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Marie-Claire Beq marguerite Audoux Marie-Claire


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Oh, ce mouchoir, quel cauchemar épouvantable ! maintenant encore, quand j’y pense, une angoisse me prend. Pendant des années, je perdis régulièrement un mouchoir par semaine.

Sœur Marie-Aimée nous remettait un mouchoir propre contre le sale que nous jetions à terre devant elle. J’y pensais seulement à ce moment-là ; alors, je retournais toutes mes poches ; je courais comme une folle dans les dortoirs, dans les couloirs, jusqu’au grenier ; je cherchais partout. Mon Dieu ! pourvu que je trouve un mouchoir !

En passant devant la Vierge, je joignais les mains avec ferveur : « Mère admirable, faites que je trouve un mouchoir ! »

Mais je n’en trouvais pas, et je redescendais, rouge, essoufflée, penaude, n’osant pas prendre celui que me tendait sœur Marie-Aimée.

J’entendais d’avance le reproche si mérité. Les jours où je n’entendais pas de reproches, je voyais un front plissé, des yeux courroucés qui me suivaient longtemps sans se détourner ; j’étais si écrasée de honte que je pouvais à peine lever les pieds. Je marchais tout effacée, sans remuer le corps ; et, malgré cela, je perdais encore mon mouchoir.

Madeleine me regardait avec un air de fausse compassion, et elle ne pouvait pas toujours s’empêcher de me dire que je méritais une sévère punition.

Elle paraissait très attachée à sœur Marie-Aimée ; elle la servait attentivement, et fondait en larmes au moindre reproche.

Elle avait des crises de gros sanglots que sœur Marie-Aimée calmait en lui caressant les joues. Alors, elle riait et pleurait tout à la fois. Elle avait un mouvement des épaules qui laissait voir son cou blanc, et qui faisait dire à Bonne Néron qu’elle avait l’air d’une chatte.

Bonne Néron s’en alla un jour après une scène, au milieu du déjeuner, alors qu’il régnait un grand silence. Elle cria tout à coup :

– Oui, je veux m’en aller, et je m’en irai !

Comme sœur Marie-Aimée la regardait tout étonnée, elle lui fit face en baissant la tête, qu’elle secouait et lançait en avant, criant plus fort qu’elle ne souffrirait pas plus longtemps d’être commandée par une morveuse, oui, une morveuse.

Elle était arrivée à reculons près de la porte ; elle l’ouvrit tout en donnant de furieux coups de tête, et avant de disparaître, elle lança son grand bras dans la direction de sœur Marie-Aimée et, avec un profond mépris, elle dit :

– Ça n’a pas seulement vingt-cinq ans !

Quelques petites filles étaient terrifiées ; d’autres éclatèrent de rire. Madeleine eut une véritable crise de nerfs ; elle se jeta aux genoux de sœur Marie-Aimée en lui enlaçant les jambes et en embrassant sa robe. Elle lui prit les mains, qu’elle frotta contre sa grosse bouche humide ; tout cela, en poussant des cris, comme si une catastrophe épouvantable était arrivée.

Sœur Marie-Aimée n’arrivait pas à se dégager ; elle finit par se fâcher. Alors, Madeleine s’évanouit en tombant sur le dos.

Tout en la dégrafant, sœur Marie-Aimée fit un signe de mon côté. Croyant qu’elle avait besoin de mes services, j’accourus. Mais elle me renvoya :

– Non, pas toi, Marie Renaud.

Elle lui remit ses clefs, et bien que Marie Renaud ne fût jamais entrée dans la chambre de sœur Marie-Aimée, elle trouva tout de suite le flacon demandé.

Madeleine se remit très vite, et en prenant la place de Bonne Néron, elle prit de l’autorité. Elle restait timide et soumise devant sœur Marie-Aimée ; mais elle se rattrapait sur nous, en braillant à tout propos qu’elle était notre surveillante, et non pas notre bonne.

Le jour de son évanouissement, j’avais vu ses seins, qui m’avaient paru si beaux, que je n’avais encore rien imaginé de pareil.

Mais je la trouvais bête, et ne faisais aucun cas de ses remontrances. Cela la mettait en colère ; elle me criblait de mots grossiers, et finissait toujours par me traiter d’espèce de princesse.

Elle ne pouvait supporter l’affection que me montrait sœur Marie-Aimée ; et quand elle la voyait m’embrasser, elle rougissait de dépit.

Je commençais à grandir et j’étais assez bien portante. Sœur Marie-Aimée disait quelle était fière de moi. Elle me serrait si fort en m’embrassant qu’elle me faisait mal. Puis elle disait en posant délicatement ses doigts sur mon front :

– Ma petite fille ! mon petit enfant !

Pendant les récréations, je restais souvent près d’elle. Je l’écoutais lire : elle lisait d’une voix profonde et mordante, et, quand les personnages lui déplaisaient par trop, elle fermait violemment le livre et se mêlait à nos jeux.

Elle eût voulu me voir sans défaut. Elle répétait souvent :

– Je veux que tu sois parfaite ; entends-tu ? parfaite.

Un jour, elle crut que j’avais menti.

Nous avions trois vaches qui paissaient quelquefois sur une pelouse au milieu de laquelle se trouvait un énorme marronnier. La vache blanche était méchante, et nous en avions peur, parce qu’elle avait déjà piétiné une petite fille.

Ce jour-là, je vis les deux vaches rouges et, directement sous le marronnier, une belle vache noire. Je dis à Ismérie :

– Tiens, on a changé la vache blanche, sans doute parce qu’elle était méchante.

Ismérie, qui était de mauvaise humeur, se mit à crier, disant que je me moquais toujours des autres, en voulant leur faire croire des choses qui n’existaient pas.

Je lui montrai la vache : elle soutint que c’était la blanche ; moi, je soutenais que c’était une noire.

Sœur Marie-Aimée entendit. Elle paraissait outrée, quand elle dit :

– Comment peux-tu soutenir que cette vache est noire ?

À ce moment, la vache se déplaça ; elle paraissait maintenant noire et blanche, et je compris que c’était l’ombre du marronnier qui m’avait trompée. J’étais si stupéfaite que je ne trouvai rien à répondre ; je ne savais comment expliquer cela. Sœur Marie-Aimée me secoua violemment.

– Pourquoi as-tu menti ? allons ! réponds, pourquoi as-tu menti ?

Je répondis que je ne savais pas.

Elle m’envoya en pénitence sous le hangar, en m’assurant que je n’aurais comme nourriture que du pain et de l’eau.

Comme je n’avais pas menti, la pénitence me laissa indifférente.

Sous ce hangar, il n’y avait que de vieilles armoires, et des choses servant au jardinage. Je grimpai d’une chose sur l’autre, et je me trouvai bientôt assise sur la plus haute armoire.

J’avais dix ans, et c’était la première fois que je me trouvais seule. J’en ressentis comme un contentement. Tout en balançant mes jambes, j’imaginais tout un monde invisible : une vieille armoire à ferrures rouillées devint l’entrée d’un palais magnifique. J’étais une petite fille abandonnée sur une montagne ; une belle dame vêtue comme une fée m’avait aperçue et venait me chercher ; des chiens merveilleux couraient devant elle ; ils étaient presque à mes pieds, lorsque je vis devant l’armoire aux ferrures sœur Marie-Aimée, qui regardait de tous côtés.

Je ne savais pas que j’étais assise sur un meuble ; je me croyais encore sur la montagne, et j’étais seulement ennuyée que l’arrivée de sœur Marie-Aimée eût fait disparaître le palais avec tous ses personnages.

Elle me découvrit au balancement de mes jambes ; et je m’aperçus en même temps qu’elle que j’étais sur une armoire.

Elle resta un moment les yeux levés vers moi ; puis, elle tira de la poche de son tablier un morceau de pain, un bout de boudin, une petite fiole de vin, me montra chaque chose l’une après l’autre, et, la voix fâchée, elle dit :

– C’était pour toi ; eh bien, voilà !

Elle remit le tout dans sa poche, et s’en alla.

Un instant après, Madeleine m’apporta du pain et de l’eau, et je restai jusqu’au soir sous le hangar.

Depuis quelque temps, sœur Marie-Aimée devenait triste ; elle ne jouait plus avec nous ; souvent, elle oubliait l’heure de notre dîner. Madeleine m’envoyait la chercher à la chapelle, où je la trouvais à genoux, le visage caché dans ses mains.

Il me fallait la tirer par sa robe pour me faire entendre. Il me sembla plusieurs fois qu’elle avait pleuré ; mais je n’osais pas la regarder de peur de la fâcher. Elle paraissait tout absorbée, et, quand on lui parlait, elle répondait par oui ou par non, d’un ton sec.

Pourtant, elle s’occupa activement d’une petite fête que nous faisions tous les ans à Pâques. Elle fit apporter les gâteaux que l’on rangea sur une table, en les recouvrant d’une nappe blanche, pour ne pas donner trop de tentation aux gourmandes.

Le dîner s’était passé au milieu d’un babillage énorme, à cause de la permission que nous avions de causer à table les jours de fête. Sœur Marie-Aimée nous avait servies avec son bon sourire et une bonne parole pour chacune. Elle se disposait à nous servir les gâteaux en se faisant aider par Madeleine, pour enlever la nappe qui les recouvrait.

À ce moment, la chatte, qui était dessous, sauta à terre et se sauva. Sœur Marie-Aimée et Madeleine poussèrent ensemble un « ah ! » prolongé, puis Madeleine cria :

– La sale bête, elle a mordu à tous les gâteaux !

Sœur Marie-Aimée n’aimait pas la chatte. Elle resta un moment immobile, puis elle courut prendre un bâton et se lança après la bête.

Ce fut une course épouvantable : la chatte, affolée, sautait de tous côtés, échappant au bâton, qui ne frappait que les bancs et les murs. Toutes les petites filles, prises de peur, se sauvaient vers la porte. Sœur Marie-Aimée les arrêta d’un mot : Que personne ne sorte !

Elle avait un visage que je ne connaissais pas : ses lèvres rentrées, ses joues aussi blanches que sa cornette, et ses yeux qui faisaient du feu, me semblèrent si effrayants que je cachai ma figure dans mon bras.

Malgré moi, je regardai de nouveau. La poursuite continuait : sœur Marie-Aimée, le bâton haut, courait en silence ; ses lèvres s’étaient ouvertes et on voyait ses petites dents pointues ; elle courait dans tous les sens, sautant les bancs, montant sur les tables en relevant rapidement ses jupes ; au moment où elle allait l’atteindre, la chatte fit un bond formidable et s’accrocha après un rideau, tout en haut d’une fenêtre.

Madeleine, qui avait suivi sœur Marie-Aimée avec des mouvements de jeune chien un peu lourd, voulut aller chercher un bâton plus long, mais sœur Marie-Aimée l’arrêta d’un geste en disant :

– Elle a bien fait de s’échapper !

Bonne Justine, qui était près de moi, disait en se cachant les yeux :

– Oh ! c’est honteux ! c’est honteux !

Moi aussi, je trouvais que c’était honteux : une sorte de déconsidération me venait pour sœur Marie-Aimée, que j’avais toujours crue sans défaut. Je comparais cette scène avec une autre qui s’était passée un jour de grand orage. Combien j’avais trouvé sœur Marie-Aimée au-dessus de tout, ce jour-là ! Je la revoyais, montée sur un banc : elle fermait tranquillement les hautes fenêtres en élevant ses beaux bras dont les larges manches se rabattaient sur ses épaules, et, pendant que nous étions épouvantées par les éclairs et les coups de vent furieux, elle disait d’une voix calme :

– Mais... c’est un ouragan !

Maintenant, sœur Marie-Aimée faisait reculer les petites filles au fond de la salle. Elle ouvrait la porte toute grande à la chatte, qui sortit en trois bonds.

L’après-midi, je fus bien étonnée de voir que ce n’était pas notre vieux curé qui disait les vêpres.

Celui-ci était grand et fort. Il chantait d’une voix forte et saccadée. Toute la soirée, on parla de lui. Madeleine disait que c’était un bel homme, et sœur Marie-Aimée trouva qu’il avait la voix jeune, mais qu’il prononçait les mots comme un vieillard. Elle dit aussi qu’il avait la démarche jeune et distinguée.

Quand il vint nous faire visite deux ou trois jours après, je vis qu’il avait des cheveux blancs qui bouclaient au-dessus de son cou, et que ses yeux et ses sourcils étaient très noirs.

Il demanda à voir celles qui se préparaient au catéchisme, et voulut savoir le nom de chacune. Sœur Marie-Aimée répondit pour moi. Elle dit en mettant sa main sur ma tête :

– Celle-ci, c’est notre Marie-Claire.

Ismérie s’approcha à son tour. Il la regarda avec une grande curiosité, la fit tourner le dos et marcher devant lui ; il compara sa taille à celle d’un bébé de trois ans, et comme il demandait à sœur Marie-Aimée si elle était intelligente, Ismérie se retourna brusquement en disant qu’elle était moins bête que les autres.

Il se mit à rire, et je vis que ses dents étaient très blanches. Quand il parlait, il faisait un mouvement en avant, comme s’il voulait rattraper ses mots, qui semblaient lui échapper malgré lui.

Sœur Marie-Aimée le reconduisit jusqu’à la porte de la grande cour. Les autres fois, elle n’accompagnait les visiteurs que jusqu’à la porte de la salle.

Elle reprit sa place sur son estrade et au bout d’un moment, elle dit, sans regarder personne :

– C’est un homme vraiment très distingué.

Notre nouveau curé habitait dans une petite maisonnette, tout près de la chapelle. Le soir, il se promenait dans les allées plantées de tilleuls. Il passait très près du carré de pelouse où nous jouions, et il saluait, en se courbant très bas, sœur Marie-Aimée.

Tous les jeudis après-midi, il venait nous rendre visite : il s’asseyait en s’appuyant au dossier de sa chaise, et, après avoir croisé les jambes l’une sur l’autre, il nous racontait des histoires. Il était très gai, et sœur Marie-Aimée disait qu’il riait de bon cœur.

Il arrivait parfois que sœur Marie-Aimée était souffrante ; alors, il montait lui faire visite dans sa chambre.

On voyait passer Madeleine avec une théière et deux tasses ; elle était rouge et empressée.

Quand l’été fut fini, M. le curé vint nous voir le soir après dîner ; il passait la veillée avec nous.

À neuf heures sonnant, il nous quittait ; et sœur Marie-Aimée l’accompagnait toujours dans le couloir jusqu’à la grande porte.

Il y avait déjà un an qu’il était avec nous, et je n’avais pu encore m’habituer à me confesser à lui. Souvent, il me regardait avec un rire qui me faisait croire qu’il se souvenait de mes péchés.

Nous allions à confesse à jours fixes : chacune passait à son tour ; quand il n’en restait plus qu’une ou deux avant moi, je commençais à trembler.

Mon cœur battait à toute volée, et j’avais des crampes d’estomac qui me coupaient la respiration.

Puis, mon tour arrivé, je me levais, les jambes tremblantes, la tête bourdonnante et les joues froides. Je tombais sur les genoux dans le confessionnal, et tout aussitôt la voix marmottante et comme lointaine de M. le curé me rendait un peu de confiance. Mais il fallait toujours qu’il m’aidât à me rappeler mes péchés : sans cela, j’en aurais oublié la moitié.

À la fin de la confession, il me demandait toujours mon nom. J’aurais bien voulu en dire un autre, mais en même temps que j’y pensais, le mien sortait précipitamment de ma bouche.

Le moment de la première communion approchait ; elle devait avoir lieu au mois de mai, et on commençait déjà les préparatifs.

Sœur Marie-Aimée composait des cantiques nouveaux ; elle avait fait aussi une sorte de cantique à la louange de M. le curé.

Quinze jours avant la cérémonie, on nous sépara des autres. Nous passions tout notre temps en prières.

Madeleine devait surveiller notre recueillement, mais il lui arriva plus d’une fois de le troubler, en se disputant avec l’une ou l’autre.

Ma camarade s’appelait Sophie.

Elle n’était pas bruyante, et nous nous éloignions toujours des disputes. Nous causions de choses graves. Je lui avouai mon aversion pour la confession, et combien j’avais peur de faire une mauvaise communion.

Elle était très pieuse, et elle ne comprenait rien à mes appréhensions. Elle trouvait que je manquais de piété, et elle avait remarqué que je m’endormais pendant la prière.

Elle m’avoua à son tour qu’elle avait grand-peur de la mort ; elle en parlait d’un air craintif, en baissant la voix.

Ses yeux étaient presque verts, et ses cheveux si beaux que sœur Marie-Aimée n’avait jamais voulu les lui couper, comme aux autres petites filles.

Enfin, le grand jour arriva.

Ma confession générale n’avait pas été trop pénible : cela m’avait donné à peu près la même impression qu’un bon bain. Je me sentais très propre.

Cependant, je tremblais si fort en recevant l’hostie, que mes dents en gardèrent une partie. J’eus un éblouissement, et il me sembla qu’un rideau noir descendait devant moi. Je crus reconnaître la voix de sœur Marie-Aimée, qui demandait :

– Es-tu malade ?

J’eus conscience qu’elle m’accompagnait jusqu’à mon prie-Dieu, qu’elle me mettait mon cierge dans la main, en disant :

– Tiens-le bien.

J’avais la gorge si serrée qu’il m’était impossible d’avaler, et je sentis qu’un liquide me coulait de la bouche.

Alors, une peur folle monta en moi, car Madeleine nous avait bien averties, que s’il nous arrivait de mordre l’hostie, le sang de Jésus coulerait de notre bouche sans que rien pût l’arrêter.

Sœur Marie-Aimée m’essuyait le visage, et disait tout bas :

– Fais donc attention, voyons ; es-tu malade ?

Ma gorge se desserra, et j’avalai brusquement l’hostie avec un flot de salive.

J’osai alors regarder le sang qui était sur ma robe, mais je ne vis qu’une petite tache pareille à celle qu’aurait pu faire une goutte d’eau.

Je portai mon mouchoir à mes lèvres et j’essuyai ma langue : il n’y avait pas non plus de sang sur mon mouchoir.

Je n’étais pas très sûre de tout cela, mais comme on nous faisait lever pour chanter, j’essayai de chanter avec les autres.

Quand M. le curé vint nous voir dans la journée, sœur Marie-Aimée lui dit que j’avais failli m’évanouir pendant la communion. Il me releva la tête, et après m’avoir bien regardée dans les yeux, il se mit à rire, et dit que j’étais une petite fille très sensible.

Aussitôt que nous avions fait notre première communion, nous n’allions plus en classe. Bonne Justine nous apprenait à faire de la lingerie. Nous faisions des coiffes pour les paysannes. Ce n’était pas très difficile, et comme c’était quelque chose de nouveau, je travaillais avec ardeur.

Bonne Justine déclara que je ferais une très bonne lingère. Sœur Marie-Aimée dit en m’embrassant :

– Si seulement tu pouvais vaincre ta paresse !

Mais quand j’eus fait plusieurs coiffes, et qu’il me fallut toujours recommencer, ma paresse reprit vite le dessus. Je m’ennuyais, et je ne pouvais me décider à travailler.

Je serais restée des heures et des heures sans bouger, à regarder travailler les autres.

Marie Renaud cousait en silence ; elle faisait des points si petits et si serrés, qu’il fallait avoir de bons yeux pour les voir.

Ismérie cousait en chantonnant sans crainte des réprimandes.

Les unes cousaient le dos courbé, le front plissé, avec des doigts mouillés qui faisaient crisser les aiguilles ; d’autres cousaient lentement, avec soin, sans fatigue, sans ennui, en comptant les points tout bas.

J’aurais bien voulu être comme celles-là ! Je me grondais en moi-même, et pendant quelques minutes je les imitais.

Mais le moindre bruit me dérangeait, et je restais à écouter ou regarder ce qui se passait autour de moi. Madeleine disait que j’avais toujours le nez en l’air.

Je passais tout mon temps à imaginer des aiguilles qui auraient cousu toutes seules.

Pendant longtemps, j’ai eu l’espoir qu’une gentille petite vieille, visible pour moi seulement, sortirait de la grande cheminée et viendrait coudre ma coiffe très vite.

Je finis par devenir insensible aux reproches. Sœur Marie-Aimée ne savait plus que faire pour m’encourager ou me punir.

Un jour, elle décida que je ferais la lecture tout haut, deux fois par jour. Ce fut une grande joie pour moi ; je trouvais que l’heure de la lecture n’arrivait jamais assez vite, et je fermais toujours le livre avec regret.

Après la lecture, sœur Marie-Aimée faisait chanter Colette, l’infirme.

Elle chantait toujours les mêmes chansons, mais sa voix était si belle qu’on ne se lassait pas de l’entendre. Elle chantait simplement, sans quitter son ouvrage, en balançant seulement un peu la tête.

Bonne Justine, qui savait l’histoire de chacune, racontait que Colette avait été apportée avec les deux jambes broyées, quand elle était encore toute petite.

Maintenant, elle avait vingt ans : elle marchait péniblement avec deux cannes, et ne voulait pas se servir de béquilles, de peur d’avoir l’air d’une vieille.

Pendant les récréations, je la voyais toujours seule sur un banc. Elle s’étirait sans cesse en se renversant en arrière. Ses yeux noirs avaient la prunelle si large, qu’on ne voyait presque pas le blanc.

Je me sentais attirée vers elle ; j’aurais voulu être son amie. Elle paraissait très fière, et quand je lui rendais un petit service, elle avait une façon de me dire : « Merci, petite », qui me renvoyait tout de suite à mes douze ans.

Madeleine prit un air mystérieux pour me dire qu’il était bien défendu de parler seule avec Colette ; et quand je voulus savoir pourquoi, elle s’embrouilla dans une histoire longue et compliquée qui ne m’apprit rien du tout.

Je m’adressai à Bonne Justine, qui fit les mêmes simagrées pour me dire qu’on disait beaucoup de mal de Colette, et qu’une petite fille comme moi ne devait pas s’approcher d’elle.

Je ne pus jamais parvenir à comprendre pourquoi. À force de la regarder, je m’aperçus que chaque fois qu’une grande lui donnait le bras pour la promener un peu, il en venait tout de suite trois ou quatre qui causaient et riaient avec elle.

Je pensai qu’elle n’avait pas d’amie. Une grande pitié s’ajouta au sentiment qui m’attirait vers elle, et un jour que les grandes la délaissaient, je lui offris mon bras pour faire le tour de la pelouse.

J’étais debout, devant elle, un peu intimidée. Je sentais qu’elle ne refuserait pas.

Elle me fixa, puis elle dit :

– Tu sais que c’est défendu ?

Je fis signe que oui.

Elle eut un mouvement de la tête pour me fixer davantage.

– Et tu n’as pas peur d’être punie ?

Je fis signe que non.

J’avais une grande envie de pleurer qui me serrait la gorge. Je l’aidai à se lever. Elle s’appuyait d’une main sur une canne, et malgré cela, elle pesait sur moi de tout son poids.

Je compris combien la marche lui était pénible ; elle ne me dit pas un mot pendant la promenade, et, quand je l’eus ramenée à son banc, elle dit en me regardant :

– Merci, Marie-Claire.

En me voyant avec Colette, Bonne Justine avait levé les bras au ciel, et fait le signe de la croix.

À l’autre bout de la pelouse, Madeleine braillait en me montrant le poing.

Le soir, je vis bien que sœur Marie-Aimée savait ce que j’avais fait, mais elle ne m’en fit aucun reproche.

Pendant la récréation suivante, elle m’attira sur son petit banc, elle prit ma tête dans ses deux mains, et se pencha sur moi. Elle ne me disait rien, mais ses yeux plongeaient dans tout mon visage : il me semblait que j’étais enveloppée dans ses yeux. J’en ressentais comme une chaleur, et j’y étais à mon aise. Elle m’embrassa longuement au front, puis elle me sourit et dit :

– Va, tu es mon beau lis blanc.

Je la trouvai si belle avec ses yeux qui avaient des rayons de plusieurs couleurs que je lui dis :

– Vous aussi, ma Mère, vous êtes une belle fleur.

Elle prit un ton dégagé pour me dire :

– Oui, mais je ne compte plus dans les lis.

Puis elle me demanda brusquement :

– Tu n’aimes donc plus Ismérie ?

– Si, ma Mère.

– Ah ! eh bien, et Colette ?

– Je l’aime bien aussi.

Elle me repoussa :

– Oh ! toi, tu aimes tout le monde !

Presque chaque jour, j’offrais mon bras à Colette.

Elle me parlait seulement pour faire quelques remarques sur l’une ou l’autre.

Quand je m’asseyais près d’elle, elle me regardait curieusement : elle trouvait que j’avais une drôle de figure.

Un jour, elle me demanda si je la trouvais jolie. Aussitôt, je me rappelai que sœur Marie-Aimée disait qu’elle était noire comme une taupe.

Je vis pourtant qu’elle avait un grand front, de grands yeux, et le reste du visage tout mince. En la regardant, je ne sais pourquoi je pensais à un puits profond et noir qui aurait été plein d’eau chaude.

Non, je ne la trouvais pas jolie ! Mais je n’osai pas le lui dire, parce qu’elle était infirme, et je répondis qu’elle serait bien plus jolie si elle avait la peau blanche.

Petit à petit, je devenais son amie.

Elle me confia qu’elle espérait s’en aller pour se marier, comme la grande Nina, qui venait nous voir le dimanche, avec son enfant.

Elle me tapait sur le bras en me disant :

– Vois-tu, moi, il faut que je me marie.

Elle s’étirait longuement, en tendant tout son corps en avant.

Il y avait des jours où elle pleurait avec un chagrin si profond que je ne trouvais rien à lui dire.

Elle regardait ses jambes toutes tortillées, et c’était comme un gémissement quand elle disait :

– Il faudrait un miracle pour que je puisse sortir d’ici.

Il me vint tout d’un coup l’idée que la Vierge pourrait faire le miracle.

Colette trouva la chose toute simple.

Elle était tout étonnée de n’y avoir pas encore songé : il était si juste qu’elle eût des jambes comme les autres !

Elle voulut s’en occuper tout de suite.

Elle m’expliqua qu’il fallait être plusieurs jeunes filles pour faire la neuvaine ; que nous irions nous purifier par la communion ; et que pendant neuf jours nous ne cesserions pas de prier afin d’obtenir la grâce.

Il fallait que cela fût dans le plus grand secret.

Il fut convenu que ma camarade Sophie serait des nôtres, à cause de sa grande piété. Colette se chargeait d’en parler à quelques grandes qui avaient bon cœur.

Deux jours après, tout fut réglé.

Colette devait jeûner et faire pénitence pendant les neuf jours. Le dixième, qui serait un dimanche, elle irait communier comme d’habitude, en se servant de sa canne, et du bras de l’une de nous ; puis, l’hostie dans son cœur, elle ferait le vœu d’élever ses enfants dans l’amour de la Vierge ; après cela, elle se lèverait toute droite et entonnerait de sa voix magnifique le Te Deum, que nous reprendrions en chœur.

Pendant les neuf jours, je priai avec une ferveur que je n’avais jamais connue. Les prières ordinaires me semblaient fades. Je récitais les litanies de la Vierge ; je cherchais les plus belles louanges, et les répétais sans me lasser !

– Étoile du matin, guérissez Colette.

La première fois, je restai si longtemps à genoux que sœur Marie-Aimée vint me gronder.

Personne ne remarqua les petits signes que nous échangions, et la neuvaine se termina dans le plus grand secret.

Colette était bien pâle, quand elle vint à la messe : ses joues étaient encore plus minces ; elle se tenait les yeux baissés, et ses paupières étaient toutes violettes.

Je pensai que c’était la fin de son martyre, et une joie profonde me soulevait.

Tout près de moi, une Vierge vêtue d’une grande robe blanche souriait en me regardant, et dans un élan de toute ma foi, ma pensée lui cria :

– Miroir de Justice, guérissez Colette !

Et, les tempes serrées par la volonté de ne pas distraire ma pensée, je répétais :

– Miroir de Justice, guérissez Colette !

Maintenant, Colette s’en allait communier. Sa canne faisait un petit bruit sec sur les dalles.

Quand elle se fut agenouillée, celle qui l’avait accompagnée revint avec la canne, tant elle était sûre qu’elle serait inutile.

Ce fut lamentable.

Colette essaya de se mettre debout, et retomba sur les genoux. Sa main tâtonna pour prendre sa canne, et, ne la trouvant pas, elle fit un nouveau mouvement pour se lever.

Elle se cramponna à la Sainte Table, et s’accrocha au bras d’une sœur qui communiait près d’elle ; puis, ses épaules balancèrent, et elle s’écroula en entraînant la sœur.

Deux des nôtres se précipitèrent, et traînèrent la pauvre Colette jusqu’à son banc.

Pourtant, j’espérais encore, et, jusqu’à la fin de la messe, j’attendis le Te Deum.

Aussitôt que cela me fut possible, je rejoignis Colette.

Elle était entourée des grandes, qui essayaient de la consoler en lui conseillant de se donner à Dieu pour toujours. Elle pleurait doucement, sans secousses, la tête un peu penchée, et ses larmes tombaient sur ses mains, qu’elle tenait croisées l’une sur l’autre.

Je m’agenouillai devant elle, et, quand elle me regarda, je lui dis :

– Peut-être qu’on peut se marier malgré qu’on est infirme.

L’histoire de Colette fut bientôt connue de toute la maison ; il y eut une tristesse générale qui empêcha les jeux d’être bruyants. Ismérie croyait m’apprendre une grande nouvelle en me racontant la chose.

Ma camarade Sophie me dit qu’il fallait se soumettre aux volontés de la Vierge, parce qu’elle savait mieux que nous ce qui convenait au bonheur de Colette.

J’aurais bien voulu savoir si sœur Marie-Aimée avait été avertie. Je ne la vis que dans l’après-midi, à l’heure de la promenade. Elle n’avait pas l’air triste ; on aurait plutôt dit qu’elle était contente ; jamais elle ne m’avait paru aussi jolie. Tout son visage resplendissait.

Pendant la promenade, je remarquai qu’elle marchait comme si quelque chose l’eût soulevée. Je ne me rappelais pas l’avoir jamais vue marcher comme cela. Son voile s’envolait un peu aux épaules, et sa guimpe ne cachait pas complètement son cou.

Elle ne faisait aucune attention à nous ; elle ne regardait rien, et on eût dit qu’elle voyait quelque chose. Par instants, elle souriait, comme si quelqu’un lui eût parlé intérieurement.

Le soir, après dîner, je la retrouvai assise sur un vieux banc qui touchait à un gros tilleul. M. le curé était assis près d’elle, le dos appuyé contre l’arbre.

Ils avaient l’air grave.

Je croyais qu’ils parlaient de Colette, et je m’arrêtai à quelques pas d’eux.

Sœur Marie-Aimée disait, comme si elle répondait à une question :

– Oui, à quinze ans.

Monsieur le curé dit :

– À quinze ans, on n’a pas la vocation.

Je n’entendis pas ce que répondit sœur Marie-Aimée, mais M. le curé reprit :

– À quinze ans, on a toutes les vocations : il suffit d’un geste affectueux ou indifférent, pour vous éloigner ou vous encourager dans une voie.

Il fit une pause, et dit plus bas :

– Vos parents ont été bien coupables.

Sœur Marie-Aimée répondit :

– Je ne regrette rien.

Ils restèrent longtemps sans parler ; puis sœur Marie-Aimée leva le doigt comme pour une recommandation et dit :

– En tout lieu, malgré tout, et toujours.

Monsieur le curé étendit un peu la main en riant, et il dit aussi :

– En tout lieu, malgré tout, et toujours.

La cloche du coucher sonna tout à coup, et M. le curé disparut dans les allées de tilleuls.

Pendant longtemps, je me répétai les mots que j’avais entendus ; mais jamais je ne pus les associer à l’histoire de Colette.

Colette ne comptait plus sur un miracle pour s’en aller ; et pourtant, elle ne pouvait se résigner à rester dans cette maison.

Quand elle vit partir une à une toutes celles qui avaient son âge, elle commença de se révolter. Elle ne voulut plus aller à confesse, ni communier ; elle allait à la messe, parce qu’elle chantait et aimait la musique.

Je restais souvent près d’elle pour la consoler.

Elle m’expliquait que le mariage, c’était l’amour.

Sœur Marie-Aimée, qui était souffrante depuis quelque temps, tomba tout à fait malade.

Madeleine la soignait avec dévouement et nous dirigeait à tort et à travers. Elle s’acharnait particulièrement sur moi ; et quand elle me voyait lasse de coudre, elle disait en essayant de prendre un air hautain :

– Puisque Mademoiselle n’aime pas la couture, elle n’a qu’à prendre le balai.

Elle s’avisa un dimanche de me faire nettoyer les escaliers, pendant l’heure de la messe. Nous étions en janvier ; un froid humide, venant des couloirs, montait les marches et pénétrait sous ma robe.

Je balayais de toutes mes forces, pour me réchauffer.

Les sons de l’harmonium venaient de la chapelle jusqu’à moi ; par instants je reconnaissais les notes aigres et perçantes de Madeleine, et les éclats saccadés de M. le curé.

Je suivais la messe d’après les chants. La voix de Colette monta tout à coup ; elle était forte et pure ; elle s’élargit, couvrit les sons de l’harmonium, domina tout, puis elle s’envola par-dessus les tilleuls, par-dessus les maisons, plus haut que le clocher.

J’en ressentis un grand frisson, et quand la voix redescendit un peu tremblante, quand elle fut rentrée dans l’église et étouffée par les sons de l’harmonium, je me mis à pleurer avec des hoquets, comme une toute petite fille. Puis la voix pointue de Madeleine perça de nouveau, et je balayai à grands coups, comme si mon balai devait effacer cette voix qui m’était si désagréable.

Ce jour-là, sœur Marie-Aimée me fit appeler près d’elle. Il y avait bien deux mois qu’elle n’était pas sortie de sa chambre. Elle commençait d’aller mieux, mais je remarquai que ses yeux ne brillaient plus du tout. Ils me faisaient penser à un arc-en-ciel presque fondu.

Elle me fit raconter les petites histoires drôles qui s’étaient passées ; elle voulait sourire en m’écoutant, mais sa bouche ne se relevait que d’un seul côté. Elle me demanda aussi si je l’avais entendue crier.

Oh ! oui, je l’avais entendue ; c’était pendant sa maladie. Elle avait poussé des cris si épouvantables au milieu de la nuit, que tout le dortoir en avait été réveillé. Madeleine allait et venait. On l’entendait remuer de l’eau ; et comme je lui demandais ce qu’avait sœur Marie-Aimée, elle m’avait répondu tout en courant :

– Des douleurs.

J’avais aussitôt pensé que Bonne Justine avait aussi des douleurs ; mais jamais elle n’avait crié comme cela, et j’imaginais les jambes de sœur Marie-Aimée trois fois plus enflées que celles de Bonne Justine.

Les cris étaient devenus de plus en plus forts. Il y en avait eu un si terrible, qu’il semblait lui sortir des entrailles. Ensuite on avait entendu quelques plaintes. Puis, plus rien.

Au bout d’un moment, Madeleine était venue parler à Marie Renaud. Aussitôt Marie Renaud avait mis sa robe, et je l’avais entendue descendre.

Un instant après, elle était revenue avec M. le curé. Il était entré précipitamment dans la chambre de sœur Marie-Aimée et Madeleine avait vite refermé la porte sur lui.

Il n’était pas resté longtemps ; mais il s’en était retourné bien moins vite qu’il n’était venu. Il marchait en baissant la tête, et sa main droite ramenait un pan de son manteau sur son bras gauche, comme s’il voulait préserver une chose précieuse.

Je pensai qu’il remportait les Saintes Huiles, et je n’osai pas lui demander si sœur Marie-Aimée était morte.

Je n’avais pas oublié non plus le coup de poing que j’avais reçu de Madeleine, lorsque je m’étais accrochée à sa jupe. Elle m’avait renversée, en disant très bas et très vite :

– Elle va mieux.

Le jour où sœur Marie-Aimée fut guérie, Madeleine perdit son arrogance, et tout rentra dans l’ordre.

J’avais toujours la même répugnance pour la couture, et sœur Marie-Aimée commençait à s’en inquiéter.

Elle en parla devant moi à la sœur de M. le curé. C’était une vieille demoiselle qui avait une longue figure, et de grands yeux fanés. Elle s’appelait Mlle Maximilienne.

Sœur Marie-Aimée disait combien elle était inquiète de mon avenir ; elle trouvait que j’apprenais les choses avec une grande facilité, mais qu’aucun travail de couture ne m’intéressait.

Elle avait remarqué depuis longtemps que j’aimais l’étude. Alors, elle s’était informée s’il ne me restait pas quelques parents éloignés, qui auraient pu se charger de moi ; mais il ne me restait qu’une vieille parente, qui avait déjà adopté ma sœur, et refusait de s’occuper de moi.

Mlle Maximilienne offrit de me prendre dans son magasin de modes, M. le curé trouva que c’était une très bonne idée ; il ajouta qu’il se ferait même un plaisir de venir deux fois par semaine afin de m’instruire un peu. Sœur Marie-Aimée paraissait vraiment heureuse ; elle ne savait comment exprimer sa reconnaissance.

Il fut convenu que j’entrerais chez Mlle Maximilienne aussitôt que M. le curé serait de retour d’un voyage qu’il devait faire à Rome. Sœur Marie-Aimée allait s’occuper de mon trousseau, et Mlle Maximilienne irait trouver la supérieure pour obtenir la permission.

L’idée que la supérieure allait s’occuper de moi me causa un véritable malaise. Je ne pouvais m’empêcher de penser au mauvais regard qu’elle lançait de notre côté, quand elle passait près du vieux banc où venait s’asseoir M. le curé.

Aussi, j’attendais avec impatience la réponse qu’elle donnerait à Mlle Maximilienne.

M. le curé était parti depuis une semaine, et sœur Marie-Aimée m’entretenait chaque jour de mon nouvel emploi. Elle me disait combien elle serait contente de me voir le dimanche. Elle me faisait mille recommandations, et me donnait toutes sortes de conseils au sujet de ma santé.

Un matin, la supérieure me fit demander.

En entrant chez elle, je vis qu’elle était assise dans un grand fauteuil rouge. Des histoires de revenants que j’avais entendu raconter sur elle me revinrent à la mémoire ; et à la voir, toute noire au milieu de tout ce rouge, je la comparai à un monstrueux pavot qui aurait poussé dans un souterrain.

Elle abaissa et releva plusieurs fois les paupières. Elle avait un sourire qui ressemblait à une insulte. Je sentis que je rougissais très fort et malgré cela je ne détournai pas les yeux.

Elle eut un petit ricanement, et dit :

– Vous savez pourquoi je vous ai fait appeler ?

Je répondis que je pensais que c’était pour me parler de Mlle Maximilienne.

Elle ricana encore.

– Ah oui, Mlle Maximilienne ; eh bien ! détrompez-vous. Nous avons décidé de vous placer dans une ferme de la Sologne.

Elle ferma ses yeux à demi pour me dire :

– Vous serez bergère, mademoiselle !

Elle ajouta, en appuyant sur les mots :

– Vous garderez les moutons.

Je dis simplement :

– Bien, ma Mère.

Elle remonta des profondeurs de son fauteuil, et demanda :

– Vous savez ce que c’est que garder les moutons ?

Je répondis que j’avais vu des bergères dans les champs.

Elle avança vers moi sa figure jaune, et reprit :

– Il vous faudra nettoyer les étables. Cela sent très mauvais ; et les bergères sont des filles malpropres. Puis, vous aiderez aux travaux de la ferme, on vous apprendra à traire les vaches, et à soigner les porcs.

Elle parlait très fort, comme si elle craignait de n’être pas comprise.

Je répondis comme tout à l’heure :

– Bien, ma Mère.

Elle se haussa sur les bras de son fauteuil ; et, en me fixant de ses yeux luisants, elle dit encore :

– Vous n’êtes donc pas fière ?

Je souris d’un air indifférent.

– Non, ma Mère.

Elle parut profondément étonnée ; mais, comme je continuais de sourire avec indifférence, sa voix devint moins dure pour me dire :

– Vraiment, mon enfant ? J’avais toujours cru que vous étiez orgueilleuse.

Elle se renfonça dans son fauteuil, cacha ses yeux sous ses paupières, et se mit à parler d’une voix monotone, comme quand elle récitait les prières. Elle disait : qu’on devait obéir à ses maîtres, ne jamais manquer à ses devoirs de religion, et que la fermière viendrait me chercher la veille du jour de la Saint-Jean.

Je sortis de chez elle avec des sentiments que je n’aurais pu exprimer. Mais ce qui dominait en moi, c’était la crainte de faire de la peine à sœur Marie-Aimée. Comment lui dire cela ?

Je n’eus guère le temps de la réflexion. Elle m’attendait à l’entrée de notre couloir ; elle me saisit aux épaules, et en baissant son visage vers le mien, elle dit :

– Eh bien ?

Elle avait un regard inquiet qui commandait la réponse. Je dis tout de suite :

– Elle ne veut pas, et je serai bergère.

Elle ne comprit pas. Elle fronça les sourcils.

– Comment cela, bergère ?

Je repris très vite :

– Elle m’a trouvé une place dans une ferme, et puis je trairai les vaches et je soignerai les porcs.

Sœur Marie-Aimée me repoussa si violemment que je me cognai au mur.

Elle s’élança vers la porte ; je crus qu’elle courait chez la supérieure, mais elle ne fit que quelques pas dehors ; elle rentra, et se mit à marcher à grands pas dans le couloir. Elle serrait les poings et frappait du pied ; elle tournait sur elle-même et respirait fortement. Puis elle s’adossa contre le mur, laissa tomber ses bras comme si elle était accablée, et, d’une voix qui semblait venir de loin, elle dit :

– Elle se venge, ah oui, elle se venge !

Elle revint vers moi, me prit affectueusement les mains et demanda :

– Tu ne lui as donc pas dit que tu ne voulais pas ? Tu ne l’as donc pas suppliée de te laisser aller chez Mlle Maximilienne ?

Je secouai la tête pour dire non ; et je répétai tout à la file et avec les mêmes mots tout ce que m’avait dit la supérieure.

Elle m’écouta sans m’interrompre. Puis elle me recommanda le silence auprès de mes compagnes. Elle pensait que cela s’arrangerait aussitôt que M. le curé serait de retour.

Le dimanche suivant, comme nous prenions nos rangs pour la messe, Madeleine entra comme une folle dans la salle ; elle leva les bras en criant :

– Monsieur le curé est mort.

Et elle s’abattit en travers de la table qui était auprès d’elle.

Tous les bruits s’arrêtèrent, on courut à Madeleine qui poussait des cris aigus. On voulait tout savoir. Mais elle se berçait sur la table en disant d’une voix désolée :

– Il est mort, il est mort.

Je ne pensais à rien ; je ne savais pas si j’avais de la peine, et, pendant tout le temps de la messe, la voix de Madeleine sonna comme une cloche à mes oreilles.

Il ne fut pas question de promenade ce jour-là ; les plus petites même restèrent silencieuses. Je me mis à la recherche de sœur Marie-Aimée. Elle n’avait pas assisté aux offices, et je savais par Marie Renaud qu’elle n’était pas malade.

Je la trouvai dans le réfectoire. Elle était assise sur son estrade, sa tête était appuyée de côté sur la table, et ses bras pendaient le long de sa chaise.

J’allai m’asseoir assez loin d’elle ; et d’entendre sa plainte si profonde, je me mis à sangloter aussi, en cachant ma figure dans mes mains. Mais cela ne dura pas longtemps, et je sentis bien que je n’avais pas de chagrin. Je fis même des efforts pour pleurer, mais il me fut impossible de continuer à verser une seule larme. J’avais un peu honte de moi parce que je croyais qu’on devait pleurer quand quelqu’un mourait ; et je n’osais pas découvrir mon visage dans la crainte que sœur Marie-Aimée crût que j’avais mauvais cœur.

Maintenant, je l’écoutais pleurer. Ses longues plaintes me rappelaient le vent d’hiver dans la grande cheminée. Cela montait et descendait comme si elle eût voulu composer une sorte de chant ; puis cela se heurtait, se cassait, et finissait en notes basses et tremblées.

Un peu avant l’heure du dîner, Madeleine entra dans le réfectoire. Elle emmena sœur Marie-Aimée en la soutenant avec précaution.

Dans la soirée, elle nous raconta que M. le curé était mort à Rome, et qu’on allait le ramener pour le mettre dans son caveau de famille.

Le lendemain, sœur Marie-Aimée s’occupa de nous comme d’habitude. Elle ne pleurait plus, mais elle ne souffrait pas qu’on lui parlât ; elle marchait en regardant la terre et paraissait m’avoir oubliée.

Cependant, je n’avais plus qu’un jour à rester ici. D’après ce que m’avait dit la supérieure, la fermière viendrait me chercher demain, puisque c’était après-demain le jour de la Saint-Jean.

Le soir, à la fin de la prière, lorsque sœur Marie-Aimée eut dit : « Seigneur, prenez en pitié les exilés, et secourez les prisonniers », elle ajouta à voix très haute :

– Nous allons dire une prière pour une de vos compagnes qui s’en va dans le monde.

Je compris tout de suite qu’il s’agissait de moi, et je me trouvai aussi à plaindre que les exilés et les prisonniers.

Il me fut impossible de m’endormir ce soir-là. Je savais que je partirais demain ; mais je ne savais pas ce que c’était que la Sologne. J’imaginais un pays très éloigné où il n’y avait que des plaines toutes fleuries. Je me voyais la gardienne d’un troupeau de beaux moutons blancs, et j’avais deux chiens à mes côtés qui n’attendaient qu’un signe pour faire ranger les bêtes. Je n’aurais pas osé le dire à sœur Marie-Aimée, mais en ce moment, je préférais être bergère plutôt que demoiselle de magasin.

Ismérie, qui ronflait très fort à côté de moi, ramena ma pensée vers mes compagnes.

La nuit était si claire que je voyais distinctement tous les lits. Je les suivais un à un, et je m’arrêtais un peu près de celles que j’aimais. Presque en face de moi je voyais les magnifiques cheveux de ma camarade Sophie : ils s’éparpillaient sur l’oreiller, et faisaient davantage de clarté sur son lit. Un peu plus loin, c’étaient les lits de Chemineau l’Orgueilleuse, et de sa sœur jumelle Chemineau la Bête. Chemineau l’Orgueilleuse avait un grand front blanc et lisse, et des grands yeux doux. Elle ne se défendait jamais quand on l’accusait d’une faute ; elle haussait les épaules et regardait autour d’elle avec mépris.

Sœur Marie-Aimée disait que sa conscience était aussi blanche que son front.

Chemineau la Bête était de moitié plus haute que sa sœur ; ses cheveux rudes rejoignaient presque ses sourcils ; elle était carrée des épaules et large des hanches ; nous l’appelions le chien de garde de sa sœur.

Et tout là-bas, à l’autre bout du dortoir, il y avait Colette.

Elle croyait toujours que j’allais chez Mlle Maximilienne. Elle était persuadée que je me marierais très jeune, et elle m’avait fait promettre de venir la chercher aussitôt que je serais mariée.

Ma pensée tourna longtemps autour d’elle. Puis je regardai vers la fenêtre : les ombres des tilleuls s’allongeaient de mon côté. J’imaginais qu’ils venaient me dire adieu, et je leur souriais.

De l’autre côté des tilleuls, j’apercevais l’infirmerie ; elle paraissait se reculer, et ses petites fenêtres me faisaient penser à des yeux malades.

Là aussi, je m’arrêtais à cause de la sœur Agathe. Elle était si gaie et si bonne que les petites filles riaient toujours quand elle les grondait.

C’était elle qui faisait les pansements.

Quand on venait la trouver pour un bobo au doigt, elle nous recevait avec des mots drôles ; et, selon qu’on était gourmande ou coquette, elle promettait un gâteau ou un ruban qu’elle désignait d’un vague signe de tête ; et, pendant que le regard cherchait le gâteau ou le ruban, le bobo se trouvait percé, lavé, et pansé.

Je me souvenais d’une engelure que j’avais eue au pied, et qui ne voulait pas se guérir. Un matin, sœur Agathe m’avait dit d’un air grave :

– Écoute, je vais t’y mettre quelque chose de divin, et si ton pied n’est pas guéri dans trois jours, on sera obligé de te le couper.

Et pendant trois jours, j’avais évité de marcher pour ne pas déranger cette chose divine qui était sur mon pied. Je pensais à un bout de la vraie croix ou à un morceau du voile de la Vierge.

Le troisième jour, mon pied était complètement guéri, et quand je demandai le nom de ce remède merveilleux, sœur Agathe me répondit avec un rire malicieux :

– Bête, c’était de l’onguent Arthur Divain.

La nuit était très avancée quand je m’endormis, et dès le matin j’attendis la fermière. J’aurais voulu qu’elle vînt, et j’avais peur de la voir venir.

Sœur Marie-Aimée relevait brusquement la tête chaque fois que quelqu’un ouvrait la porte.

Comme nous finissions de dîner, la portière vint demander si j’étais prête à partir.

Sœur Marie-Aimée la renvoya en disant que je serais prête dans un instant.

Elle se leva en me faisant signe de la suivre. Elle m’aida à m’habiller, me remit un petit paquet de linge, et dit tout à coup :

– C’est demain qu’on le ramène, et tu ne seras plus là.

Elle reprit en me regardant dans les yeux :

– Jure-moi que tu diras tous les soirs un De Profundis pour lui.

Je jurai.

Alors, elle me serra avec violence sur sa poitrine, et elle se sauva vers sa chambre.

Puis j’entendis qu’elle disait :

– Oh ! c’est trop, mon Dieu, c’est trop !

Je traversai la cour toute seule, et la fermière, qui m’attendait, m’emmena aussitôt.


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