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Naplouse, Alep, des «villes du savon»


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2.1.4. Une industrie négligée ?


La crise actuelle du savon de Naplouse, cependant, est liée à la baisse bien réelle de la consommation locale. Abū Hishām ajoutait : « Plus les vieux qui comprennent ce savon meurent, plus notre travail diminue53 ». Parlant de la sorte, il faisait allusion au fait que le savon de Naplouse est acheté en priorité par une population âgée, ayant passé la soixantaine54. Bon nombre d’hommes d’un certain âge affirment utiliser le savon de Naplouse pour se laver les cheveux ; les femmes avouent en général préférer le shampooing. Les générations plus jeunes, « ignorantes » des bienfaits de l’huile d’olive, préfèrent un savon qui mousse plus vite et d’une forme plus pratique que celle du « morceau de Naplouse », qui fait aisément figure de produit archaïque.

Cette « négligence » croissante du consommateur local se conjugue avec celle des grandes familles de propriétaires, qui ne cherchent pas à faire de la publicité, à ouvrir de nouveaux marchés ou à améliorer leur produit. Par le passé, l’industrie du savon a certes contribué à asseoir le pouvoir de ces grandes familles ; mais elle ne représente plus aujourd’hui qu’une branche très mineure de leurs activités. Pour les familles Ţūqān, Shakaʻa et Maşrī, de nos jours davantage tournées vers le monde des investissements et de la finance, la poursuite de l’activité savonnière tient en grande partie à la préservation d’un héritage (turâth) familial, symbole d’une appartenance citadine ancienne, et garant de leur ancrage local. La savonnerie, jadis pilier symbolique de la notabilité naplousaine, est de plus en plus un symbole tourné vers le passé : elle est gardée comme souvenir, mais les propriétaires qui la préservent ne sont pas vraiment disposés à investir dans une modernisation, ou une patrimonialisation. C’est l’inverse à Alep, où l’industrie du savon au laurier connaît à l’heure actuelle un essor renouvelé.

2.2. Le savon d’Alep : un regain de prospérité

À Alep, le XXe siècle est marqué par une progression spectaculaire du nombre des savonneries, avec la construction de fabriques à l’extérieur de la ville55. Dans les années 1950, plusieurs savonneries « modernes » furent construites dans ce qui devenait la zone industrielle d’Alep. Elles utilisaient des huiles étrangères – notamment de palme – ce qui leur permit, pour certaines d’entre elles, de mécaniser une partie de leur production, et d’être moins dépendantes du caractère saisonnier de l’activité56. La progression du nombre des savonneries n’est certes pas linéaire : la crise des années 1930 affecta toute l’économie syrienne ; la fermeture des frontières avec l’Irak affecta également l’exportation de savon d’Alep. Celle-ci fut cependant en partie compensée par la conjugaison de l’ouverture économique de la Syrie, ainsi qu’un nouvel engouement occidental pour les produits « naturels »57 : les savonneries commencent à exporter en Europe, au Japon, aux États-Unis58. D’autres vagues de construction eurent lieu dans les années 1980 et 1990. En 2007, on me rapporta à la Chambre d’industrie d’Alep que « chaque année, une nouvelle fabrique ouvre ». La plupart de ces sociétés ont également un bureau dans le quartier des grossistes, près de Bāb al-Faraj.

Dans la vieille ville d’Alep, quatre anciennes savonneries continuent de fonctionner : deux appartiennent à la famille Zanābīlī, et deux à la famille Jbeilī59. Leur production annuelle, qui oscille pour chacune d’entre elles entre 300 et 500 tonnes maximum, est bien moindre que celle des savonneries de la zone industrielle : ces dernières, pour certaines, atteignent aisément les 1000 tonnes par an, dans des bâtiments beaucoup plus vastes.

2. 2.1. Les savonneries de la vieille ville : une délocalisation en cours ?

La situation de la savonnerie Fansā en 2007 est révélatrice d’un processus qui semblait alors en cours à Alep : celui de la délocalisation des anciennes savonneries hors de la vieille ville. La famille Fansā, éminente famille d’anciens savonniers, possédait plusieurs savonneries dans la vieille ville, dont une du côté de Bāb Qinesrīn qu’elle vendit à un producteur du nom d’Ahmad Shawqī Şābūnī. Elle continuait cependant à y fabriquer du savon pour son compte. En 2005, Şābūnī, criblé de dettes, se trouva dans l’obligation de vendre. La société Fansā voulut alors racheter la savonnerie ; mais Sābūnī trouva plus offrant en la personne d’un grand propriétaire terrain, qui comptait utiliser les bâtiments pour un projet immobilier60. Fu’ād Fansa, l’actuel directeur de la société Fansā, décida alors de construire une nouvelle savonnerie, qui devait être achevée en 2008, dans la zone industrielle d’Alep. En attendant, il faisait confectionner le savon dans la nouvelle fabrique que Şābûni fit lui-même construire en 2006, après avoir vendu la savonnerie de la vieille ville. Au début de 2007, Ahmad Şābûnî succomba à une crise cardiaque – ses enfants, qui travaillaient avec lui, ont repris l’affaire familiale.

Cette même année, je visitai avec le Dr. Mahmūd Hreitānī la savonnerie de Nāder Barakāt dans le quartier de Shaykh Najjār (zone industrielle). Nāder Barakāt, ancien chauffeur de camion, s’était lancé dans le commerce du savon dans les années 1980, en ouvrant un bureau de vente en gros à Bāb al-Faraj ; en 1988, il acheta un terrain dans la ville industrielle, et construisit sa savonnerie, achevée en 1990. Il y vend actuellement cinq marques, pour du savon au laurier traditionnel mais aussi du savon moulé et parfumé. À notre arrivée, Barakāt nous parla de feu Ahmad Sābūnī, en déplorant sa mort subite. Ensuite, la discussion en vint aux raisons qui lui avaient fait vendre la savonnerie près de Bāb Qinesrīn.

Selon Nāder Barakāt, Şābūnī n’avait plus un capital suffisant pour acheter les matières premières. Il a donc dû vendre, et avec l’argent gagné il a pu construire une autre savonnerie dans la zone industrielle.

D’après le Dr. Mahmūd, il n’y aura bientôt plus de savonneries dans la vieille ville : tout d’abord à cause d’une politique de protection qui empêche les industries de s’y installer, puis à cause de l’aspect très peu pratique de ces vieux bâtiments, dans des quartiers aux ruelles étroites : les camionnettes ne peuvent pas entrer, on doit déplacer la marchandise avec des barils61.

De la même manière, Fu’ād Fansā justifiait la construction d’une fabrique « moderne » en dehors de la vieille ville :

«  (…) d’abord la cuve est plus adaptée, ensuite pour le transport de l’huile c’est infiniment plus simple : on apporte un container et on le vide dans le puits avec un tuyau ; dans la vieille ville, il fallait faire entrer des barils par huit avec une Suzuki [petite camionnette en forme de van]… et avec les embouteillages et tout… »62

Pour les autres savonniers de la vieille ville pourtant, une telle délocalisation restait, en 2007, encore à l’état de projet. ʻAbd al-Badīh Zanābīlī, âgé de plus de quatre-vingts ans, me parla un matin de l’idée que son fils et lui avaient d’ouvrir une nouvelle savonnerie dans la ville industrielle. L’un des intérêts de cette délocalisation était d’installer des pièces de refroidissement, pour pouvoir confectionner le savon tout au long de l’année.

Je demande à ʻAbd al-Badīh s’ils continueront à travailler ici [dans la vieille ville]. Il me répond que si le projet arrive à son terme, cela prendra beaucoup de temps. Ensuite il est important de continuer à travailler dans l’endroit où avait commencé son grand-père, et pas seulement pour des raisons sentimentales : les touristes qui viennent regarder la fabrication du savon, me dit-il, veulent voir des vieux bâtiments. L’endroit a donc aussi son importance : les clients préfèrent acheter un savon qui a été fait dans un lieu qui a une histoire63.

Ainsi, même si le projet existait, ʻAbd al-Badīh Zanabîlî n’était en 2007 pas vraiment convaincu de délocaliser sa production. Il en était de même pour son petit-neveu Musbāh, tout comme pour les deux savonneries Jbeilī. À Alep comme à Naplouse, la continuation du métier du savon s’explique également, pour les anciens savonniers, par la préservation d’un héritage familial qui inclut l’attachement aux bâtiments de la vieille ville.

Continuer à y travailler a pourtant aussi une justification beaucoup plus concrète : la savonnerie de ʻAbd al-Badīh Zanābīlī vend l’essentiel de sa production en France et en Italie ; celle de Muşbāh Zanābīlī vend en France et en Italie, mais aussi au Japon. La savonnerie ʻAdnān Jbeilī, en face du Bimaristān al-Arghūnī, vend un quart à un tiers de sa production en France. Quant à la société Fu’ād Fansā et fils (qui n’a que très récemment délocalisé sa savonnerie), elle vend 60% de sa production en France64. Jouissant d’une réputation de qualité, ce sont les savonneries de la vieille ville qui produisent les plus grandes quantités de savon exporté en Europe, en Amérique et au Japon65, à des firmes en quête de tradition tout autant que de qualité. Les bâtiments anciens des savonneries donnent une touche « authentique » à la fabrication du savon, et sont autant d’arguments de vente.

2. 2.2. Les marchés des savonneries d’Alep

Pour comprendre le dynamisme de l’industrie du savon d’Alep, le premier élément à signaler est la permanence de la demande locale. Grandin notait en 1984 :

(…) le produit de cet artisanat est encore souvent préféré à celui obtenu par les procédés modernes et industriels. (…) La concurrence étrangère n’existe pas ; de ce fait, de grandes quantités de savon d’Alep sont distribuées en Syrie66….

Ce constat doit certes êtres nuancé – on trouve sur le marché de plus en plus de savon importé (notamment de Turquie et d’Égypte) et fabriqué industriellement. Cependant, malgré une relative ouverture aux produits extérieurs depuis les années 2000, les Aleppins (et à une plus large échelle les Syriens) continuent d’acheter le savon d’Alep, qui reste un bien de consommation courante. La demande locale reste donc élevée, si l’on en juge du moins par la grande visibilité, déjà évoquée, des savons au laurier dans l’espace commercial, et par les propos des commerçants eux-mêmes67. Cette permanence de la consommation locale se conjugue avec une relance de l’exportation : la plupart des savonneries exportent le tiers, voire la moitié de leur production68.

Au niveau régional, tout d’abord, la réouverture des frontières avec l’Irak permet la vente, en grandes quantités, d’un savon d’une qualité que les commerçants aleppins définissent comme « inférieure ». Jusque dans les années 1970, un tiers de la production de savon d’Alep était envoyé en Irak ; Grandin constatait que depuis la fermeture des frontières, les savonneries traversaient une période de crise69. En 2007, à l’époque de mon enquête, la réouverture des frontières avec l’Irak avait permis de renouer des liens commerciaux établis de longue date entre les savonniers d’Alep et les commerçants irakiens70. Ceux-ci se fournissent aussi aux compagnies de vente en gros et chez les commerçants des souks71.

Enfin, le troisième élément à prendre en considération est l’orientation d’un certain nombre de savonneries vers l’exportation à des pays dits « occidentaux » (France, Italie, États-Unis, Canada, Japon…). Le plus souvent, les firmes françaises, italiennes ou japonaises s’approvisionnent directement chez le fabricant, dans la savonnerie ; elles s’occupent également des frais d’exportation.

Les savonneries de la vieille ville d’Alep se concentrent plutôt sur un marché de la qualité : elles produisent quasiment exclusivement du savon à l’huile d’olive, sans ajout ou mélange d’autre type d’huile (à l’exception du laurier). Seule la savonnerie Nazīr Jbeilī ne fait pas d’exportation et s’est spécialisée dans la qualité pour le marché local. Jouissant d’une réputation bien établie de sérieux72, elle est la seule à produire du savon avec huit barils de laurier.

Quant aux autres savonneries – notamment celles de la zone industrielle – une grande partie d’entre elles diversifie la production : en plus du savon d’Alep traditionnel (huile de muţrāf et laurier, selon le procédé de fabrication manuel) fabriqué en saison, elles produisent le reste de l’année des savons à l’huile de palme ou de coton qui, si on y ajoute des parfums, sont parfois coulés en savonnettes de toilette73. Les savons de moins bonne qualité, parfois appelés savons baladī, sont en général destinés au marché irakien. Dans la majorité des cas, et quel que soit le créneau rempli selon l’histoire de la famille, la savonnerie reste donc à Alep – à la grande différence de Naplouse – une entreprise familiale rentable.



Un exemple : la savonnerie Shāmī (Fig. 18-19)

La société familiale Shāmī est constituée d’un complexe de trois savonneries appartenant respectivement au père et aux deux fils. La première fabrique fut construite par ʻAlī Shāmī en 1980, un peu à l’extérieur de la ville. Ses enfants, après lui, investirent également dans le savon. L’aîné, ʻUmar Shāmī, ouvrit sa fabrique en 1990. Le cadet, Ahmad, travailla chez son père et son frère, avant d’acheter en 2003 des machines (pour faire du savon moulé) et d’ouvrir sa propre fabrique. Il y travaille actuellement avec son neveu et son fils.

Les trois fabriques Shāmī produisent plusieurs sortes de savon : du savon ghār traditionnel, du savon moulé (madghūt) auquel on ajoute souvent un peu d’huile de coton, et du savon à l’huile de palme, qu’Ahmad appelle savon baladī. À la vente en Irak, ainsi qu’aux habitants des régions désertiques et des classes populaires est réservé le savon bon marché, de qualité inférieure, comme le savon baladī de marque Mahmūd Shāmī, ou un savon moulé à l’huile de coton (de marque al-Nejm al-Dhahabī, « l’étoile dorée »).

2. 2.3. Un produit naturel et authentique : le savon d’Alep réinventé

Ce sont essentiellement les anciens savonniers de la vieille ville qui, on l’a dit, se sont tournés avec succès vers l’exportation en Occident d’un produit de qualité, voire de luxe. Ce mouvement s’est fait sous l’impulsion de firmes occidentales, notamment françaises, donnant jour à la réinvention d’une tradition du savon comme produit naturel et authentique. Ces sociétés ont généralement des accords avec une seule savonnerie, et lui commandent un savon qu’elles font fabriquer selon des caractéristiques précises. Ainsi la société Tadé Pays du Levant74 fait-elle confectionner son savon d’Alep (appelé « pain d’Alep ») à la savonnerie Fansā.

C’est par le savon que la société Tadé Pays du Levant s’est lancée dans l’importation de produits « orientaux » en provenance d’Alep. L’initiative en revient à Thaddée de Slizewicz, qui conçoit dans les années 1990 l’idée d’importer en France du savon d’Alep, puis de créer sa propre ligne de cosmétiques. La société Tadé commercialise aujourd’hui toute une gamme de produits, qui va du savon jusqu’aux cuivres en passant par les éponges, les linges de bain et les bougies. Pour la vente sur le marché français, les matières premières des cosmétiques subissent une première analyse dans un laboratoire de l’Université d’Alep, puis les produits finis sont analysés une deuxième fois. « Les fournisseurs avaient très peur qu’on leur vole le secret du métier », me confia le jeune technicien qui s’occupait, en 2007, de ces opérations à Alep.

La société Tadé travaille avec les anciens savonniers de la vieille ville : ces derniers sont en effet réputés pour être attentifs à la qualité de l’huile, et refuser un arrivage « frelaté » (maghshūsh). Elle a un accord avec la savonnerie Fansā, qui s’engage à produire un savon avec une quantité précise d’huile de laurier. Les ouvriers de la savonnerie Fansā fabriquent le savon selon le procédé traditionnel ; mais la société Tadé emploie ses propres ouvriers pour l’emballage. Elle envoie ainsi en France plus de 100 tonnes de savon par an – un chiffre qui augmente d’année en année.

Le discours de la société Tadé Pays du Levant (que l’on peut trouver notamment sur son site Internet) est emblématique de l’imaginaire sur lequel reposent les stratégies commerciales de la plupart des firmes occidentales qui importent du savon d’Alep75. N’hésitant pas à faire remonter le savoir-faire des « artisans locaux » à l’Antiquité, il reprend des lieux communs de l’imaginaire orientaliste (le Proche-Orient « berceau de l’Humanité et carrefour de civilisations »), dans lequel l’univers du bain prend une large part : le savon est directement inscrit dans la tradition de « l’art du bain à l’orientale » et la « chaleur du hammam »76.

Cette rhétorique s’appuie sur la qualité, mais aussi sur la tradition et l’authenticité. Si on lit les lignes consacrées au savon d’Alep, on apprend que deux éléments se conjuguent pour lui donner sa « noblesse » et sa « force » : des « matières premières naturelles », et une « fabrication artisanale inchangée depuis l’Antiquité »77. Cette « quête de l’authentique » peut aller jusqu’à la recréation : en 2007 Tadé lança la première tabkha (cuvée) de savon au shnān, relançant ainsi une tradition oubliée depuis un demi-siècle.

En cet après-midi de mars, j’ai rendez-vous avec Fu’ād Fansā pour aller à la savonnerie78. Il arrive avec son père dans une belle voiture. Nous nous arrêtons devant une pâtisserie, où Fu’ād va chercher un grand plateau de knāfa79. Il m’explique que c’est pour les ouvriers : en effet, ils viennent de finir une tabkha spéciale pour « M. Tadé » : une tabkha au shnān, cette cendre issue d’une plante du désert qui servait d’agent alcalin avant la soude80.

Dans la voiture, en route vers la savonnerie, le père de Fu’ād m’expliqua qu’ils avaient dû faire venir un vieux maître savonnier (muʻallim), connaissant les « anciennes » méthodes de fabrication. La confection de savon avec du shnān, ajouta-t-il, prend beaucoup plus de temps et d’effort que la préparation à la soude caustique ; c’est pourquoi ils apportaient des douceurs aux ouvriers, en récompense des efforts fournis.

Ainsi, c’est la vente sur le marché occidental et l’extraordinaire investissement de firmes occidentales dans ce commerce81 qui ont relancé la tradition et favorisé la création d’un produit de qualité, parfois de luxe : Tadé, par exemple, produit également un savon liquide fait avec de l’huile d’olive première pression, des produits à l’argile… produits qui, comme le souligne l’industriel aleppin qui confectionne pour lui le savon liquide, reviennent bien trop chers pour être vendus sur le marché local.

À Naplouse, en l’absence d’investissement de la part des grandes familles propriétaires, et dans le contexte de l’occupation, les initiatives de « relance » de la tradition savonnière sont surtout le fait de petits groupes, fondations privées ou ONG locales. L’architecte Naşīr ʻArafāt, par exemple, a entrepris en 2005 de restaurer la savonnerie familiale, pour en faire un centre culturel pour enfants. Il obtint en 2006 un financement du consulat général de France pour un projet intitulé « Amélioration et développement des artisanats traditionnels », qui incluait le savon de Naplouse. Il s’agissait de « refaire » du savon, d’une forme améliorée, afin de financer l’aménagement du nouveau centre.

Certaines ONG ont également cherché depuis 2005 à « refaire » du savon de Naplouse par un retour à l’huile d’olive palestinienne, tout en travaillant sur la forme et l’emballage, afin de donner une forme de publicité à des aspects méconnus du patrimoine palestinien. Elles se tournent toutes vers l’exportation : le public visé est un public occidental, dont il s’agit d’exploiter l’engouement actuel pour les produits naturels. Les quantités, à la différence de celles exportées par les savonneries d’Alep, sont limitées : une à deux tonnes maximum par envoi, sur commande d’une association de soutien au peuple palestinien en France, au Canada, ou en Angleterre. Dans le contexte fortement politisé de la Palestine, une bonne partie (sinon la totalité) des exportations passe par des réseaux militants, qui, souvent, importent déjà d’autres produits palestiniens comme l’huile d’olive. L’idée est de produire un savon dont la forme, l’aspect et l’emballage plaisent au consommateur occidental, tout en lui donnant le sentiment de contribuer à la résistance de l’intérieur (şumūd) du peuple palestinien. Ces associations s’adressent souvent, pour la fabrication, à des ouvriers ou anciens ouvriers. Cela suscite chez ces derniers une concurrence parfois féroce pour gagner les faveurs de tel ou tel groupe.

Ainsi, les raisons du dynamisme du savon d’Alep paraissent en miroir de celles du déclin, voire de l’extinction du savon de Naplouse. À la reconversion réussie du savon d’Alep vers l’économie des produits de luxe s’oppose le désintérêt des propriétaires naplousains, qui ne s’investissent plus dans le développement de leur industrie ; à la permanence de la consommation locale et la relance de l’exportation régionale pour le savon d’Alep s’oppose « l’abandon », par les Naplousains, de « leur » savon. Celui-ci s’explique par l’absence de protection de la part d’une Autorité palestinienne largement impuissante, dans le contexte de l’occupation israélienne. Mais c’est aussi que l’utilisation du savon de Naplouse, on l’a vu, repose sur des raisons qu’on peut qualifier de « sentimentales ». Le même constat vaut pour l’exportation en Jordanie : le savon de Naplouse y est vendu essentiellement à une population de réfugiés. Son usage y est lié à des représentations identitaires attachées à la grandeur économique passée de Naplouse, ou tout simplement à l’attachement au sol de la Palestine ; des représentions en net décalage avec la réalité actuelle de la ville.



Si l’industrie du savon de Naplouse apparaît aujourd’hui moribonde, elle revêt pourtant encore une importance certaine à titre de symbole de la grandeur économique – passée, mais peut-être à (re)venir ? – de la ville. À témoin par exemple, le fait que lors de la conférence des investisseurs en Palestine qui se tint à Naplouse en octobre 2008, la salle où avait lieu la session sur le secteur industriel du Nord de la Cisjordanie avait été décorée de pyramides de savon. La couverture du livret traitant de ce même secteur exhibe la photo d’un ouvrier montant des tanānīr à la savonnerie Tûqân (Fig. 20).
BIBLIOGRAPHIE

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