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Sur la chine


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Sur quarante-deux Anglais, Français ou Sikhs, tombés aux mains de l’ennemi, huit seulement étaient revenus ; deux autres rentrèrent plus tard. Le gouvernement chinois ne nous rendit plus que des cercueils. On put juger alors des tortures que nos compagnons d’infortune avaient subies : leurs bras déchirés, leurs mains déformées et brisées, montraient qu’ils avaient été liés comme moi ; la seule différence entre nous était qu’on m’avait enlevé ces liens après vingt heures, et que la vigueur de ma constitution avait triomphé de la gangrène naissante, me laissant estropié pour cinq mois, tandis que nos malheureux compagnons, amenés et oubliés dans une cour du palais, avaient porté jusqu’à la mort ces effroyables liens, et glacés par la gangrène, rongés par les vers, fous de douleur et de soif, n’avaient succombé qu’après une indescriptible agonie. Deux cadavres manquèrent cependant, celui de Duluc, un missionnaire jeune encore, dont la vie pure et le martyre ont fait un saint dans le ciel : celui de Brabazon, jeune officier plein de verve, d’audace, d’avenir. Tous deux prisonniers d’un chef tartare, en avaient été bien traités d’abord ; mais à Pa-li-kyao, le Tartare, nommé Шeñ-pao, fut blessé, et, ne voulant pas descendre sans compagnons et sans crime chez les morts, il fit décapiter ceux que la trahison seule avait faits ses prisonniers et ses hôtes. Il ne succomba pas cependant ; le ciel irrité lui réservait de viles funérailles 1.

Cette terre chinoise, si dure à nos compagnons, reçut devant une armée morne p.058 et menaçante le dépôt de leurs tristes restes. Ce fut la dernière scène de la guerre : la Chine vaincue accepta la paix. Nous entrâmes dans Pékin ; enseignes déployées et musique en tête : pour tous ceux qui avaient combattu, pour tous ceux qui avaient souffert, ce fut un beau jour. Je faisais piteuse figure dans le cortège ; mais j’avais l’âme aussi joyeuse que le corps pouvait être fatigué, et, pendant qu’on signait le traité, je me laissais aller à causer amicalement, à échanger même des plaisanteries avec les mandarins dont j’avais été le prisonnier et quelque peu la victime.

Mais ce n’était pas tout d’entrer à Pékin, il fallait s’en aller : l’hiver nous pressait, et sur la route les nuits étaient déjà dures à passer. J’étais venu à cheval, je m’en allai tristement en voiture ; quelques amis venaient de temps à autre chevaucher à ma portière ; sur quelques points de la route, je revis des figures chinoises amies ; j’en aurais revu davantage si les calamités que la guerre entraîne n’avaient fait évacuer la plupart des villages. A Yañ tsun, tandis que je déjeunais, pendant une halte, assis sur une pierre au bord du fleure, je vis venir une petite troupe d’hommes coiffés du bonnet bleu des musulmans qui, après m’en avoir fait demander la permission par mon lettré, s’approchèrent de moi. Celui d’entre eux qui paraissait le plus important prit alors la parole. Il me dit que les musulmans du Yañ tsun se rappelaient la visite dont je les avais honorés à mon premier passage ; qu’ils avaient appris ma capture par les infidèles et avaient éprouvé une joie très vive à la nouvelle de ma délivrance, due à la protection du Dieu unique que nous adorions les uns et les autres : qu’ils ne se présentaient en si petit nombre que parce que la guerre avait disséminé la plupart de leurs frères. Ils étaient déjà venus la veille au-devant de la première colonne, pensant que je faisais route avec elle. Je fus extrêmement touché de la marque de sympathie que me donnaient ces braves gens, dont la démarche ne pouvait être guidée par aucun intérêt matériel ; ma faible protection leur était même inutile, puisque nous quittions le pays. Je ne pouvais leur offrir qu’un peu de thé ; mais jamais plus maigre collation ne fut plus cordialement offerte ni plus cordialement reçue. Je passai peu de temps à Tyen-tsin, et je regagnai Chang-haï, où tant bien que mal je repris mes travaux. Je m’y sentais encouragé par une nouvelle preuve du bienveillant intérêt de l’Empereur, qui, sur la proposition de M. le comte Walewski, venait de me nommer commandeur de la Légion d’honneur, distinction précieuse qui me dédommageait amplement de quelques heures mal passées.

Avant ma capture, j’avais beaucoup travaillé et beaucoup appris : la Chine avait été pour moi l’objet d’une enquête perpétuellement ouverte. Partout où je passais, je faisais examiner par mon lettré tous les livres et tous les papiers qui me tombaient sous la main : je questionnais les gens de diverses classes ; je prenais ou faisais prendre p.059 auprès de ceux qui avaient quelque spécialité des renseignements plus étendus et de plus de valeur. Ces renseignements m’étaient souvent livrés par écrit ; je les faisais alors analyser, je les discutais, je les soumettais à un examen critique et j’en notais brièvement les principaux traits. N’ayant pas le temps de m’arrêter longtemps sur chaque sujet, je l’avais bientôt quelque peu perdu de vue : l’enlèvement de mes papiers fut en conséquence une grande perte pour moi. Je pus, lorsque je fus rendu à la liberté, malgré un grand affaiblissement physique et une certaine lassitude morale, reprendre mes travaux. J’avais pour plusieurs mois perdu l’usage de mes mains, mais le général de Montauban ayant bien voulu autoriser mon frère, capitaine au 102e de ligne, à résider avec moi à Tyen–tsin et à me suivre à Chang-haï, je pus écrire par sa main comme je lisais déjà par les yeux de mon lettré. Sans son dévouement, sans son zèle, sans son inaltérable complaisance pour un frère dont l’état maladif ne rendait pas la société très agréable et dont les dictées étaient plus longues que récréatives, cet ouvrage n’existerait pas ; mais le soin de ma santé ne me permit pas de résider longtemps encore en Chine. Je dus mettre quelque hâte dans mes recherches ; je fus obligé d’en abandonner une partie ; il y eut des points même que j’avais complètement élucidés avant d’être pris et sur lesquels je restai privé de toute lumière. Je citerai entre autres l’administration des salines, dont j’avais eu tous les comptes sous les yeux, de même que les papiers et les notes de plusieurs agents du gouvernement et de plusieurs des municipalités dont nous avions traversé le territoire. Quand nous repassâmes par les mêmes villes et les mêmes villages, plusieurs étaient abandonnés de leurs habitants ; mes informateurs ne se retrouvaient plus : les papiers et les livres étaient brûlés ; la guerre avait fait le vide autour de moi.

J’avais compté visiter plusieurs provinces et résider quelques mois à Pékin après la paix ; l’empire pouvait alors, sur une grande partie de son étendue, être parcouru sans danger. Je me proposais de m’attacher un certain nombre de lettrés intelligents, à chacun desquels j’aurais assigné un certain ordre de recherches : ainsi, sans chaque district que j’aurais traversé, j’aurais pu ouvrir une enquête administrative, industrielle, agricole, religieuse, militaire. J’ai la confiance que je n’eusse point rencontré d’obstacle sérieux et qu’on n’eût jamais essayé de me tromper, si ce n’est sur quelques rares questions, telles que celle de la population, questions que je n’eusse jamais décidées sur des témoignages officiels.

Je voulais, à Pékin, acquérir sur l’administration générale de l’empire et sur les hommes qui la dirigent des renseignements nets et complets. Je voulais aussi m’instruire là, comme plus tard dans les savantes provinces de Kyañ-sɤ et de Tшö-kyañ, de ce qui concerne l’histoire et les antiquités de la Chine ; rien n’était plus facile : p.060 les savants chinois sont plus empressés que nous-mêmes à chercher de nouveaux enseignements ; partout et toujours je les avais trouvés désireux de converser avec moi, et prêts à me faire part de leur savoir en échange des renseignements que je pouvais leur fournir sur le reste du monde et des explications que je leur donnais de quelques ouvrages spéciaux accompagnés de nombreuses planches ; de divers atlas et surtout de l’atlas physique de Johnston, dont la vue suffisait à leur faire comprendre que si notre éducation et notre science différaient des leurs, elles étaient loin de leur être inférieures.

Depuis une trentaine d’années il a été publié en Chine, par des Chinois d’un rang élevé, un grand nombre d’ouvrages conçus sur le plan même des nôtres, mis autant que possible au niveau de nos découvertes. C’est en grande partie à l’aide de ces travaux que j’ai fait le mien, et j’aurai plus d’une fois occasion d’en parler. Le goût de ces recherches nouvelles est devenu assez général dans la classe éclairée. Les efforts tentés par un gouvernement aveugle pour en dégoûter ses agents ont échoué, comme cela devait être, et tel de ces ouvrages, écrit par le gouverneur du Fo-kyen, a été revu en épreuves et accompagné de préfaces par le vice–roi de Fo–kyen et de Tшö-kyañ et par les deux premiers magistrats de la province de Fo–kyen. C’est à Pékin que se réunit l’académie des Xan lin. Cette académie d’antiquaires et de littérateurs est peu versée dans les choses d’Europe, mais renferme des hommes trop habitués à l’étude pour n’être pas désireux d’acquérir des connaissances nouvelles. Parmi les membres de cette académie, on compte les plus grands personnages de l’empire, mais on compte aussi des savants plus modestes et très pauvres. J’ai la conviction qu’il m’eût été facile d’obtenir leur collaboration, et que le gouvernement chinois n’eût mis aucun obstacle à des recherches poursuivies au grand jour, sans danger pour l’État, agréables même à l’orgueil des maîtres d’un empire si ancien et si vaste.

Ce qui éloigne de nous les Chinois, c’est notre ignorance de tout ce qui les concerne ; ils ne se rendent pas compte de ce que nous pouvons savoir du passé de notre petit monde ; ils constatent seulement que les hommes que nous leur présentons comme nos agents, et qui paraissent éminents parmi nous, ne savent rien de la Chine et n’en veulent rien apprendre. Pour que les deux races se comprennent, il faut que toutes deux travaillent à combler l’abîme d’ignorance qui les sépare ; il faut que la Chine apprenne l’Occident, et que l’Occident apprenne la Chine. C’est à cette œuvre que travaillèrent jadis ces missionnaires qui portèrent aux extrémités de l’Asie la double lumière de la morale du Christ et de la science moderne. Quelques-uns d’entre eux furent envoyés par Colbert, placés à la tête du bureau astronomique de la Chine, admis par l’Académie des sciences au nombre de ses correspondants. Pékin a retrouvé p.061 ses églises et des prêtres ; mais de ses grands instructeurs, il ne reste que l’ombre et l’impérissable souvenir. J’aurais voulu, aux lieux mêmes illustrés par eux, suivre en écolier le chemin de ces maîtres ; le destin ne l’a point voulu, peut-être le permettra-t-il un jour. En tout cas, je crois que c’est à la France qu’il appartient de renouer le fil rompu de la tradition de Colbert. Elle ne saurait montrer à la Chine ni la Sibérie colonisée, ni l’Inde conquise, ni des régiments échelonnés près des frontières tartares, thibétaines ou birmanes ; mais elle peut lui montrer encore des esprits cultivés, des âmes généreuses ; elle peut la conquérir à ses leçons, à ses sentiments, à ses idées ; et s’il est vrai que l’histoire de l’humanité ne soit que celle de l’esprit humain, cette part dans l’histoire est encore assez belle.



J’ai terminé le court exposé que je voulais faire de la campagne de 1860 ; mais avant de fermer ces pages, je veux y placer une réclamation dont on pourra tenir compte dans l’avenir. L’Angleterre et la France, nations semblables, engagèrent en Chine des hommes de même race et des navires de même espèce. Comme elles différaient par certains détails, il était précieux de connaître laquelle avait perdu le plus d’hommes, laquelle le plus de navires ; et, sans rien préjuger ici, s’il eût été montré que nous, Français, comptions un plus grand nombre de décès et de naufrages, nous en aurions dû rechercher les causes, et nous en aurions pu trouver le remède. L’administration possède peut-être les données dont je parle : cela ne suffit pas. Les réformes ne se font guère que sous la pression de l’opinion publique sollicitée par la presse. Cette opinion, incommode parfois à ceux qui administrent, est la plus sûre alliée de ceux qui gouvernent.





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QUESTION CHINOISE

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Empire universel. — Migrations libres. — Paix européenne. — Grande question d’Orient. — Importance de la Chine. — Infériorité des Français. — Régime français. — Devoir du gouvernement. — Diplomatie lointaine. — École asiatique. — Bureau de statistique. — Attitude en Chine. — Ambassades asiatiques. — Réforme politique. — Réforme militaire. — Auxiliaires européens. — Rébellion actuelle. — Neutralité européenne. — Partage proposé. — Indépendance et unité. — Lois de la colonisation. — Établissement en Chine. — Républiques marchandes. — Statu quo. — Missions religieuses. — Conduite de l’Angleterre. — Émigration chinoise. — Unité de politique. — Résumé.



p.063 Rome conquit jadis toutes les terres, à peu près, dont elle connaissait le nom. Les Barbares vinrent peupler l’Europe à mesure que Rome la civilisait. L’Europe était trop découpée en péninsules, trop divisée par ses montagnes, pour, une fois civilisée et peuplée, rester soumise à un même maître. Elle se brisa en divers morceaux qui se subdivisèrent encore ou se soudèrent, jusqu’à ce qu’un équilibre à peu près stable eût été fondé.

Une république était ainsi née, dont les citoyens étaient des royaumes ; citoyens inégaux, d’ailleurs, et jaloux, sortis des dents de Cadmus, se préparant par leur lutte interne à la conquête de champs moins ingrats et de peuples amollis par la servitude et par la paix.

L’ambition, méconnaissant les lois dans lesquelles la nature enferme l’histoire, tenta plus d’une fois la reconstruction de l’empire à jamais évanoui. Plus, cependant, les divers État de l’Europe se développaient, et moins il devenait possible de les courber sous le même joug. Charlemagne atteignit presque le but ; Charles-Quint en approcha moins : Napoléon roula vainement le rocher de Sisyphe : le monde ne pouvait plus reculer.

Par degrés, donc, l’Europe en vint à comprendre que l’empire européen était un rêve. Plusieurs de ses rois se parèrent même à la fois du vain titre d’empereur, comme s’ils eussent voulu faire connaître au monde qu’ils avaient oublié tout ce que représentait ce mot.



p.064 Nos ambitions, contenues et neutralisées les unes par les autres, ne virent plus en Europe qu’une base, et poursuivirent un empire nouveau à travers de lointaines conquêtes, justifiant, comme les Romains, par le don de lois plus sages la sujétion des peuples barbares.

« Un jour viendra, chantait le chœur de la Médée de Sénèque, dans les siècles tardifs. où l’Océan brisera toutes les barrières ; la vaste terre s’épanouira devant nous ; Typhis trouvera de nouveaux continents, et Thulé ne sera plus l’extrémité du monde.

Colomb fut ce Typhis ; les Espagnols, les Portugais, furent les nouveaux Argonautes ; la Hollande les suivit. Ces peuples s’arrachèrent toutes les îles et tous les continents pour en exclure le reste des hommes, et sans se demander un instant ce qu’ils en pourraient faire ou comment ils les pourraient garder.

La France entra plus tard dans la lice : elle se fit une part que les défaillances de la monarchie et les convulsions d’un ordre nouveau livrèrent à l’Angleterre ; et tandis que, sans affranchir et sans civiliser un seul peuple, elle versait plus de sang qu’Alexandre et que César, elle perdait jusqu’au dernier vestige de sa fortune passée. Sans horizons dès lors, sans épanouissement, dépouillée même de la liberté payée si cher, atteinte dans cette gloire à laquelle elle avait jeté la liberté en pâture, la France, mécontente du présent, vécut dans ses souvenirs ; ignorante du dehors, elle s’enivra d’elle-même ou s’endormit dans de futiles plaisirs. Le monde, cependant, adorait d’autres dieux : le génie cherchait d’autres auberges, et la liberté des citadelles plus sûres.

Près de cet arbre séculaire dépouillé par les orages, l’Angleterre avait grandi, projetant au loin l’ombre de ses rameaux ; l’Océan était devenu son domaine : elle avait pour frontières tous les rivages. Un humble ouvrier sorti d’un pays sans histoire, Fulton, avait dompté la vapeur ; l’Europe était agrandie, le monde renouvelé : l’empire allait-il renaître avec plus d’étendue, de splendeur et de génie ? Allait-il renaître au profit de l’Angleterre seule ? Le rôle de la France était-il à jamais fini ?

A ces questions, les plus graves peut-être que les politiques se soient jamais posées, les faits ont déjà répondu.

La mer est libre, et les flots n’ont point de maître : la terre se fermerait devant qui voudrait fermer la mer. Il n’y aura point d’empire, ou plutôt il y a déjà plusieurs empires, qu’aucune main ne réunira. Les rameaux de l’Angleterre ont produit de grands arbres : les colonies sont devenues des États rivaux de l’ancienne métropole ou prêts à s’en détacher : les centres se déplacent, un équilibre nouveau s’annonce ; d’autres Europes naissent en Australie, autour de la Californie, sur les rives de l’Amour, où s’ébauche, comme sur la Neva aux jours de Pierre Ier, une Russie pleine d’avenir.

p.065 En grandissant, l’expansion coloniale a changé de forme, et passé d’un certain système au système le plus opposé.

D’après le premier de ces systèmes, les colonies sont nationales et exclusives ; en vain dit-on que le commerce national en a besoin. Le Portugal a d’immenses colonies et point de commerce ; les États-Unis et la ville de Hambourg n’ont point de colonies : leur commerce couvre toutes les mers. On justifie ces colonies par la prévision de guerres maritimes, qu’elles servent surtout à amener. Elles sont classées sous des pavillons rivaux ou ennemis, fondées, réglées, protégées par les gouvernements.

Elles sont l’asile d’un petit nombre d’agents militaires ou civils, une charge pesante pour la métropole, une confiscation subie par tous les peuples au profit imaginaire ou réel d’un seul, et trop souvent des gouffres où s’engloutissent les forces et la vie de l’Europe.

Une douane s’élève, le commerce s’enfuit ; des règlements sont faits, l’émigration cesse ; des administrateurs paraissent, et l’herbe cesse de croitre ; enfin on fait la guerre pour faire quelque chose, et une exhibition de petite gloire continue cette comédie, que la pacification générale toujours promise ne termine jamais.

L’autre système, beaucoup plus récent, a pour seul élément la libre initiative des hommes. Un pavillon qui flotte sur une forteresse ne sert point à les grouper ; ils vont où le sol est libre et fertile, et dans ce grand mélange des races humaines l’activité de chacune d’elles est la seule force et la seule loi qui marque sa place et limite sa part.

Comme tant de peuples en marche, comme les juifs portant avec eux l’arche sainte, ces pionniers du monde nouveau portent avec eux leur propre cité ; ils ne deviennent point les sujets, ils restent les égaux de leurs frères ; et partout où leur pied se pose un État se fonde, qui, gouverné par lui-même et par lui seul, se développe, grandit et frappe d’étonnement notre vieux monde, trop habitué à d’autres spectacles.

Laboureurs ou marchands, ces hommes bientôt riches tirent de l’Europe ce qu’ils consomment ou ce qu’ils revendent, et par une loi de la nature humaine plus puissante qu’aucune restriction douanière, comme en changeant de cité ils n’ont point changé d’habitudes, c’est de son ancienne patrie que chacun deux tire ce qu’il achète.

L’Europe ne perd donc à ce système que le dangereux honneur d’avoir des ilotes lointains. Loin de perdre quelque chose par l’émancipation américaine, l’Angleterre y a tout gagné. La Louisiane, entre nos mains, valait 60 millions ; Napoléon l’a vendue ce prix : affranchie, elle a vu son commerce dépasser 700 millions.

Chose remarquable, c’est la plus grande puissance maritime qui la première a compris que les établissements lointains devaient être libres. Hésitante et menacée, elle a partout encore des forteresses ; liée par les souvenirs et les fautes de son passé, p.066 elle se débat sous le poids de l’Inde 1 ; mais elle ne confond déjà plus cette occupation prudente des points stratégiques de la mer, cette domination superficielle et précaire de l’Inde, avec l’exploitation même du monde par le travail et par l’échange.

Elle fait peu à peu de toutes ses colonies autant de cités, auxquelles elle n’impose ni ses lois ni ses idées, qui repoussent quelquefois jusqu’à ses conseils les plus sages ; qu’elle est décidée à ne point retenir par la force quand elles se croiront assez peuplées et assez riches pour se défendre seules.

L’Australie, qui déjà est une république et même une démocratie turbulente, ne coûte, grâce à ce système, que deux millions et demi par an à l’Angleterre ; elle ajoute quatre cents millions au mouvement de son commerce, et il y a tout lieu de croire que ce commerce sera plus grand encore quand l’Australie, devenue plus riche, voudra faire elle-même les frais de son gouvernement et repoussera les deux millions et demi de l’Angleterre.

Ainsi, bien qu’il y ait sur les mers une puissance prépondérante, il n’y a point d’empire. Le monde reste ouvert ; l’Europe reste libre ; et chacun de ses peuples, sous peine d’abdiquer, est tenu de se montrer, de travailler et de grandir en même temps.

Notre Europe, en effet, n’est vraiment qu’une base ; elle est petite et pauvre ; son peuple la déborde : ces richesses accumulées qui font notre puissance nous viennent du dehors ; c’est à son travail sans relâche, à son audacieux génie, que la race de Japet les doit. Elle végétait péniblement sur son maigre héritage ; industrieuse et commerçante, elle en a franchi les bornes, et le reste de la terre a salué l’avènement de son règne.

Mais il faut que ce règne soit la paix du monde : la paix européenne, comme le règne des Romains fut une paix romaine. Il faut mettre partout cet équilibre aussi stable que les choses humaines peuvent l’être, que l’Europe a fondé chez elle, et qui ne serait plus un équilibre s’il ne s’appuyait aujourd’hui que sur l’Europe.

Les grandes puissances sont les magistrats nés de la république humaine ; leur variété fait le progrès, leur dissidence la liberté, leur accord la justice. Le monde compte aujourd’hui trois seulement de ces puissances : l’Angleterre, protectrice de l’islam, maîtresse de l’Inde ; la Russie asiatique autant qu’européenne, séparée seulement de la Chine par des prairies qui se peuplent et qui seront bientôt un chemin, la France, enfin, déshéritée mais redoutable, impuissante peut-être pour le mal, toute-puissante pour le bien, modératrice des forts, protectrice des faibles.

Un jour viendra sans doute où ce tribunal accueillera de nouveaux juges, p.067 l’Amérique du Nord, l’Allemagne confédérée, ou quelque autre État dont l’histoire n’a pas encore enregistré le nom. Plus il y aura de juges, et plus la paix sera sûre. Puissions-nous à ce prix descendre du triumvirat ! Le bonheur de voir maintenir la paix vaut mieux que la gloire de la troubler.

L’Europe a employé les trois derniers siècles à la conquête de l’Amérique, sur laquelle elle a déversé le trop-plein de ses populations, et à celle de l’Inde, dont elle a tiré d’incalculables richesses. C’est sur ce double terrain, dont elle se disputait les lambeaux, que s’est joué le drame principal de son histoire moderne.

Le siècle vers le terme duquel nous avançons a vu notre histoire entrer sur un nouveau théâtre ; il a vu de nouveaux États naître sur les deux rives, se développer aux deux extrémités du Pacifique, peuplés d’Européens qui ont retrouvé si loin de leur berceau les latitudes et le climat de leur patrie. Ces États ne ressemblent qu’à cette colossale république dont les annales s’étendent à quatre-vingts ans, remplis comme autant de siècles par la création d’un immense empire, le développement d’une prospérité sans égale, l’improvisation d’une guerre gigantesque, la gloire de Fulton, de Morse et de Maury. Quand donc ce siècle se fermera, ses derniers jours éclaireront de grands États, de nobles cités, là où nos yeux n’apercevaient hier que l’espace inculte et que la hutte ignoble du sauvage.

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