mal à l’aise ; d’un autre côté, elle cherche un équilibre plastique. La dissonance et l’unité, la dissonance dans l’unité : voilà ce à quoi voulait aboutir Meyerhold. Pour cela, il manifeste une double fidélité à Gogol en recomposant une unité en « épisodes » et non en « scènes » afin de retrouver « la technique de l’écriture » de l’auteur, et en intégrant un contraste choquant entre le faste du décor et l’allure des personnages qui forment plus un « bétail » qu’une société d’élégants – là aussi Meyerhold est fidèle à Gogol qui voyait dans le rythme (accélérations, dissonances, revirements brusques) mais aussi et surtout dans le contraste, des instruments aptes à casser la monotonie267. Le grotesque se fait par production d’ « écarts » et a pour fonction d’étonner le spectateur, de le sortir de sa position d’observateur passif autant que de faire advenir sur scène une métamorphose. Frotter deux éléments contradictoires pour en faire naître un troisième ou une synthèse des deux : le grotesque est alchimie. Pour prendre un exemple, arrêtons-nous sur l’intéressant personnage de Khlestakov (joué par Eraste Garine) : « caméléon aux multiples visages268 », ce personnage a une « fonction carnavalisante269 ». Loin d’être « un menteur ordinaire », un « plaisantin […] sans aucune physionomie270 », Khlestakov est « terriblement plein de vitalité » et c’est dans cette dynamique vitaliste que Meyerhold le développe. C’est un personnage doté d’un potentiel de métamorphose fort et donc un élément important du dispositif grotesque de la pièce ; quand, à l’épisode 3, la « plastique [de Khlestakov] change », il devient « sous les yeux du Gouverneur et du public […] le Pouvoir271 ». La métamorphose est aussi une synthèse rythmique. Dans l’épisode intitulé « Les pots-de-vin », Khlestakov apparaît comme l’automate d’une bureaucratie corrompue : de multiples portes s’ouvrent par lesquelles le Révizor vient récolter l’argent, argent qu’il « ramasse […] sur un rythme si rapide et mécanique que, coincé un moment entre deux battants ouverts, il n’essaie même pas de se libérer et attend, figé, qu’on le délivre pour terminer sa marche272 ». Cet épisode, « métaphore de la bureaucratie corrompue273 », inscrit la critique politique de la pièce dans le rythme, puisqu’ici l’impression de corruption et de rapacité est rendue par la vitesse de saisie de l’argent. Mais cette critique politique est inscrite également dans l’espace par Meyerhold qui la double même d’une critique sociale. En effet, la critique politique se matérialise sur le proscenium où le metteur en scène insiste sur « le thème de l’Empire russe, du pouvoir, de la bureaucratie et souligne la dégradation de la machine de l’Etat » tandis que la critique sociale prend forme sur les « praticables mobiles » sur lesquels sont exhibés « le chaos, le délabrement de la société (haine, ragots) et de la famille (dépravation, hypocrisie de la femme et de la fille du Gouverneur) […] une morale égoïste274 ». Par conséquent, si nous récapitulons, il nous est possible de formuler une première conclusion quant à ce spectacle : Meyerhold, en inventant une nouvelle organisation par « épisodes » et en jouant de l’écart et du contraste à l’aide de l’outil grotesque, rend fidèlement l’esprit du texte gogolien. Le grotesque impulse, par la métamorphose, une critique forte, dédoublée (sur la scène – proscenium / praticables mobiles – et dans la totalité du spectacle puisqu’elle s’affirme tant rythmiquement que spatialement), à la fois politique et sociale.

Une seconde conclusion s’ouvre alors à nous : elle concerne le langage meyerholdien. Théâtral, cinématographique et pictural, ce langage se construit par collages et influences multiples ; c’est par son caractère composé qu’il apparaît comme original et c’est parce qu’il est propre à Meyerhold qu’il peut être encore mieux fidèle à celui de Gogol. Ce langage est théâtral comme nous l’avons décelé avec le grotesque, la critique politique et sociale, la construction des personnages, mais aussi pictural car, comme le relève Béatrice Picon-Vallin, Meyerhold instaure un « cadre plastique » à partir de la superposition de « trois prismes : la peinture du XIX° siècle, l’enchantement nostalgique et stylisé du Monde de l’art, et le regard moderne, technicien et politisé275 ». Ce mélange de théâtral et de pictural achève de trouver sa couleur avec le renvoi au « cinématographique ». Le grotesque qui est production d’écarts, confrontation d’images contraires qui débouchent sur une « métamorphose », ce grotesque-là ne trouve son vrai sens que dans la mesure où il est accompagné d’une mobilité qui authentifie visuellement et physiquement l’instabilité substantielle (comme elle est inscrite dans le rythme ou la caractérisation des personnages) : le jeu cinématographique dans Le Révizor a pour objectif de ne pas laisser le spectateur en paix, de mobiliser son attention perpétuellement par une « alternance d’angles de vue : d’en bas, de face, de biais276 ». Le cinéma est dans l’enchaînement de séquences, il est aussi dans le choix de personnages qui ont des « gueules » marquantes comme dans le cinéma américain et peuvent par-là même contribuer à la mise en place d’une « galerie de monstres » – à laquelle Meyerhold appelle de ses vœux le 12 novembre 1925277.

Ainsi, avec Le Révizor, Meyerhold inscrit le grotesque dans un langage composé, complexe et original, un langage qu’il aura mis trente ans à élaborer, de spectacles en spectacles ; il donne aussi au grotesque une force polémique particulière, force polémique qui garantit une continuité de ce théâtre comme théâtre politique et avant-gardiste : il est toujours question d’amener le spectateur à changer ses perceptions et de le pousser à la remise en cause d’une société opportuniste, dissolvante, et d’un pouvoir nocif, calculateur et corrompu.

Ce grotesque-là, duquel s’inspire sans aucun doute Ramon Griffero, il est envisageable d’en évaluer les évolutions jusqu’à aujourd’hui. Le sens du grotesque meyerholdien reste lié à une Histoire qu’il est possible de relancer ; est-ce toujours le cas chez Griffero ? Alors que dans Le Révizor, la critique politique et sociale est le point d’aboutissement de tout le travail esthétique, chez Ramon Griffero, le spectateur est projeté d’un plan l’autre, d’une histoire l’autre, sans jamais trop comprendre ce que signifient les recompositions successives, les explosions à l’intérieur de la scène de micro-scènes qui ouvrent elles-mêmes sur un vide cosmique ou sur un autre théâtre278. Prenons d’emblée un exemple : écrite et mise en scène en 2007 par Ramon Griffero, la pièce Fin de l’éclipse utilise un grotesque qui présente des solutions éclatées (qui n’apparaissent pas toujours d’ailleurs) à des problèmes multiples et dispersés : le monde n’est plus unifié. Pour être concret, nous allons nous appliquer à décortiquer un passage assez étendu pour voir comment le spectateur passe du rire à l’angoisse, projeté d’un coup dans deux réalités totalement différentes. Nous pouvons considérer trois séquences : « L’œuvre 1 », « L’éclipse » et « L’œuvre 2 ». Ces séquences mettent en avant ceci que la pièce, en se déroulant, se dédouble. Nous sommes balancés sans cesse d’une scène de « théâtre dans le théâtre » à une scène qui déroule l’histoire de la pièce : c’est-à-dire que deux groupes de personnages se partagent les tréteaux chacun à leur tour, il y a d’un côté ceux qui jouent la fiction théâtrale et en font partie, et, de l’autre côté, des « acteurs » qui répètent en vue de la création d’un spectacle théâtral. Et les seconds préparent un spectacle qui aborde à peu près les mêmes thématiques auxquelles sont confrontés les premiers, ce qui constitue une parodie de leur destin. Autrement dit, le grotesque ici est dans la superposition de ce que Griffero appelle des « vérités scéniques » nécessairement différentes car appartenant à des « plans narratifs » différents279. La séquence intitulée « L’œuvre 1 » est la troisième de la pièce et fait apparaître le groupe des « acteurs » qui commentent le jeu des personnages de la fiction tel qu’il s’est déroulé juste avant sous les yeux des spectateurs ; pour prendre un exemple, dès l’entame de la séquence, l’Actrice 1 demande à l’Actrice 2 qu’elle lui explicite le sens scénique de ce qui vient d’être interprété pour pouvoir perfectionner son jeu :

ACTRIZ 1: El se baja del barco, camina por el muelle ¿Y como sé que es él?”

ACTRIZ 2: Una golondrina se posa en tu ventana

ACTRIZ 1: Entonces, soy como San Francisco, las aves me hablan. Prip, prip, ahi viene, prip, es él.

ACTRIZ 2: Son metáforas, además en esta escena aun no llega. Le estas escribiendo una carta280



Tout au long de la séquence de « L’œuvre 1 » qui débute avec ce dialogue, nous voyons un jeu parodique des scènes tragiques qui accompagnent le retour au foyer des guerriers ayant combattu pour la patrie ; la scène est alors divisée en trois : côté cour, un espace obscur où deux personnages (« Celui-ci » et « Lui »), genres de metteurs en scène (ou figures d’auteur), commentent ce qui va se construisant au centre sur une mini-scène surélevée où se joue la fiction de « théâtre dans le théâtre ». Enfin, un troisième espace s’ouvre sur le « proscenium », où nous voyons la préparation des deux actrices. « L’œuvre 1 » et « L’œuvre 2 » sont saturées de références à un théâtre archaïque (décor en carton-pâte pompeux, vêtements richement parés, gestes gigantesques d’éloquence) qui arrachent les rires du public. Tout est parodique, c’est un théâtre qui se moque de lui-même, qui rit de ce qu’il représente. Toutefois, les deux séquences sont séparées par l’intervention de l’éclipse qui prend tout le monde de cours et qui impose une première inquiétude, un premier arrêt des rires en tout cas. Puis les répétitions du spectacle, c’est-à-dire le « théâtre dans le théâtre », reprennent avec « L’œuvre 2 » qui fait réintervenir les rires avec des paroles dites par l’Actrice 1 sur un ton pédant et superficiel qui fait éclater toute la salle de rire : « Bon, reprenons. J’étais super concentrée281. » Les rires reprennent donc mais pour quelques minutes, dans la mesure où, juste après, le personnage de « Lui » (qui revient de la guerre – dans la fiction qui se joue sur la mini-scène surélevée) s’exclame avec force sur la réalité qu’il a connue et qui relativise les plaintes bourgeoises de l’ « Actrice 2 » : « Je viens d’un pays, Madame, où personne n’a entendu vos supplications […], je viens d’un pays où l’amour en est toujours à espérer un bonheur tronqué […], où mes compatriotes voulaient à tous prix éteindre l’univers ». Et il termine avec cette phrase aux échos si puissants pour le public chilien et qui plonge la salle dans un silence profond : « Madame, ma punition est d’avoir à vivre dans ce pays ». A quoi l’ « Actrice 2 » lui répond de « tire[r] sur le ciel » pour se calmer et nourrir sa rage vindicative282. Ce que le personnage fait, assassinant Dieu. Cet assassinat de Dieu symbolique légitime le bouleversement de l’ensemble de la scène qui se recompose immédiatement : nous sommes alors projetés violemment face à deux « Marines » américains, en Irak, sortes de Schwarzenegger impitoyables qui font froid dans le dos, hommes à la voix et aux attitudes bestiales. Ainsi, le grotesque de Ramon Griffero se situe à un double niveau : il met la pièce en porte-à-faux en ce qu’il la dédouble et fait rire le public d’elle dans un mouvement parodique ; mais de soudains retours vers le monde de la violence rejettent le spectateur vers la dureté du réel et ménagent ainsi d’importants contrastes. Le spectateur est balloté entre l’angoisse et le rire et la pièce n’apporte aucune solution : elle se construit en renvoyant à une multiplicité de situations problématiques qu’unifie seule la mondialisation, elle renvoie à un « labyrinthe sans centre » à l’intérieur duquel « une suite de réveils, de fictions, de rêveries qui se répètent, […] permettent les changements de plan et la continuité des personnages dans des temporalités différentes283 ». Le discours de Ramon Griffero, ou plutôt sa mise en scène, vise à ne pas laisser le spectateur tranquille, en lui montrant que l’Histoire est une quête vers un « bonheur tronqué » et donc s’arrête. Il n’y a pas de progrès possible vers le bonheur : cette formule-là est « tronqué[e] ». C’est pourquoi par exemple la dernière phrase d’Histoires d’un hangar abandonné, dite par un personnage qui a le visage contorsionné par un rire qui se mêle à ses larmes, ne peut sonner qu’étrangement et propulser le spectateur dans la crainte de l’avenir : « Je suis heureuse ». Le bonheur n’est possible que dans l’acceptation de la souffrance car nous devons faire le deuil de l’Histoire comme avancée vers le progrès284.

Par conséquent, le grotesque meyerholdien est foncièrement différent du grotesque grifferien car, les deux expressions théâtrales de nos auteurs appartiennent à deux époques distinctes, à deux réalités géopolitiques différentes, parce qu’aussi entre Meyerhold et Ramon Griffero ont eu lieu la Seconde Guerre mondiale, la Guerre Froide, la Dictature Militaire au Chili. Rejetés dans l’inconfort et livrés par les jeux de scène contradictoires à l’inquiétude, les spectateurs qui sont confrontés au grotesque ont, ou à relancer l’Histoire en impulsant le mouvement vers une société socialiste plus juste et non corrompue, vers l’internationalisme (Meyerhold), ou à accepter l’idée que l’Histoire est bloquée, qu’elle n’avance plus vers le progrès et que le bonheur y est impossible (Ramon Griffero).

C ) Postmodernité contre modernité.

Loin d’être papillonnants, dans la rue, d’attendre que l’urgence leur donne une inspiration créatrice, Meyerhold, Fassbinder et Ramon Griffero ont énormément travaillé (sur eux-mêmes, sur le monde, la tradition théâtrale, artistique, cinématographique), ils ont taillé une à une, et à mains nues, les pierres nécessaires à l’édification de leur temple théâtral personnel : Meyerhold autour d’une forme en mouvement aboutissant au sommet du grotesque puis s’ouvrant, Fassbinder par la création d’un théâtre dénonciateur des effets pervers de la civilisation de la raison et de son langage et Ramon Griffero en prolongeant le grotesque de Meyerhold dans les conditions d’une histoire bloquée. Nous allons identifier maintenant à quel point Meyerhold, isolé de nos deux autres auteurs, se trouve dans une période historique congédiée par la postmodernité à laquelle nous mènent, en Allemagne, Fassbinder et le théâtre « post-brechtien » (Barthes) et au Chili, Ramon Griffero et le Théâtre Fin de Siècle.

a ) Fassbinder-Griffero : « déconstruction » et « postmodernité ». Deux œuvres de démolition.

Auguste Comte, dans le prolongement de Descartes, créait, avec le positivisme une philosophie fondée sur les lois d’un progrès humain. Mais quand l’histoire a avalé le progrès et l’a réduit à néant, la modernité comme expansion infinie s’écroule. C’est ce qui sépare Meyerhold des auteurs avant-gardistes de l’après Seconde Guerre mondiale. La postmodernité proclame la fin de l’Histoire et repense, au théâtre, les structures dramatiques.

Fassbinder, en détruisant le discours philosophique occidental hérité de la modernité, est postmoderne. Chez lui aussi, l’histoire est terminée. Elle n’avance plus vers le progrès humain. Fassbinder opère un virage post-brechtien. Sa plus grande œuvre théâtrale (il arrête dans la première moitié des années 1970) aura sans doute été la suivante : la destruction du mythe-68. Pour mener à bien cette destruction, Fassbinder aura savamment mis en place un théâtre athée et blasphématoire, en même temps qu’un théâtre de la dénonciation de la formule de la « cruauté ». Une fois de plus, à travers ces deux points, nous allons mettre en évidence l’absolu anticonformisme de Fassbinder. Dans un premier temps, Fassbinder discrédite la religion et l’utilise. Il la discrédite notamment dans sa pièce Preparadise Sorry now dans laquelle elle est associée au sado-masochisme. Commençons par citer Fassbinder qui exhibe la structure de son œuvre, structure qui nous éclaire sur le déroulement du jeu :

Das Stück gliedert sich in vier Materialgruppen:

15 contres: Szenen um das faschistoide Grundverhalten im Alltag, in denen jeweils zwei Personen gemeinsam gegen eine dritte agieren

6 Erzählungen über das Mörderpaar Ian Brady und Myra Hinley

9 pas de deux: fiktive Dialoge zwischen dem Mörderpaar

9 liturgiques: Texterinnerungen an liturgische und kultische Kannibalismen285.

« Par des citations de textes liturgiques », Fassbinder s’attaque à la religion catholique et en particulier à « ceux qui vivent dans le pré-paradis, où les frustrations et le comportement fascisant (Fassbinder) autant que la souffrance des victimes sont légitimés par [l’]institution286 ». Dans cette œuvre, nous pouvons lire des textes à caractère religieux qui révèlent à quel point la religion y est assimilée au cannibalisme officialisé :

Legt den alten Menschen ab und ziehet an den neuen Menschen. Seid ein wohlgefälliges Opfer eurem Herrn nicht durch das Blut Christi gereinigt. Eßt sein Fleisch und trinkt sein Blut und ihr werdet leben in Ewigkeit287.

Cette religion, qui n’est rien d’autre que le cannibalisme institutionnalisé, et la marque des sociétés les plus arriérées (car civilisées), il est possible de l’instrumentaliser à des fins de détournement. Dans Liberté à Brême, l’héroïsme de Geesche est justement dans ce détournement qu’elle opère en se servant des croyances traditionnelles pour légitimer ses assassinats et la manière avec laquelle elle participe à mettre ce monde des valeurs mortes à l’agonie. Après avoir tué de nombreuses personnes de son entourage, Geesche chante une chanson religieuse devant son crucifix : « seulement, ici, la religion n’apparaît plus comme une des sources du sadisme et du masochisme quotidiens en général, mais Geesche la tourne contre son entourage social288 ». Geesche ne fait que déplacer le cannibalisme du symbolique à l’effectif. Elle assassine et nourrit sa liberté de ses crimes, en offrant à ses victimes, au passage, la libération. Le travail de Fassbinder vise donc à prendre délibérément au pied de la lettre les textes liturgiques, attaquant la religion frontalement dans ce qu’elle a de barbare et d’inhumain. Par conséquent, pour Geesche, « la conviction que l’au-delà est le règne de la liberté lui facilite la tentative de se libérer dans ce monde en tuant son mari, ses amis289 ».

Dans un second temps, si nous revenons à Preparadise sorry now, nous remarquons que c’est une pièce d’éloge du libertinage et de la libération des corps, des mœurs, des pulsions : en apparence du moins. En effet, le fil d’Ariane de l’œuvre est constitué par l’histoire de Ian Brady et de Myra Hindley qui assassinent sauvagement, qui violent, qui sèment leur fureur dans le monde de l’innocence pour le simple plaisir du mal et la délectation macabre. La pièce s’ouvre sur une séquence narrative intitulée « Ian Brady I » et se clôt sur une autre intitulée « Ian Brady VI290 ». Dans la première séquence narrative, nous apprenons que des camarades d’école enlèvent violemment sa culotte à Ian Brady qui naît au mal et à la transgression ; dans l’ultime passage du texte, le personnage passe du réel au symbolique (le mouvement contraire de celui par lequel Fassbinder arrache les textes liturgiques à leur valeur symbolique pour en faire des textes qui valorisent réellement le cannibalisme), de la violence des actes à la violence des mots :



Richtung bekommt das Leben wieder, als sich Ian mehr aus Versehen ein Buch kauft, das ihn beruhigt und fasziniert. Justine oder die Mißgeschicke der Tugend von Marquis de Sade291.

Preparadise sorry now est une pièce qui ne fait pas la distinction entre les sphères du symbole et du réel. Même en puissance, un crime reste un crime et l’homme est criminel. Par ailleurs, par son titre, ce texte prend le contrepied du Paradise now donné par le Living Theatre en 1968 – pièce hautement subversive où le paradis était associé au mal, à la jouissance de l’instant, à la libération des instincts, aux ébats collectifs. Pour Fassbinder, ce paradis est autant ridicule et inexistant que celui promis par les religions. C’est une imposture qui n’a pour effet que de détourner le théâtre de sa véritable tâche qui est de détruire la société bourgeoise. En ce sens, Fassbinder reste anti-conformiste jusqu’au bout : oui à un théâtre artauldien, oui à un théâtre de la cruauté mais pas avant d’avoir détruit la société bourgeoise. Fassbinder, ainsi, liquide l’héritage de 68 et rejette toutes formes de paternité.

Ramon Griffero représente la postmodernité sud-américaine au théâtre. Sa pièce Cinema-utoppia est la première à être jugée postmoderne en Amérique du Sud. Cette postmodernité n’a déjà plus le seul sens de « fin de l’Histoire » : non seulement elle démolit le mythe du progrès, mais en plus, elle démolit les catégories théâtrales existantes qui enferment le théâtre dans des cases. Elle « démolit les modèles292 » du théâtre classique. C’est ce que nous a dit Ramon Griffero lorsque nous l’avons interrogé sur le caractère postmoderne de son théâtre (citation à venir) Dans son article « Un théâtre d’images », déjà évoqué, Alfonso de Toro fait un rapprochement entre Ramon Griffero et Alberto Kurapel293 pour qui un spectacle est un « processus où le hasard, le collage, la musique, le cinéma, la vidéo, la chanson, etc. ont un rôle fondamental294 ». La postmodernité au théâtre mêle toutes les expressions artistiques, tous les media et celle de Ramon Griffero propose ainsi (c’est ce qui a pu nous déconcerter dans la construction d’une hyperréalité nous ballottant sans cesse dans des dimensions autres, des plans narratifs multiples et contradictoires) au spectateur un message diversifié dans un monde où la différence est devenue une problématique majeure. Il existe, selon Alfonso de Toro, « trois bases qui conditionnent la pensée, le sentir et la production postmoderne comme phénomène universel : la base de la ‘Mémoire’ (‘Erinnerung’), celle de l’ ‘Elaboration’ (‘Verarbeitung’) et de la ‘Perlaboration’ (‘Verwidung’)295 ». Ces trois bases reconstruisent les trois étapes du processus de création postmoderne ; cette création est liée à une tradition à laquelle elle renvoie et qu’elle porte comme « Mémoire », tradition qu’elle recompose à partir d’une vision artistique et philosophique personnelle (qui renvoie à l’auteur ou au créateur) – et qu’elle recompose dans l’ « Elaboration ». Cette Elaboration trouve vraiment son sens dans la « Perlaboration296 » qui est le moment où les différentes influences de l’art actuel sont unies, collectées pour venir informer le matériau créatif et donner une couleur originale à l’ensemble. Cette « Perlaboration », ou ce « Parachèvement », est une redécouverte de la catégorie de l’ « autre » à l’intérieur de l’art, une intégration de la différence dans le même théâtral : l’œuvre postmoderne est ainsi « le résultat d’une opération transculturelle297 ». Ce que Ramon Griffero détruit dans son théâtre c’est l’Un. L’Un dans les croyances en un Dieu que Nietzsche avait « tué » et que le personnage de « Lui » met à nouveau à mort symboliquement dans Fin de l’Eclipse, l’Un au théâtre avec des styles et des genres enfermés dans des bocaux et qui, dans l’art dramatique du passé, ne se croisaient jamais. Et si Ramon Griffero détruit l’Un, c’est pour redécouvrir le multiple – ce qui pourra permettre peut-être ensuite de recomposer ce multiple dans une nouvelle unité socio-culturelle et politique.

Ainsi, postmoderne, le théâtre de Fassbinder l’est comme celui d’Artaud. C’est un théâtre de la destruction que Fassbinder pousse à son terme ultime en démolissant l’héritage de mai 68. Alors que Fassbinder fait table rase de tout pour ne rester que dans la contestation pure, dans le rejet de tout discours (autre que celui négatif de la nécessaire destruction de la société bourgeoise) et de tout compromis, Ramon Griffero conçoit davantage la postmodernité comme une œuvre de destruction de l’Un et de libération du multiple.

b ) La (re-)découverte de l’autre : Ariane Mnouchkine ou Ramon Griffero ?

Si nous avons mis en avant à quel point le théâtre de Ramon Griffero témoigne de notre emprisonnement dans des boîtes à représentation, et à quel point il rend compte de la folie qui a pris l’Histoire, nous pouvons maintenant nuancer notre propos : si Ramon Griffero fait ce constat, ce n’est pas pour en rester là. Il y a, dans le Théâtre Fin de Siècle, quelque chose qui finit et quelque chose qui commence. Ce qui finit : la vieille croyance dans le progrès humain. Ce qui commence : la mise en place de fictions aptes à réinventer des schémas de pensée autres.



Meyerhold a volontairement ouvert son théâtre sur le futur. Volontairement, c’est-à-dire pour que d’autres poursuivent, après lui, ses intuitions. Avec Ramon Griffero, Ariane Mnouchkine revendique sa succession. D’ailleurs, Ramon Griffero considère cette dernière comme encore « moderne298 » : elle n’aurait pas réalisé la mutation théâtrale exigée par la postmodernité. Alors : peut-on être postmoderne et meyerholdien ? Pour répondre à cette question, nous en poserons une autre : n’y a-t-il qu’une seule manière d’être meyerholdien ? Cela a-t-il un sens d’ailleurs de se dire « meyerholdien » ? Sans doute, cela a un sens : il s’agit de défendre l’idée humaine, le projet de réunion des hommes autour de solidarités multiples, en finir avec l’égoïsme et l’exploitation. Ramon Griffero et Ariane Mnouchkine ont suivi tous deux un des chemins qui mènent Meyerhold jusqu’à nous. Le premier en développant davantage la veine symboliste qui se trouvait en gestation chez Meyerhold ; la seconde, en amplifiant la veine dénonciatrice et en creusant du côté d’un théâtre « humanitaire ».

Le théâtre de Ramon Griffero fait passer les référents théâtraux par un triple prisme : celui d’une phase historique299 (la société bloquée, le Carnaval fou, le bonheur impossible), celui d’une phase poétique et enfin celui d’une phase sociale. Si l’histoire est bloquée, il faut enfoncer d’autres portes ou inventer de nouveaux pieds-de-biches. Ramon Griffero réalise un double mouvement théâtral de mise à mort et de mise au monde. D’abord, il détruit pour ensuite reconstruire. La Fin de Siècle, c’est la fin des vieilles utopies, des utopies mortes. Une utopie, pour être active, doit être vivante ; il faut créer d’autres utopies (que celles du communisme ou du socialisme par exemple) et les faire vivre300. Dans la pièce écrite par Ramon Griffero à Isla Negra en 2003, Tes désirs en fragments, un travail de déshumanisation est opéré : les personnages sont des « parlants301 », réduits donc à leur voix. Il y a comme une séparation du corps et de la voix ; « chaque corps prend en charge différentes voix302 » : ainsi sommes-nous face à un théâtre de voix, un théâtre de la parole désarticulée. Mais surtout, cela permet d’insister sur l’idée que tout est intérieur : nous vivons enfermés dans notre espace de désir, dans notre bulle cérébrale. Revenir à un théâtre humain, c’est travailler sur le désir en supprimant les corps : proposition pour le moins étonnante ! Les personnages eux-mêmes ne sont que des entités abstraites, seul compte ce qui se passe dans leur « Musée interne303 », c’est-à-dire que seule compte la manière dont leur passé les fait négocier avec le présent. D’ailleurs, Ramon Griffero, dirige (ou rend compte de) la tendance des spectateurs vers un travail d’analyse des personnages qui est un travail de « touriste ». Les spectateurs promènent leur regard sur la scène comme ils se promènent dans le monde expliqué par la parole de chaque « parlant » : c’est pourquoi le personnage de « Tu » (ou « Toi ») renvoie directement au spectateur, à un spectateur type. Comme « Tu » qui visite « chaque homme et chaque femme » devant lesquels il s’arrête « comme un musée », le spectateur recherche dans le personnage qui lui fait face sur les tréteaux les secrets d’une mémoire, le plein d’une identité304. Le Théâtre Fin de Siècle est donc un théâtre poétique qui aborde le désir de l’individu et le déverse sur une scène où il se rencontre avec les désirs d’autres individus, des désirs différents, des désirs amis ou ennemis. Ce versant poétique de retour vers le désir individuel détruit la légitimité d’un théâtre qui traite de l’humanité tout entière, de ses désirs unifiés. Pourtant, sur ces bases que nous appelons « poétiques » car elles désincarnent le personnage pour en faire une voix – et une voix mémorielle –, le théâtre de Ramon Griffero construit la possibilité d’un espace où les hommes se rencontreraient à nouveau et se redécouvriraient en identifiant leurs désirs éparpillés par les voix des différents « parlants ». « Dis-leur que mes désirs sont seulement des fragments305 » lance « Tu » avant de quitter le plateau. Ainsi, le chemin proposé par Ramon Griffero pour retrouver l’humanité (et Meyerhold) est, paradoxalement, un chemin de déshumanisation, qui passe par le choix des « irruptions conceptuelles306 ».

Ariane Mnouchkine oppose aux « irruptions conceptuelles » des irruptions de révolte. C’est la seconde voie possible et exploitée pour poursuivre les intuitions meyerholdiennes et revenir à l’homme après la tragédie du XXe siècle. L’espace de la Cartoucherie de Vincennes où le Théâtre du Soleil s’exprime est un lieu de passage, de rencontre, de dialogues où les solidarités se pratiquent – comme le Trolley fut, à l’époque, à sa manière, un lieu alternatif. Dans ce lieu, les traditions, les cultures, les mémoires circulent. Humanitaire, le théâtre d’Ariane Mnouchkine l’est307 : celle-ci ne s’en cache pas. Comme elle l’affirme dans L’art du présent308, l’objectif de ses spectacles, et notamment de l’immense Dernier Caravansérail, a toujours été de changer les représentations citoyennes et de lutter contre les préjugés qui entachent le vivre-ensemble et conduisent à la haine. Ariane Mnouchkine admet qu’ « entendre […] après Le Dernier Caravansérail [des gens dire] : “Quand je lisais les journaux, je me disais : mais qu’est-ce qu’ils font là tous ces réfugiés ? Maintenant je ne pourrai jamais plus me poser la question de la même façon” » lui fait croire dans les vertus de l’art dramatique et notamment la vertu unitaire de la réunion, de la « fraternité du doute, de l’interrogation309 ». De ce point de vue, Ariane Mnouchkine change les représentations du présent sans discours postmoderne mais avec des pratiques militantes et un jeu axé sur les témoignages de la mémoire, la vitesse et l’urgence. Voulant « contribuer activement au renouvellement de l’art théâtral […] [sans] chercher à prendre place dans l’institution310 », le théâtre d’Ariane Mnouchkine est également différent de celui de Ramon Griffero en tant qu’il ne dit pas seulement « vouloir » être autonome, il l’est dans les actes puisque il ne reçoit aucune aide publique (on sait les plaintes continuelles d’Ariane Mnouchkine quant à ses finances !). Le risque que court le théâtre de Ramon Griffero en choisissant une voie poétique plutôt que militante, c’est celui de l’embourgeoisement.

Par conséquent, il est deux chemins possibles pour revenir à l’autre, à l’homme : le chemin grifferien de la déshumanisation ou celui mnouchkinien du partage solidaire et des expériences théâtrales de militance.

CONCLUSION PARTIELLE

Cette deuxième partie nous a permis de creuser notre réflexion sur les différents visages et les différentes fonctions du théâtre d’avant-garde au XXe siècle. Elle nous a permis d’observer à quel point les trois théâtres que nous étudions se sont fracassés contre la violence de l’histoire, à quel point ils ont vu leurs illusions sur le progrès humain et sur le progrès du peuple démantelées par les dictatures ou les droites triomphantes, par l’argent et les chars. Les théâtres de Meyerhold et de Ramon Griffero ont dû se défaire d’une posture de jeunesse (la rupture)311 et opter pour la « réconciliation » afin de ne pas sombrer : la réconciliation avec la tradition théâtrale d’abord. Meyerhold, en politisant les pièces classiques, a jeté un pont entre la Révolution russe et le passé, Fassbinder, lui, a fait de l’histoire une plate-forme pour mieux critiquer le capitalisme à l’occasion de la mise en dialogue et en débat, de l’entrecroisement de différentes époques sur la scène – il n’a jamais changé de discours, et n’est jamais entré dans quelque cadre ou conception que ce soit – ; quant à Ramon Griffero, s’il s’est réconcilié avec le théâtre chilien originel, c’est pour réconcilier la nation avec elle-même et avec l’idée républicaine dans un contexte post-dictatorial tendu. Ensuite, la réconciliation s’étend à l’enceinte théâtrale elle-même et vient embrasser le présent de la représentation : il faut réconcilier ou réunir la scène et la salle. Dans cette optique, Meyerhold conçoit toute pièce de théâtre comme nécessairement inachevée, inachevée dans l’immédiat, achevable dans l’Histoire : cela fait du metteur en scène un « ébaucheur », un créateur à court terme d’une énergie révolutionnaire. En amenant le spectateur à porter sur les tréteaux un regard « du dehors », Fassbinder s’est attaché à réconcilier le spectateur avec sa liberté – et en premier lieu avec sa liberté critique – ceci le différencie de Meyerhold et de Ramon Griffero en tant que dans son théâtre l’acteur est mis en porte-à-faux. Pour Ramon Griffero, aujourd’hui, l’important est de faire naître une nouvelle sociabilité par le recours à ce qu’Alfonso de Toro appelle « l’hyperréalité ». Si l’on réconcilie le théâtre avec lui-même, il est capital de le réconcilier aussi avec son époque. Le réconcilier avec son époque, au XXe siècle (et encore plus au XXIe), nous avons montré que c’était le concilier avec le cinéma : ce n’est donc pas pour rien que nos trois auteurs ont engagé, dans un double mouvement, la cinématisation du théâtre et la théâtralisation du cinéma.

En outre, nous avons appris à regarder les œuvres de Meyerhold, de Fassbinder et de Ramon Griffero comme des œuvres esthétiquement installés : Meyerhold dans une pensée théâtrale du non-système, Fassbinder dans une contestation systématique (du pouvoir, du langage, de l’illusion ou la violence rationaliste), Ramon Griffero dans un retour à Meyerhold, et une réactivation du grotesque. Meyerhold est isolé esthétiquement : de fait, il n’a pas vu la Seconde Guerre mondiale, ayant été assassiné avant. Il est donc resté dans la période de la « modernité » théâtrale que Fassbinder – qui naît en mai 1945 – balaie de son style « table rasiste » et ravageur, de son enthousiasme artistique inépuisable. Comme Fassbinder, qu’il vénère comme un maître, Ramon Griffero a travaillé dans le sens d’un théâtre « postmoderne », « déconstructionniste » ; toutefois, il l’a fait en ouvrant l’une des voies qui rend possible la poursuite du grand rêve meyerholdien.

III) TROIS THEATRES POETIQUES ?

Bread and roses ?

Théâtres de la rupture ou théâtres de la réconciliation ? Meyerhold, Fassbinder ou Ramon Griffero ont voulu faire rupture mais entre les intentions et leur réalisation, il y a souvent le gouffre du « réalisme » ; « il faut être réaliste » comme l’on dit et tout n’est pas réalisable dans le contexte d’une mise à bas de la contestation par des pouvoirs brutaux en charge du « maintien de l’unité » dans le cadre d’une histoire violente. Ne pouvant pas faire rupture tout de suite, dans leur présent à eux, Meyerhold et Ramon Griffero se sont ménagé des portes de sortie : ils ont développé (parfois en parallèle à un théâtre militant et de propagande – notamment dans le cas de Meyerhold) des éléments pour l’ébauche d’une réalité autre, l’ébauche d’un théâtre du rêve et de l’utopie. Fassbinder, lui, n’a laissé la place que pour la critique acerbe et l’anti-conformisme jusqu’au-boutiste.

Amenant le spectateur sur un terrain qui est le sien, dans un espace libre et libéré – libéré de l’histoire et d’un présent-étouffoir –, le théâtre d’avant-garde (version Meyerhold-Ramon Griffero) n’a peut-être pas perdu la partie, il pourrait avoir simplement distribué les cartes d’un nouveau jeu dont les règles ne seront pas dictées par d’autres.

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