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Sur la chine


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Cavaliers tartares

D’après une gravure chinoise.

des empereurs chinois, et particulièrement de ceux de cette dynastie, a été, en effet, de s’attacher les chefs tartares, en leur donnant en mariage des princesses de leur maison.

On s’était décidé à quitter Tyen-tsin ; on parlait encore de traiter à moitié route de Pékin. Le gouvernement chinois, dont les préparatifs étaient très avancés, nous engageait à ne faire marcher qu’une simple escorte : si l’on eût souscrit à sa demande, ce ne sont point quelques officiers et quelques soldats que la trahison lui eût livrés, c’est la tête même et l’âme des deux expéditions. Nos chefs comprirent la responsabilité qui pesait sur eux, et nous partîmes, sinon avec une force imposante dont le déploiement ne nous était pas possible, du moins avec une petite colonne dans laquelle une valeur invincible suppléait à ce qui manquait au nombre 1.

A Xo-si wɤ, où nous passâmes trois jours, les négociations parurent se renouer ; comme toujours en pareil cas, les Chinois désavouaient leur premier plénipotentiaire et en présentaient d’autres qu’ils devaient désavouer plus tard : il s’agissait pour eux de gagner du temps et de terminer les derniers préparatifs de leur défense.

En arrivant à l’une des étapes qui précédaient Xo-si wɤ, j’avais fait rencontre d’un wey-wey, ou sous-officier chinois, qui venait de porter aux ambassadeurs quelque document, et me montra un laissez-passer que je ne lui demandais pas. Nous échangeâmes quelques mots ; il prit du thé avec mes domestiques et s’assit sur le pas de ma porte pendant que les troupes faisaient leur entrée dans le village. Il s’en alla quand elles furent passées, et c’est alors seulement que l’idée me vint que sa véritable mission était de nous compter, et qu’il venait de le faire à ma barbe. Ce petit fait, auquel je n’attachai pas d’ailleurs une grande importance, m’avait paru cependant de mauvais augure. A Xo-si wɤ, plusieurs officiers chinois ou tartares, leurs wey-wey et leurs domestiques, se montrèrent dans les rues ; il en entra même chez moi : leur p.036 attitude polie, leurs compliments et leurs paroles oiseuses ne m’empêchèrent pas de les reconnaître pour des espions, et, bien que leur espionnage me parût inoffensif, je les fis mettre à la porte.

Le jeu des Chinois était assez bien compris dans les deux armées : nous commencions à nous fatiguer de négociations dont le seul objet paraissait être de nous faire perdre un temps précieux.

On s’étonnera peut-être de la longanimité des ambassadeurs : je ne m’en étonne point, et je crois qu’ils se faisaient moins d’illusions que nous n’étions alors disposés à le croire. Ils avaient une grande responsabilité, et leur devoir était de tout faire pour éviter une nouvelle lutte. N’étant pas très forts, il était bon d’être prudents et modérés dans nos demandes : une victoire nouvelle remportée sur les Chinois pouvait renverser un trône ébranlé, marquer la fin de la dynastie, et ne laisser plus en face de nous personne avec qui nous pussions traiter. Ces considérations étaient graves. Il fallait tenir compte aussi de la situation de l’esprit public en Europe : l’expédition de Chine y était mal appréciée : nous étions exposés aux jugements les plus injustes : la Cité de Londres et les salons de Paris voyaient dans la guerre que nous avions entreprise une agression criminelle contre un peuple inoffensif : et si la rupture de ces négociations fallacieuses était venue de nous, on n’eût pas manqué en Europe de crier à l’abus de la force. Il fallait que la trahison fût éclatante pour que la répression nous devînt permise.

Ceux qui n’ont point vécu parmi les Asiatiques reprocheront peut-être aux ambassadeurs de s’être laissé surprendre. Ils ne savent pas combien il est difficile de n’être pas trompé. Là où la trahison est toujours probable, la surveillance fatiguée finit par s’endormir. Deviner la trahison est d’ailleurs peu de chose : ce qu’il faut connaître, c’est l’heure précise qui la verra se prononcer. La preuve la meilleure que j’en puisse donner, c’est que je soupçonnais tout et que je me suis laissé prendre.

En partant de Xo-si wɤ, le 17 septembre 1, sur les quatre heures du matin, je me proposais de marcher avec l’état-major de notre armée et de laisser mes bagages avec les siens. Apprenant toutefois que nous avions devant nous M. Parkes, premier interprète de l’ambassade anglaise, et quelques cavaliers sikhs, je n’hésitai point à devancer nos troupes avec tous mes bagages. Chemin faisant, je rencontrai un groupe parti quelques instants avant moi. Il se composait de M. de Bastard et d’un interprète, p.037 portant aux Chinois des propositions nouvelles ; du capitaine Chanoine, allant reconnaître l’emplacement d’un camp ; du caïd Osman et de quelques spahis escortant nos diplomates ; enfin de trois hommes plus à plaindre que moi, puisqu’on ne les a plus revus : le colonel d’artillerie Grandchamps, l’intendant Dubut et le père Duluc, interprète du général en chef 1. C’est à Ma-tao que j’allais ; ils se rendaient à Tɤñ tшeɤ et me demandèrent si je suivais la même route. Il n’y avait que neuf lieues à faire : je les suivis. En approchant de Ma-tao, le guide que j’avais pris dans un village me dit en me montrant quelques champs plus foncés que les autres : « C’est là que campaient hier les Mongous » ; je traduisis ses paroles à mes compagnons de route, sur lesquels malheureusement elles ne produisirent aucune impression.

Arrivés à quelque distance de Tɤñ tшeɤ, mon convoi m’ayant retardé de quelques moments, mes compagnons de route m’y devancèrent. A trois kilomètres de la ville, je laissai mon escorte pour aller avec mon lettré préparer nos logements ; mais une terreur que celui-ci n’osait m’expliquer semblait le paralyser ; deux fois il se laissa tomber de cheval ; je ne pus l’y faire remonter : j’attendis alors mes bagages pour n’entrer qu’avec eux. Je traversai Kyañ-kya wan, où l’on devait se battre le lendemain. L’attitude de la population m’y parut assez hostile pour que je me crusse obligé de tirer mon sabre, de mettre mon cheval au galop, et de la forcer par cette petite charge à disparaître dans les rues adjacentes et les maisons. En approchant de la ville, je passai les vedettes de l’ennemi, puis les grand’gardes. Mes compagnons avaient déjà fait ce chemin. Comme j’entrais à Tɤñ tшeɤ, des mandarins vinrent au-devant de moi et m’offrirent de chercher avec moi mes logements. Je laissai là mes bagages et je les suivis ; ils ne m’offrirent rien qui me parût convenable : ils voulurent me loger avec les Sikhs de M. Parkes, déjà trop nombreux pour une petite pagode ; il me fallait un assez vaste espace pour mes chevaux et mes voitures. Je cherchai donc moi–même, et j’eus bientôt trouvé ce qu’il me fallait 2. J’envoyai un domestique qui m’avait suivi à la recherche de mes bagages ; ils n’arrivèrent qu’au p.038 bout d’une heure. Le soldat qui les conduisait était, en arrivant, d’une humeur massacrante ; il se plaignait d’avoir été promené dans la ville par des mandarins qui prétendaient faussement connaître le lieu où j’étais descendu. C’était un nouvel avertissement du ciel ; je le méconnus comme les autres. Je ne me préoccupai point dans la journée de retrouver mes compagnons de route 1. J’étais fatigué d’ailleurs, ayant été récemment malade : je fis seulement quelques pas dans les rues : la population s’empressait à me voir : son attitude n’était pas bienveillante, mais rien n’annonçait une catastrophe prochaine.

Le lendemain, après avoir déjeuné, sur les onze heures et demie, je sortis pour me promener encore dans la ville. J’avais l’espoir d’y rencontrer les nôtres, qui avaient dû arriver dans la matinée ; je fus surpris de n’en voir aucun dans les rues que je traversais. Je m’éloignai de près de deux kilomètres ; puis je voulus regagner la maison. A peine avais-je fait quelques pas dans cette direction nouvelle que j’entendis derrière moi un grand tumulte et de grands cris. Je me retournai : la foule me suivait depuis longtemps ; mais ici il n’y avait plus à s’y méprendre, c’était un attroupement hostile. Je m’arrêtai. Je lui fis face et menaçai ceux qui poussaient contre moi des cris de mort de la vengeance des miens. Je jetai les yeux autour de moi : une multitude furieuse sortie des maisons, des boutiques, des pagodes, m’entourait de tous côtés.

Frappant de ma canne ceux qui se jetaient sur moi, je poussais les cris de France !... France !... A moi !... Trahison ! Une clameur immense étouffait ma voix. Saisi par cent mains, lancé à terre, foulé aux pieds, je voyais les uns courir chez les barbiers, les autres chez les bouchers pour s’y procurer des instruments de mort. Tout d’un coup je fus relevé ; la foule, grondant toujours, s’ouvrit un peu : un mandarin à bouton de cristal la contenait ; il m’avait pris le bras. « Je veux rentrer chez moi », lui dis-je. J’y avais deux revolvers et un sabre ; j’y avais le soldat qui me servait et ses armes, deux chevaux que l’on pouvait brider à la hâte. De chez moi à la pagode occupée par les Sikhs il n’y avait pas assez loin pour que quatre ou cinq hommes jetés par terre ne me permissent de l’atteindre, et, une fois réuni à vingt-quatre braves cavaliers, la lutte devenait égale. Le mandarin voulait me conduire chez le magistrat de la ville : je vis qu’il fallait en passer par là.

p.039 Arrivé au ya-mön, on me fit entrer dans la cour ; les portes se refermèrent sur la foule ; les soldats m’entourèrent, me saisirent par les manches du petit burnous blanc que je portais, puis par les bras. Je demandai à voir le magistrat : on se mit à rire. Je me tus, et j’attendis. Quiconque n’a pas vu les édifices publics des Chinois ne saurait s’en faire une idée. Ces édifices, ou plutôt ces baraques entourant de grandes cours, sont bas et misérablement construits ; neufs, ils ont été bariolés de diverses couleurs ; on y a grossièrement peint des dragons ou des dieux : les cours ont été ornées de mâts et fermées de grilles rouges. Mais ces constructions de briques et plus encore de bois, analogues à des boutiques ou à des théâtres forains, sont aussi peu de temps neuves que rarement réparées ; aussi présentent-elles presque partout le même aspect lugubre et dégoûtant : des cours pleines d’herbes, des peintures détrempées par la pluie, des mâts courbés ou fendus, des grilles à demi brisées, des châssis défoncés et dont la doublure en papier pend par sales lambeaux.

Qu’on ajoute à ce tableau les figures qui l’animent d’ordinaire. des soldats misérables conduisant de hâves criminels, des valets déguenillés coiffés de chapeaux en pointe ou de couronnes en cuivre doré, escortant quelques mandarins à l’air cauteleux et grimaçant, marchant derrière un parasol déchiré, et l’on aura une exacte peinture du spectacle que j’avais sous les yeux.

Je n’y restai toutefois pas longtemps, l’ordre ayant été donné par un personnage invisible de me conduire dans un temple peu éloigné. Je m’y rendis suivi toujours par un peuple braillard. Je fus conduit dans une cour de ce temple par une vingtaine de soldats. Je m’assis dans un coin ; ils se groupèrent autour de moi. De temps à autre ils faisaient dégager les abords de la cour. Ma position était toujours mauvaise, mais j’espérais en sortir bientôt. Plusieurs fois je demandai à parler au gouverneur, au plénipotentiaire chinois, enfin à M. Parkes, que je croyais encore à Tɤñ tшeɤ. On fait par me répondre que le gouverneur était monté à cheval pour aller chercher M. Parkes. Les soldats avaient appuyé leurs piques contre un mur. Deux d’entre eux, ayant repris les leurs, s’amusaient à faire de l’escrime chinoise. Sans autre intention que celle de passer le temps, dans un moment où l’on me gardait mal, je pris une pique et me mis à essayer devant les Chinois l’escrime à la baïonnette. Cet acte entièrement inoffensif parut les troubler beaucoup ; ils auraient voulu me désarmer, ils n’osaient pas le faire. Au bout d’un instant je déposai de moi-même la pique et je fus m’asseoir au milieu d’eux, ce qui parut leur être fort agréable.

Vers les deux heures, à un appel venu du dehors, les soldats qui me gardaient prirent les armes. Un mandarin précédé d’une quinzaine de soldats entra dans la cour : le mandarin me salua avec une apparente déférence ; les soldats m’entourèrent comme mus par une innocente curiosité ; j’étais en pleine confiance, quand tout p.040 d’un coup, à un signe du mandarin, je fus à la fois saisi par les épaules, par les bras, par les jambes, et jeté la face contre terre. On me lia alors les mains et les pieds derrière le dos, en joignant les mains aux pieds par une corde qui pouvait avoir un pied de long. On m’arracha ma montre et mon mouchoir, que je vis passer dans les mains du mandarin qui présidait à cette brutale arrestation : deux hommes, me soutenant par les deux extrémités de la corde qui joignait mes pieds à mes mains, me portèrent, suivis de tous les autres, dans la cour d’un ya-mön éloigné d’environ cent cinquante pas. Mes pieds étaient garantis par des bottes : tout le poids de mon corps pesait sur mes mains, étroitement garrottées. Dans la cour du ya-mön, on me jeta sur le dos ; je promenai autour de moi mes regards : la cour était pleine de soldats qui, comme tous ceux auxquels j’avais eu affaire jusqu’alors, appartenaient à la milice provinciale, à l’infanterie régulière ou faisaient partie de la maison militaire de quelque mandarin d’un rang élevé. Des appels bruyants ou plutôt de grands cris s’échangeaient d’un bout de la cour à l’autre. L’ordre de me mettre à mort venait d’être donné et transmis de la sorte, quand je vis entrer dans la cour, portés à la main, deux objets sans forme et sans nom. Je crus d’abord que c’était des criminels chinois, et que, pour ajouter à mon supplice, on allait m’exécuter avec eux. L’un d’eux cependant me reconnut, et me demanda en français ce qu’on allait faire de nous. « On va nous tuer, lui dis-je : mais la France nous vengera. » Je poussai le cri de Vive l’Empereur ! et, d’une voix plus basse, je priai Dieu de prendre ma mort en expiation de mes fautes. Tous les soldats s’étaient précipités sur moi... Les ordres de mort qui avaient été donnés n’étaient qu’une honteuse comédie ! Saisis de nouveau par nos cordes, on nous jeta dans des charrettes. Je me trouvai dans l’une d’elles avec l’homme qui m’avait parlé. Je lui demandai qui il était : il me répondit que lui et son camarade étaient les ordonnances du capitaine Chanoine, qu’ils avaient été pris hors de la ville ; que leur capitaine qui se trouvait en avant, devait avoir pu s’échapper.

Nos charrettes se mirent en marche, escortées par des cavaliers mongous et suivies d’une foule immense qui nous poursuivait de ses huées, de ses injures, de ses menaces. Les gens qui nous conduisaient avaient eu soin de remplir la charrette de clous à tête plate, semblables à nos clous de tapissiers. J’étais surtout l’objet de cette persécution. On poussait les clous de mon côté : ils n’étaient heureusement pas très longs : ils ajoutèrent toutefois d’une manière notable aux souffrances que je ressentais déjà. A deux ou trois kilomètres de la ville, le camp tartare se présenta devant nous. Notre convoi s’arrêta : on nous enleva des voitures, on nous porta dans la cour d’une petite pagode ; on me jeta la face la première sur un tas de paille, afin, dit-on, que mon sang souillât le moins possible le sol. L’ordre de nous couper la tête était de nouveau donné. Plusieurs mandarins, dont aucun ne portait le bouton rouge, insigne p.041 du premier et du second rang, vinrent successivement nous examiner. Ils me remuaient avec les pieds pour me mieux voir. Je supportai avec patience cette nouvelle injure, espérant qu’une mort prompte allait mettre fin à mes souffrances. Je me fis ôter ma cravate, mais nous ne fûmes pas plus exécutés là qu’à Tɤñ tшeɤ.

Toutefois, le jeu était plus sérieux, car l’armée réclamait notre mort. J’avais vu amener dans la cour mon lettré, qui y avait été interrogé, et un de mes serviteurs. Ils étaient donc dans une des voitures du convoi. Je ne pus leur faire aucune question. Je ne vis aucun autre de mes gens ; qu’étaient-ils devenus ? Ma maison avait été pillée : les soldats qui nous escortaient se racontaient le butin qu’y avait fait la milice chinoise.

Rejetés dans nos charrettes, nous subîmes encore l’examen d’une quarantaine de cavaliers mieux montés que les autres, et qui me parurent être l’état-major même de l’armée. Je ne pouvais juger des grades ni me rendre un compte exact des plumes qui ornaient leurs chapeaux, ne pouvant les contempler que de bas en haut. Ils étaient vêtus, comme les soldats, d’une longue robe grise, jaunâtre ou bleue ; tous portaient le chapeau d’hiver et des bottes de soie noires. Parmi les cavaliers, les uns portaient des arcs et des flèches, les autres étaient armés de lances ; quelques-uns avaient des mousquets, d’autres seulement deux sabres passés dans la selle, à droite et à gauche, sous la jambe du cavalier. On nous remit en marche. A trois kilomètres de là, nous fûmes soudain croisés par trois ou quatre cents cavaliers évidemment en déroute : « Sauvez-vous ! sauvez-vous ! » crièrent-ils à notre escorte. Notre escorte se consulta un instant : immolerait-on les prisonniers ? les garderait-on comme otages ? On retourna les voitures et nous partîmes au galop. Croyant sentir le voisinage de nos troupes, espérant que la cavalerie anglaise était sur nos traces, je ne cessai de crier : « France !... à moi !... France !... trahison !... England !... Help !... Dragoons help !... » Ces cris me valurent bon nombre de coups de lance, qui ne firent toutefois que me piquer.

Après une heure d’une course effrénée sur des clous pointus et une route raboteuse, nous nous arrêtâmes un instant. On en profita pour serrer mes liens avec plus de force : on y introduisit des coins de bois ; on les tordit à l’aide d’une baguette ; on les arrosa pour les faire gonfler. Notre route se continua à une allure plus modérée et par des chemins inconnus ; nous traversions des troupes innombrables de cavalerie. J’entendais crier à plus de quarante files de distance, et, soit dans la soirée, soit dans la nuit, je ne crois pas que nous ayons passé moins de vingt mille chevaux. Cette cavalerie venait du nord : il était facile, d’après quelques mots échangés en chinois, de juger qu’elle n’avait encore figuré dans aucune affaire. La plupart des hommes parlaient une langue que je pensai devoir être le mongou. Les Chinois qui p.042 menaient nos charrettes qualifiaient d’ailleurs ces cavaliers de Ta-tsö 1, qualification qui ne s’applique point aux Mantchous, appelés ordinairement Tшi jen par les Chinois. Cinq fois ces cavaliers, se précipitant en désordre sur notre convoi, en arrêtèrent la marche, réclamant à grands cris notre mort immédiate. Les officiers supérieurs chargés de notre conduite s’efforçaient de gagner du temps ; et quelque officier général, informé des ordres qui nous concernaient, finissait par nous remettre en route.

Partout, sur notre passage, de jour comme de nuit, la population, évidemment prévenue d’avance, était sur pied et nous accablait d’injures. A chaque relais, le maître de poste ou quelque autre personnage venait nous reconnaître. On nous soulevait alors la tête, que l’on laissait ensuite retomber sur l’oreiller de clous dont j’ai parlé. Le soldat qui partageait ma charrette, atteint de trois blessures, ne cessait de s’agiter, ce qui me causait de cruelles douleurs, et de demander à boire, ce qui nous attirait, à l’un comme à l’autre, bon nombre de coups de bois de lance.

Quant à moi, je m’étais dès le premier moment tracé une ligne de conduite dont je m’écartai aussi peu que pouvait le permettre la nature humaine. J’avais résolu de ne pas me plaindre, de ne rien demander, de n’adresser aux Chinois aucune question. Un fait assez singulier vint frapper mon attention vers le milieu de la nuit. Je vis le long de la route, probablement dans le voisinage de quelque hameau, passer une longue procession précédée d’un homme portant une croix, et j’entendis distinctement chanter en latin les prières des morts. Nos cavaliers voulaient se jeter sur la procession ; le commandant du convoi les en empêcha. Je crus d’abord que nous étions l’objet de ces prières. Un missionnaire me dit plus tard que ce devait être quelque enterrement. En tout cas, je ne fus le jouet d’aucune illusion ; j’avais toute ma présence d’esprit 1. Tantôt, pour me distraire des maux actuels, j’essayais de repasser les vers que je savais par cœur ; tantôt, examinant ma situation, je cherchais à deviner le sort qui pouvait m’être réservé. Évidemment, la trahison dont j’étais victime atteignait plusieurs de mes compagnons de la veille. La veille on avait dû se battre. Qu’était devenue l’armée marchant avec confiance, en petit nombre et presque désarmée ? L’insolente audace des Chinois était d’un triste augure. Nous devions nous attendre à quelque supplice atroce et raffiné, à d’horribles tortures ; peut–être encore serions-nous promenés à travers la Chine dans des cages, comme cela était arrivé. il y a quelques années. à des Anglais : peut-être encore serions-nous p.043 conduits en Mongolie, avec le mince espoir d’atteindre un jour la Sibérie, cauchemar de tant d’autres, devenue pour nous la terre promise. Je me voyais regagnant la France, après trente années d’un pareil exil, ayant presque oublié ma langue, mendiant mon pain, trouvant ma maison vide, méconnu de ceux de mes amis qui seraient encore vivants. Je me rappelais cette figure émouvante du colonel Chabert tracée par la plume de Balzac, et je craignais de fournir aux romanciers futurs la matière d’un récit analogue.

J’ignore où l’on nous mena pendant la nuit. J’ai eu depuis quelque lieu de croire que nous fûmes conduits au palais que l’empereur occupait hors la ville, palais auprès duquel on rencontra depuis des effets ayant appartenu à d’autres prisonniers qui y avaient subi d’horribles tortures. Vers le point du jour, nous franchîmes une muraille élevée, épaisse, flanquée de tours. La longueur de la route que nous avions faite depuis Tɤñ tшeɤ me fit d’abord penser que c’était la grande muraille. Des deux côtés, le large chemin que nous suivions était bordé d’arbres, de jardins, de maisons basses, de baraques, de boutiques, de ya-möns et de pagodes ; tout cela, jeté comme au hasard, sans ordre et sans suite, ne présentait guère à l’esprit l’image d’une grande ville, mais plutôt celle des abords de quelque résidence impériale. Une foule plus compacte et plus bruyante que toutes celles que j’avais vues jusque-là grouillait autour de nous. Pendant cinq heures, ce théâtre et ces personnages ne changèrent point. Nous avions franchi une nouvelle enceinte, et il était à peu près dix heures du matin quand, arrivés devant quelque chose qui ressemblait à l’entrée d’un ya-mön, on m’enleva de dessus la charrette, toujours à l’aide des mêmes procédés. On me fit traverser plusieurs cours ; mes liens furent enlevés ; on me mit les fers au cou, aux pieds et aux mains : puis l’on me porta plutôt que l’on ne me conduisit jusqu’au seuil d’une petite chambre aussi sale que peut l’être une chambre chinoise, au fond de laquelle trônait un mandarin à bouton bleu foncé.

— A genoux ! me dit-il.

— A genoux ! cria son entourage.

— Je suis mandarin français, répondis-je, je ne dois point m’agenouiller.

Ceux qui me tenaient par les bras me lâchèrent, et ne pouvant me tenir debout, dans l’état d’épuisement où j’étais, ce n’est point à genoux, mais à plat ventre que je me trouvai. On me demanda mon nom, je le donnai ; on me demanda mon emploi et mon rang, je répondis que j’étais mandarin civil du quatrième rang. L’ordre fut alors donné de nouveau de me mettre à mort. De mauvais sabres furent aiguisés ; puis, précédé et suivi des gens qui en étaient armés, je fus conduit dans une petite cour où mon cortège s’arrêta. Je me crus alors autorisé à adresser une demande au mandarin bouton blanc qui m’avait mené là. Je lui demandai de me faire donner de l’eau : depuis vingt–quatre heures je n’avais ni bu ni mangé, et depuis vingt heures je subissais une torture permanente, aggravée à chaque village que je traversais par des p.044 hommes, ou plus souvent des enfants, qui venaient arroser de nouveau mes liens, les tirer ou les tendre, en glissant dessous des pierres ou des morceaux de bois. Le mandarin me fit donner une tasse d’eau ; puis lui et ses estafiers me quittèrent.

Une soixantaine d’individus m’entouraient, les uns vêtus un peu plus mal que la classe moyenne ne l’est en Chine, les autres mal couverts de haillons abjects et comme moi chargés de fers. Quelques hommes coiffés de chapeaux d’été à floche rouge me soutenaient ; ils me permirent de m’asseoir, puis de m’étendre sur la terre. Je pus alors ramener mes mains sur ma poitrine et les regarder : elles étaient gonflées, noires, engourdies et froides. Les doigts étaient couverts de phlyctènes gangréneuses, les poignets déchirés formaient une plaie dégoûtante de sang et de pus ; mais enfin mes liens avaient été enlevés, et je pouvais étendre mes membres réunis depuis vingt heures par une contraction violente. Les prisonniers m’adressèrent quelques questions : j’y répondis. « Il parle », dirent-ils 1 ; et aussitôt les uns de m’apporter du thé, les autres du fruit. En moins d’une demi-heure je bus plus de trente tasses de thé et je mangeai un ou deux des fruits qu’ils m’avaient




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