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Lettres de mon moulin Alphonse Daudet


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A Milianah Notes de voyage

Cette fois, je vous emmène passer la journée dans une jolie petite ville d’Algérie, à deux ou trois cents lieues du moulin... Cela nous changera un peu des tambourins et des cigales...

... Il va pleuvoir, le ciel est gris, les crêtes du mont Zaccar s’enveloppent de brume. Dimanche triste... Dans ma petite chambre d’hôtel, la fenêtre ouverte sur les remparts arabes, j’essaie de me distraire en allumant des cigarettes... On a mis à ma disposition toute la bibliothèque de l’hôtel ; entre une histoire très détaillée de l’enregistrement et quelques romans de Paul de Kock, je découvre un volume dépareillé de Montaigne... Ouvert le livre au hasard, relu l’admirable lettre sur la mort de La Boétie... Me voilà plus rêveur et plus sombre que jamais... Quelques gouttes de pluie tombent déjà. Chaque goutte, en tombant sur le rebord de la croisée, fait une large étoile dans la poussière entassée là depuis les pluies de l’an dernier... Mon livre me glisse des mains et je passe de longs instants à regarder cette étoile mélancolique...

Deux heures sonnent à l’horloge de la ville – un ancien marabout dont j’aperçois d’ici les grêles murailles blanches... Pauvre diable de marabout ! Qui lui aurait dit cela, il y a trente ans, qu’un jour il porterait au milieu de la poitrine un gros cadran municipal, et que, tous les dimanches, sur le coup de deux heures, il donnerait aux églises de Milianah le signal de sonner les vêpres ?... Ding ! Dong ! voilà les cloches parties !... Nous en avons pour longtemps... Décidément, cette chambre est triste. Les grosses araignées du matin, qu’on appelle pensées philosophiques, ont tissé leurs toiles dans tous les coins... Allons dehors. J’arrive sur la grande place. La musique du 3e de ligne, qu’un peu de pluie n’épouvante pas, vient de se ranger autour de son chef. A une des fenêtres de la division, le général paraît, entouré de ses demoiselles ; sur la place, le sous-préfet se promène de long en large au bras du juge de paix. Une demi-douzaine de petits Arabes à moitié nus jouent aux billes dans un coin avec des cris féroces. Là-bas, un vieux juif en guenilles vient chercher un rayon de soleil qu’il avait laissé hier à cet endroit et qu’il s’étonne de ne plus trouver... « Une, deux, trois, partez ! » La musique entonne une ancienne mazurka de Talexy, que les orgues de Barbarie jouaient l’hiver dernier sous mes fenêtres. Cette mazurka m’ennuyait autrefois ; aujourd’hui elle m’émeut jusqu’aux larmes.

Oh ! comme ils sont heureux les musiciens du 3e ! L’oeil fixé sur les doubles croches, ivres de rythme et de tapage, ils ne songent à rien qu’à compter leurs mesures. Leur âme, toute leur âme tient dans ce carré de papier large comme la main – qui tremble au bout de l’instrument entre deux dents de cuivre, « Une, deux, trois, partez ! » Tout est là pour ces braves gens ; jamais les airs nationaux qu’ils jouent ne leur ont donné le mal du pays... Hélas ! moi qui ne suis pas de la musique, cette musique me fait peine, et je m’éloigne...

Où pourrais-je bien le passer, ce gris après-midi de dimanche ? Bon ! la boutique de Sid’Omar est ouverte. Entrons chez Sid’Omar. Quoiqu’il ait une boutique, Sid’Omar n’est point un boutiquier. C’est un prince du sang, le fils d’un ancien dey d’Alger qui mourut étranglé par les janissaires... A la mort de son père, Sid’Omar se réfugia dans Milianah avec sa mère qu’il adorait, et vécut là quelques années comme un grand seigneur philosophe parmi ses lévriers, ses faucons, ses chevaux et ses femmes, dans de jolis palais très frais, pleins d’orangers et de fontaines. Vinrent les Français, Sid’Omar, d’abord notre ennemi et l’allié d’Abd-el- Kader, finit par se brouiller avec l’émir et fit sa soumission. L’émir, pour se venger, entra dans Milianah en l’absence de Sid’Omar, pilla ses palais, rasa ses orangers, emmena ses chevaux et ses femmes, et fit écraser la gorge de sa mère sous le couvercle d’un grand coffre... La colère de Sid’Omar fut terrible : sur l’heure même il se mit au service de la France, et nous n’eûmes pas de meilleur ni de plus féroce soldat que lui tant que dura notre guerre contre l’émir. La guerre finie, Sid’Omar revint à Milianah ; mais encore aujourd’hui, quand on parle d’Abd-el-Kader devant lui, il devient pâle et ses yeux s’allument. Sid’Omar a soixante ans. En dépit de l’âge et de la petite vérole, son visage est resté beau : de grands cils, un regard de femme, un sourire charmant, l’air d’un prince. Ruiné par la guerre, il ne lui reste de son ancienne opulence qu’une ferme dans la plaine du Chétif et une maison à Milianah, où il vit bourgeoisement, avec ses trois fils élevés sous ses yeux. Les chefs indigènes l’ont en grande vénération. Quand une discussion s’élève, on le prend volontiers pour arbitre, et son jugement fait loi presque toujours. Il sort peu ; on le trouve tous les après-midi dans une boutique attenant à sa maison et qui ouvre sur la rue. Le mobilier de cette pièce n’est pas riche : des murs blancs peints à la chaux, un banc de bois circulaire, des coussins, de longues pipes, deux braseros... C’est là que Sid’Omar donne audience et rend la justice. Un Salomon en boutique.

Aujourd’hui dimanche, l’assistance est nombreuse. Une douzaine de chefs sont accroupis, dans leur burnous, tout autour de la salle. Chacun d’eux a près de lui une grande pipe, et une petite tasse de café dans un fin coquetier de filigrane. J’entre, personne ne bouge... De sa place, Sid’Omar envoie à ma rencontre son plus charmant sourire et m’invite de la main à m’asseoir près de lui, sur un grand coussin de soie jaune ; puis, un doigt sur les lèvres, il me fait signe d’écouter.

Voici le cas. Le caïd des Beni-Zougzougs ayant eu quelque contestation avec un juif de Milianah au sujet d’un lopin de terre, les deux parties sont convenues de porter le différend devant Sid’Omar et de s’en remettre à son jugement. Rendez-vous est pris pour le jour même, les témoins sont convoqués ; tout à coup voilà mon juif qui se ravise, et vient seul, sans témoins, déclarer qu’il aime mieux s’en rapporter au juge de paix des Français qu’à Sid’Omar... L’affaire en est là à mon arrivée. Le juif – vieux, barbe terreuse, veste marron, bas bleus, casquette en velours – lève le nez au ciel, roule des yeux suppliants, baise les babouches de Sid’Omar, penche la tête, s’agenouille, joint les mains... Je ne comprends pas l’arabe, mais à la pantomime du juif, au mot : Zouge de paix, zouge de paix, qui revient à chaque instant, je devine tout ce beau discours :

« Nous ne doutons pas de Sid’Omar, Sid’Omar est sage, Sid’Omar est juste... Toutefois le zouge de paix fera bien mieux notre affaire. »

L’auditoire, indigné, demeure impassible comme un Arabe qu’il est... Allongé sur son coussin, l’oeil noyé, le bouquin d’ambre aux lèvres, Sid’Omar – dieu de l’ironie – sourit en écoutant. Soudain, au milieu de sa plus belle période, le juif est interrompu par un énergique caramba ! qui l’arrête net ; en même temps un colon espagnol, venu là comme témoin du caïd, quitte sa place et, s’approchant d’Iscariote, lui verse sur la tête un plein panier d’imprécations de toutes langues, de toutes couleurs – entre autres, certain vocable français trop gros monsieur pour qu’on le répète ici... Le fils de Sid’Omar, qui comprend le français, rougit d’entendre un mot pareil en présence de son père et sort de la salle. Retenir ce trait de l’éducation arabe.

– L’auditoire est toujours impassible, Sid’Omar toujours souriant. Le juif s’est relevé et gagne la porte à reculons, tremblant de peur, mais gazouillant de plus belle son éternel zouge de paix, zouge de paix... Il sort. L’Espagnol, furieux, se précipite derrière lui, le rejoint dans la rue et par deux fois vli ! vlan le frappe en plein visage...

Iscariote tombe à genoux, les bras en croix... L’Espagnol, un peu honteux, rentre dans la boutique... Dès qu’il est rentré – le juif se relève et promène un regard sournois sur la foule bariolée qui l’entoure. Il y a là des gens de tout cuir – Maltais, Mahonais, Nègres, Arabes –, tous unis dans la haine du juif et joyeux d’en voir maltraiter un...

Iscariote hésite un instant, puis, prenant un Arabe par le pan de son burnous :

« Tu l’as vu, Achmed, tu l’as vu... tu étais là. Le chrétien m’a frappé... Tu seras témoin... bien... bien... tu seras témoin. »

L’Arabe dégage son burnous et repousse le juif. . Il ne sait rien, il n’a rien vu : juste au moment, il tournait la tête...

« Mais toi, Kaddour, tu l’as vu... tu as vu le chrétien me battre... », crie le malheureux Iscariote à un gros Nègre en train d’éplucher une figure de Barbarie.

Le Nègre crache en signe de mépris et s’éloigne ; il n’a rien vu... Il n’a rien vu non plus, ce petit Maltais dont les yeux de charbon luisent méchamment derrière sa barrette ; elle n’a rien vu, cette Mahonaise au teint de brique qui se sauve en riant, son panier de grenades sur la tête...

Le juif a beau crier, prier, se démener... pas de témoin ! personne n’a rien vu... Par bonheur deux de ses coreligionnaires passent dans la rue à ce moment, l’oreille basse, rasant les murailles. Le juif les avise :

« Vite, vite, mes frères ! Vite à l’homme d’affaires ! Vite au zouge de paix !... Vous l’avez vu, vous autres... vous avez vu qu’on a battu le vieux ! »

S’ils l’ont vu !... Je crois bien. ... Grand émoi dans la boutique de Sid’Omar... Le cafetier remplit les tasses, rallume les pipes. On cause, on rit à belles dents. Au milieu du brouhaha et de la fumée, je gagne la porte doucement ; j’ai envie d’aller rôder un peu du côté d’Israël pour savoir comment les coreligionnaires d’Iscariote ont pris l’affront fait à leur frère...

« Viens dîner ce soir, moussiou », me crie le bon Sid’Omar...

J’accepte, je remercie. Me voilà dehors.

Au quartier juif, tout le monde est sur pied. L’affaire fait déjà grand bruit. Personne aux échoppes. Brodeurs, tailleurs, bourreliers – tout Israël est dans la rue... Les hommes – en casquette de velours, en bas de laine bleue – gesticulent bruyamment, par groupes... Les femmes, pâles, bouffies, raides comme des idoles de bois dans leurs robes plates à plastron d’or, le visage entouré de bandelettes noires, vont d’un groupe à l’autre en miaulant... Au moment où j’arrive, un grand mouvement se fait dans la foule. On s’empresse, on se précipite... Appuyé sur des témoins, le juif – héros de l’aventure passe entre deux haies de casquettes sous une pluie d’exhortations :

« Venge-toi, frère ; venge-nous, venge le peuple juif. Ne crains rien ; tu as la loi pour toi. »

Un affreux nain, puant la poix et le vieux cuir, s’approche de moi d’un air piteux, avec de gros soupirs :

« Tu vois, me dit-il. Les pauvres juifs, comme on nous traite ! C’est un vieillard ! regarde. Ils l’ont presque tué. »

De vrai, le pauvre Iscariote a l’air plus mort que vif. Il passe devant moi – l’œil éteint, le visage défait ; ne marchant pas, se traînant... Une forte indemnité est seule capable de le guérir ; aussi ne le mène-t-on pas chez le médecin, mais chez l’agent d’affaires.

Il y a beaucoup d’agents d’affaires en Algérie, presque autant que de sauterelles. Le métier est bon, paraît-il. Dans tous les cas, il a cet avantage qu’on y peut entrer de plain-pied, sans examens, ni cautionnement, ni stage. Comme à Paris nous nous faisons hommes de lettres, on se fait agent d’affaires en Algérie. Il suffit pour cela de savoir un peu de français, d’espagnol, d’arabe, d’avoir toujours un code dans ses fontes, et sur toute chose le tempérament du métier.

Les fonctions de l’agent sont très variées : tour à tour avocat, avoué, courtier, expert, interprète, teneur de livres, commissionnaire, écrivain public, c’est le maître Jacques de la colonie. Seulement Harpagon n’en avait qu’un de maître Jacques, et la colonie en a plus qu’il ne lui en faut. Rien qu’à Milianah, on les compte par douzaines. En général, pour éviter les frais de bureau, ces messieurs reçoivent leurs clients au café de la grand-place et donnent leurs consultations – les donnent-ils ? – entre l’absinthe et le champoreau.

C’est vers le grand café de la place que le digne Iscariote s’achemine, flanqué de ses deux témoins. Ne les suivons pas.

En sortant du quartier juif, je passe devant la maison du bureau arabe. Du dehors, avec son chapeau d’ardoises et le drapeau français qui flotte dessus, on la prendrait pour une mairie de village. Je connais l’interprète, entrons fumer une cigarette avec lui. De cigarette en cigarette, je finirai bien par le tuer, ce dimanche sans soleil !

La cour qui précède le bureau est encombrée d’Arabes en guenilles. Ils sont là une cinquantaine à faire antichambre, accroupis, le long du mur, dans leur burnous. Cette antichambre bédouine exhale – quoique en plein air – une forte odeur de cuir humain. Passons vite... Dans le bureau, je trouve l’interprète aux prises avec deux grands braillards entièrement nus sous de longues couvertures crasseuses, et racontant d’une mimique enragée je ne sais quelle histoire de chapelet volé. Je m’assieds sur une natte dans un coin, et je regarde... Un joli costume, ce costume d’interprète ; et comme l’interprète de Milianah le porte bien ! Ils ont l’air taillés l’un pour l’autre. Le costume est bleu de ciel avec des brandebourgs noirs et des boutons d’or qui reluisent. L’interprète est blond, rose, tout frisé ; un joli hussard bien plein d’humour et de fantaisie ; un peu bavard – il parle tant de langues ! un peu sceptique – il a connu Renan à l’école orientaliste ! grand amateur de sport, à l’aise au bivouac arabe comme aux soirées de la sous-préfète, mazurkant mieux que personne, et faisant le couscous comme pas un. Parisien, pour tout dire ; voilà mon homme, et ne vous étonnez pas que les dames en raffolent. Comme dandysme, il n’a qu’un rival : le sergent du bureau arabe. Celui-ci – avec sa tunique de drap fin et ses guêtres à boutons de nacre – fait le désespoir et l’envie de toute la garnison. Détaché au bureau arabe, il est dispensé des corvées, et toujours se montre par les rues, ganté de blanc, frisé de frais, avec de grands registres sous le bras. On l’admire et on le redoute. C’est une autorité.

Décidément, cette histoire de chapelet volé menace d’être fort longue. Bonsoir ! je n’attends pas la fin.

En m’en allant je trouve l’antichambre en émoi. La foule se presse autour d’un indigène de haute taille, pâle, fier, drapé dans un burnous noir. Cet homme, il y a huit jours, s’est battu dans le Zaccar avec une panthère. La panthère est morte ; mais l’homme a eu la moitié du bras mangée. Soir et matin, il vient se faire panser au bureau arabe, et chaque fois on l’arrête dans la cour pour lui entendre raconter son histoire. Il parle lentement, d’une belle voix gutturale. De temps en temps, il écarte son burnous et montre, attaché contre sa poitrine, son bras gauche entouré de linges sanglants.

A peine suis-je dans la rue, voilà un violent orage qui éclate. Pluie, tonnerre, éclairs, sirocco... Vite, abritons-nous. J’enfile une porte au hasard, et je tombe au milieu d’une nichée de bohémiens, empilés sous les arceaux d’une cour moresque. Cette cour tient à la mosquée de Milianah ; c’est le refuge habituel de la pouillerie musulmane, on l’appelle la cour des pauvres.

De grands lévriers maigres, tout couverts de vermine, viennent rôder autour de moi d’un air méchant. Adossé contre un des piliers de la galerie, je tâche de faire bonne contenance, et, sans parler à personne, je regarde la pluie qui ricoche sur les dalles coloriées de la cour. Les bohémiens sont à terre, couchés par tas. Près de moi, une jeune femme, presque belle, la gorge et les jambes découvertes, de gros bracelets de fer aux poignets et aux chevilles, chante un air bizarre à trois notes mélancoliques et nasillardes. En chantant, elle allaite un petit enfant tout nu en bronze rouge, et, du bras resté libre, elle pile de l’orge dans un mortier de pierre. La pluie, chassée par un vent cruel, inonde parfois les jambes de la nourrice et le corps de son nourrisson. La bohémienne n’y prend point garde et continue à chanter sous la rafale, en pilant l’orge et donnant le sein.

L’orage diminue. Profitant d’une embellie, je me hâte de quitter cette cour des miracles et je me dirige vers le dîner de Sid’Omar ; il est temps... En traversant la grand-place, j’ai encore rencontré mon vieux juif de tantôt. Il s’appuie sur son agent d’affaires ; ses témoins marchent joyeusement derrière lui ; une bande de petits juifs gambade à l’entour... Tous les visages rayonnent. L’agent se charge de l’affaire : il demandera au tribunal deux mille francs d’indemnité.

Chez Sid’Omar, dîner somptueux. La salle à manger ouvre sur une élégante cour moresque, où chantent deux ou trois fontaines... Excellent repas turc, recommandé au baron Brisse. Entre autres plats, je remarque un poulet aux amandes, un couscous à la vanille, une tortue à la viande – un peu lourde mais du plus haut goût – et des biscuits au miel qu’on appelle bouchées du kadi... Comme vin, rien que du champagne. Malgré la loi musulmane, Sid’Omar en boit un peu – quand les serviteurs ont le dos tourné... Après dîner, nous passons dans la chambre de notre hôte, où l’on nous apporte des confitures, des pipes et du café... L’ameublement de cette chambre est des plus simples : un divan, quelques nattes ; dans le fond, un grand lit très haut sur lequel flânent de petits coussins rouges brodés d’or... A la muraille est accrochée une vieille peinture turque représentant les exploits d’un certain amiral Hamadi. Il paraît qu’en Turquie les peintres n’emploient qu’une couleur par tableau : ce tableau-ci est voué au vert. La mer, le ciel, les navires, l’amiral Hamadi lui-même, tout est vert, et de quel vert !...

L’usage arabe veut qu’on se retire de bonne heure. Le café pris, les pipes fumées, je souhaite la bonne nuit à mon hôte, et je le laisse avec ses femmes. Où finirai-je ma soirée ? Il est trop tôt pour me coucher, les clairons des spahis n’ont pas encore sonné la retraite. D’ailleurs, les coussinets d’or de Sid’Omar dansent autour de moi des farandoles fantastiques qui m’empêcheraient de dormir... Me voici devant le théâtre, entrons un moment.

Le théâtre de Milianah est un ancien magasin de fourrages, tant bien que mal déguisé en salle de spectacle. De gros quinquets, qu’on remplit d’huile pendant l’entracte, font l’office de lustres. Le parterre est debout, l’orchestre sur des bancs. Les galeries sont très fières parce qu’elles ont des chaises de paille... Tout autour de la salle, un long couloir obscur, sans parquet... On se croirait dans la rue, rien n’y manque... La pièce est déjà commencée quand j’arrive. A ma grande surprise, les acteurs ne sont pas mauvais, je parle des hommes ; ils ont de l’entrain, de la vie... Ce sont presque tous des amateurs, des soldats du 3e ; le régiment en est fier et vient les applaudir tous les soirs.

Quant aux femmes, hélas !... c’est encore et toujours cet éternel féminin des petits théâtres de province, prétentieux, exagéré et faux... Il y en a deux pourtant qui m’intéressent parmi ces dames, deux juives de Milianah, toutes jeunes, qui débutent au théâtre... Les parents sont dans la salle et paraissent enchantés. Ils ont la conviction que leurs filles vont gagner des milliers de douros a ce commerce-là. La légende de Rachel, israélite, millionnaire, et comédienne, est déjà répandue chez les juifs d’Orient.

Rien de comique et d’attendrissant comme ces deux petites juives sur les planches... Elles se tiennent timidement dans un coin de la scène, poudrées, fardées, décolletées et toutes raides. Elles ont froid, elles ont honte. De temps en temps elles baragouinent une phrase sans la comprendre, et, pendant qu’elles parlent, leurs grands yeux hébraïques regardent dans la salle avec stupeur.

Je sors du théâtre... Au milieu de l’ombre qui m’environne, j’entends des cris dans un coin de la place... Quelques Maltais sans doute en train de s’expliquer à coups de couteau...

Je reviens à l’hôtel, lentement, le long des remparts. D’adorables senteurs d’orangers et de thuyas montent de la plaine. L’air est doux, le ciel presque pur... Làbas, au bout du chemin, se dresse un vieux fantôme de muraille, débris de quelque ancien temple. Ce mur est sacré ; tous les jours les femmes arabes viennent y suspendre des ex-voto, fragments de haïks et de foutas, longues tresses de cheveux roux liés par des fils d’argent, pans de bumous... Tout cela va flottant sous un mince rayon de lune, au souffle tiède de la nuit...



Les sauterelles

Encore un souvenir d’Algérie, et puis nous reviendrons au moulin...

La nuit de mon arrivée dans cette ferme du Sahel, je ne pouvais pas dormir. Le pays nouveau, l’agitation du voyage, les aboiements des chacals, puis une chaleur énervante, oppressante, un étouffement complet, comme si les mailles de la moustiquaire n’avaient pas laissé un souffle d’air...

Quand j’ouvris ma fenêtre, au petit jour, une brume d’été lourde, lentement remuée, frangée aux bords de noir et de rose, flottait dans l’air comme un nuage de poudre sur un champ de bataille. Pas une feuille ne bougeait et, dans ces beaux jardins que j’avais sous les yeux, les vignes espacées sur les pentes, au grand soleil qui fait les vins sucrés, les fruits d’Europe abrités dans un coin d’ombre, les petits orangers, les mandariniers en longues files microscopiques, tout gardait le même aspect morne, cette immobilité des feuilles attendant l’orage, les bananiers eux-mêmes, ces grands roseaux vert tendre, toujours agités par quelque souffle qui emmêle leur fine chevelure si légère, se dressaient silencieux et droits, en panaches réguliers.

Je restai un moment à regarder cette plantation merveilleuse, où tous les arbres du monde se trouvaient réunis, donnant chacun dans leur saison leurs fleurs et leurs fruits dépaysés. Entre les champs de blé et les massifs de chênes-lièges, un cours d’eau luisait, rafraîchissant à voir par cette matinée étouffante ; et tout en admirant le luxe et l’ordre de ces choses, cette belle ferme avec ses arcades moresques, ses terrasses toutes blanches d’aube, les écuries et les hangars groupés autour, je songeais qu’il y a vingt ans, quand ces braves gens étaient venus s’installer dans ce vallon du Sahel, ils n’avaient trouvé qu’une méchante baraque de cantonnier, une terre inculte hérissée de palmiers nains et de lentisques. Tout à créer, tout à construire. A chaque instant des révoltes d’Arabes. Il fallait laisser la charrue pour faire le coup de feu. Ensuite les maladies, les ophtalmies, les fièvres, les récoltes manquées, les tâtonnements de l’inexpérience, la lutte avec une administration bornée, toujours flottante. Que d’efforts ! Que de fatigues ! Quelle surveillance incessante !

Encore maintenant, malgré les mauvais temps finis et la fortune si chèrement gagnée, tous deux, l’homme et la femme, étaient les premiers levés à la ferme. A cette heure matinale je les entendais aller et venir dans les grandes cuisines du rez-dechaussée, surveillant le café des travailleurs. Bientôt une cloche sonna, et au bout d’un moment les ouvriers défilèrent sur la route. Des vignerons de Bourgogne ; des laboureurs kabyles en guenilles, coiffés d’une chéchia rouge ; des Maltais ; des Lucquois ; tout un peuple disparate, difficile à conduire. A chacun d’eux le fermier, devant la porte, distribuait sa tâche de la journée d’une voix brève, un peu rude. Quand il eut fini, le brave homme leva la tête, scruta le ciel d’un air inquiet ; puis m’apercevant à la fenêtre : « Mauvais temps pour la culture, me dit-il... voilà le sirocco. »

En effet, à mesure que le soleil se levait, des bouffées d’air, brûlantes, suffocantes, nous arrivaient du sud comme de la porte d’un four ouverte et refermée. On ne savait où se mettre, que devenir. Toute la matinée se passa ainsi. Nous prîmes du café sur les nattes de la galerie, sans avoir le courage de parler ni de bouger. Les chiens allongés, cherchant la fraîcheur des dalles, s’étendaient dans des poses accablées. Le déjeuner nous remit un peu, un déjeuner plantureux et singulier où il y avait des carpes, des truites, du sanglier, du hérisson, le beurre de Staouëli, les vins de Crescia, des goyaves, des bananes, tout un dépaysement de mets qui ressemblaient bien à la nature si complexe dont nous étions entourés... On allait se lever de table. Tout à coup, à la porte-fenêtre, fermée pour nous garantir de la chaleur du jardin en fournaise, de grands cris retentirent : « Les criquets ! les criquets ! »

Mon hôte devint tout pâle comme un homme à qui on annonce un désastre, et nous sortîmes précipitamment. Pendant dix minutes, ce fut dans l’habitation, si calme tout à l’heure, un bruit de pas précipités, de voix indistinctes, perdues dans l’agitation d’un réveil. De l’ombre des vestibules où ils s’étaient endormis, les serviteurs s’élancèrent dehors en faisant résonner avec des bâtons, des fourches, des fléaux, tous les ustensiles de métal qui leur tombaient sous la main, des chaudrons de cuivre, des bassines, des casseroles. Les bergers soufflaient dans leurs trompes de pâturage. D’autres avaient des conques marines, des cors de chasse. Cela faisait un vacarme effrayant, discordant, que dominaient d’une note suraiguë les « you ! you ! you ! » des femmes arabes accourues d’un douar voisin. Souvent, parait-il, il suffit d’un grand bruit, d’un frémissement sonore de l’air, pour éloigner les sauterelles, les empêcher de descendre.

Mais où étaient-elles donc ces terribles bêtes ? Dans le ciel vibrant de chaleur, je ne voyais rien qu’un nuage venant à l’horizon, cuivré, compact, comme un nuage de grêle, avec le bruit d’un vent d’orage dans les mille rameaux d’une forêt. C’étaient les sauterelles. Soutenues entre elles par leurs ailes sèches étendues, elles volaient en masse, et malgré nos cris, nos efforts, le nuage s’avançait toujours, projetant dans la plaine une ombre immense. Bientôt il arriva au-dessus de nos têtes ; sur les bords on vit pendant une seconde un effrangement, une déchirure. Comme les premiers grains d’une giboulée, quelques-unes se détachèrent, distinctes, roussâtres ; ensuite toute la nuée creva, et cette grêle d’insectes tomba drue et bruyante. A perte de vue, les champs étaient couverts de criquets, de criquets énormes, gros comme le doigt.

Alors le massacre commença. Hideux murmure d’écrasement, de paille broyée. Avec les herbes, les pioches, les charrues, on remuait ce sol mouvant ; et plus on en tuait, plus il y en avait. Elles grouillaient par couches, leurs hautes pattes enchevêtrées ; celles du dessus faisant des bonds de détresse, sautant au nez des chevaux attelés pour cet étrange labour. Les chiens de la ferme, ceux du douar, lancés à travers champs, se ruaient sur elles, les broyaient avec fureur. A ce moment, deux compagnies de turcos, clairons en tête, arrivèrent au secours des malheureux colons, et la tuerie changea d’aspect. Au lieu d’écraser les sauterelles, les soldats les flambaient en répandant de longues traînées de poudre.

Fatigué de tuer, écoeuré par l’odeur infecte, je rentrai. A l’intérieur de la ferme, il y en avait presque autant que dehors. Elles étaient entrées par les ouvertures des portes, des fenêtres, la baie des cheminées. Au bord des boiseries, dans les rideaux déjà tout mangés, elles se traînaient, tombaient, volaient, grimpaient aux murs blancs avec une ombre gigantesque qui doublait leur laideur. Et toujours cette odeur épouvantable. A dîner, il fallut se passer d’eau. Les citernes, les bassins, les puits, les viviers, tout était infecté. Le soir, dans ma chambre, où l’on en avait pourtant tué des quantités, j’entendis encore des grouillements sous les meubles, et ce craquement d’élytres semblable au pétillement des gousses qui éclatent à la grande chaleur. Cette nuit-là non plus je ne pus pas dormir. D’ailleurs, autour de la ferme tout restait éveillé. Des flammes couraient au ras du sol d’un bout à l’autre de la plaine. Les turcos en tuaient toujours.

Le lendemain, quand j’ouvris ma fenêtre comme la veille, les sauterelles étaient parties ; mais quelle ruine elles avaient laissée derrière elle ! Plus une fleur, plus un brin d’herbe : tout était noir, rongé, calciné. Les bananiers, les abricotiers, les pêchers, les mandariniers se reconnaissaient seulement à l’allure de leurs branches dépouillées, sans le charme, le flottant de la feuille qui est la vie de l’arbre. On nettoyait les pièces d’eau, les citernes. Partout des laboureurs creusaient la terre pour tuer les oeufs laissés par les insectes. Chaque motte était retournée, brisée soigneusement. Et le coeur se serrait de voir les mille racines blanches, pleines de sève, qui apparaissaient dans cet écroulement de terre fertile...


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