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Marie-Claire Beq marguerite Audoux Marie-Claire


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Deuxième partie


Je me trouvai bientôt installée au milieu de paniers vides dans une voiture couverte d’une bâche, et quand le cheval s’arrêta de lui-même dans la cour de la ferme, il y avait déjà longtemps qu’il faisait nuit.

Le fermier sortit de la maison avec une lanterne qu’il balançait au bout de son bras et qui n’éclairait que ses sabots ; il s’approcha de nous et m’aida à descendre de la voiture, puis il haussa sa lanterne jusqu’à ma figure et il dit en se reculant :

– Quelle drôle de petite servante !

La fermière me conduisit dans une chambre où il y avait deux lits. Elle me montra le mien et me dit que le lendemain je resterais seule avec le vacher, parce que tout le monde irait à la fête de la Saint-Jean.

Dès que je fus levée, le lendemain, le vacher m’emmena dans les étables, pour l’aider à donner le fourrage aux bêtes ; il me montra la bergerie et m’apprit que je serais bergère d’agneaux à la place de la vieille Bibiche. Il m’expliqua que chaque année on séparait les agneaux d’avec leur mère et qu’il fallait une deuxième bergère pour les garder. Il m’apprit aussi que la ferme s’appelait Villevieille, et que personne n’était malheureux ici parce que maître Sylvain et Pauline sa femme étaient de braves gens.

Quand toutes les bêtes furent soignées, le vacher me fit asseoir près de lui dans l’allée des Châtaigniers. De là on voyait le tournant du chemin qui montait vers la route et tout l’intérieur de la ferme. Les bâtiments formaient un carré, et l’énorme fumier qui était au milieu dégageait une odeur chaude qui dominait l’odeur des foins à moitié séchés.

Un grand silence s’étendait autour de la ferme, et de tous côtés on ne voyait que des sapins et des champs de blé. Il me semblait que je venais d’être transportée dans un pays perdu, et que je resterais toujours seule avec le vacher et les bêtes que j’entendais remuer dans les étables. Il faisait très chaud, j’étais comme engourdie par une lourde envie de dormir ; mais la peur de tout ce qui m’entourait m’empêchait de céder au sommeil. Des mouches de toutes couleurs tournaient autour de moi en ronflant. Le vacher tressait une corbeille de jonc, et les chiens dormaient tranquillement.

Au coucher du soleil, la voiture qui ramenait les fermiers parut au détour du chemin. Il y avait cinq personnes dans la voiture, deux hommes et trois femmes. En passant devant moi la fermière me sourit et les autres se penchèrent pour me voir. Peu après la ferme s’emplit de bruit, et comme il était trop tard pour faire la soupe, tout le monde dîna d’un morceau de pain et d’un bol de lait.

Dès le lendemain, la fermière me remit un manteau de grosse toile, et je suivis la vieille Bibiche pour apprendre à garder les agneaux.

La vieille Bibiche et sa chienne Castille avaient une si grande ressemblance que je pensais toujours qu’elles étaient de la même famille. Elles paraissaient du même âge, et leurs yeux troubles étaient de la même couleur. Quand les agneaux s’écartaient du chemin, Bibiche disait : « Jappe, Castille, jappe. » Elle répétait cela très vite, comme un seul mot, et même quand Castille ne jappait pas, les agneaux se rangeaient, tant la voix de la vieille ressemblait à celle de sa chienne.

Lorsqu’on commença la moisson, il me sembla que j’assistais à une chose pleine de mystère. Des hommes s’approchaient du blé et le couchaient par terre à grands coups réguliers pendant que d’autres le relevaient en gerbes qui s’appuyaient les unes contre les autres... Les cris des moissonneurs semblaient parfois venir d’en haut, et je ne pouvais m’empêcher de lever la tête pour voir passer les chars de blé dans les airs.

Le repas du soir réunissait tout le monde. Chacun se plaçait à sa guise le long de la table, et la fermière remplissait les assiettes jusqu’au bord. Les jeunes mordaient à pleines dents dans leur pain, tandis que les vieux coupaient précieusement chaque bouchée. Tous mangeaient en silence, et le pain bis paraissait plus blanc dans leurs mains noires.

À la fin du repas, les plus âgés parlaient des récoltes avec le fermier, pendant que les jeunes causaient et riaient avec Martine la grande bergère. C’était elle qui donnait le pain et versait le vin. Elle répondait en riant à toutes les plaisanteries, mais quand un garçon avançait la main vers elle, elle s’effaçait vivement et ne se laissait jamais saisir. Personne ne faisait attention à moi ; je m’asseyais sur des bûches un peu à l’écart, et je regardais les visages. Maître Sylvain avait de grands yeux noirs qui s’arrêtaient tranquillement sur chacun ; il parlait sans élever la voix, en appuyant ses mains ouvertes sur la table. La fermière avait un visage sérieux et préoccupé ; on eût dit qu’elle redoutait toujours un malheur, et c’est à peine si elle souriait quand les autres riaient aux éclats.

La vieille Bibiche croyait toujours que je m’endormais. Elle venait me tirer par la manche pour m’emmener coucher. Son lit était à côté du mien ; elle chuchotait sa prière en se déshabillant, et elle soufflait la lampe sans s’occuper de moi.

Aussitôt après la moisson, elle me laissa aller seule au champ avec sa chienne. Castille s’ennuyait avec moi, elle me quittait à chaque instant pour retourner à la ferme près de sa vieille maîtresse.

J’avais beaucoup de peine à rassembler mes agneaux, qui couraient de tous côtés. Je me comparais à sœur Marie-Aimée quand elle disait que son petit troupeau était difficile à gouverner ; et cependant elle nous rassemblait d’un coup de cloche, ou elle obtenait le silence en grossissant un peu la voix ; mais moi, j’avais beau grossir ma voix ou faire claquer mon fouet, les agneaux ne comprenaient pas, et j’étais obligée de courir comme un chien autour du troupeau.

Un soir, il se trouva qu’il m’en manquait deux. Chaque soir, je me mettais en travers de la porte pour n’en laisser entrer qu’un à la fois ; ainsi je les comptais facilement.

J’entrai dans la bergerie et j’essayai de les compter encore ; ce n’était pas facile et je dus y renoncer, car j’en trouvais toujours plus qu’il n’en fallait.

Je me persuadai que j’avais mal compté la première fois, et je n’en dis rien à personne. Le lendemain, je les comptai en les faisant sortir de la bergerie : il en manquait bien deux.

J’étais très inquiète ; toute la journée, je les cherchai dans les champs, et le soir, après m’être assurée qu’ils manquaient toujours, j’en avertis la fermière. On fit des recherches pendant plusieurs jours, mais les agneaux restèrent introuvables. Alors les fermiers me prirent à part l’un après l’autre. Ils voulaient me faire avouer que des hommes étaient venus prendre les agneaux, et ils m’assuraient que je ne serais pas grondée si je disais la vérité. J’avais beau affirmer que je ne savais pas ce qu’ils étaient devenus, je voyais bien qu’on ne me croyait pas.

Maintenant, j’avais peur dans les champs, depuis que je savais que des hommes pouvaient se cacher pour prendre les moutons ; je croyais toujours voir remuer quelqu’un derrière les buissons.

J’appris très vite à les compter des yeux ; et qu’ils fussent dispersés ou rapprochés les uns des autres, en une minute je savais si le compte y était.

L’automne arriva et je m’ennuyais davantage. Je regrettais les caresses de sœur Marie-Aimée. J’avais une si grande envie de la voir qu’il m’arrivait de fermer les yeux en imaginant qu’elle venait dans le sentier ; j’entendais réellement ses pas et le bruissement de sa robe sur l’herbe ; lorsque je la sentais tout près de moi, j’ouvrais les yeux et aussitôt tout s’effaçait.

Pendant longtemps j’eus l’idée de lui écrire, mais je n’osais pas demander ce qu’il fallait pour cela. La fermière ne savait pas écrire, et personne ne recevait de lettre à la ferme.

Je m’enhardis jusqu’à demander à maître Sylvain s’il voulait bien m’emmener un jour à la ville. Il ne répondit pas tout de suite ; il fixa sur moi ses grands yeux tranquilles, et il dit qu’une bergère ne devait jamais quitter son troupeau. Il voulait bien me conduire de temps en temps à la messe du village, mais il ne fallait pas compter qu’il m’emmènerait à la ville.

J’en restai tout étourdie. C’était comme si j’avais appris un grand malheur ; et chaque fois que j’y pensais, je voyais sœur Marie-Aimée comme une chose très précieuse que le fermier aurait brisée par mégarde.

Le samedi d’après, je vis partir les fermiers dès le matin comme d’habitude ; mais, au lieu de rester jusqu’au soir, ils étaient de retour dans l’après-midi avec un marchand qui venait acheter une partie des agneaux.

Je n’avais jamais pensé qu’on pût aller à la ville en si peu de temps ; l’idée me vint de laisser un jour mes moutons dans le pré pour courir embrasser sœur Marie-Aimée. Je trouvai bientôt que cela n’était pas possible, et je décidai de m’en aller pendant la nuit. J’espérais que je ne mettrais pas beaucoup plus de temps que le cheval du fermier, et qu’en partant au milieu de la nuit je pourrais être de retour pour mener les agneaux aux champs.

Je me couchai tout habillée ce soir-là, et quand la grosse horloge sonna minuit, je sortis tout doucement avec mes souliers à la main. Je laçai mes souliers à tâtons en m’appuyant contre une charrue, et je m’éloignai très vite dans l’obscurité.

Aussitôt que j’eus dépassé les bâtiments de la ferme, je m’aperçus que la nuit n’était pas très noire. Le vent soufflait furieusement et de gros nuages roulaient sous la lune. La route était loin, et pour y arriver il fallait passer sur un pont de bois à moitié démoli ; les premières pluies avaient grossi la petite rivière, et l’eau passait par-dessus les planches.

La peur me prit, parce que l’eau et le vent faisaient un bruit que je n’avais jamais entendu. Mais je ne voulais pas avoir peur, et je traversai vivement les planches glissantes.

J’arrivai à la route plus vite que je ne pensais ; je tournai à gauche comme je l’avais vu faire au fermier quand il allait au marché de la ville. Et voilà qu’un peu plus loin la route se séparait en deux. Je ne savais plus laquelle prendre. Je m’engageai tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre. Celle de gauche m’attirait davantage ; je la pris et je marchai très vite pour rattraper le temps perdu.

Dans le lointain, j’apercevais une masse noire qui couvrait tout le pays. Cela semblait s’avancer lentement vers moi, et pendant un instant, j’eus envie de retourner sur mes pas. Un chien qui se mit à aboyer me rendit un peu de confiance, et presque aussitôt je reconnus que la masse noire était une forêt que la route allait traverser. En y entrant, il me sembla que le vent était encore plus violent, il soufflait par rafales, et les arbres, qui se heurtaient avec force, faisaient entendre des plaintes en se penchant très bas. J’entendais de longs sifflements, des craquements et des chutes de branches ; puis j’entendis marcher derrière moi, et je sentis qu’on me touchait à l’épaule. Je me retournai vivement, mais je ne vis personne. Pourtant j’étais sûre que quelqu’un m’avait touchée du doigt ; puis les pas continuaient comme si une personne invisible tournait autour de moi ; alors je me mis à courir avec une telle vitesse que je ne sentais plus si mes pieds touchaient la terre. Les cailloux sautaient sous mes souliers et retombaient derrière moi avec un bruit de grêle. Je n’avais qu’une idée : courir jusqu’au bout de la forêt.

J’arrivai bientôt à une grande clairière. La lune l’éclairait de tout son plein, et le vent qui faisait rage soulevait et rejetait les paquets de feuilles qui roulaient et tournaient dans tous les sens.

Je voulais m’arrêter pour respirer un peu ; mais les grands arbres se balançaient avec un bruit assourdissant. Leurs ombres qui ressemblaient à des bêtes noires s’allongeaient brusquement sur la route, puis elles s’éloignaient en glissant pour se cacher derrière les arbres. Quelques-unes de ces ombres avaient des formes que je reconnaissais. Mais la plupart se balançaient et sautaient devant moi comme si elles voulaient m’empêcher de passer. Il y en avait de si effrayantes que je prenais mon élan pour sauter par-dessus, tant j’avais peur de les sentir sous mes pieds.

Le vent s’apaisa, et la pluie se mit à tomber à larges gouttes. La clairière finissait, et en passant devant un chemin qui entrait sous bois, il me sembla voir un mur blanc tout au bout ; je m’avançai un peu et je reconnus que c’était une petite maison étroite et haute. Sans plus réfléchir, je cognai à la porte ; je voulais demander que l’on me garde en attendant que la pluie ait cessé. Je cognai une seconde fois, et aussitôt j’entendis remuer dans la maison. Je croyais qu’on allait m’ouvrir la porte, mais ce fut la fenêtre du premier étage qui s’ouvrit. Un homme qui avait un bonnet de coton demanda :

– Qui est là ?

Je répondis :

– Une petite fille.

L’homme reprit d’une voix étonnée : « Une petite fille ! » puis il me demanda d’où je venais, où j’allais, et ce que je voulais.

Je n’avais pas prévu toutes ces questions, et je nommai la ferme que je venais de quitter ; mais je mentis en disant que j’allais retrouver ma mère qui était malade, et je le priai de vouloir bien me faire entrer dans sa maison pendant la pluie.

Il me dit d’attendre et je l’entendis causer avec une autre personne ; puis il revint à la fenêtre pour me demander si j’étais seule. Il voulut aussi savoir mon âge, et quand je dis que j’avais treize ans, il trouva que je n’étais pas peureuse d’avoir traversé le bois pendant la nuit.

Il resta un moment penché comme s’il espérait voir mon visage que je tenais levé vers lui ; puis il tourna la tête à droite et à gauche en cherchant à voir dans la profondeur du bois ; et il me conseilla de marcher encore un peu, en m’assurant qu’il y avait un village au bout de la forêt, et que je trouverais des maisons où je pourrais me sécher.

Je m’en retournai dans la nuit. La lune s’était tout à fait cachée et la pluie tombait maintenant très fine. Je marchai encore longtemps avant d’arriver au village. Les maisons étaient toutes fermées, et c’est à peine si on les distinguait dans l’obscurité. Il n’y avait que le forgeron qui était levé. En passant devant sa maison, je montai ses deux marches avec l’intention de me reposer chez lui. Il était occupé à mettre une grosse barre de fer dans les charbons rouges ; et quand il leva le bras pour tirer le soufflet, il me parut aussi grand qu’un géant.

À chaque coup de soufflet le charbon flambait et pétillait ; cela faisait une lueur qui éclairait les murs où pendaient des faux, des scies et des lames de toutes sortes. L’homme avait le front plissé et il regardait fixement le feu.

Je sentis que je n’oserais jamais lui parler, et je m’éloignai sans faire de bruit.

Lorsqu’il fit tout à fait jour, je vis que je n’étais plus éloignée de la ville. Je reconnaissais même les endroits où sœur Marie-Aimée nous conduisait dans nos promenades. Je ne marchais plus que lentement, en traînant les pieds qui me faisaient beaucoup souffrir. J’étais si lasse que je fus obligée de me faire violence pour ne pas m’asseoir sur les tas de cailloux de la route.

Le bruit d’une voiture allant à fond de train me fit retourner la tête : aussitôt je restai immobile et le cœur battant ; j’avais reconnu la jument rouge et la barbe noire du fermier. Il arrêta sa bête tout contre moi, et en se penchant un peu, il me saisit d’une seule main par la ceinture de ma robe. Il me déposa à côté de lui sur le siège, et après avoir tourné bride la voiture repartit à grand train.

En rentrant dans la forêt, maître Sylvain mit la jument au pas. Il se retourna vers moi et dit en me regardant :

– C’est heureux pour toi que je t’aie rattrapée ; sans cela on t’aurait ramenée entre deux gendarmes.

Comme je ne répondais pas, il reprit :

– Tu ne sais peut-être pas qu’il y a des gendarmes pour ramener les petites filles qui se sauvent ?

Je répondis :

– Je veux aller voir sœur Marie-Aimée.

Il demanda :

– Tu es donc malheureuse chez nous ?

Je répondis encore :

– Je veux aller voir sœur Marie-Aimée.

Il avait l’air de ne pas comprendre, et il continuait ses questions, en nommant chaque personne de la ferme pour savoir de qui j’avais à me plaindre. Et chaque fois je répondais la même chose.

À la fin il perdit patience, et se redressa en disant :

– Quelle entêtée !

Je levai les yeux sur lui pour dire que je me sauverais encore s’il ne voulait pas me conduire vers sœur Marie-Aimée. Je continuai de le regarder en attendant sa réponse, et je vis bien qu’il était embarrassé. Il resta un long moment à réfléchir ; puis, il me dit en mettant sa main sur mon genou :

– Écoutez-moi, ma petite, et tâchez de comprendre ce que je vais vous dire.

Et quand il eut fini de parler, je sus qu’il avait pris l’engagement de me garder jusqu’à l’âge de dix-huit ans, sans jamais m’emmener à la ville. Je sus aussi que la supérieure avait tous les droits sur moi, et que, si je me sauvais encore, elle ne manquerait pas de me faire enfermer sous prétexte que je courais les bois toute seule pendant la nuit. Il termina en disant qu’il espérait que j’oublierais le couvent, et que je me prendrais d’affection pour lui et sa femme, qui ne voulaient que mon bien.

J’étais très troublée, et je retenais une grosse envie de pleurer.

– Allons, dit le fermier, en me tendant la main, soyons bons amis, voulez-vous ?

Je lui donnai ma main, et pendant qu’il la serrait un peu fort, je répondis :

– Je veux bien.

Il fit claquer son fouet, et on eut bientôt dépassé la forêt.

La pluie tombait toujours, fine comme un brouillard, et les labours paraissaient encore plus noirs.

Dans une pièce de terre qui touchait à la route, un homme venait vers nous en faisant de grands gestes. Pendant un instant, je crus qu’il me menaçait, mais quand il fut près, je vis qu’il serrait quelque chose dans son bras gauche, pendant que le bras droit faisait le geste de faucher à la hauteur de sa tête. J’étais si intriguée que je regardai maître Sylvain. Au même instant, il dit comme s’il me répondait :

– C’est Gaboret qui fait ses semailles.

Quelques instants après, nous arrivions à la ferme.

La fermière nous attendait sur le pas de la porte. En m’apercevant, elle ouvrit la bouche comme si elle était restée longtemps sans respirer, et son visage sérieux perdit un moment son air inquiet. Je passai devant elle pour prendre mon manteau, et j’allai droit à la bergerie.

Les moutons sortirent en se bousculant. Ils auraient dû être aux champs depuis longtemps déjà.

Tout le jour je pensai à ce que m’avait dit le fermier. Je ne comprenais pas pourquoi la supérieure voulait m’empêcher de voir sœur Marie-Aimée. Mais je comprenais que sœur Marie-Aimée ne pouvait plus rien pour moi, et je me résignais en pensant qu’un jour viendrait où personne ne pourrait m’empêcher de la rejoindre.

À l’heure du coucher, la fermière m’accompagna pour mettre une couverture de plus sur mon lit ; et après m’avoir souhaité le bonsoir, elle me défendit de lui dire Madame : elle voulait que je l’appelle tout simplement Pauline ; puis elle s’en alla après m’avoir dit que j’étais un peu l’enfant de la maison, et qu’elle ferait tout son possible pour que je m’habitue à la ferme.

Le lendemain, maître Sylvain me fit asseoir à table à côté de son frère. Il lui dit en riant qu’il ne fallait pas me laisser jeûner, parce que j’avais bien besoin de grandir.

Le frère du fermier s’appelait Eugène ; il parlait très peu, mais il regardait toujours ceux qui parlaient, et ses petits yeux avaient souvent l’air de se moquer. Il avait trente ans, mais il n’en paraissait pas beaucoup plus de vingt. Il savait toujours répondre à ce qu’on lui demandait, et je ne sentais aucune gêne près de lui.

Il se serra près du mur pour me faire plus de place à table, et il répondit seulement au fermier :

– Sois tranquille.

Maintenant que tous les champs étaient labourés, Martine menait ses brebis très loin sur des pâturages qu’elle appelait « les Communs ». Le vacher et moi, menions nos bêtes le long des prés et dans les bois où il y avait de la bruyère. Je souffrais beaucoup du froid, malgré un grand manteau de laine qui me couvrait jusqu’aux pieds. Le vacher allumait souvent du feu ; il partageait avec moi les pommes de terre et les châtaignes qu’il faisait cuire sur les charbons. Il m’apprenait à connaître de quel côté venait le vent afin de profiter du plus petit abri contre le froid : et tout en nous chauffant, il me chantait la chanson de l’Eau et du Vin.

C’était une chanson qui avait au moins vingt couplets. L’eau et le vin s’accusaient réciproquement de faire le malheur du genre humain, tout en s’adressant à eux-mêmes les plus grands éloges. Moi, je trouvais que c’était l’eau qui avait raison, mais le vacher disait que le vin n’avait pas tort non plus. Nous restions de longues heures ensemble. Il me parlait de son pays qui était très éloigné de la Sologne. Il me raconta qu’il avait toujours été vacher, et qu’un taureau l’avait roulé et blessé quand il était encore enfant. Il en était resté longtemps malade, avec des douleurs qui le faisaient crier ; puis les douleurs avaient fini par s’en aller, mais il était devenu tout tordu comme je le voyais. Il se souvenait du nom de toutes les fermes où il avait été vacher. Les gens étaient méchants ou bons, mais jamais il n’avait trouvé de si bons maîtres qu’à Villevieille. Il trouvait aussi que les vaches de maître Sylvain ne ressemblaient pas à celles de son pays, qui étaient petites, avec des cornes pointues comme des fuseaux. Celles-ci étaient grandes et fortes, avec des cornes rugueuses et sans finesse. Il les aimait et leur parlait en les nommant par leur nom. Sa préférée était une belle vache blanche que maître Sylvain avait achetée au printemps. À tout instant elle levait la tête et regardait au loin, et tout d’un coup elle partait, le mufle tendu. Le vacher criait à pleine voix :

– Arrête, la Blanche, arrête.

Le plus souvent elle s’arrêtait d’elle-même, mais il y avait des moments où il fallait lui envoyer le chien. Il lui arrivait aussi de lutter contre lui pour passer quand même, et c’était seulement quand il la mordait au mufle qu’elle rentrait dans le troupeau.

Le vacher la plaignait et disait :

– On ne sait pas ce qu’elle regrette.

Au mois de décembre, les vaches restèrent tout à fait à l’étable. Je croyais qu’il en serait de même des moutons. Mais le frère du fermier m’expliqua que la Sologne était un pays très pauvre, et que les fermiers ne récoltaient pas assez de fourrages pour nourrir toutes leurs bêtes.

À présent je m’en allais seule le long des prés et dans les bois. Tous les oiseaux étaient partis. Le brouillard s’étendait sur les terres labourées, et les bois étaient pleins de silence. Il y avait des jours où je me sentais si abandonnée que je croyais que la terre s’était écroulée autour de moi, et quand un corbeau passait en criant dans le ciel gris, sa voix forte et enrouée semblait m’annoncer les malheurs du monde.

Les moutons eux-mêmes ne sautaient plus. Le marchand avait emmené tous les mâles, et les petites femelles ne savaient plus jouer entre elles. Elles marchaient serrées les unes contre les autres, et même quand elles ne mangeaient pas, elles restaient la tête baissée.

Quelques-unes me faisaient penser à des petites filles que j’avais connues. Je les caressais en les forçant de lever la tête : mais leurs yeux restaient tournés en bas, et leurs prunelles fixes ressemblaient à du verre sans reflet.

Un jour, je fus surprise par un brouillard si épais qu’il me fut impossible de reconnaître mon chemin. Je me trouvai tout à coup auprès d’un grand bois qui m’était inconnu. Le haut des arbres se perdait complètement dans le brouillard, et les bruyères paraissaient toutes enveloppées de laine. Des formes blanches descendaient des arbres et glissaient sur les bruyères en longues traînées transparentes.

Je poussai les moutons vers le pré qui était à côté ; mais ils se tassèrent et refusèrent d’avancer. Je passai devant eux pour voir ce qui les empêchait d’aller plus loin, et je reconnus la petite rivière qui coulait au bas de la colline. C’est à peine si on voyait l’eau ; elle avait l’air de dormir sous une épaisse couverture de laine blanche. Je restai un long moment à la regarder ; puis je ramenai mes moutons le long du bois. Pendant que je cherchais à reconnaître de quel côté se trouvait la ferme, les moutons contournèrent le bois, et ils se trouvèrent bientôt sur un chemin bordé de haies. Le brouillard s’épaissit encore, et il me sembla que je marchais entre deux hautes murailles. Je suivais les moutons sans savoir où ils me menaient. Ils quittèrent brusquement le chemin pour tourner à droite, mais je les arrêtai aussitôt : je venais d’apercevoir l’entrée d’une église. Les portes en étaient grandes ouvertes, et de chaque côté on voyait deux lumières rouges qui éclairaient la voûte grise. D’énormes piliers se rangeaient en lignes droites, et tout au fond on devinait les fenêtres à petits carreaux qu’une lumière éclairait faiblement. J’avais beaucoup de mal à empêcher les moutons d’aller vers cette église, et tout en les repoussant, je m’aperçus qu’ils étaient couverts de petites perles blanches. Ils se secouaient à tout instant, et cela faisait comme un léger bruit de cliquetis. Je ne savais que penser de tout cela ; puis une grande inquiétude me vint à l’idée que maître Sylvain devait m’attendre avec impatience. Je me persuadai qu’en retournant sur mes pas je retrouverais facilement la ferme, et en faisant le moins de bruit possible, je repoussai les moutons sur le chemin qui m’avait amenée. Comme j’entrais dans ce chemin, une voix d’homme s’éleva près de moi. Elle disait :

– Laisse-les donc rentrer, ces pauvres bêtes.

Et en même temps, l’homme faisait retourner le troupeau vers l’église. Je reconnus tout de suite Eugène, le frère du fermier. Il passa sa main sur le dos d’un mouton en disant :

– Ils sont jolis avec leurs petites boules de givre, mais ce n’est pas bon pour eux.

Je ne fus pas étonnée de le rencontrer là. Je lui montrai l’église en demandant ce que c’était.

– C’était pour toi, me répondit-il. Je craignais que tu ne retrouves pas l’allée des châtaigniers, et j’avais suspendu une lanterne de chaque côté.

Quelque chose se brouilla dans ma tête ; et ce ne fut qu’au bout d’un instant que je compris que ces gros piliers noircis et délabrés par le temps étaient tout simplement les troncs des châtaigniers. En même temps je reconnus les fenêtres à petits carreaux de la grande salle que le feu de la cheminée éclairait.

Eugène compta lui-même les moutons. Il m’aida à leur faire une chaude litière de paille, et au moment où je sortais de la bergerie, il me retint pour me demander si vraiment j’ignorais ce qu’étaient devenus les deux agneaux perdus. Je fus prise d’une grande honte en pensant qu’il pouvait croire que je mentais, et je ne pus m’empêcher de pleurer en lui assurant qu’ils avaient disparu sans que je m’en fusse aperçue. Alors il m’apprit qu’il les avait retrouvés noyés dans un trou d’eau.

Je crus qu’il allait me gronder pour ma négligence. Mais il me dit doucement :

– Va vite te chauffer. Tu rapportes dans tes cheveux tout le givre de la Sologne.

Je me promis d’aller voir le trou d’eau dès le lendemain. Mais, pendant la nuit, la neige tomba si épaisse, qu’il ne fallut pas penser aller aux champs. J’aidai la vieille Bibiche à raccommoder le linge, et Martine se mit à filer son rouet en chantant des complaintes.

Le soir, pendant la veillée, les chiens ne cessèrent d’aboyer avec fureur. Martine paraissait inquiète. Elle écouta les chiens, puis elle dit en se tournant vers le fermier :

– J’ai bien peur que ce temps-là nous amène des loups.

Le fermier se leva pour parler aux chiens, et il s’en alla faire le tour des étables avec sa lanterne.

Pendant les huit jours que dura la neige, il vint des centaines de corbeaux dans la ferme. Ils avaient si faim que rien ne pouvait les effrayer. Ils entraient dans les écuries et dans la grange, et ils dévastaient les meules de blé. Le fermier en tua beaucoup. On en mit cuire quelques-uns avec le lard et les choux. Tout le monde trouva que c’était très bon ; mais les chiens n’en voulurent jamais manger.

Le premier jour où l’on fit sortir les troupeaux, les sapins étaient encore tout chargés de neige. La colline était toute blanche aussi ; elle paraissait s’être beaucoup rapprochée de la ferme. Tout ce blanc m’éblouissait ; je ne trouvais plus les choses à leur place, et à chaque instant je craignais de ne plus apercevoir la fumée bleue qui montait au-dessus des toits de la ferme.

Les moutons ne trouvaient rien à manger ; ils couraient de tous côtés. Je ne les laissais pas s’écarter ; ils ressemblaient eux-mêmes à de la neige qui aurait bougé, et j’étais obligée de faire bien attention pour ne pas les perdre de vue. Je réussis à les rassembler le long d’un pré qui bordait un grand bois. Tout le bois était occupé à se débarrasser de la neige qui l’alourdissait : les grosses branches la rejetaient d’un seul coup, pendant que d’autres, plus faibles, se balançaient pour la faire glisser à terre.

Je n’étais jamais entrée dans ce bois. Je savais seulement qu’il était très étendu et que Martine y menait parfois ses brebis. Les sapins y étaient très grands et les bruyères très hautes.

Depuis un moment je regardais une grosse touffe de bruyère. Il m’avait semblé la voir remuer, en même temps qu’il en sortait un bruit comme si on avait cassé une brindille en marchant dessus.

J’eus tout de suite une inquiétude. Je pensai : « Il y a quelqu’un là. » Puis le même bruit se répéta beaucoup plus près, sans que rien ne bougeât. J’essayai de me rassurer en me disant que c’était un lièvre, ou une autre petite bête, qui cherchait sa nourriture. Mais, malgré toutes les bonnes raisons que je me donnais, je restais persuadée qu’il y avait quelqu’un là.

J’en ressentais une gêne si grande que je me décidai à me rapprocher de la ferme. Je fis deux pas vers mes moutons, mais au même moment ils se resserrèrent précipitamment en s’éloignant du bois.

Je cherchai vivement à voir ce qui avait pu les effrayer ainsi, et à deux pas de moi, au beau milieu du troupeau, je vis un chien jaune qui emportait un mouton dans sa gueule. Je pensai tout d’abord que Castille était devenue enragée, mais, dans le même instant, Castille se jeta dans mes jupes en poussant des hurlements plaintifs. Aussitôt je devinai que c’était un loup. Il emportait le mouton à pleine gueule, par le milieu du corps. Il grimpa sans effort sur le talus et quand il sauta le large fossé qui le séparait du bois, ses pattes de derrière me firent penser à des ailes. À ce moment je n’aurais pas trouvé extraordinaire qu’il se fût envolé par-dessus les arbres.

Je restai quelques instants sans savoir si j’avais eu peur. Puis je sentis que je ne pouvais plus détourner mes yeux du fossé. Mes paupières étaient devenues si raides qu’il me sembla que je ne pourrais jamais plus les fermer. Je voulus crier pour qu’on m’entendît de la ferme, mais ma voix ne voulut pas sortir. Je voulus courir aussi, mais mes jambes tremblaient si fort que je fus forcée de m’asseoir sur la terre mouillée.

Castille continuait de hurler comme si elle recevait des coups, et les moutons restaient serrés en un tas. Quand je pus les ramener à la ferme, je courus chercher maître Sylvain. En me voyant il devina tout de suite ce qui était arrivé. Il appela son frère et il décrocha les deux fusils, pendant que je tâchais de désigner l’endroit où le loup avait disparu. Ils revinrent à la nuit sans l’avoir retrouvé.

On ne parla que de cela pendant la veillée. Eugène voulait savoir comment était le loup, et la vieille Bibiche se fâcha, quand je dis qu’il avait de longs poils jaunes comme Castille, mais qu’il était bien plus beau qu’elle.

Le lendemain, ce fut le tour de Martine. Elle venait de faire sortir ses brebis, et elle n’était pas encore au bout de l’allée des châtaigniers, quand on l’entendit pousser des cris étouffés.

Tout le monde sortit de la maison en courant. J’arrivai la première près de Martine. Elle était baissée, et elle tirait de toutes ses forces sur une brebis qu’un loup venait d’étrangler, et qu’il cherchait à emporter. Il tenait la brebis par le cou ; et il tirait de son côté aussi fort que la bergère.

Le chien de Martine le mordait férocement aux cuisses, mais il n’avait pas l’air de le sentir, et quand maître Sylvain lui tira un coup de fusil à bout portant, il roula en emportant dans sa gueule une partie du cou de la brebis.

Les yeux de Martine s’étaient agrandis, et sa bouche était devenue toute blanche. Son bonnet avait glissé de son chignon, et la raie qui séparait ses cheveux me fit penser à un sentier où l’on pouvait se promener sans danger. L’expression ferme de son visage s’était changée en une petite grimace douloureuse, et ses mains s’ouvraient et se fermaient d’un mouvement régulier. Elle cessa de s’appuyer au châtaignier pour se rapprocher d’Eugène qui regardait le loup. Elle resta un moment à le regarder aussi, et elle dit tout haut :

– Pauvre bête, comme il devait avoir faim !

Le fermier mit le loup et la brebis sur la même brouette, pour les ramener à la ferme. Les chiens suivaient en flairant d’un air craintif.

Pendant plusieurs jours, le fermier et son frère chassèrent dans les environs. Quand Eugène passait près de moi, il s’arrêtait toujours pour me dire un mot affectueux. Il m’affirmait que les coups de fusil éloignaient les loups, et qu’on en voyait rarement dans le pays. Malgré cela, je n’osai plus retourner vers le grand bois. Je préférais aller sur la colline qui était seulement recouverte de genêts et de bruyères.

Au commencement du printemps, la fermière m’apprit à traire les vaches et à soigner les porcs. Elle disait qu’elle voulait faire de moi une bonne fermière. Je ne pouvais m’empêcher de penser à la supérieure, quand elle m’avait dit d’un ton méprisant :

– Vous trairez les vaches, et vous soignerez les porcs !

Elle avait l’air de m’infliger une punition en disant cela, et voilà que je n’éprouvais que du contentement à m’occuper des bêtes. Pour me donner de la force, j’appuyais mon front contre le flanc de la vache, et bientôt mon seau s’emplissait. Il se formait au-dessus du lait une écume qui prenait des teintes changeantes, et, quand le soleil passait dessus, elle devenait si merveilleuse que je ne me lassais pas de la regarder.

Je n’éprouvais aucun dégoût à soigner les porcs. Leur nourriture se composait de pommes de terre cuites et de lait caillé. Je plongeais mes mains dans le seau pour bien mélanger le tout, et j’avais un grand plaisir à leur faire attendre un instant leur nourriture. Leurs cris discordants, et les mouvements si vifs de leurs groins m’amusaient toujours.

Au mois de mai, maître Sylvain ajouta une chèvre à mon troupeau. Il l’avait achetée pour aider la fermière à nourrir le petit enfant qu’elle venait d’avoir après dix ans de mariage.

Cette chèvre était plus difficile à garder que le troupeau tout entier. Elle fut cause que mes moutons entrèrent dans l’avoine, qui était déjà haute.

Le fermier s’en aperçut, et il me gronda ; il m’accusait de m’endormir dans quelque coin, pendant que le troupeau dévastait son champ.

J’étais forcée de passer chaque jour près d’un bois de jeunes sapins. En trois bonds la chèvre l’atteignait, et c’était pendant que je la cherchais que mes agneaux mangeaient l’avoine.

La première fois j’attendis longtemps qu’elle revînt d’elle-même. Je faisais ma voix plus douce pour l’appeler. Enfin je me décidai à l’aller chercher. Mais la sapinière était si serrée que je ne savais pas comment faire pour y entrer.

Pourtant je ne pouvais pas m’en aller sans voir ce que la chèvre était devenue. Je crus reconnaître l’endroit où elle avait disparu, et j’y entrai en mettant mes mains devant ma figure pour éviter les piquants. Je la vis presque tout de suite à travers mes doigts ; elle était tout près. J’avançai la main pour la saisir par une corne, mais elle recula en déplaçant les branches qui revinrent me frapper avec force. Je réussis cependant à la saisir, et je la ramenai au troupeau.

Chaque jour elle recommençait. Je poussais mes moutons le plus loin possible de l’avoine et je me lançais à sa poursuite.

C’était une chèvre toute blanche, et j’avais tout de suite trouvé qu’elle ressemblait à Madeleine. Elle avait comme elle les yeux très éloignés l’un de l’autre. Lorsque je la forçais à sortir des sapins, elle me regardait longtemps sans bouger les yeux.

Dans ces moments-là, je pensais que Madeleine s’était transformée en chèvre. Il m’arrivait de la supplier de ne pas recommencer ; et j’étais sûre qu’elle me comprenait quand je lui faisais des reproches.

Comme je sortais un jour de la sapinière avec mes cheveux tout défaits, je fis un mouvement de la tête qui les ramena en avant. Aussitôt la chèvre fit un bond de côté en poussant un bêlement de peur. Elle revint sur moi, les cornes basses ; mais je baissai aussi la tête en secouant mes cheveux qui traînaient jusqu’à terre ; alors elle se sauva en faisant des cabrioles impossibles à décrire. Chaque fois qu’elle entrait dans la sapinière, je me vengeais en lui faisant peur avec mes cheveux.

Maître Sylvain me surprit un matin où je me lançais sur elle. Il fut pris d’un fou rire qui me remplit de confusion. Je m’arrêtai aussitôt en tâchant de relever mes cheveux sur ma tête.

La chèvre était revenue près de moi. Elle me regardait en allongeant le cou, et en tordant ses reins d’une façon comique, prête à repartir au moindre geste. Le fermier n’en finissait plus de rire ; il se tenait, cassé en deux, et il riait à grands éclats. On ne voyait de lui que sa blouse, sa barbe et son grand chapeau. Ses éclats de rire me donnaient envie de pleurer, et il me semblait qu’il resterait toujours ainsi, tordu et bruyant.

Quand enfin il fut calmé, il m’interrogea doucement. Je lui racontai les malices de la chèvre. Alors il la menaça du doigt en riant de nouveau.

Ce fut Martine qui l’emmena le lendemain. Mais le deuxième jour, elle déclara qu’elle aimait mieux quitter la ferme, que de continuer à garder cette chèvre qui était possédée du diable.

La vieille Bibiche disait que les chèvres avaient besoin d’être battues. Mais je me souvenais du seul coup de bâton que je lui avais donné ; ses côtes avaient rendu un son si étrange, que je n’avais jamais osé recommencer.

On la laissa en liberté autour de la ferme, et elle disparut un jour sans qu’on pût jamais savoir ce qu’elle était devenue.

La Saint-Jean approchait, et pour fêter l’anniversaire de mon arrivée à la ferme, Eugène dit qu’il fallait m’emmener au village.

Pour ce jour de fête, la fermière me fit cadeau d’une robe jaune qu’elle avait portée quand elle était jeune fille.

Le village s’appelait Sainte-Montagne. Il n’avait qu’une rue, au bout de laquelle se trouvait l’église.

Martine m’entraîna vite à la messe déjà commencée. Elle me poussa sur un banc, et elle-même alla s’asseoir sur celui qui était devant moi.

L’impression grave que j’avais eue en entrant dans l’église s’effaça presque aussitôt. Deux femmes, derrière moi, ne cessèrent de parler du marché de la veille, et des hommes qui se trouvaient près de la porte ne se gênaient pas pour parler tout haut.

Il n’y eut de silence que lorsque le curé monta en chaire. Je crus qu’il allait prêcher, mais il annonça seulement les mariages : à chaque nom qu’il prononçait les femmes se penchaient à droite ou à gauche avec des sourires.

L’idée de la prière ne me vint même pas. Je regardais prier Martine à genoux. Ses mèches brunes et bouclées sortaient de dessous son bonnet brodé. Elle avait les épaules larges, et son corsage blanc était serré à la taille par un ruban noir. Toute sa personne faisait penser à une chose fraîche et neuve.

Pourtant la supérieure m’avait dit que les bergères étaient des filles malpropres.

Je revoyais Martine au milieu de ses brebis avec sa jupe courte à rayures, ses bas bien tirés et ses sabots recouverts de cuir qu’elle cirait comme des souliers. Cependant elle prenait grand soin de son troupeau, et la fermière affirmait qu’elle connaissait chacune de ses brebis.

À la sortie de la messe, elle me quitta pour courir vers une vieille femme qu’elle embrassa tendrement. Puis je la perdis de vue et restai toute seule, ne sachant où aller.

Pas très loin je voyais l’auberge du Cheval Blanc. Il en sortait un grand bruit de voix et de vaisselle. Les gens y entraient par groupes, et il n’y eut bientôt plus personne sur la place.

J’allais rentrer dans l’église en attendant que Martine vienne me chercher, lorsque je vis accourir Eugène. Il me prit par la main et dit tout en riant :

– Si ta robe n’avait pas été aussi jaune, je t’aurais sûrement oubliée.

Il me regardait d’un air moqueur et amusé.

Il me conduisit chez le maître d’école, en le priant de me faire déjeuner et de me mener promener avec ses enfants.

Le maître d’école était habillé comme les messieurs de la ville, tandis qu’Eugène avait une blouse bleue, et je fus bien étonnée de les entendre se tutoyer.

En attendant le déjeuner, le maître d’école me prêta un livre de contes de fées ; et lorsque l’heure de la promenade arriva, j’aurais préféré qu’on me laissât seule finir le livre.

Sur la place du village les garçons et les filles dansaient dans le soleil et la poussière. Je trouvai leurs balancements exagérés et leur gaieté trop bruyante.

Je sentais en moi comme une grande tristesse ; et quand, à la nuit tombante, la voiture nous ramena à la ferme, j’éprouvai un vrai soulagement à me retrouver dans le silence et l’odeur des prés.

À quelques jours de là, en rentrant des champs, un mouton qui longeait une haie fit un bond énorme. En m’approchant, je vis qu’il saignait au nez. Je pensai qu’il s’était piqué à une grosse épine, et, après l’avoir lavé, je n’y pensai plus. Le lendemain je fus terrifiée en le retrouvant avec la tête presque aussi grosse que le corps. Au cri que je poussai, Martine accourut, et le cri qu’elle poussa elle-même fit accourir tout le monde.

J’expliquai ce qui était arrivé la veille, et le fermier assura que le mouton avait dû être mordu par une vipère.

Il fallait lui faire des lavages, et le laisser à l’étable jusqu’à ce que l’enflure soit partie.

Je ne demandais pas mieux que de soigner la pauvre bête ; mais quand je fus seule avec elle, une épouvante me prit.

Cette tête énorme qui se balançait sur ce petit corps me causait une frayeur insensée. Les yeux démesurés, la bouche immense et les oreilles qui se tenaient droites et raides, composaient un monstre difficile à imaginer. Il restait constamment au milieu de l’étable, comme s’il eût craint de se cogner au mur. J’essayai de m’approcher de lui, en me disant que ce n’était qu’un mouton. Mais aussitôt qu’il se tournait de mon côté, je filais comme une flèche vers la porte. Je ressentais cependant une grande pitié pour lui. Par instants il me semblait que cette face qui se balançait de droite à gauche me faisait des reproches. Alors quelque chose chavirait dans ma tête, et je sentais venir la folie. Je compris que j’étais capable de le laisser mourir de faim.

Je racontai cela au vacher, qui voulut bien se charger de soigner le mouton tant que durerait l’enflure. Il se moquait de moi : il ne comprenait pas comment je pouvais avoir si grand-peur d’un mouton malade.

J’eus l’occasion de lui rendre un service à mon tour, et j’en fus bien contente.

En détachant le taureau un matin, il avait fait un faux pas, et était tombé devant lui. Le taureau l’avait flairé en reniflant et soufflant. C’était un jeune qu’on avait élevé à la ferme et qui commençait à faire la mauvaise tête.

Le vacher craignait de le voir devenir furieux, et il était persuadé que la bête se souviendrait de l’avoir vu à terre devant elle.

J’aurais bien voulu le rassurer, mais je ne savais pas ce qu’il fallait dire pour cela. Puis j’étais toute surprise de le trouver tout à coup si vieux : il avait jeté son chapeau à terre, et je remarquai pour la première fois que ses cheveux étaient tout gris.

Toute la journée, je pensai à lui, et le lendemain, pendant que les vaches sortaient une à une, je ne pus m’empêcher d’entrer dans l’étable.

Le vacher regardait fixement le taureau qui tirait impatiemment sur sa chaîne. Je m’approchai, et après avoir caressé la bête, je la détachai.

Le vacher laissa passer le taureau qui sortit comme un fou, et après m’avoir regardée tout surpris, il le suivit en boitant.

J’avais bien moins peur du taureau que du mouton enflé, et chaque jour j’entrais dans l’étable en prenant des précautions pour ne pas être vue.

Pourtant Eugène m’avait vue. Il me prit à part, et en plongeant ses petits yeux dans les miens, il dit :

– Pourquoi détaches-tu le taureau ?

Je craignais de faire gronder le vacher en disant la vérité ; et je cherchais quelque chose à dire, mais je ne trouvais rien. Je commençais à dire que je ne le détachais pas. Alors Eugène prit son air moqueur pour me dire :

– Est-ce que tu serais menteuse, par hasard ?

Aussitôt je lui racontai tout et, le samedi d’après, la bête était vendue.

J’avais souvent remarqué combien il était bon pour tout le monde. Chaque fois que le fermier avait des différends avec ses ouvriers, il finissait toujours par appeler son frère qui arrangeait les choses en quelques mots.

Il s’occupait aux mêmes travaux que maître Sylvain. Mais il refusait d’aller au marché : il disait qu’il n’aurait même pas su vendre un fromage.

Il marchait posément, en se balançant, comme s’il eût réglé sa marche sur celle de ses bœufs.

Il passait presque tous ses dimanches à Sainte-Montagne. Quand le temps était trop mauvais, il restait à lire dans la grande salle. Souvent je le guettais dans l’espoir qu’il oublierait son livre ; mais jamais il ne l’oubliait. J’étais désolée de ne rien trouver à lire à la ferme. Aussi je ramassais tous les bouts de papier qui traînaient.

La fermière avait fini par le remarquer, et elle disait que je deviendrais avare.

Un dimanche que j’avais osé demander un livre à Eugène, il me fit cadeau d’un gros cahier de chansons.

Pendant tout l’été, je l’emportais aux champs. Je composais des airs aux chansons qui me plaisaient le mieux ; puis je m’en lassai, et, en aidant la fermière au grand nettoyage de la Toussaint, je découvris des almanachs de plusieurs années.

Pauline me dit de les porter au grenier ; mais je fis semblant de les oublier dans le tiroir où ils étaient, et je les emportai en cachette l’un après l’autre. Ils étaient remplis d’histoires amusantes, et l’hiver passa sans que je me sois aperçue du froid.

Le jour où je les montai au grenier, je furetai pour voir si je n’en découvrirais pas d’autres. Je ne trouvai qu’un petit livre sans couverture, dont les feuillets étaient roulés aux coins comme si on l’avait longtemps porté dans la poche. Les deux premières pages manquaient, et la troisième était salie au point que les caractères en étaient tout effacés. Je m’approchai de la lucarne pour avoir plus de clarté, et à l’en-tête des pages, je vis que c’étaient les Aventures de Télémaque.

Je l’ouvris au hasard et les quelques lignes que je lus me le rendirent si intéressant que je le mis tout de suite dans ma poche.

Comme j’allais descendre du grenier, il me vint à l’idée que c’était Eugène qui l’avait mis là, et qu’il pouvait venir le reprendre d’un moment à l’autre ; alors je le remis sur la solive noire où il était. Chaque fois que j’avais l’occasion d’aller au grenier, je m’assurais qu’il était toujours à sa place, et j’en lisais autant que je pouvais.

Dans ce moment-là, j’eus encore un mouton malade. Ses flancs étaient creux, comme s’il n’avait pas mangé depuis longtemps. J’allai demander à la fermière comment il fallait le soigner.

Elle s’arrêta de plumer une poule pour me demander si le mouton était très tendu.

Je ne répondis pas tout de suite. Je me demandais ce que voulait dire le mot tendu. Puis je pensai que tous les moutons malades devaient être tendus. Alors je dis : oui. Et pour affirmer davantage, je me dépêchai d’ajouter :

– Il est tout plat.

La fermière se mit à rire en se moquant. Elle dit à Eugène qui sifflotait à quelques pas :

– Venez écouter ça, Eugène. Elle a un mouton qui est tendu et plat tout à la fois.

Eugène rit aussi : il m’appela bergère d’occasion, et il m’apprit que les moutons étaient tendus quand ils avaient le ventre enflé.

Deux jours après, Pauline me dit qu’elle et maître Sylvain voyaient bien que je ne ferais jamais une bonne bergère, et qu’ils avaient décidé de me garder à la maison. La vieille Bibiche n’était plus bonne à rien, et Pauline ne pouvait suffire à tout depuis qu’elle avait son enfant.

Aux premiers mots, je compris qu’il me serait facile d’aller souvent au grenier, et je remerciai vivement la fermière.

Maintenant que j’étais servante de ferme, il me fallait tuer les poules et les lapins. Je ne pouvais m’y décider, et la fermière ne comprenait rien à mes répugnances. Elle disait que j’étais comme Eugène qui se sauvait quand on tuait le cochon.

Je voulus pourtant essayer de tuer un poulet pour montrer ma bonne volonté. Il se débattait entre mes mains, et bientôt la paille fut toute rouge autour de moi. Quand il ne bougea plus, je le déposai dans la grange en attendant que la vieille Bibiche vînt le plumer ; mais elle se moqua bien de moi, en retrouvant le poulet sur ses pattes au milieu d’un van plein de graine. Il mangeait goulûment, comme s’il eût voulu se guérir au plus vite du mal que je venais de lui faire. La vieille Bibiche le saisit, et quand elle lui eut passé la lame sur le cou, la paille fut beaucoup plus rouge que la première fois.

Pendant l’heure de la sieste, je montais au grenier pour lire un peu. J’ouvrais le livre au hasard ; et, à le relire ainsi, j’y découvrais toujours quelque chose de nouveau.

J’aimais ce livre, il était pour moi comme un jeune prisonnier que j’allais visiter en cachette. Je l’imaginais vêtu comme un page et m’attendant assis sur la solive noire. Un soir, je fis avec lui un beau voyage.

Après avoir fermé le livre, je m’accoudai à la lucarne du grenier. Le jour était presque fini, et les sapins paraissaient moins verts. Le soleil s’enfonçait dans des nuages blancs, qui bouffaient et se creusaient comme du duvet.

Sans savoir comment cela s’était fait, je me trouvai tout à coup au-dessus du bois avec Télémaque. Il me tenait par la main, et nos têtes touchaient le bleu du ciel. Télémaque ne disait rien ; mais je savais que nous allions dans le soleil.

La vieille Bibiche m’appelait d’en bas. Je reconnaissais très bien sa voix, malgré la distance. Elle devait être bien en colère pour crier si fort. Je me souciais peu de ses cris. Je ne voyais que le duvet brillant qui entourait le soleil, et qui commençait à s’ouvrir pour nous laisser passer.

Un choc sur le bras me fit retomber dans le grenier. La vieille Bibiche m’écartait de la lucarne en disant :

– S’il y a du bon sens à me faire crier comme ça ! Voilà plus de vingt fois que je t’appelle pour manger la soupe.

Peu de temps après, je ne retrouvai plus le livre sur la solive. Mais c’était un ami que je portais dans mon cœur, et j’en gardai longtemps le souvenir.

Deux jours avant la Noël, maître Sylvain se prépara à tuer le porc. Il aiguisa deux grands couteaux, et après avoir fait une litière de paille fraîche au milieu de la cour, il fit sortir le porc qui se mit à crier comme s’il se doutait de la vérité. Il lui passa des cordes aux quatre pieds ; et pendant qu’il les fixait à de solides piquets, il dit à sa femme :

– Cache les couteaux, Pauline, il ne faut pas qu’il les voie.

Pauline me remit une sorte de poêle très profonde que je devais tenir avec adresse afin de ne pas perdre une seule goutte du sang que j’allais recueillir.

Le fermier s’approcha du porc qui était tombé sur le flanc. Il mit un genou en terre devant lui et après l’avoir tâté près du cou, il tendit la main vers sa femme qui lui passa le plus grand couteau. Il en appuya la pointe à l’endroit que marquait son doigt, et il se mit à l’enfoncer lentement.

À ce moment, les cris que poussait le porc ressemblaient à des cris humains.

Il sortit de sa blessure une goutte de sang qui coula en une grande traînée rouge. Puis deux jets montèrent le long du couteau, et retombèrent sur la main du fermier. Quand le couteau fut enfoncé jusqu’au manche, maître Sylvain pesa dessus pendant un moment, et il le retira aussi lentement qu’il l’avait enfoncé.

En voyant ressortir la lame toute rayée de rouge, je sentis que ma bouche devenait froide et que je n’avais plus de salive.

Mes doigts se desserrèrent aussi, et la poêle pencha toute d’un côté.

Maître Sylvain le vit : il leva les yeux sur moi, et il cria à sa femme :

– Prends-lui la poêle.

J’étais incapable de dire une parole, mais je fis signe que non. Le regard si calme du fermier avait chassé mon émotion, et ce fut d’une main ferme que je continuai à tenir la poêle sous le jet qui sortait en bouillonnant.

Lorsque le porc eut cessé de crier, Eugène s’approcha de nous. Il parut stupéfait de me voir attentive aux dernières gouttes rouges qui roulaient une à une comme des larmes.

– Comment ! dit-il, c’est toi qui as reçu le sang ?

– Mais oui, répondit le fermier ; cela prouve qu’elle n’est pas une poule mouillée comme toi.

– C’est vrai ! dit Eugène en s’adressant à moi. Cela m’est très pénible de voir égorger les bêtes.

– Bah ! dit maître Sylvain, les bêtes sont faites pour nous nourrir comme le bois pour nous chauffer.

Eugène se détournait un peu, comme s’il était honteux de sa faiblesse.

Il avait les épaules minces, et son cou était aussi rond que celui de Martine.

Maître Sylvain disait qu’il était tout le portrait de leur mère.

Jamais je ne l’avais vu se mettre en colère.

On l’entendait toujours chantonner d’une voix faible et harmonieuse.

Le soir, il rentrait des champs assis en travers sur un de ses bœufs, et souvent il chantait la même chanson.

C’était l’histoire d’un soldat s’en retournant à la guerre après avoir retrouvé sa fiancée mariée.

Il traînait longtemps sur le refrain qui se terminait ainsi :



Quand, par un tour de maladresse,

Un boulet m’emportera :

Allons, adieu, chère maîtresse,

Je m’en vais dans les combats.

Pauline lui parlait toujours d’un ton respectueux. Elle ne comprenait pas comment je pouvais être aussi libre avec lui.

Le premier soir où elle m’avait vue assise à côté de lui sur le banc de la porte, elle m’avait fait signe de rentrer. Mais Eugène m’avait rappelée en disant :

– Viens écouter la hulotte.

Souvent nous étions encore sur le banc quand tout le monde était déjà couché.

La hulotte venait jusque sur le vieil orme qui était près de la porte. Son hululement très doux semblait nous dire bonsoir ; puis elle s’envolait, et ses grandes ailes passaient en silence au-dessus de nous.

Plusieurs fois, une voix chanta sur la colline.

J’en restais toute frissonnante. Cette voix pleine qui passait dans la nuit me rappelait celle de Colette.

Eugène rentrait quand la voix cessait ; mais moi je restais dans l’espoir de l’entendre encore. Alors il me disait :

– Rentre donc, va ; c’est fini.

Et maintenant que l’hiver était revenu et que nous ne pouvions plus nous asseoir devant la porte, il restait entre nous comme une communication secrète. Quand il se moquait de quelqu’un, ses yeux pleins de finesse cherchaient les miens, et s’il donnait son avis dans un cas embarrassant, il se tournait de mon côté comme s’il attendait de moi une approbation.

Il me semblait que je l’avais toujours connu, et tout au fond de moi-même, je l’appelais mon grand frère.

Il demandait souvent à Pauline si elle était contente de moi. Pauline répondait qu’il n’y avait pas besoin de me montrer deux fois la même chose ; elle me reprochait seulement de manquer d’ordre dans mon travail. Elle disait que je commençais aussi bien par la fin que par le commencement.

Je n’avais pas oublié sœur Marie-Aimée ; mais je ne m’ennuyais plus, et je me trouvais heureuse à la ferme.

Au mois de juin qui suivit, des hommes vinrent comme chaque année pour tondre les moutons. Ils apportaient une mauvaise nouvelle : dans tout le pays les moutons tombaient malades aussitôt qu’ils étaient tondus, et il en mourait une grande quantité.

Maître Sylvain prit ses précautions, mais malgré tout ce qu’il put faire, il y en eut bientôt une centaine de malades.

Le vétérinaire affirmait qu’en les baignant dans la rivière on en sauverait beaucoup. Alors le fermier se mit dans l’eau jusqu’à la ceinture, et un à un il plongea les moutons jusqu’au dernier. Il était rouge, et la sueur qui coulait de son front tombait en grosses gouttes dans la rivière.

Le soir, il se coucha avec la fièvre ; et le troisième jour il mourut d’une fluxion de poitrine.

Pauline ne pouvait croire à son malheur ; et Eugène rôdait dans les étables avec des yeux épouvantés.

Peu après la mort du fermier, le propriétaire de la ferme vint nous rendre visite. C’était un petit homme sec qui ne tenait pas en place, et quand il s’arrêtait un moment, il me semblait toujours qu’il dansait sur un pied.

Il avait le visage complètement rasé et il s’appelait M. Tirande.

Il entra dans la salle où je me tenais avec Pauline, il en fit le tour en arrondissant le dos ; puis, il dit en me montrant l’enfant :

– Emportez-le, j’ai besoin de causer avec la fermière.

Je sortis dans la cour et, tout en ayant l’air de promener l’enfant, je passai devant la fenêtre ouverte.

Pauline n’avait pas bougé de sa chaise. Elle tenait les mains jointes sur ses genoux, et elle penchait la tête en avant comme si elle cherchait à comprendre une chose très difficile. M. Tirande parlait sans la regarder. Il marchait de la cheminée à la porte, et le bruit de ses talons sur les carreaux se confondait avec sa voix cassée.

Il sortit aussi vite qu’il était entré ; et, dans mon inquiétude, je vins demander à Pauline ce qu’il lui avait dit.

Elle prit son enfant dans ses bras, et, tout en pleurant, elle me dit que M. Tirande voulait la renvoyer de la ferme pour y mettre son fils qui venait de se marier.

À la fin de la semaine, M. Tirande revint avec son fils et sa bru. Ils commencèrent par visiter les étables, et lorsqu’ils entrèrent dans la maison, M. Tirande s’arrêta une minute devant moi pour me dire que sa bru avait décidé de me prendre à son service.

Pauline entendit ; elle fit vivement un pas vers moi ; mais à ce moment Eugène entrait avec des papiers à la main, et tout le monde s’assit autour de la table.

Pendant qu’ils étaient tous occupés à lire et à signer des papiers, je regardai la bru de M. Tirande. C’était une grande femme brune qui avait de gros yeux et un air ennuyé.

Elle sortit de la ferme avec son mari sans avoir une seule fois regardé de mon côté.

Quand leur voiture eut disparu au bout de l’allée des châtaigniers, Pauline raconta à Eugène ce que m’avait dit M. Tirande.

Eugène, qui allait sortir, se retourna brusquement vers moi ; il paraissait indigné, et sa voix était toute changée quand il dit que ces gens-là disposaient de moi comme d’un objet leur appartenant, et pendant que Pauline s’apitoyait sur mon sort, il m’apprit que c’était déjà M. Tirande qui avait forcé maître Sylvain à me prendre à la ferme. Il rappela à Pauline combien le fermier avait eu pitié de moi en me voyant si chétive, et il m’assura qu’il avait bien du regret de ne pouvoir m’emmener dans leur nouvelle ferme.

Nous étions tous les trois debout dans la grande salle. Je sentais sur ma tête le regard désolé de Pauline, et la voix d’Eugène me faisait penser à un chant plein de douceur.

Pauline devait quitter la ferme à la fin de l’été. Chaque jour je travaillais à mettre le linge en ordre : je n’aurais pas voulu qu’elle emportât une seule pièce de linge déchirée. Je m’appliquais à faire les fines reprises que m’avait apprises Bonne Justine, et je pliais chaque chose avec soin.

Le soir, je retrouvai Eugène sur le banc de la porte.

Le clair de lune faisait briller les toits de la bergerie, et le fumier était entouré d’une vapeur blanche qui ressemblait à un voile de tulle.

Aucun bruit ne sortait des étables. On n’entendait que le grincement du berceau que Pauline balançait pour endormir son enfant. Aussitôt que tous les grains furent rentrés, Eugène commença le déménagement. Le vacher emmena ses vaches, et la vieille Bibiche s’en alla dans la voiture qui emportait toutes les volailles de la basse-cour.

Il ne resta bientôt plus à la ferme que les deux bœufs blancs qu’Eugène ne voulait confier à personne. Il les attacha à la carriole qui devait emporter Pauline et son enfant.

Le petit garçon s’était endormi dans une corbeille pleine de paille, et Eugène le déposa dans la voiture sans le réveiller. Pauline le recouvrit avec son châle, et, après avoir fait un grand signe de croix vers la maison, elle ramassa les guides, et la voiture s’engagea sous les châtaigniers.

Je voulus les accompagner jusqu’à la route ; je suivais derrière les bœufs entre Eugène et Martine.

Nous marchions en silence. De temps en temps, Eugène encourageait ses bœufs en les touchant de la main.

Nous étions déjà très loin sur la route lorsque Pauline s’aperçut que la nuit venait. Elle arrêta son cheval, et lorsque je fus montée sur le marchepied de la voiture pour l’embrasser, elle me dit tristement :

– Adieu, ma fille ! Conduis-toi bien.

Elle ajouta, la voix pleine de larmes :

– Si mon pauvre Sylvain eût vécu, il ne t’aurait jamais abandonnée.

Martine m’embrassa en souriant :

– On se reverra peut-être ! me dit-elle.

Eugène ôta son chapeau ; il me donna une longue poignée de main en disant lentement :

– Adieu, mon petit compagnon. Je me souviendrai toujours de toi.

Quand j’eus marché un peu, je me retournai pour les voir encore ; et, malgré la nuit qui augmentait, je vis qu’Eugène et Martine marchaient en se tenant par la main.

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