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Trois theatres d’avant-garde : meyerhold, fassbinder, griffero


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B ) La construction avant-gardiste.

Minoritaires, les théâtres de Meyerhold, Fassbinder et Ramon Griffero s’engagent dans l’actualité, ils prennent position dans leur époque en doublant leur contestation politique par une esthétique scénique propre. Parce qu’ils défendent une vision du monde et une esthétique théâtrale, sur laquelle nous reviendrons en détail dans notre deuxième partie, nos trois artistes ne peuvent pas être taxés d’être des hommes politiques ou des propagandistes à la solde d’intérêts de pouvoir. Ils existent théâtralement.

a ) Trois théâtres tournés vers la jeunesse ?

Nos trois théâtres ont pour ambition d’éduquer la jeunesse. La jeunesse c’est le moteur de la société, c’est, en quelque sorte, les forces créatives de la société contre l’idéal de la production. Ou alors, c’est cette classe de la population qui pourra amener l’âge d’une nouvelle productivité, plus humaine et tournée vers le progrès. Dans A la dérive de Ramon Griffero, la jeunesse représentée est celle « du Chili actuel non incorporée à l’essor économique, ou marginalisée à cause de conditions de genre ». Dans cette pièce, les marginaux de tout un pays se retrouvent confinés dans un « block d’appartements » recouvrant trois étages : là se côtoient différentes générations, « le passé incommode » (incarné par « l’ex-tortureur », s’adonnant désormais au narcotrafic) tout autant que « l’histoire récente » (la veuve d’un disparu de la dictature attend toujours son mari)77. Mettant en lumière les conditions de vie d’une certaine jeunesse délaissée, Ramon Griffero cherche à sensibiliser son public sur les difficultés que rencontrera le Chili démocratique tant qu’il n’accordera pas aux forces créatrices qui le composent une vraie place et un vrai rôle. Accorder une vraie place à la jeunesse, le théâtre peut le faire. Car si le théâtre influe sur la société et est en mesure de transformer le réel, alors il peut pallier les manquements politiques. Ramon Griffero nous faisait remarquer, lors d’une rencontre, que l’Université de l’Arcis qu’il dirige voyait, à chaque année, un nombre toujours plus considérable de jeunes se présenter aux concours d’entrée. Les écoles de théâtre se multiplient et les jeunes, au Chili, s’adonnent de plus en plus à l’art dramatique. Cela peut, selon le dramaturge chilien, amener un nouvel âge ou un rapport de forces d’un nouveau type. Vsévolod Meyerhold ne cessait jamais non plus de mettre les jeunes au cœur de ses projets : lui aussi voulait, en Socrate du XXe siècle, éduquer la jeunesse – lui aussi a bu sa ciguë. La « formation de l’acteur78 » c’est la formation de l’homme et, comme le citoyen chez Platon, l’acteur chez Meyerhold doit développer son esprit autant que son corps.

Le camarade Meyerhold pense qu’il est nécessaire de créer une sorte d’école artistique et acrobatique, dont le programme doit être construit de façon à ce que l’élève, à la fin des études, soit un adolescent sain, souple, habile, fort, fougueux, prêt à faire un choix selon sa vocation : le travail du cirque, ou le théâtre de la tragédie, de la comédie, du drame79

Comme on le voit, Meyerhold accordait une grande importance à la formation du jeune acteur destiné à incarner l’homme soviétique de demain.

Fassbinder, lui, a incarné dans le présent une jeunesse contestataire dont il a été un imposant et éminent acteur. Membre de l’Action Theater puis fondateur de l’antiteater en 1968, le dramaturge allemand est au cœur des contestations de la jeunesse déçue. Déçue par « l’ère Adenauer », par cette Allemagne qui se rapproche de l’Ouest des vainqueurs, tourne le dos à une partie de la communauté nationale et fomente, à l’intérieur du tissu social, un lent travail de sape contre les libertés. Quand il écrit et met en scène Le Bouc, Fassbinder incarne une jeunesse désabusée. Ou plutôt il met en scène la fracture qui existe entre la jeunesse et le reste de la société. Il n’est qu’à lire l’épigraphe pour s’en persuader :

Eigentlich hätte dies ein Stück über ältere Leute werden müssen.

Aber es sollte am „antiteater“ realisiert werden.

Jetzt sind sie alle jung80.



Le Bouc ne peut être joué que par des « vieux » car c’est une pièce qui déroule de vieux préjugés, l’énergie morte d’une société morte que seules l’argent et la compétitivité animent. Fassbinder non seulement porte un théâtre qui se revendique féministe dans un monde machiste (il choisit Marieluise Fleisser plutôt que Brecht) mais il porte également un théâtre qui voudrait changer les schémas de transmission de la connaissance. Fassbinder pense qu’il est mieux que les jeunes s’émancipent et apprennent en prenant le contre-modèle des vieux. Car une société ne peut pas changer en profondeur si elle fonde sa transmission sur le modèle de l’enseignement vertical ; il faut un enseignement inversé. Eduquer la jeunesse oui, mais pour transformer la société, pour faire sortir de la scène le modèle d’une société neuve. Comme le rappelle justement Thomas Elsaesser, en 1945, les « partis politiques, [les] syndicats et [les] services secrets […] firent tout pour empêcher l’émergence d’une société moins égoïste et moins opportuniste » ; de là, le malaise avec une fraction de la population, notamment la jeunesse, de là également le bilan que Fassbinder tire d’un gâchis national, puisque comme il l’affirme : « l’Allemagne a laissé passer la chance qui lui était offerte de faire peau neuve après 194581 ».

Si éduquer la jeunesse n’a de sens que dans le cadre plus large de l’appel à une autre société, il faut insister sur la place qu’ont faite nos trois auteurs, dans leur travail respectif, à une réflexion sur l’homme nouveau. Pessimiste, il faut l’être comme le sont Meyerhold et Fassbinder pour être optimiste. Comme Fassbinder après la Seconde Guerre, Meyerhold pestait contre l’incapacité des hommes de son temps à résister aux bas instincts et à donner une impulsion intelligente à la course humaine : « Depuis que Hauptmann a écrit son premier drame, Avant le lever du soleil, écrit Meyerhold dans Feuillets tombés d’un carnet de note (1901), bien des années se sont écoulées, et l’humanité ne peut toujours pas se passer de verser le sang ». Contre ce constat amer, Meyerhold oppose le « rêve » de « l’humanité contemporaine » qui est de « sauver l’homme82 ». Pour prendre un exemple concret, dans L’Adhésion83, montée par Meyerhold le 28 janvier 1933, L. Sverdline, qui joue le personnage de Nunbach, réussit au moment de la scène du restaurant une performance forte sur le « plan émotionnel » en traversant « la foule des anciens étudiants ». Comme le remarque I. Iouzovski84, « par ce déplacement, le metteur en scène exécutait, arrachait d’une seule saccade le masque de cet idéal de vie européen, fait de restaurants et de foxtrott, qui semblait à beaucoup fort attirant ». En « lutte contre [le] quotidien petit-bourgeois dans toute sa diversité répugnante85 », Meyerhold le fut durant toute sa carrière, à l’égal de la manière dont se comportera Fassbinder face aux idéaux de son temps. Cependant, le nouvel homme soviétique est mort dans l’autodestruction révolutionnaire. Fassbinder n’a jamais cru sincèrement qu’il soit possible de le faire ressusciter. A cet égard, Ramon Griffero apporte ses nuances à la question de l’éducation de la jeunesse comme maillon indispensable à la construction d’un avenir différent et solidaire. Dans Fin de l’éclipse86, il y a une situation étonnante présentée dans la séquence intitulée « Révolution », situation bien décryptée par Veronica Duarte Loveluck87 : « Dans la révolution, nous voyons comment une poignée de jeunes idéalistes se préparent pour l’action révolutionnaire, puis nous découvrons ensuite qu’il s’agit d’un groupuscule des jeunesses nazies88 ». La confusion possible ici est pour le spectateur qui a du mal à saisir les différences entre deux langages qui se veulent également révolutionnaires. Dans l’espace de cette confusion, dans ce dialogue contradictoire entre deux jeunesses, c’est l’autodestruction de la société qui se dessine. D’ailleurs, faisant ses adieux à ses « camarades », Elena parle ainsi : « Maintenant je m’en vais comblée, n’oubliez pas de me venger par la mort et l’extermination de tous les juifs, marxistes, maçons. Adieu, je vous aime, camarades89. » Sont donc directement visés des catégories particulières et parmi elles des progressistes (les « maçons ») ou des révolutionnaires en puissance (les « marxistes ») qui, si l’on reste dans le cadre du Chili, sont les « allendistes », ceux qui ont cru pouvoir libérer la société de la vieille oligarchie et du joug imposé par l’impérialisme américain. L’autodestruction évoquée affecte à l’évidence un théâtre qui a du mal à forger ses héros. A cet égard, Ramon Griffero a sans doute retenu du théâtre de Fassbinder cet aspect-là : c’est un théâtre sans héros. C’est pourquoi, quand le personnage du « Camarade 1 » des jeunesses nazies, citant le Führer, s’exprime ainsi dans Fin de l’éclipse : « “Et vous pourrez dire, moi je fus là dès le début et nous avons avancé en héros”90 », l’ironie est cinglante. Ce monde sans héros est un univers où évoluent des personnages tous plus banals et répugnants les uns que les autres, moralement dégénérés et socialement condamnés. En ce sens, dans le film L’amour est plus froid que la mort (1969), de Fassbinder, les personnages « sont prisonniers dans leur rôle de pute ou de gangster », comme le dit Fassbinder : « ce sont des gens qui, pour vivre ce qu’ils estiment digne d’être vécu, se donnent un rôle qui vraiment n’est pas le leur, c’est vraiment triste, ou c’est vraiment beau, toujours comme vous voulez91 ».

Ainsi, nos trois théâtres ont pour ambition d’éduquer la jeunesse. Former l’acteur pour en faire l’homme soviétique de demain (Meyerhold), incarner la jeunesse contestataire à la suite d’un gâchis national (Fassbinder), ou représenter une autodestruction qui sévit dans le monde sans héros de l’après Seconde guerre et de la chute du Mur de Berlin (Fassbinder et Ramon Griffero), voilà les formules à retenir pour nos trois théâtres qui, quoi qu’il en soit, partent des aspirations d’une jeunesse contestataire, insatisfaite et dont il faut accompagner les luttes (contre le danger de l’autodestruction92), les comprendre et les respecter.

b ) Révolutionner le jeu de l’acteur : un acteur nouveau pour un homme nouveau ?

La formation de la jeunesse c’est une formation théâtrale. Former les jeunes, c’est former un nouvel acteur. Meyerhold a laissé un héritage révolutionnaire dans le théâtre. Tout son projet n’a pas échoué. C’est la Révolution russe, dans son volet politique, qui a échoué. Avec la biomécanique, Meyerhold a transformé profondément le jeu de l’acteur, en prenant le contrepied des méthodes psychologiques développées par le théoricien et pédagogue Constantin Stanislavski93. Le théâtre de Meyerhold est un théâtre de l’acteur. L’acteur est le maillon le plus important de la chaîne créatrice dans la mesure où c’est lui qui peut toucher le spectateur, le bouleverser, l’amener à bouger, donc l’émouvoir. D’ailleurs, entre l’acteur et le metteur en scène, il y a une forte complémentarité et quand Meyerhold se demande : « de quoi dépend la liberté de l’acteur ? », sa réponse est assez claire quant à ce caractère de complémentarité entre acteur et metteur en scène : « Du fait que la seconde période du travail du metteur en scène est impensable sans le travail en collaboration avec l’acteur ». Ainsi, « si le metteur en scène a entre les mains l’une des extrémités du fil par lequel il tire l’acteur, l’acteur tient l’autre extrémité de ce même fil par lequel il tire le metteur en scène94. » Maintenant que l’on sait ce rapport de complémentarité entre l’acteur et le metteur en scène, demandons-nous d’où vient cette conception qu’a ou que s’est faite Meyerhold du théâtre et comment il se résout à « former l’acteur ».

Tout le théâtre de Meyerhold, ses réflexions sur l’acteur sont nés dans un contexte philosophique et artistique particulier. Meyerhold part en effet du courant de pensée qui, sous le nom de behaviorisme, tente d’expliquer la totalité des comportements par l’observation et qui place donc l’expérience sensible au cœur d’une discipline qui revendique sa scientificité. Pavlov, médecin et physiologiste russe de la fin du XIXe-début du XXe siècle, longtemps mal traduit, a lancé dans les années 1890 une série d’expériences sur des chiens qui lui a permis de dégager la théorie des « réflexes conditionnels ». Comme le met en avant Jonathan Pitches, « la théorie de Pavlov était résolument objective : nous n’agissons pas mais réagissons, en réponse aux différents stimuli de notre environnement » ; cela étant, Meyerhold « testait cette idée dans son propre laboratoire, non avec des chiens mais avec des acteurs95 ». Mais, loin de n’être qu’issue de ce qui deviendra le behaviorisme, la biomécanique vient de loin, elle est le résultat d’influences croisées, de la commedia dell’arte, du cirque, du théâtre japonais ou encore du théâtre élisabéthain96. Meyerhold est donc un créateur qui porte à travers son travail une synthèse qui va se construisant. La biomécanique s’inscrit dans le cadre des recherches meyerholdiennes, lui-même admettant que, jamais satisfait de lui-même, il a continuellement réfléchi au perfectionnement de ses certitudes ou à leur mise en question. Selon Béatrice Picon-Vallin, les grandes lignes de la biomécanique s’écrivent dans les Ateliers de Meyerhold en 1921-1922 :

Ces débuts moscovites donnent le ton de la pratique théâtrale meyerholdienne de la première moitié des années vingt : un théâtre qui se fait en polémiquant avec soi-même dans des conditions matérielles et idéologiques très dures97.

Ainsi, forcé à résister contre un certain nombre de dangers, le théâtre de Meyerhold n’aurait jamais pu, s’il l’avait voulu, se reposer sur quelques certitudes que ce fût : il lui fallait lutter pour exister et donc se renouveler sans cesse. D’ailleurs, la culture meyerholdienne n’est pas celle d’un dogmatisme invétéré, sa pédagogie est ouverte, et comme l’affirme Eraste Garine « tout le monde apprend, les élèves et les professeurs98 ». Cette recherche s’inscrit dans une attitude avant-gardiste : il est nécessaire de renouveler profondément la scène théâtrale. Etablissant « des liens avec les autres arts99 », Meyerhold pense également le chantier du constructivisme lié à celui de la biomécanique – comme le dit Alma Law, « la construction aidait les acteurs100 ». La biomécanique est un « style-commedia de jeu [ajouté à] l’environnement moderniste de la constructiviste Popova101 ». En s’inspirant de Lioubov Popova, plasticienne ayant appartenu et même participé à diffuser l’avant-garde russe futuriste, Meyerhold fait dialoguer les avant-gardes pour parfaire la sienne propre, celle du théâtre.

L’acteur d’avant-garde utilise la biomécanique dans un décor constructiviste et prend le contrepied de l’acteur naturaliste qui, aux yeux de Meyerhold, « rédui[t] l’expressivité de l’acteur102 ». Contre cette réduction, l’acteur doit créer un « pouvoir de séduction103 », donc il a à « styliser » son jeu.

L’ultime influence que Meyerhold accueille est celle du taylorisme dans le cadre d’un âge industriel qui s’installe. Pour tirer de lui une « productivité maximale », « les méthodes du taylorisme doivent être appliquées au travail de l’acteur104 ». La conclusion de Pitches est d’ailleurs claire et va dans le sens d’une multiplicité d’influences et d’une synthétisation par Meyerhold de ces influences :

Il a effectivement synthétisé la forme de Taylor et Pavlov avec le contenu de la commedia pour produire un ensemble d’études destinées à développer toutes les compétences de base de l’acteur105

Mais l’acteur de Meyerhold n’est pas une machine. Il doit émouvoir et appeler à lui l’émotion du monde : « l’acteur doit imiter l’intégration de la musique et du mouvement atteinte naturellement par les grands musiciens106. » Ce sens de la musique est comme composé par deux autres sens que l’acteur doit acquérir : le « sens de l’anticipation107 » et de la « précision108 ». Tous ces éléments produisent le rythme d’une pièce qui, pour Meyerhold, « est le ciment qui lie toutes les autres compétences de l’acteur109 ».

Ainsi, l’acteur est un maillon essentiel de la création scénique pour Meyerhold, de plus, idéologiquement, c’est lui qui incarne le projet de recréer l’homme, de faire advenir un homme nouveau qui aurait à redécouvrir son humanité. La biomécanique est la technique de formation de l’acteur inventée et mise en place par Meyerhold, à partir d’un dialogue organisé avec les différentes avant-gardes (scientifiques, plastiques, musicales). Entouré d’un décor constructiviste qui appelle les cadres d’une société du futur, l’acteur est propulsé sur la scène de l’avenir et doit y mener le spectateur110.

Fassbinder lui, héritier de ce modèle de formation – comme l’a été tout le théâtre occidental – entendait ne pas sacraliser l’acteur, le laisser à sa place et reconquérir pour soi la vedette. Lui était le créateur, l’acteur étant seulement un interprète de ses trouvailles, de son génie, de ses volontés. C’est sans doute que déshéroïsant le héros, il déshéroïsait par-là même l’acteur, lui confisquait son rôle de messie ou de prophète : comme nous allons le voir, Fassbinder ne croit plus en la mythologie avant-gardiste d’un monde nouveau à penser sur la scène et à projeter dans la société – à moins de détruire la société bourgeoise actuelle.

A contrario, quand Griffero parle lui d’une « résurrection de la théâtralité », ce n’est pas qu’il pense que le nouvel homme soit de nouveau réactivable ou qu’il verse dans des mythologies coriaces. Ce qui se passe, c’est que Ramon Griffero procède à une inversion des polarités créatrices : au lieu de confier à l’acteur le rôle d’initier un dialogue avec le spectateur qui amènera, dans l’union de la scène et de la salle, la production d’une énergie nouvelle, le dramaturge et metteur en scène chilien veut que le spectateur s’interroge sur lui-même, tourne les yeux vers ses propres pratiques et ses propres façons de percevoir le monde plutôt que vers le monde lui-même. Son théâtre n’est plus un théâtre collectif mais un théâtre de et pour l’individu. Les « changements dans la construction scénique » (avec la « dramaturgie de l’espace », sur laquelle nous aurons tout le loisir de revenir) peuvent permettre « le passage de la photocopie à l’autorité [et ce passage] est un moment essentiel pour la reformulation d’une théâtralité, rendant possible la réalisation de transformations profondes dans nos manières de voir, de penser et de transgresser111 ». Autrement dit, en menant le spectateur non à considérer le monde dans lequel il est sous le rapport des injustices qui le caractérisent, mais sa façon de percevoir ce même monde, Ramon Griffero relance, d’une manière très meyerholdienne112, une recherche sur la formation de l’acteur et son action sur le spectateur qui avait connu un coup d’arrêt sévère après la Seconde Guerre et la mort de l’idéal du nouvel homme.

c ) L’établissement d’une fable politique.

Pour aider à impulser la construction d’une société nouvelle, l’avant-garde bâtit ses propres structures en éduquant la jeunesse, en formant l’acteur. L’acteur est celui qui, ensuite, sous les ordres du metteur en scène, aura à donner vie à une fable politique.

Meyerhold, lié à la Révolution russe, n’a jamais su prendre ses distances d’avec le pouvoir et quand il tente de monter un cycle de tragédies dans les années trente, il se trouve rattrapé, comme nous le verrons plus loin, par la même violence qu’il voudrait mettre en représentation. C’est pour cela, sans doute, la peur et la solitude de la fin n’arrangeant rien, que le metteur en scène russe n’a pas pu laisser se constituer sur ses tréteaux une véritable fable politique. Toutefois, il faut avoir à l’esprit que Meyerhold entrevoit sa mission de metteur en scène comme pro-jet : ce n’est pas que ses créations fonctionnent comme des projectiles, mais, au contraire, c’est qu’elles se projettent en avant hors de la scène et ont à terminer leur œuvre de transformation de la réalité sur une scène plus vaste, celle de la société, du monde extérieur, de l’univers global. La volonté de Meyerhold n’est pas didactique, la Révolution qu’il veut mener au théâtre se construit en étroite coopération avec le spectateur. Pour développer ce point, citons directement Meyerhold qui, le 11 mai 1925, au cours d’une intervention à la section théâtrale de l’Académie Russe des Sciences de l’Art, s’exprime ainsi à propos du Mandat d’Erdman :

On nous a dit ici que la pièce était inachevée. Je ne sais pas à qui cela se rapporte, à Erdman (qui l’a écrite), ou à moi qui l’ai montée. Mais tous deux – je pense qu’Erdman ne me contredira pas –, nous admettons volontiers ce reproche, et nous disons : « Oui, la pièce est inachevée, parce que le théâtre ne doit pas connaître d’œuvres achevées. La nature du théâtre est telle qu’il doit toujours, qu’il est obligé de présenter des œuvres inachevées, parce que l’achèvement ne se produit qu’au cours du processus des rencontres ultérieures entre deux éléments : l’acteur et la salle113.

Ainsi, il est possible que Meyerhold, piégé par le pouvoir, n’ait pas eu le temps ou n’ait pas connu des conditions matérielles propices à la formulation ou à l’érection d’une fable politique, mais il est également envisageable de considérer qu’il pensait devoir participer à la création d’un projet politique dont il ne serait qu’un des multiples acteurs, ou l’instigateur. Mais l’acteur et le spectateur sont les véritables créateurs du processus politisant du théâtre – ce que Meyerhold n’a jamais nié, bien au contraire ! –, c’est à eux d’achever les intuitions de l’auteur et du metteur en scène.



Fassbinder, quant à lui, a construit une Allemagne imaginaire. Une Allemagne divisée depuis un événement originaire cataclysmique : la chute d’Hitler et la fin du cauchemar nazi, qui ouvre à une fausse libération et à un retour ambigu de la démocratie et des libertés. La naissance de Fassbinder en mai 1945 se constitue en un véritable « moment originel114 », en une scène primitive cruciale pour comprendre l’évolution artistique de l’auteur. L’imaginaire de Fassbinder part de là. De cette « défaite » comme le dirait Peter Sloterdijk. Tout d’abord, le « monde » de Fassbinder se partage entre deux « entités » qui en sont à la fois la raison d’être et le moteur. Il se partage entre, d’une part, « des valeurs et des systèmes de valeurs » et, d’autre part, des « corps ». Mais toujours apparaissent la distorsion qui fonde les vraies logiques identitaires, l’anormalité qui met en contradiction les plans individuel et collectif ; toujours apparaissent les monstres que la société cherche à nier en les laissant à sa marge, les « femmes fortes, débrouillardes et perverses » et les « hommes faibles, niais et crédules115 ». Autrement dit, Fassbinder met en représentation un monde de la défaite tel que le pouvoir a toujours voulu l’occulter ; par là, il critique « une Allemagne de l’Ouest engluée dans une logique stérile du talion […], dépourvue de tout humour et incapable de la moindre auto-ironie, mais également incapable de vivre et d’assumer ce dédoublement schizophrénique » : schizophrène, l’œuvre de Fassbinder aspire à la liberté des corps mais représente l’aliénation des hommes à la logique du marché et des « valeurs » (d’échange, d’usage, de circulation comme les énumère Thomas Elsaesser). Cependant, si l’œuvre de Fassbinder est dédoublée et schizophrène, elle cherche son unité. Elle la cherche et semble l’avoir trouvée dans la figure féminine, dans ces figures de « femmes fortes » qui sont comme le vecteur épique dont a besoin l’Allemagne, ou les actrices indispensables d’un destin national en quête d’un nouveau souffle. Dans la fable politique telle que la dresse l’auteur et cinéaste allemand, « s’appuyer sur des destins de femmes » à lier à l’histoire de l’Allemagne est indispensable pour « raconter » le devenir du pays. Nombre de pièces de théâtre et de films s’enferment ou dans la féminité radicale (Les larmes amères de Petra von Kant) ou dans la masculinité radicale (Querelle) mais la femme reste une « multiplicité, une espèce de source à laquelle on peut se nourrir et en même temps une menace perpétuelle116 ». Dire, à travers des figures féminines, l’Allemagne, c’est saisir et valider une histoire du désir. C’est encore et surtout témoigner de « l’impossibilité de trouver l’amour et le bonheur au sein d’une famille bourgeoise117 ». Plus largement, la fable politique de Fassbinder élabore son discours en prenant en considération « la période allant du milieu des années 1950 au milieu des années 1970 ». Comme le dit Thomas Elsaesser, Fassbinder « approchait ces deux décennies avec une sorte de télescope ou de zoom, afin d’étudier différents aspects de l’histoire de la bourgeoisie allemande, comme par exemple la famille ou l’institution du mariage, depuis la fondation de l’Etat allemand sous Bismarck118 ». La fable politique que porte Fassbinder est donc aiguillonnée par un imaginaire féminin, homosexuel, elle est une recherche de l’unité nationale, une quête identitaire. Si Fassbinder tente de comprendre l’origine de l’Etat allemand et le « comment » de son avènement, c’est pour mieux le démanteler comme bourgeois, xénophobe et misogyne.

Quant à Ramon Griffero, il le dit lui-même, tout son art consiste à dresser et à inventer des « fictions ». Ces fictions sont produites par une « poétique politique119 ». Cette « poétique politique » est elle-même « intrinsèquement liée » aux « étapes historiques » suivantes : « exil – dictature – transition – démocratie120 ». Cependant, à l’intérieur d’une création dramatique, il plaît à Ramon Griffero de mêler les images, les histoires, les plans de représentation (passé, présent, rêves, monde des vivants, des morts, des revenants), de les frotter ensemble pour faire advenir un corps inédit, esthétique, duquel extirper un sens nécessairement nouveau ou inattendu. Dans sa pièce Fin de l’éclipse, déjà évoquée, vingt-trois tableaux ou scènes se succèdent et se lovent autour de cinq branches qu’il est possible de dégager, cinq « situations ». Ces « situations », Veronique Duarte Loveluck les a relevées pour nous, il s’agit, respectivement, de « la Conquête, la Guerre d’Irak, les vacances à Cuba, la révolution et la Dictature Militaire au Chili121 ». Dans chacune de ces situations, la tragédie frappe des personnages qui ne semblent pas pouvoir l’éviter : « le conquistador assassine son aimée ; les marines explosent à cause de la femme arabe ; les vacances sont interrompues par un accident fatal ; la réunion révolutionnaire se conclut par la mort d’une camarade et le lieutenant ordonne la fusillade des détenus122 ». Nous sommes donc face à la représentation de cinq situations dont l’entremêlement ne trouve sa résolution ou l’unité de ses raisons que dans la conclusion violente. La violence de l’Histoire contamine les histoires nationales ou les destinées isolées. Au moment d’une « tentative d’interprétation », Veronique Duarte Loveluck s’attache à voir dans le personnage d’ « Elle » « l’incarnation de l’Histoire » et derrière celui de « Lui » la figure de l’auteur. A travers cette confrontation entre l’auteur et l’Histoire, Fin de l’éclipse propose « une profonde réflexion sur le rôle du théâtre comme une plateforme d’investigation de l’Histoire123 ». De la même manière, dans 99 la morgue, Ramon Griffero s’introduit dans la petite société hiérarchisée d’une morgue pour y vivre l’installation de la dictature avec l’entrée en fonction d’un nouveau directeur, contemporaine dans la fiction de la prise de pouvoir illégale du général Pinochet. La fable est, évidemment, politique, elle tend à montrer que « la normalité était [alors] l’anormal et [que] l’anormal était la plus fine des légalités124 ». La fable politique que construit Griffero à travers l’ensemble de son œuvre travaille autant « sur la mémoire et les distorsions mentales125 » que sur la nécessité de laisser le spectateur trouver son chemin à travers les nuées d’une représentation qui met en abyme des situations historiques diverses pour déboucher sur ce que Veronique Duarte Loveluck appelle une « fiction créée126 ».

Par conséquent, la fable politique existe chez nos trois auteurs, qu’elle soit une intuition avortée (dans le cas de Meyerhold), la formulation de la recherche d’une unité – et donc une quête identitaire – (Fassbinder) ou bien encore le résultat d’une « poétique politique » (Griffero).


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