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Sur la chine


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Théâtre de la campagne de Pékin 1860

CAMPAGNE DE PÉKIN

SOUVENIRS PERSONNELS

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Le monde chinois. — Routes de la Chine. — Enseignements du voyage. — Premières études. — Esprit des populations. — Dernière rupture. — Préliminaires de la campagne. — Attaque des forts.— Le peuple et le pays. — Négociations rompues. — Préparatifs de l’ennemi. — Marche en avant. — Mon arrestation. — Transport des prisonniers. — La prison du Cheñ-pou. — Les condamnés. — Le Kao-myao. — Retour au camp. — Derniers combats. — Le palais d’été. — Sort des prisonniers. — Reddition de Pékin. — Retour à Tyen-tsin. — Premiers projets.

L’empereur avait bien voulu m’adjoindre, en me chargeant de quelques recherches, à l’expédition à la fois militaire et diplomatique qui devait se terminer à Pékin. Rien ne pouvait me satisfaire plus que ce voyage qui allait me transporter en dehors de l’horizon borné de notre petit monde et de nos petites connaissances.

J’y étais préparé non par des études spéciales, mais par des pérégrinations diverses et la fréquentation intime de bien des peuples. J’avais visité l’Europe civilisée, l’Afrique et l’Orient barbare. J’y avais passé même des années, vivant de la vie des Asiatiques, apprenant leurs langues, leurs religions, leur histoire et leurs lois.

J’avais à cela perdu, je le crois aujourd’hui, mes peines et mon temps : la barbarie ne vaut pas les heures que l’on passe à l’étudier. Il n’y a d’Égypte intéressante que celle qu’Hérodote visita ; et si quelque chose de pareil existe aujourd’hui dans le monde, c’est en Chine qu’il faut le chercher ; car la Chine est à cette Égypte ce que notre Europe est à la Grèce.

Il y avait, aux jours d’Hérodote, une civilisation grecque et une civilisation égyptienne en regard. Peut–être un cataclysme, l’Atlantide engloutie, la Méditerranée remplie, avaient-ils séparé les berceaux de ces deux peuples si divers, si inégaux, si inconciliables. De nos jours encore, il y a deux civilisations dans le monde, flottant comme au milieu de barbaries sans nombre et sans nom. L’une, éclairée par les Grecs, régie par les Romains, humanisée par le Christ, s’est étendue sur l’Europe, sur l’Amérique, sur d’autres continents encore, donec totem impleat orbem, jusqu’à ce que seule p.012 elle remplisse le monde. La Grèce et l’Italie nous en révèlent le passé ; la France, l’Allemagne, l’Angleterre, nous en montrent le présent ; l’Amérique et la Russie nous en présagent l’avenir.

L’autre a fleuri dans de lointaines régions, séparée par l’Asie montagneuse et barbare des Macédoniens d’Alexandre comme des légions de César. Rome la soupçonna plus qu’elle ne la connut : elle sentait qu’il y avait un autre orbe encore que l’orbe romain : elle le voyait subjugué dans l’avenir par le divin Auguste ou par quelque autre des fils de Vénus et de Mars.

L’orbe oriental grandissait, cependant, en même temps que le nôtre. Le Japon, l’Inde au delà du Gange, s’éclairaient de ses lumières. Entre lui et nous, une nouvelle barrière avait surgi : l’islamisme, sorti du désert et plus stérile encore, bornait la Chine et nous refoulait.

Cette barrière, cependant, escaladée depuis trois siècles, achève de tomber, et le rêve romain s’accomplit dans la mesure légitime d’une conquête pacifique et d’une invasion bienfaisante.

Ainsi debout encore, en dehors et chaque jour plus près de nous-mêmes, se dresse tout un monde différent de celui que nous habitons, que nous apprenons, que nous savons tous, et sur lequel, depuis tant de siècles, nous stéréotypons les mêmes discours chargés des mêmes citations.

 Sans doute, ce monde nouveau, satellite du nôtre, a plus de leçons à recevoir qu’à donner : sans doute, nous ne lui demanderons ni la science sortie de nous, ni la sagesse commune à tous les peuples : nous n’avons rien à prendre de ses institutions, de ses coutume ou de ses dieux. Mais cette portion de la race humaine, voisine de toutes les autres par ses aptitudes, ses instincts, ses passions, isolée longtemps et presque entièrement de toutes les autres par la nature, les événements ou son caprice, offre à nos recherches le champ le plus vaste et le plus fécond. Nous regarderons comment elle vit : nous lui demanderons comment elle a vécu, par quelles phases elle a passé, à quelles conclusions elle est venue. Elle sera comme un témoin nouveau dans une vaste enquête ; elle nous révélera quelque chose encore de ces lois plus complexes et plus hautes que celles qui gouvernent le monde inanimé, de ces lois dans lesquelles les sociétés humaines s’agitent et qui conduisent toute l’histoire.

Aujourd’hui que la vapeur a condensé le monde autour du centre européen, la Chine n’est pas plus loin de Paris que l’Égypte ne l’était d’Athènes au temps d’Hérodote. On peut lire dans les Lettres édifiantes une réponse du père Dollières à une lettre de son frère, qui, datée du 29 décembre 1776, était arrivée en Chine le 4 novembre 1779 ; la réponse est du 15 octobre 1780 : la lettre de son frère, succédant à vingt-deux ans de silence, annonçait au missionnaire la mort de presque tous ses p.013 parents. Une année après sa réponse, un de ses confrères annonçait de même à ce frère la mort du père Dollières. Les dates et le ton de ces lettres ont quelque chose qui serre le cœur. Combien ce temps différait du nôtre, et qu’il nous faut peu de zèle et peu de courage pour suivre le chemin facile qui fut un si rude sentier ! Quarante jours nous suffisent pour atteindre la Chine : en quarante-quatre jours, nous sommes à Chang-haï sur d’excellents bateaux, réguliers dans leur service comme les trains d’un chemin de fer. Bientôt même ce service sera plus rapide. La malle anglaise partira d’Ancône, puis de quelque port du sud de l’Italie ; le chemin de fer égyptien, après avoir passé à Kosseir et avoir longé le Nil jusqu’à Keneh, dans la haute Égypte, atteindra sur la mer Rouge le site de l’ancienne Bérénice. Cette dernière combinaison donnerait seule une abréviation de deux jours : toutefois l’inspection d’une carte suffit à faire voir que la véritable route de la Chine, par le midi ou par l’Inde, non pour les marchandises, qui doivent user des chemins gratuits de la mer et chercher dans les larges océans les vents et les courants réglés desquels seuls dépend la durée des traversées voilières, mais pour les voyageurs et les articles d’une valeur élevée que les bateaux à vapeur transportent aujourd’hui, passe par la Turquie d’Europe, l’Anatolie, suit l’Euphrate et le golfe Persique jusqu’à Kurratchi ; emprunte alors soit le chemin de fer de Madras, soit celui de Calcutta, pour gagner dans le premier cas l’isthme de Kraw ou Singapour, dans le second Rangoun, qui peut un jour faire tête de route sur la Chine. De Londres à Kurratchi, il y a moins de treize cents lieues marines ; il y en a près de dix-huit cents de Londres à Bombay par Suez : nos télégraphes aboutissent déjà à Bagdad ; de Bagdad ils seront reliés bientôt, à Kurratchi, à ceux de l’Inde, qui embrassent un réseau de quatre mille lieues et atteignent Rangoun. On a proposé de les prolonger de là, par le Yun-nan, sur Canton ou par la côte, Singapour, Saigon ou Bornéo, et Manille, sur Hong-kong.

Les routes du nord, laissant l’Inde de côté, sont plus courtes encore : de Pétersbourg à Pékin il n’y a pas onze cents lieues, et cette distance est aujourd’hui franchie en trente-cinq jours par la poste. Le chemin de fer s’arrête à Nijni-Novogorod ; le télégraphe atteint Irkoutsk ; il atteindra bientôt Kiakhta et Pékin. Un chemin de fer, ou plutôt un tramroad, pourrait être construit à peu de frais à travers la Sibérie : la neige arrête très rarement les trains entre Pétersbourg et Moscou ; il n’y a donc pas à la redouter beaucoup. Je crois que les produits du chemin sibérien seraient suffisants ; quant à son importance militaire et politique pour la Russie, il est inutile de la faire ressortir. Un temps viendra donc où, la terre redevenant le chemin de la terre, la Chine ne sera plus qu’à douze ou quinze jours de l’Europe, c’est-à-dire un peu plus près que Bordeaux ne l’était de Paris au temps de Louis XIV.

En attendant ce progrès, je dus me contenter des bateaux de la Compagnie p.014 péninsulaire et orientale, auxquels ceux des Messageries impériales font aujourd’hui une utile et fructueuse concurrence. Les premiers bateaux, en effet, étaient encombrés et insuffisants, tant le mouvement avec l’extrême Orient augmente chaque jour. Les relâches de cette route sont pleines d’intérêt : c’est d’abord l’Égypte, qu’on traverse en chemin de fer : Suez, que son canal pourra faire renaître ; Aden, rocheuse et nue ; Ceylan, la plus belle des îles : Pinang et Singapour, éclairées du même ciel, dépourvues de la magnificence et des séductions de l’ île indienne, mais bien supérieures encore à ce qui passe pour le plus beau dans notre froide Europe et parmi nos maigres paysages.

Hong-kong, enfin, la ville aux palais de granit, née d’hier, opulente cependant et superbe ; et, comme pour faire ombre à ce tableau, séparée de quelques milles seulement, Macao, jadis fameuse, aujourd’hui déchue, végétant sur l’obole arrachée aux tripots. La différence des lois et des idées, le mélange du sang portugais avec un sang moins noble, ont créé ce contraste, et, par une dérision singulière de la nature, le port de Macao va se comblant ; tandis que celui de Hong-kong se creuse comme pour offrir plus de place à de plus puissants navires.

Macao fut la ville de Camoens ; Virgile d’un nouvel Énée, il annonça le triomphe de l’Europe comme Virgile annonçait le règne universel des Romains. Un peuple dégénéré foule sans la connaître la trace de ses pères, et j’eus quelque peine à trouver le jardin où Camoens écrivit son poème. Sous une grotte qui regarde la mer, sur une pierre qui se dégrade dans l’ombre et l’isolement, je lus ces vers, ainsi placés aux confins d’un continent nouveau comme une leçon offerte aux pionniers de l’avenir :

Aqui tens companheiro assi nos feitos

Como no galardāo injusto e duro :

Em ti, e nelle veremos altos peitos,

A baixo estado vir, humilde e escuro.

Morrer nos hospitaes, em pobres leitos,

Os que ao rei, e á lei servem de muro.

Isto fazem os reis, cuja vontade

Manda mais que a justiça, e que a verdade.

 (Ici tu as un émule dans les grandes actions comme dans le salaire injuste et cruel qu’elles obtiennent. On verra de grands cœurs comme lui, comme toi, dégradés, humiliés, méconnus. On verra s’éteindre sur des grabats d’hôpital les boulevards des rois et de la loi divine. Ainsi en décident les rois dont le caprice a plus de puissance que le droit et que la vérité.)

Cette traversée rapide et facile n’est pas sans quelques enseignements : on en rencontre à bord comme dans les relâches. Dans les relâches, on croise souvent les hardis p.015 pionniers de l’Australie ; race audacieuse, robuste et grande, comme la race du Kentucky, elle a poussé sans tutelle sur une terre vierge. A bord, on voit des enfants blonds et roses, imberbes encore, hommes déjà par l’âme et les habitudes : ce sont les cadets de l’Angleterre, attachés aux régiments de l’Inde ou aux comptoirs de la Chine. Ils sont partis, le cœur léger, pour conquérir la fortune ou dompter les Barbares. Ceux–là encore ont appris à se passer de lisières.

Dans une même race, il n’y a, entre les hommes, d’inégalité que celle établie par la fortune, impartiale puisqu’elle est aveugle, et qui se déplace incessamment. De deux enfants qui naissent parmi nous, l’un sera duc et l’autre berger ; mais on peut les changer de berceau sans que le monde le sache. D’une race à l’autre, il n’en est pas de même : la couleur de la peau, de toutes les choses qui les séparent, est la moins importante, bien que la plus visible. Tout ce qui est grand et beau est l’œuvre de notre race. J’ai vu le nègre sauvage, esclave et affranchi ; je l’ai vu idolâtre, musulman et chrétien : je l’ai toujours et partout trouvé le même. Dès qu’il approche du blanc, il faut qu’il serve ou disparaisse : il ne saurait se maintenir en face de nous ; car, comme on le dit en Amérique, he cannot compete.

L’inégalité des races humaines a créé les castes de l’Inde. Épaves de plusieurs peuples naufragés tour à tour sur ces plages, la sottise et la méchanceté les ont de jour en jour séparées davantage, tandis que la nature les rapprochait par la constante dégénérescence des types les plus élevés. Aujourd’hui encore, en Asie comme en Amérique, il se forme des castes. Le génie, la religion, les habitudes des peuples européens y répugnent : la force des choses les entraîne : eux-mêmes et les races qui les entourent prennent spontanément différents niveaux, comme des liquides d’inégale densité versés dans un même vase.

Sur les bateaux à vapeur même il y a des castes : il y a la caste des passagers, des officiers, des timoniers et des serviteurs blancs : inégaux par la fortune, la nature les rapproche ; le dernier de ces blancs est plus que le premier des autres.

Il y a la caste des métis portugais, marmitons et gens de peine ; celle des matelots chinois ; celle de l’équipage, en général arabe ou indou ; celle, enfin, des nègres employés seulement comme chauffeurs.

Le même phénomène s’observe en Chine : les Européens y ont de grandes maisons de commerce et de banque ; venus presque tous sans capitaux, ils s’enrichissent tous rapidement. Les Portugais de Macao, cependant, familiers au langage comme aux mœurs de la Chine, incapables de rivaliser avec les gens d’Europe, n’y songeant même pas, les servent comme interprètes, comme commis, comme caissiers.

A côté des Européens se montrent des Parsis, descendants des Perses de Darius, adorateurs du feu. Émigrés à Bombay d’abord, ils ont suivi en Chine les Anglais. p.016 Malgré l’étrangeté de leur culte, malgré les particularités de leur costume, nous voyons en eux presque des égaux, car ils pensent, écrivent, travaillent et trafiquent comme nous. Ils ont des ingénieurs, des médecins, des journalistes, des théologiens qui défendent le feu, des philanthropes qui bâtissent des hôpitaux et des collèges : aussi l’Angleterre ne s’étonne–t–elle pas de voir un Parsi baronnet.

Pour comprendre bien ce que nous sommes, pour nous estimer à notre juste valeur, il faut avoir quelque temps vécu loin de l’Europe. On en vient alors à s’étonner, non pas du triomphe de notre race, mais de la disproportion singulière qu’on remarque entre son génie et ses progrès. On s’étonne, en regagnant nos contrées, de voir les rues balayées, les services les plus vils rendus par des hommes supérieurs à ceux qui règnent sur une moitié de l’espèce humaine. On s’étonne de voir pourrir dans la misère et végéter dans l’ignorance tant d’enfants que la nature avait faits capables des plus grandes choses, dignes du rôle le plus élevé.

Avant de visiter la Chine, je ne possédais sur ce pays que les vagues notions que quelques lectures, difficiles à bien entendre en Europe, avaient pu m’en donner. Je ne savais de la langue chinoise que le peu que des recherches générales sur le mécanisme du langage m’avaient contraint à en apprendre. C’est par là que je dus commencer : visiter un pays sans en parler le langage, c’est charger son esprit de nouvelles ténèbres. Les interprètes sont à peu près, en Chine, ce qu’on a dit qu’ils étaient en Orient, où les uns savent l’arabe, mais non le français ; les autres, le français, mais non l’arabe : les plus nombreux, enfin, ne savent ni l’un ni l’autre : il y en a qui comprennent les mots, il y en a moins qui comprennent les idées. Étudier un peuple, c’est écouter les paysans qui causent, l’enfant qui chante, les gueux qui se querellent ; converser avec les gens instruits, questionner tout le monde. Vers ce perpétuel dialogue, il me fallait un guide ; il me fallait un homme instruit qui pût aussi m’aider dans mes travaux. La fortune m’en fit rencontrer un dont l’intelligence rapide devançait presque ma pensée, et qui quelquefois, la développant, poussait au delà de la limite que je leur avais assignée dans mon esprit des recherches intéressantes et nouvelles. Le concours de ce lettré, natif du Tшi-li, et dont le nom était Yé, fut trop loyal et trop éclairé pour que je puisse le passer ici sous silence.

J’avais divers ouvrages latins, anglais, portugais ou français, traitant de la langue chinoise. Ces ouvrages, presque tous excellents, ne me donnaient toutefois qu’une imparfaite représentation de la prononciation des mots chinois. C’est cette lacune que mon lettré devait d’abord combler. Pendant deux mois, je pris chaque jour des leçons, que je pourrais dire d’une journée. La langue chinoise, comme je l’expliquerai ailleurs, est, dans tout ce qui n’est point sa forme littéraire, d’une extrême facilité. L’étude et l’usage d’un grand nombre d’autres idiomes, de formes très variées, p.017 avaient habitué mon esprit à diverses expressions des mêmes pensées, comme mes lèvres à l’articulation de tous les sons dont la langue chinoise fait usage. Aussi me trouvai-je, au bout de cette leçon de deux mois, à même de converser avec les Chinois : non pas seulement des choses les plus communes, mais encore de tous les sujets difficiles et spéciaux dont l’étude m’intéressait. Dès le premier mois de mon séjour en Chine, j’avais même pu extraire des publications officielles les plus récentes des renseignements assez étendus sur l’administration du pays, et le tableau de ses revenus par nature d’impôts et par province.

En Chine, comme partout, chaque district parle un certain patois d’un certain dialecte particulier à une province ; mais cet empire si vaste, si complètement soumis à ses grandes dynasties, si longtemps centralisé, possède une langue générale entendue de tous les gens cultivés, et même de tous leurs fournisseurs et de tout leur entourage, d’une extrémité à l’autre de la Chine. Cette langue générale a, depuis deux siècles, quelque peu varié. Du temps des grands jésuites, la prononciation de Nankin faisait loi ; c’est elle que les jésuites ont transcrite. De nos jours, la prononciation de Pékin 1, différente de la première par quelques permutations assez simples, est généralement adoptée et aussi bien comprise dans les boutiques élégantes de Canton que dans celles de Tyen–tsin 2.

Les patois mêmes, sauf ceux de deux provinces, sont assez facilement intelligibles, après un certain effort de l’attention, à tout homme auquel les lois du langage sont familières et dont l’esprit est assez souple pour tenir compte de permutations constatées à mesure qu’elles se présentent dans le discours.

Le chinois est plus difficile à lire qu’à parler 3. Je ne pouvais espérer, après p.018 deux mois de leçons, pouvoir entendre un livre. Mais j’avais habité l’Orient, et, bien que j’en puisse écrire et lire les idiomes, je l’avais rarement fait. L’usage est, en Orient, d’avoir un secrétaire qui lit et qui écrit tout. J’ai suivi le même usage en Chine, et je puis dire que, par les yeux et les explications de mon lettré, j’ai lu, analysé ou consulté plusieurs centaines d’ouvrages, en même temps que j’acquérais les faibles connaissances nécessaires à l’intelligence des cartes, des traités de géographie et de quelques livres faciles. Si l’on considère qu’Augustin Thierry aveugle a pu écrire l’histoire, que nos premiers rois nous gouvernaient sans savoir lire, entretenant, cependant, des correspondances, faisant des traités, publiant des lois, on comprendra que l’ignorance passagère dont je cherchais constamment à triompher n’ait pas été un très grand obstacle à mes recherches.

Je ne m’imposerai pas la tâche fastidieuse de refaire l’historique de nos relations diplomatiques et de nos luttes armées dans l’extrême Orient. Ces faits, retracés cent fois avec intelligence et dans le plus grand détail, sont suffisamment présents à l’esprit de tous. Je prendrai les choses au point où nous les avons trouvées. Je ne ferai même qu’effleurer la campagne dernière ; j’en aborderai peut–être un jour le récit, car il me semble que cette conquête de la capitale de l’Asie par une poignée d’Européens impose au plus désintéressé de ceux qui en furent témoins le devoir de la raconter.

On a prétendu en Europe que les Chinois ne voulaient point entretenir de rapports avec nous : que ce peuple désirait rester dans son isolement : qu’il ne pouvait que perdre à en sortir ; que tout peuple est maître chez lui et peut fermer ses frontières aux autres peuples.

Si cette dernière proposition était admise dans la pratique, une moitié du monde se trouverait créée inutilement pour l’autre ; et comme il est probable que partout les premiers marchands ont rencontré quelque opposition, chaque nation, claquemurée chez elle, ne connaîtrait que ses produits : les unes auraient trop de blé et point de sucre ; les autres trop de sucre et point de pain : l’Europe ne connaîtrait ni le thé, ni p.019 la soie. Quant à la civilisation, il va sans dire qu’il n’y en aurait pas ; car c’est du commerce et du rapprochement des peuples qu’elle est née par toute la terre : il n’y a pas même une de nos inventions à laquelle plusieurs nations n’aient contribué, et qui, confinée à son berceau, n’eut été perdue pour tout le monde. Le plus simple bon sens montre donc que cette règle abstraite n’est pas faite pour le genre humain, auquel appartient toute la terre. L’humanité s’en est partagé les lambeaux, non en vertu de quelque droit particulier à chacune de ses races, mais en raison de leur développement, en proportion de leur force, et souvent à la suite de luttes séculaires et sanglantes.

Chaque peuple, en se constituant sur un certain sol, en mettant ce sol en culture, a fait acte de propriété ; mais cet acte n’a pu ravir ni aux autres peuples le droit de libre visite sur son territoire, ni à lui-même le droit de libre visite sur le territoire des autres : nul n’a le droit de fermer un chemin sous prétexte qu’il traverse son champ ; il peut seulement exiger que ceux qui suivent le chemin s’abstiennent de dévaster le champ. La race humaine est une, et ses fractions sont solidaires : il ne dépend pas plus d’elles de se refuser à vivre en société qu’il ne dépend d’un Français ou d’un Anglais de se soustraire aux obligations légales que sa nationalité lui impose.

S’il y a une chose que nul ne peut contraindre, c’est le commerce. Si les Chinois ne voulaient point de nous, leurs cultivateurs et leurs marchands n’auraient qu’à se refuser à l’échange des produits de la Chine contre les nôtres ; ils manifesteraient ainsi clairement le sentiment qu’on leur prête. Leur conduite, cependant, témoigne de la manière de voir la plus opposée ; elle est comme un plébiscite en faveur des libres relations de leur pays et des nôtres.

La Chine nous vend déjà pour près d’un demi-milliard des produits de son sol et de son travail. Sans nous, ces produits n’existeraient point ou seraient perdus ; sans nous, le peuple chinois aurait un demi-milliard de moins à consacrer à l’entretien de sa vie. Nous donnons donc à vivre à plusieurs millions d’hommes, dans une contrée où l’homme surabonde et trouve difficilement sa subsistance ; et en supposant même que l’opium, connu de tout temps en Chine et cultivé dans plusieurs provinces, n’existât pas sans ce commerce, en supposant que trois millions de Chinois fument cette drogue, en supposant, enfin, qu’il en résulte tous les malheurs dont on a parlé, il n’en resterait pas moins établi que le commerce européen est un bienfait pour la Chine. Le peuple de la Chine est loin d’en douter : non seulement il apprécie le bénéfice que nous lui portons, il aime encore nos lois et notre caractère. Il a pu, à Tɤñ-Tшeɤ et à Pékin, être abusé et excité contre nous : il n’a pu l’être Tyen-tsin, où nous étions déjà connus. Tandis que ses maîtres nous appelaient des rebelles, des barbares p.020 ou des diables, le peuple de cette ville nous qualifiait seulement de mao-tsö, c’est-à-dire gens barbus et chevelus (poils). Il plaisantait avec nous sans aucune malveillance, recherchait notre société et ne nous cachait rien de ce qui pouvait, en nous servant, nuire à ses maîtres. La première évacuation de Chusan, comme la dernière, furent regardées par les habitants comme des malheurs publics. Les populations affluent autour de nos établissements : Chang–haï prend des proportions immenses : une ville s’est formée autour de nos factoreries. Hong–kong, enfin, qui comptait en 1846 sept mille habitants, en compte aujourd’hui plus de cent mille 1, et toutes les colonies européennes se peuplent de Chinois, parmi lesquels il se rencontre non seulement des hommes très honnêtes et très laborieux, mais encore des hommes très habiles 2.

Le patriotisme chinois n’a opposé de résistance à nos armées que dans des brochures publiées loin de la Chine. Ce patriotisme, en effet, n’existe pas, et il est facile même, sans connaître la Chine, même sans avoir rien lu sur ce pays, de s’en rendre compte. Le patriotisme est en raison inverse de l’étendue des empires, et en raison directe de la liberté dont jouissent les citoyens et de la part qu’ils prennent aux affaires publiques. En Chine, un peuple immense subit plus ou moins une même tyrannie. Il ne s’est pas groupé librement ; des étrangers sortis d’une région barbare sont devenus ses maîtres. Il croit à l’empire comme les sujets de Néron pouvaient y croire. Nos aïeux ne s’inquiétaient guère du triomphe de Galba, de Vitellius ou d’Othon, de la victoire des Germains, de l’irruption des Goths ou même du sac de Rome. La géographie a fixé les limites de l’empire ; mais dans cet empire si vaste les communications sont lentes ; les provinces sont comme isolées l’une de l’autre : on peut remarquer même que la plupart d’entre elles (je citerai le Sso-tшuen comme exemple) ont auprès de leur capitale, comme un centre et un cœur, quelques districts pleins de villes et très peuplés, tandis que leurs extrémités, leurs frontières, sont à peine habitées. Ce sont donc comme autant de royaumes dont le langage diffère plus ou moins, ainsi que les coutumes, aussi diverses au moins d’une province à l’autre, en Chine, qu’elles le sont d’un royaume à l’autre en Europe.

Il résulte de cet état de choses une profonde indifférence pour les destinées de l’empire comme pour le sort des portions éloignées du pays. Qu’importe à Kyañ–si que Tyen-tsin soit pris par les Européens, ou au Kan-sɤ que le Yun-nan soit en rébellion !

Dans toutes les grandes villes, les Chinois étrangers à la province, les forestieri, comme on dirait en italien, se groupent en petits corps de nation dont chacun élit un chef qui agit officieusement auprès de l’autorité locale et remplit à peu près les p.021 fonctions de nos consuls. Le mot dont on se sert pour désigner un Chinois, Tшɤñ-kwo–jen, est de peu d’usage ; on ne l’emploie jamais, au moins dans le Nord, pour désigner un homme du Fo-kyen ou de Canton, qu’on appelle simplement Fo-kyen-jen et Kwañ-tɤñ-jen, et l’on a bien soin, quand un étranger les qualifie de Chinois, de lui faire remarquer qu’il se trompe.

Ni les Cantonnais, dont le dialecte est très caractérisé, ni les Fo-kyenois, qui ont un dialecte et une langue à eux et coiffent des turbans noirs, ne se regardent comme les compatriotes des gens du Nord, qu’ils qualifient de bœufs stupides, tandis que les autres les appellent pirates, enfants de singes et mangeurs de chiens.

Une animosité extrême règne entre ces diverses races, dont les unes sont conquérantes et les autres conquises. Les Cantonnais que nous avions amenés dans le Nord ont pris part d’eux-mêmes à l’attaque des forts. Ils n’avaient qu’à porter des échelles : mais l’officier qui les commandait, et eux–mêmes, trouvèrent moyen de jouer un rôle plus important dans le combat. La population du Nord redoutait beaucoup ces Cantonnais, qu’il nous était difficile de contenir et de surveiller assez pour empêcher de regrettables scènes, et je crois qu’il eût mieux valu ne pas amener ces hommes dans un pays où des moyens de transport plus convenables ne firent jamais défaut.

Il y a des empires qui se maintiennent, comme l’empire ottoman, non par le patriotisme qui y est inconnu, mais par le fanatisme, par le lien religieux, à défaut du lien national. Tout lien religieux manquait à la Chine : elle a une religion ou des religions ; elle a des temples, des cultes, des autels ; mais, indifférente à tout cela, elle n’entretient contre notre religion aucune hostilité. Si elle repousse le baptême, ce n’est pas qu’il lui répugne ; c’est qu’elle ne s’en soucie pas. Le christianisme est à ses yeux aussi bon que le bouddhisme ; elle se refuse seulement à reconnaître qu’il soit meilleur. Le christianisme a été persécuté en Chine comme association politique patronnée par l’Europe ; il ne l’a jamais été à titre de foi religieuse.

Le peuple chinois n’avait donc point de motif et n’avait nul désir de nous fermer son pays.

Il est clair que l’opposition qui nous était faite venait du gouvernement seul 1. La même chose se passe aujourd’hui au Japon, où l’oligarchie et ses sicaires p.022 assassinent les Européens et font sauter les ambassades, tandis que les marchands et le petit peuple nous témoignent de l’amitié et de la confiance. Les despotes détestent les peuples libres qui les jugent : les princes barbares, les peuples civilisés, dont l’aspect les humilie : ils excitent contre eux, à l’aide des calomnies les plus absurdes, leurs sujets ignorants et crédules, et, s’armant du désordre qu’ils ont fait naître dans les esprits, ils écartent les étrangers en alléguant leur impuissance à triompher de la répulsion populaire. Il n’y a pas de conte ridicule qui n’ait été débité au peuple chinois sur les Anglais : ils mangeaient les enfants ; l’air qu’ils respiraient était un poison ; ils manquaient d’articulation au genou, et, ne pouvant fuir, devaient tomber sans défense sous les coups des braves.

Le gouvernement, qui mettait à prix les têtes des Européens, publiait toutes ces sottises. Par ses affiches anonymes, ses proclamations, ses intrigues, il avait excité contre nous le peuple de Canton ; nous ne pouvions, sans les plus grands périls, franchir les portes de cette ville. Lorsque, cependant, des injures sans nombre nous eurent contraints à la prendre, nous n’y trouvâmes plus qu’un peuple laborieux et docile : un petit nombre de soldats européens suffit à y maintenir l’ordre, résultat que notre prédécesseur dans le gouvernement de Canton, le vice-roi Ye (Yeh), ne croyait pouvoir obtenir que par l’exécution de soixante-dix mille suspects dans une année 1.

L’histoire des commencements du commerce européen en Chine est un véritable martyrologe. Sans doute, parmi les pionniers de l’Europe, il se rencontra beaucoup d’aventuriers peu scrupuleux, de flibustiers même ; mais l’Europe ne leur prêta aucun injuste secours : elle les traqua, au contraire, et plus d’une fois s’abaissa jusqu’à les livrer, au lieu de les châtier elle–même.

La Chine, d’ailleurs, comme la Turquie, alors même qu’elle avait raison, trouvait moyen de se donner tort, en recourant à des insultes et à des violences inexcusables. Les crimes les plus affreux furent commis contre les Européens les plus inoffensifs. Il y a quelques années, un vice-roi de Canton alla jusqu’à faire assassiner le gouverneur p.023 de Macao. On lui porta la tête et la main de sa victime, et le vice-roi ne rendit ces odieux trophées qu’après des pourparlers monstrueux.

Le gouvernement chinois voyait dans la question de l’opium l’exportation de tout l’argent du pays, en échange d’une drogue inutile. Il y avait quelque erreur dans cette appréciation financière de la question ; car, bien que l’opium s’échange contre de l’argent, cet argent reste ou revient de lui-même dans le pays pour s’échanger contre de la soie ou du thé. Le commerce de l’opium était aux mains de l’Inde anglaise, les traités en interdisant la culture dans les établissements français de l’Inde, et les Hollandais ayant volontairement fait une concession du même genre à l’Angleterre. Le gouvernement anglais n’avait pour ce commerce, dont il ne comprit l’importance que fort tard, aucune sympathie ; l’opium était combattu à Londres et odieux aux missionnaires. L’Inde lutta longtemps avant d’en imposer la protection à la diplomatie et à la marine de la métropole. L’Angleterre, d’ailleurs, voulait ménager le commerce du thé et n’hésitait pas à sacrifier l’opium, noyant les cargaisons et pourchassant ceux qui cherchaient à les introduire. Il est clair qu’elle ne pouvait rien de plus, à moins de garnir de douaniers anglais toutes les côtes de la Chine.

L’Angleterre n’a point d’attrait pour la guerre. Les commerçants, toujours prêts à sacrifier l’intérêt permanent du commerce, qui veut une base large et des garanties sérieuses, à leur intérêt passager, qui se contente de beaucoup moins, sont toujours en faveur de la paix, de la temporisation, des demi-mesures. On sait quelle influence les commerçants exercent sur les décisions du gouvernement anglais : ce ne fut donc jamais qu’à son corps défendant que l’Angleterre, comme après elle la France, acceptèrent la lutte, et l’on peut dire que chaque fois qu’une clause nouvelle fut insérée dans un traité, elle n’y entra que comme la réparation ou n’y figura que comme le châtiment d’attentats innombrables longtemps impunis.

L’empereur Kin-mañ, qui a donné à son règne le nom de Tao-kwañ, avait consigné dans son testament et comme légué à son successeur la haine des Européens. Cette haine, à chaque instant manifestée par de nouvelles violences, avait entraîné, en 1858, une nouvelle guerre. Une action armée avait eu lieu dans le Nord : on avait voulu que l’empereur comprît que la guette exposait non pas seulement les pauvres habitants de ses provinces les plus reculées, mais encore sa capitale et lui-même. L’entrée du Pei-xo (Pei-ho) avait été forcée : Tyen-tsin avait vu conclure un traité dont les dispositions étaient satisfaisantes pour l’Europe sans être dures pour la Chine.

Grâce à ce traité, les ambassadeurs allaient se trouver en rapport avec le gouvernement central de l’empire, au lieu d’être accrédités seulement par le fait auprès du commissaire de police chinois de Macao ou de l’intendant militaire et financier de Sɤ, Sɤñ et Taï, dont la résidence officielle n’est pas même Chang-haï. Mais, pas plus p.024 que les Japonais effrayés par les Américains, les Chinois n’entendaient tenir leur traité. Ils avaient mis non seulement le Pei-xo (Pei-ho), mais encore toute la côte en état complet de défense, et, se pensant invincibles, préparaient une rupture. Lors donc qu’en 1859 les ministres anglais et français se présentèrent à l’embouchure du Pei-xo, manifestant l’intention de gagner Pékin, on commença par leur proposer de passer par Pei–tañ (Peh–tang) : ce n’était pas la route d’eau ; il suffisait, pour s’en assurer, de regarder la carte. Ce pouvait être la route de terre, mais moins directe que par Ta-kɤ (Ta-kou), à moins qu’on ne traversât, comme le fit le ministre américain, des plaines désertes et désolées, au lieu de suivre la bonne route et de traverser les riches villages de la rive droite du Pei–xo. Il était singulier que la route de tout le commerce fût fermée aux ambassadeurs, rejetés sur des chemins de sauniers ou de pêcheurs. Avec les Asiatiques il ne faut rien céder, à moins d’être prêt à successivement céder tout. Les ambassadeurs ne cédèrent pas ; ils firent bien, car si eux et les marins n’eussent poursuivi bravement un échec facile à réparer, on n’eût pas tenté d’expédition sérieuse, et les Chinois fussent, par une victoire diplomatique, restés maîtres du terrain.

L’ambassadeur américain a suivi la route de Pei-tañ. On s’est, sans doute, amusé à exagérer les tribulations de son voyage : la voiture fermée dans laquelle on s’est plu, en Angleterre, à l’emprisonner, n’est ni plus ni moins que celle dont les mandarins se servent, et dont nous nous servions nous-mêmes en Chine : mais ce n’est évidemment pas là le train qui convient aux représentants de deux puissances telles que la France et l’Angleterre : nobles par leur histoire et grandes par leurs armes, elles ne doivent nulle part oublier leur rang, et quand leurs ambassadeurs visitent l’Asie, la vue de leur équipage et de leur suite, comme les honneurs qu’ils exigent, doivent faire connaître au peuple que ce sont des souverains qui les envoient ; que ce sont de grandes nations qu’ils représentent ; qu’ils ne sont point venus pour se traîner le front dans la poussière ou manger les restes de la cuisine impériale, comme certains ambassadeurs ont, il y a un siècle, pu le faire en Chine, et même, avec quelques légères variantes, en Turquie.

La campagne de Chine fut courte et brillante. Des esprits superficiels en ont conclu peut-être qu’elle était sans difficulté et sans péril. Sans doute. Ta-kɤ ne pouvait pas plus se comparer à Sébastopol que les retranchements cochinchinois au quadrilatère vénitien : mais il y avait devant nous une grande aventure cherchée au loin, nouvelle pour nous, et dont plus d’une fois l’issue put paraître douteuse. Nous avions une bien petite armée : mais chacun de ses soldats, toujours prêts et toujours gais, était un volontaire accouru au premier appel et choisi parmi beaucoup d’autres. On voyait p.025 fleurir dans cette armée une discipline que je veux louer, parce qu’il y a des gens qu’elle étonne ; cette discipline qui n’use pas plus du cachot que du bâton, fondée sur la fraternité d’armes et de sentiments des chefs et des soldats, la noble solidarité des camps, le commandement léger, l’obéissance instinctive, le sacrifice volontaire, et ce murmure même entre les batailles qui montre la vie des armées et la force de leurs chefs, comme la presse libre montre la vie des peuples et fait ressortir la puissance des rois.

Cette grande discipline, que les armées de caserne ne connaissent pas, n’est pas seulement française, elle a suivi les drapeaux de tous les conquérants ; mais il n’existe pas d’armée, peut-être, dans laquelle l’officier et le soldat aient plus d’estime l’un pour l’autre, plus de confiance mutuelle. Il n’y a point dans notre armée deux classes d’hommes, l’une s’étayant seulement pour commander de quelque petit privilège 1 ou de quelque petite science, l’autre née pour servir et pour mourir obscure : il n’y a qu’un seul soldat, gentilhomme ou paysan noble par son habit, noble par les sentiments qui l’animent. Ce que l’officier sait, il l’enseigne à ses frères, et cette école, que toute la France traverse, rend à nos campagnes des citoyens meilleurs, des âmes plus fières et plus loyales. Toute notre civilisation passe par cette petite porte, et ce que l’officier donne de son temps et de son cœur, il le retrouve sur les champs de bataille : blessé, des mains pieuses le relèvent et le pansent ; mort, son souvenir plane autour du drapeau. Ainsi, l’armée est une famille, et cette famille est l’école et l’exemple de tout le pays.

Notre petite armée, digne d’un plus grand théâtre militaire, avait à sa tête des hommes dignes de la conduire. Ce n’est pas à moi qu’il appartient de dire combien tous ses services furent bien dirigés, à quel point son chef d’état-major sut faire son devoir, à quel point il fut bien secondé. Je ne rappellerai pas les difficultés, les épreuves sans nombre dont l’habileté, la patience, l’énergie de notre général pouvaient seules triompher. Parmi ceux qui nous conduisaient, je n’en nommerai qu’un seul, dont la mort a livré le nom à l’histoire. C’est de Collineau que je veux parler. Ouvrier, disait-on, avant d’être soldat, il avait lu peu de livres. C’était un grognard difficile à mener, un chef taciturne et dur. Mais il possédait au degré le plus haut cette intuition soudaine et cet amour silencieux de la guerre qui font le grand soldat et le bon capitaine. Collineau était vraiment l’homme de guerre, âme des armées qui parfois le détestent et toujours le suivent, création étrange et rare qui, le jour où les p.026 hommes se mesurent, apparaît surgissant du fond d’une boutique, d’une chaumière ou d’un atelier, et devant laquelle tous les rangs s’ouvrent.

Ce héros de Malakoff et de bien d’autres combats qu’il ne racontait pas est mort à Tyen-tsin de maladie. La fortune lui devait une autre fin. Quand nous apprîmes cet événement, un officier d’un grand mérite qui n’aimait pas Collineau s’écria : « C’est une perte qu’a faite la France. » C’était une perte, en effet : mais combien il y a peu d’hommes dont on osât faire un si grand éloge !

A nos côtés marchait une armée anglaise dont le chef avait appris la guerre sur bien des champs de bataille, composée de beaux et braves régiments, parmi lesquels on remarquait les king’s-dragoons et la cavalerie sikhe de Probyn et de Fane. Cette armée était plus nombreuse que la nôtre ; mais elle comptait quelques régiments indous, punjab infantry, formés d’hommes inférieurs aux Européens par leur constitution, comme par leur énergie, leur intelligence, leur sens moral.

Une entente cordiale présida aux opérations combinées des deux armées, bien que dans les deux camps quelques esprits chagrins fussent constamment préoccupés de la crainte d’être devancés par des rivaux plus jaloux que scrupuleux. Ceux qui craignaient ainsi d’être trompés les uns par les autres étaient également loyaux : il ne leur manquait sans doute que de se mieux comprendre. Le charlatanisme militaire ne survit pas à des guerres comme celles de la Crimée, de l’Italie ou de l’Inde. Les deux armées firent également leur devoir : l’une ne triompha point sans l’autre ; l’une ne fit rien de plus et rien de moins que l’autre. Supposer, comme on le fait sans cesse en France et en Angleterre, qu’une armée anglaise ou française puisse être quelque part sans y jouer un grand rôle, ou feindre de le supposer, donne sans doute auprès des sots un brevet de patriotisme ; mais je ne descendrai pas à le leur demander. L’histoire ne doit pas procéder, comme le récit d’un caporal, par élimination, entre deux armées attribuant tout à la sienne, et dans cette armée retirant toute part active à tous les corps et tous les régiments autres que le sien.

La Chine était assez vaste, le peuple chinois assez indifférent aux vicissitudes de la politique de ses maîtres pour qu’il nous fût possible de localiser complètement la guerre dans le Nord. Chang-haï, ainsi placé en dehors de la lutte, devint notre point de ralliement et notre base : nous consentîmes même à protéger cette ville et ses environs immédiats contre les rebelles. L’intendant, ou tao-tay, de cette partie du Kyañ-sɤ eut pour nous les plus grands égards : mais il chercha, comme cela devait être, à nous faire perdre du temps, d’abord en annonçant des négociations que nous ne pouvions accepter que sur les bords du Pei-xo, ensuite en cherchant à nous engager contre les rebelles, sous prétexte de sauver ou de reprendre Sɤ-tшeɤ (Sou-tcheou). Rien n’eût été plus juste ni plus chevaleresque ; mais la recherche du beau n’était p.027 point notre objet : nous devions, sans perdre notre temps, notre matériel ni nos hommes à d’autres aventures, battre l’empereur, et non lui procurer des triomphes. Au lieu de rester les arbitres de la Chine, nous fussions, en apparence du moins, tombés au rang de ses satellites ; son gouvernement hypocrite eût prétendu nous avoir achetés, et cette calomnie eût passé pour la vérité même, dans un pays où tant de choses sont à vendre.

Après quelques mésaventures, quelques échouages, quelques pertes de matériel et quelques retards inévitables, mais qui pouvaient inspirer de l’inquiétude pour l’avenir de l’expédition, nous gagnâmes la baie dite de Tшe-fɤ (Tche-fou). Le débarquement fut facile : notre armée campa sur un petit promontoire et à côté d’un gros bourg appelé Yen-tay, ou le Télégraphe, en raison d’une tour à fumée (yen-tay) dont les ruines se voyaient encore au sommet du promontoire et avaient été prises de loin pour un fort.

Yen-tay, situé au nord de la partie orientale et montagneuse du Шan-tɤñ (Chan-toung). dans l’arrondissement de Fɤ-шan (Fou-chan) et le département de Teñ-tшeɤ (Teng-tcheou, cité importante et ancienne), sert de relâche principale aux navires chinois du Kwañ-tɤñ (Kouang-toung), du Fo-kyen et du Kyañ-sɤ (Kiang-sou), qui visitent le golfe du Leaɤ-tɤñ (Leao-toung), et à ceux du Nord qui portent dans le sud les eaux-de-vie, les fruits et les légumes du Tшi-li (Tchi-li).

Aucune base secondaire ne pouvait être mieux choisie, si, comme je le suppose et comme l’a sans doute pensé la marine, il n’existait point de mouillage aussi sûr plus à l’ouest. A Lae-tшeɤ (Lai-tcheou), en effet, nous eussions obtenu plus facilement encore les animaux de bât et les provisions dont nous pûmes nous fournir à Tшe-fɤ.

De ce point, où nous vécûmes dans les meilleurs termes avec la population, nous gagnâmes le fond du golfe de Tшi-li en même temps que l’armée anglaise, qui avait fait à Ta-lyen-wan les préparatifs que nous avions faits à Tшe-fɤ.

Le golfe de Tшi-li, comblé presque par les vases du fleuve Jaune qui s’y jetait jadis, a des côtes basses et ne présentait que très loin de la terre le fond nécessaire à nos gros navires. Mouillés à douze milles de l’embouchure du Pei-xo (Pei-ho), et de celle du Pei-tañ xo (Peh-tang-ho), nous débarquâmes le 1er août entre ces deux points, à peu de distance du second, dans cette boue épaisse et profonde que nos soldats appelaient jadis le cinquième élément et qui fut la couche de notre première nuit. Nous n’eussions trouvé dans le fond du golfe aucun point plus favorable, à moins de remonter tout à fait dans le nord, jusqu’à Шan-xaé 1, par exemple. ce qui nous p.028 eût placés sur une grande route, mais beaucoup plus loin de Pékin et avec les Tartares à dos. Nos chefs sautèrent les premiers dans la boue, qui semblait un autre golfe, rayé au loin par une chaussée sur laquelle on voyait circuler quelques voitures et quelque cavalerie. Une artillerie légère peu nombreuse, mais bien servie, pouvait, à ce moment critique, nous rejeter dans la mer : nos pièces les plus maniables ne se trouvèrent sur un terrain à peu près solide qu’après bien des heures du travail le plus habile et le plus acharné. L’ennemi, très heureusement, ne sachant que défendre des murailles ou déployer de la cavalerie, ne tenta rien contre nous, et pendant la nuit évacua la ville de Pei–tañ, dans laquelle nous entrâmes le lendemain matin, en suivant la chaussée.

Ce bourg, bâti de boue et de paille, sorte d’île au milieu de la boue, restera dans nos souvenirs comme le type de la désolation et de l’horreur. Nous y trouvâmes quelques forts abandonnés et une population un peu effarouchée, mais que quelques proclamations eussent rassurée et qu’il eût été bon de conserver, en partie au moins, auprès de nous. La bienveillance de nos chefs eût eu besoin d’être plus expliquée ; les autorités chinoises, du reste, commandaient au peuple de se retirer, et le peuple se retira, abandonnant ses demeures à notre discrétion, ce qui n’eût eu que de faibles inconvénients si nous n’eussions compté dans ou à côté de nos rangs des troupes indoues et des coulis chinois.

Dès les premiers moments, je pus obtenir des habitants, sans la moindre contrainte et dans une conversation tout amicale, quelques informations que je présentai à l’état-major, et qui étaient relatives aux forts et aux villages du Pei-xo, à la route que nous pouvions suivre pour y arriver, enfin aux chemins qui menaient à Tyen-tsin. Après une première reconnaissance, nous sortîmes de notre bourbier. Les retranchements qui couvraient le village de Sin-xo (Sin-ho), ou de la nouvelle rivière, petite crique ou plutôt petit canal sur la rive gauche du Pei-xo, furent enlevés, et notre camp fut établi sur ce point. Une action brillante nous rendit encore maîtres du camp retranché de Tañ–kɤ (Tang–kou).

L’ennemi avait en aval de nous, près de Si-kɤ (Si-kou), un pont de trente-cinq bateaux qui lui permit de se retirer sur l’autre rive. Nous jetâmes nous–mêmes un pont près de Sin-xo, et une partie de notre armée menaça les forts de la rive droite, tandis qu’une nouvelle attaque était dirigée, le 21 août, contre les deux forts qui défendaient la rive gauche. Dans les deux forts, les magasins à poudre, mal protégés, sautèrent dès le commencement de l’affaire, mettant hors de combat une partie p.029 notable des forces ennemies. Le premier fort, battu en brèche, fut pris d’assaut. La garnison, qui n’était tartare qu’en partie, et appartenait surtout à la milice (шyañ-yɤñ) de la province, se défendit avec acharnement. Là, comme partout, l’artillerie était médiocre, le tir inintelligent et mal dirigé ; mais la conduite des troupes fut honorable. Dans le fort enlevé, elles se battaient encore, et la lutte ne cessa que par la destruction de l’ennemi. Le fort le plus voisin de la mer refusa de se rendre, mais ne tenta point une résistante inutile : les portes n’en furent point ouvertes ; l’on y pénétra par escalade, et la garnison prisonnière fut immédiatement mise en liberté. J’ai lieu de croire qu’elle regagna ses foyers, et que cet acte généreux fit sur la population de Tyen-tsin une impression profonde, s’opposa peut-être à un soulèvement p.030 qui eût compromis nos opérations dans le Nord, et n’ajouta rien aux forces que nous rencontrâmes plus tard.

Type des forts du Pei-xo

Ce dessin donne l’ensemble et les principaux détails d’un petit fort à un seul cavalier, armé de trois pièces. Le fort est en terre et défendu extérieurement par des pieux pointus et des fossés pleins d’eau. On aperçoit dans l’intérieur du fort les baraques de roseau et torchis des soldats, et le magasin à poudre protégé par de la terre.

Des officiers d’état-major traversèrent alors le Pei-xo, et, conjointement avec l’énergique et habile H. Parkes, sommèrent le vice–roi de Tшi-li, qui était venu prendre la direction des opérations, de rendre tous les forts de la rive droite et de nous ouvrir les routes de Tyen-tsin, où le traité nouveau devait se signer. Le vieux vice-roi discuta, résista, pleura même, dit-on, et se soumit.

Les hommes ne se battent guère, depuis du moins qu’il y a des canons, sans que le ciel intervienne pour les calmer en les rafraîchissant. Nous essuyâmes ce soir-là, et comme nous retournions au camp, un orage digne de Solferino. Le marécage devint un lac : jamais on ne vit de héros plus crottés ; notre artillerie si légère, due à l’initiative de notre premier ingénieur militaire, l’empereur, traversa le bourbier traînée par des rosses japonaises ; les fameux armstrongs, attelés de superbes chevaux, y passèrent au moins la nuit. Ces pièces, d’un calibre plus fort, légères de métal, mais lourdes d’affût, n’avaient pas eu beaucoup plus d’effet que les nôtres ; mais les nations sont comme les mères, passionnées pour leurs enfants tortus : la France, pour son administration ; l’Angleterre, pour son artillerie nouvelle : deux choses pesantes à mouvoir et sujettes à explosion.

Militairement, la campagne semblait terminée : les barrages du fleuve furent enlevés, quelques petits bâtiments y pénétrèrent : l’amiral anglais s’y porta avec un empressement qui fit craindre quelque imprudence. L’expédition avait six têtes, une de moins que l’hydre de Lerne : l’accord de ces six têtes fut un miracle que nous craignions à chaque instant de voir cesser.

Notre armée marchait sur Tyen–tsin par la rive gauche du Pei–xo ; je suivis la rive droite, qui m’offrait une route plus agréable. Le pays était plat ; mais le sol, la végétation, le ciel pur, tout me rappelait les riches plaines de la Lombardie. Le sorgho, employé à la fabrication des alcools de Tyen-tsin, couvrait de vastes espaces. A chaque instant je rencontrais de gros villages entourés de jardins et d’arbres, peuplés de gens laborieux, propres et polis. La municipalité s’empressait à me fournir tout ce dont j’avais besoin comme logement ou comme vivres. Le compte des provisions m’était, sur ma demande, apporté au départ. Ce compte représentait exactement la valeur des objets livrés, comme je pus m’en assurer facilement, et je puis dire que si j’en excepte quelques boutiques de curiosités à l’usage des étrangers, j’ai rencontré en Chine, dans les transactions, autant de loyauté qu’on en peut trouver en France ou en Angleterre. Ma dépense, vivant d’ailleurs dans une extrême abondance et ne cherchant nullement l’économie, ne s’élevait qu’à un quart de piastre par jour par homme ou par bête, soit à une quarantaine de francs environ pour ma petite smala. p.031 Dans presque tous ces villages, il y avait des musulmans dont je visitai les mosquées, et avec lesquels j’eus de longs entretiens. Il en fut de même entre Tyen-tsin et Pékin. Les musulmans étaient dans le ravissement de voir un Européen connaissant l’arabe et leurs livres. Le monothéisme les rapprochait extrêmement de nous. Ainsi, au bout du monde, je me trouvais en pays de connaissance ; je puis presque dire au milieu d’amis.

Le fleuve que je côtoyais, humble et petit par le volume de ses eaux, n’est cependant pas moins célèbre dans l’histoire qu’il n’est important de nos jours. C’est par son canal que s’écoulait jadis le fleuve Jaune, le fleuve par excellence, le Xo (Ho). Ce grand fleuve eut plus tard deux bras, puis le bras septentrional fut délaissé, conservant seulement le nom de fleuve du Nord, que de plus petits cours d’eau se donnent aussi. Par les anciens canaux qu’avait suivis le grand fleuve, par celui de la rivière I et de son principal tributaire, par celui d’un petit affluent septentrional, enfin, un canal nouveau fut ouvert par la main des hommes, sous la dynastie des Mongous Yuen et pour l’approvisionnement de leur capitale, Ta-tɤ, qui est le Pékin actuel. Ce canal passe à Tyen–tsin, le port céleste, ville nouvelle, aujourd’hui chef–lieu d’un fɤ, ou district ; wey, ou forteresse seulement, sous les Miñ 1, et se termine à peu près à Tɤñ (Toung tcheou), l’arrivée, après avoir passé à Yañ-tsun, le village des saules, et à Ma-tao, le port. Depuis quelques années, le canal entre Tyen–tsin et le Sud s’est envasé, les p.032 arrivages ont pris la voie de mer, et gagnent Tyen–tsin par le fleuve, en passant à Ta–kɤ, Si–kɤ et Ko–kɤ 1.

Tyen-tsin et Tɤñ sont donc à Pékin ce que le Havre et Rouen sont à Paris. Tyen-tsin et ses faubourgs couvrent environ 500 hectares et peuvent compter de 120.000 à 150.000 habitants : Tɤñ doit avoir à peu près la même population.

Tyen-tsin s’ouvrit devant nous. J’y entrai moi-même avant l’armée, et je n’y rencontrai ni visages hostiles, ni malveillance déguisée, ni méfiance, ni réserve. Une maison très convenable fut mise à ma disposition, ainsi qu’une dizaine de serviteurs que je rétribuai honorablement et qui me servirent avec zèle et fidélité, par l’homme d’affaires du chef des marchands de sel 2, Tшañ, qui, dans des temps difficiles, avait offert huit millions de francs à l’empereur, et reçu en échange les honneurs du premier rang de la hiérarchie chinoise.

Un plénipotentiaire chinois était arrivé, et l’on traitait avec lui. De jour en jour, cependant, l’aspect de la ville changeait ; au milieu d’un peuple ami, on ne pouvait trouver ni domestiques, ni voitures, sans avoir recours à des menaces. L’ordre de nous tout refuser avait été donné, et le peuple effrayé se soumettait. Le vice-roi, dont la résidence naturelle était à Pao-tiñ fɤ, capitale du Tшi-li, nous avait rejoints à Tyen-tsin, et n’en bougeait pas. Un jour, j’avais eu besoin d’une voiture de plus, et je n’avais pu en trouver à vendre : il ne me fallut pas longtemps pour obtenir l’explication que je devinais. Je fis alors une chose dont je n’avais aucun droit : je me rendis au palais du vice–roi, et j’y laissai ma carte de visite chinoise, sur laquelle j’avais fait p.033 écrire quelques mots dont le sens était que le vice-roi ayant ajouté à ses fonctions la location des voitures, je lui en demandais une. A cette demande il y avait une réponse facile : renvoyer ma demande à l’ambassadeur, ce qui m’eût embarrassé. Le vice-roi en agit tout autrement, ne voulant pas que son intervention fût examinée de trop près. Il me fit porter sa carte et me fit dire qu’il aurait l’honneur de se présenter le lendemain chez moi, démarche que son emploi ne permettait guère, et qui n’eut pas lieu.

L’armée ennemie s’était retirée dans le nord et couvrait Tɤñ tшeɤ (Toung tcheou). On savait à Tyen-tsin qu’elle avait poussé ses reconnaissances de notre côté, au moins jusqu’à Yañ tsun et peut-être jusqu’à Pɤ-kao. Tout d’un coup, le 7 septembre, les négociations se rompirent. Au moment où tout paraissait conclu, le plénipotentiaire chinois se trouva n’avoir plus de pleins pouvoirs.

J’avais reçu cette nouvelle depuis quelques instants, quand un Chinois que je voyais, et qu’il est inutile de nommer ici, vint me dire que, la veille au soir, dans un restaurant, un employé du vice-roi avait annoncé l’arrivée des contingents tartares à Шan-xaé kwan. Cette seconde nouvelle expliquait la première ; elle avait mis quelques jours à venir. Les contingents devaient être plus rapprochés de Tɤñ tшeɤ que nous-mêmes.

Cette ville et la capitale étaient désormais couvertes plus sérieusement qu’elles n’avaient pu l’être jusqu’alors par des troupes déjà battues. Je me hâtai de porter à la connaissance de qui de droit ce que je venais d’apprendre.

Si l’on pouvait, à cette époque, croire encore à la loyauté des Chinois, on dut reconnaître qu’ils nous avaient toujours trompés, lorsqu’on découvrit, à Yuen miñ yuen, une lettre de San-ko-lin-sin à l’empereur, datée du 26 août, jour de l’entrée des Français à Tyen-tsin, par laquelle le général tartare informait son maître des dispositions nouvelles qu’il prenait contre nous, et l’invitait à se retirer à Jö-xo (Géhol) pour y attendre la fin de la guerre.

On ne s’était point pressé d’appeler tous les contingents tartares, parce que le service dû par eux était féodal et limité, sans doute, dans sa durée ; qu’il fallait que les maigres récoltes de la Mongolie fussent, en partie du moins, ramassées ; qu’enfin la présence de ces étrangers à demi sauvages était un fléau pour les populations chinoises, et que la dysenterie amenée par les chaleurs et la mauvaise nourriture, l’usage du sorgho, par exemple, décimait déjà les hommes et les chevaux appelés à la défense du bas du fleuve, et ramenés au delà du Tyen-tsin.

Nous allions rendre aux peuples de l’extrême Asie la visite de leurs parents les Huns, et ces peuples allaient venir nous recevoir l’arc à la main. La Mongolie intérieure (Noé mɤñ-kɤ) compte, d’après la locution populaire, quarante-huit bannières : p.034 elle en a quarante–neuf dans les livres, empruntées aux vingt-quatre tribus, celle des Ortous en fournissant sept et celle des Khortchin six, à elles seules 1. Chaque bannière compte environ deux mille familles, et peut probablement mettre à cheval trois ou quatre cents hommes. La Mongolie intérieure compte encore quelques bannières en dehors de ce groupe : il y a enfin les contingents de quelques autres pays mongous et ceux de la Mantchourie. San-ko-lin-sin pouvait donc réunir aisément trente mille chevaux.

Ce Mongou vigoureux et intelligent inspirait à ses troupes une grande confiance : roi (wañ, roi ou prince) des quarante-huit rois et des quarante-huit bannières, on l’appelait le saint roi (sön wañ), parce que sa jeunesse s’était écoulée dans une lamaserie, comme le reste de sa vie se passait à cheval. Il était oncle de l’empereur, p.035 quoique n’appartenant pas à sa nation. Une politique constante




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