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Lettres de mon moulin Alphonse Daudet


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Les vieux

« Une lettre, père Azan ?

– Oui, monsieur... ça vient de Paris. » Il était tout fier que ça vint de Paris, ce brave père Azan... Pas moi. Quelque chose me disait que cette Parisienne de la rue Jean-Jacques tombant sur ma table à l’improviste et de si grand matin, allait me faire perdre toute ma journée. Je ne me trompais pas, voyez plutôt :

Il faut que tu me rendes un service, mon ami. Tu vas fermer ton moulin pour un jour et t’en aller tout de suite à Eyguières... Eyguières est un gros bourg à trois ou quatre lieues de chez toi – une promenade. En arrivant, tu demanderas le couvent des Orphelines. La première maison après le couvent est une maison basse

à volets gris avec un jardinet derrière. Tu entreras sans frapper – la porte est toujours ouverte – et, en entrant tu crieras bien fort : « Bonjour, braves gens ! Je suis l’ami de Maurice... » Alors, tu verras deux petits vieux, oh ! mais vieux, vieux, archivieux, te tendre les bras du fond de leurs grands fauteuils, et tu les embrasseras de ma part, avec tout ton coeur, comme s’ils étaient à toi. Puis vous causerez ; ils te parleront de moi, rien que de moi ; ils te raconteront mille folies que tu écouteras sans rire. . Tu ne riras pas, hein ? Ce sont mes grands-parents, deux êtres dont je suis toute la vie et qui ne m’ont pas vu depuis dix ans... Dix ans, c’est long ! Mais que veux-tu ! moi, Paris me tient ; eux, c’est le grand âge... Ils sont si vieux, s’ils venaient me voir, ils se casseraient en route... Heureusement, tu es là-bas, mon cher meunier, et, en t’embrassant, les pauvres gens croiront m’embrasser un peu moi-même... Je leur ai si souvent parlé de nous et de cette bonne amitié dont...

Le diable soit de l’amitié ! Justement ce matin-là il faisait un temps admirable, mais qui ne valait rien pour courir les routes : trop de mistral et trop de soleil, une vraie journée de Provence. Quand cette maudite lettre arriva, j’avais déjà choisi mon cagnard (abri) entre deux roches, et je rêvais de rester là tout le jour, comme un lézard, à boire de la lumière, en écoutant chanter les pins... Enfin, que voulez-vous faire ? Je fermai le moulin en maugréant, je mis la clef sous la chatière. Mon bâton, ma pipe, et me voilà parti.

J’arrivai à Eyguières vers deux heures. Le village était désert, tout le monde aux champs. Dans les ormes du cours, blancs de poussière, les cigales chantaient comme en pleine Crau. Il y avait bien sur la place de la mairie un âne qui prenait le soleil, un vol de pigeons sur la fontaine de l’église, mais personne pour m’indiquer l’orphelinat.

Par bonheur une vieille fée m’apparut tout à coup, accroupie et filant dans l’encoignure de sa porte ; je lui dis ce que je cherchais ; et comme cette fée était très puissante, elle n’eut qu’à lever sa quenouille : aussitôt le couvent des Orphelines se dressa devant moi comme par magie... C’était une grande maison maussade et noire, toute fière de montrer au-dessus de son portail en ogive une vieille croix de grès rouge avec un peu de latin autour. A côté de cette maison, j’en aperçus une autre plus petite. Des volets gris, le jardin derrière... Je la reconnus tout de suite, et j’entrai sans frapper.

Je reverrai toute ma vie ce long corridor frais et calme, la muraille peinte en rose, le jardinet qui tremblait au fond à travers un store de couleur claire, et sur tous les panneaux des fleurs et des violons fanés. Il me semblait que j’arrivais chez quelque vieux bailli du temps de Sedaine... Au bout du couloir, sur la gauche, par une porte entrouverte on entendait le tic-tac d’une grosse horloge et une voix d’enfant, mais d’enfant à l’école, qui lisait en s’arrêtant à chaque syllabe : A... LORS... SAINT... I... RÉ... NÉE S’É... CRI... A JE... SUIS... LE... FRO... MENT... DU... SEIGNEUR... IL... FAUT... QUE... JE... SOIS... MOU... LU... PAR... LA... DENT... DE... CES... A...NI... MAUX... Je m’approchai doucement de cette porte et je regardai...

Dans le calme et le demi-jour d’une petite chambre, un bon vieux à pommettes roses, ridé jusqu’au bout des doigts, dormait au fond d’un fauteuil, la bouche ouverte, les mains sur ses genoux. A ses pieds, une fillette habillée de bleu – grande pèlerine et petit béguin, le costume des orphelines – lisait la Vie de saint Irénée dans un livre plus gros qu’elle... Cette lecture miraculeuse avait opéré sur toute la maison. Le vieux dormait dans son fauteuil, les mouches au plafond, les canaris dans leur cage, là-bas sur la fenêtre. La grosse horloge ronflait, tic-tac, tic-tac. Il n’y avait d’éveillé dans toute la chambre qu’une grande bande de lumière qui tombait droite et blanche entre les volets clos, pleine d’étincelles vivantes et de valses microscopiques... Au milieu de l’assoupissement général, l’enfant continuait sa lecture d’un air grave : AUS...SI...TOT... DEUX... LIONS... SE PRÉ...CI...PI...TÈ... RENT... SUR... LUI...ET...LE... DÉ...VO...RÈ...RENT... C’est à ce moment que j’entrai... Les lions de saint Irénée se précipitant dans la chambre n’y auraient pas produit plus de stupeur que moi. Un vrai coup de théâtre ! La petite pousse un cri, le gros livre tombe, les canaris, les mouches se réveillent, la pendule sonne, le vieux se dresse en sursaut, tout effaré, et moi-même, un peu troublé, je m’arrête sur le seuil en criant bien fort : « Bonjour, braves gens ! je suis l’ami de Maurice. »

Oh ! alors, si vous l’aviez vu, le pauvre vieux, si vous l’aviez vu venir vers moi les bras tendus, m’embrasser, me serrer les mains, courir égaré dans la chambre, en faisant : « Mon Dieu ! mon Dieu !... » Toutes les rides de son visage riaient. Il était rouge. Il bégayait : « Ah ! monsieur... ah ! monsieur... » Puis il allait vers le fond en appelant : « Mamette ! »

Une porte qui s’ouvre, un trot de souris dans le couloir... c’était Mamette. Rien de joli comme cette petite vieille avec son bonnet à coques, sa robe carmélite, et son mouchoir brodé qu’elle tenait à la main pour me faire honneur, à l’ancienne mode... Chose attendrissante ! ils se ressemblaient. Avec un tour et des coques jaunes, il aurait pu s’appeler Mamette, lui aussi. Seulement, la vraie Mamette avait dû beaucoup pleurer dans sa vie, et elle était encore plus ridée que l’autre. Comme l’autre aussi, elle avait près d’elle une enfant de l’orphelinat, petite garde en pèlerine bleue, qui ne la quittait jamais ; et de voir ces vieillards protégés par ces orphelines, c’était ce qu’on peut imaginer de plus touchant.

En entrant, Mamette avait commencé par me faire une grande révérence, mais d’un mot le vieux lui coupa sa révérence en deux : « C’est l’ami de Maurice... » Aussitôt la voilà qui tremble, qui pleure, perd son mouchoir, qui devient rouge, toute rouge, encore plus rouge que lui... Ces vieux ! ça n’a qu’une goutte de sang dans les veines, et à la moindre émotion, elle leur saute au visage...

« Vite, vite, une chaise... dit la vieille à sa petite.

– Ouvre les volets... », crie le vieux à la sienne.

Et, me prenant chacun par une main, ils m’emmenèrent en trottinant jusqu’à la fenêtre, qu’on a ouverte toute grande pour mieux me voir. On approche les fauteuils, Je m’installe entre les deux sur un pliant, les petites bleues derrière nous, et l’interrogatoire commence : « Comment va-t-il ? Qu’est-ce qu’il fait ? Pourquoi ne vient-il pas ? Est-ce qu’il est content ?... » Et patati ! et patata ! Comme cela pendant des heures.

Moi, je répondais de mon mieux à toutes leurs questions, donnant sur mon ami les détails que je savais, inventant effrontément ceux que je ne savais pas, me gardant surtout d’avouer que je n’avais jamais remarqué si ses fenêtres fermaient bien ou de quel couleur était le papier de sa chambre. « Le papier de sa chambre il est bleu, madame, bleu clair, avec des guirlandes...

– Vraiment ? » faisait la pauvre vieille attendrie ; et elle ajoutait en se tournant vers son mari : « C’est un si brave enfant !

– Oh ! oui, c’est un brave enfant ! » reprenait l’autre avec enthousiasme.

Et, tout le temps que je parlais, c’étaient entre eux des hochements de tête de petits rires fins, des clignements d’yeux, des airs entendus, ou bien encore le vieux qui se rapprochait pour me dire. « Parlez plus fort... Elle a l’oreille un peu dure. » Et elle de son côté : « Un peu plus haut, je vous prie !... Il n’entend pas très bien... » Alors j’élevais la voix – et tous deux me remerciaient d’un sourire ; et dans ces sourires fanés qui se penchaient vers moi, cherchant jusqu’au fond de mes yeux l’image de leur Maurice, moi, j’étais tout ému de la retrouver cette image, vague, voilée, presque insaisissable, comme si je voyais mon ami me sourire, très loin, dans un brouillard. Tout à coup, le vieux se dresse sur son fauteuil : « Mais j’y pense, Mamette... il n’a peut-être pas déjeuné ! » Et Mamette, effarée, les bras au ciel : « Pas déjeuné !... Grand Dieu ! »

Je croyais qu’il s’agissait encore de Maurice, et j’allais répondre que ce brave enfant n’attendait jamais plus tard que midi pour se mettre à table. Mais non, c’était bien de moi qu’on parlait ; et il faut voir quel branle-bas quand j’avouai que j’étais encore à jeun : « Vite le couvert, petites bleues ! La table au milieu de la chambre, la nappe du dimanche, les assiettes à fleurs. Et ne rions pas tant, S’il vous plaît ! et dépêchonsnous... »

Je crois bien qu’elles se dépêchaient. A peine le temps de casser trois assiettes, le déjeuner se trouva servi. « Un bon petit déjeuner ! me disait Mamette en me conduisant à table ; seulement, vous serez tout seul... Nous autres, nous avons déjà mangé ce matin. » Ces pauvres vieux ! à quelque heure qu’on les prenne, ils ont toujours mangé le matin.

Le bon petit déjeuner de Mamette, c’était deux doigts de lait, des dattes et une barquette, quelque chose comme un échaudé ; de quoi la nourrir elle et ses canaris au moins pendant huit jours... Et dire qu’à moi seul je vins à bout de toutes ces provisions !... Aussi quelle indignation autour de la table ! Comme les petites bleues chuchotaient en se poussant du coude, et là-bas, au fond de leur cage, comme les canaris avaient l’air de se dire : « Oh ! ce monsieur qui mange toute la barquette ! »

Je la mangeait toute, en effet, et presque sans m’en apercevoir, occupé que j’étais à regarder autour de moi dans cette chambre claire et paisible où flottait comme une odeur de choses anciennes... Il y avait surtout deux petits lits dont je ne pouvais pas détacher mes yeux. Ces lits, presque deux berceaux, je me les figurais le matin, au petit jour, quand ils sont encore enfouis sous leurs grands rideaux à franges. Trois heures sonnent. C’est l’heure où tous les vieux se réveillent :

« Tu dors, Mamette ?

– Non, mon ami.

– N’est-ce pas que Maurice est un brave enfant ?

– Oh ! oui, c’est un brave enfant. »

Et j’imaginais comme cela toute une causerie, rien que pour avoir vu ces deux petits lits de vieux, dressés l’un à côté de l’autre...

Pendant ce temps, un drame terrible se passait à l’autre bout de la chambre, devant l’armoire. Il s’agissait d’atteindre là-haut, sur le dernier rayon, certain bocal de cerises à l’eau-de-vie qui attendait Maurice depuis dix ans et dont on voulait me faire l’ouverture. Malgré les supplications de Mamette, le vieux avait tenu à aller chercher ses cerises lui-même ; et, monté sur une chaise un grand effroi de sa femme, il essayait d’arriver là-haut... Vous voyez le tableau d’ici, le vieux qui tremble et qui se hisse, les petites bleues cramponnées à sa chaise, Mamette derrière lui haletante, les bras tendus, et sur tout cela un léger parfum de bergamote qui s’exhale de l’armoire ouverte et des grandes piles de linge roux... C’était charmant. Enfin, après bien des efforts, on parvint à le tirer de l’armoire, ce fameux bocal, et avec lui une vieille timbale d’argent toute bosselée, la timbale de Maurice quand il était petit. On me la remplit de cerises jusqu’au bord ; Maurice les aimait tant, les cerises ! Et tout en me servant, le vieux me disait à l’oreille d’un air de gourmandise : « Vous êtes bien heureux, vous, de pouvoir en manger !... C’est ma femme qui les a faites... Vous allez goûter quelque chose de bon. »

Hélas ! sa femme les avait faites, mais elle avait oublié de les sucrer. Que voulezvous ! on devient distrait en vieillissant. Elles étaient atroces, vos cerises, ma pauvre Mamette... Mais cela ne m’empêcha pas de les manger jusqu’au bout, sans sourciller.

Le repas terminé, je me levai pour prendre congé de mes hôtes. Ils auraient bien voulu me garder encore un peu pour causer du brave enfant, mais le jour baissait, le moulin était loin, il fallait partir. Le vieux s’était levé en même temps que moi.

« Mamette, mon habit !... Je veux le conduire jusqu’à la place. »

Bien sûr qu’au fond d’elle-même, Mamette trouvait qu’il faisait déjà un peu frais pour me conduire jusqu’à la place ; mais elle n’en laissa rien paraître. Seulement, pendant qu’elle l’aidait à passer les manches de son habit, un bel habit tabac d’Espagne à boutons de nacre, j’entendis la chère créature qui lui disait doucement : « Tu ne rentreras pas tard, n’est-ce pas ? » Et lui, d’un petit air malin : « Hé ! hé !... je ne sais pas... peut-être... »

Là-dessus, ils se regardaient en riant, et les petites bleues riaient de les voir rire, et, dans leur coin les canaris riaient aussi à leur manière... Entre nous, je crois que l’odeur des cerises les avait tous un peu grisés. ... La nuit tombait, quand nous sortîmes, le grand-père et moi. La petite bleue nous suivait de loin pour le ramener ; mais lui ne la voyait pas, et il était tout fier de marcher à mon bras comme un homme. Mamette, rayonnante, voyait cela du pas de sa porte, et elle avait en nous regardant de jolis hochements de tête qui semblaient dire : « Tout de même, mon pauvre homme !... il marche encore. »

Ballades en prose

En ouvrant ma porte ce matin, il y avait autour de mon moulin un grand tapis de gelée blanche. L’herbe luisait et craquait comme du verre ; toute la colline grelottait... Pour un jour ma chère Provence s’était déguisée en pays du Nord ; et c’est parmi les pins frangés de givre, les touffes de lavandes épanouies en bouquets de cristal, que j’ai écrit ces deux ballades d’une fantaisies un peu germanique, pendant que la gelée m’envoyait ses étincelles blanches et que là-haut, dans le ciel clair, de grands triangles de cigognes venues du pays d’Henri Heine, descendaient vers la

Camargue en criant : « Il fait froid... froid... froid. »
La mort du dauphin

Le petit Dauphin est malade, le petit Dauphin va mourir... Dans toutes les églises du royaume, le Saint-Sacrement demeure exposé nuit et jour et de grands cierges brûlent pour la guérison de l’enfant royal. Les rues de la vieille résidence sont tristes et silencieuses, les cloches ne sonnent plus, les voitures vont au pas... Aux abords du palais, les bourgeois curieux regardent, à travers les grilles, des suisses à bedaines dorées qui causent dans les cours d’un air important.

Tout le château est en émoi... Des chambellans, des majordomes, montent et descendent en courant les escaliers de marbre... Les galeries sont pleines de pages et de courtisans en habits de soie qui vont d’un groupe à l’autre quêter des nouvelles à voix basse... Sur les larges perrons, les dames d’honneur éplorées se font de grandes révérences en essuyant leurs yeux avec de jolis mouchoirs brodés.

Dans l’Orangerie, il y a nombreuses assemblées de médecins en robe. On les voit, à travers les vitres, agiter leurs longues manches noires et incliner doctoralement leurs perruques à marteaux... Le gouverneur et l’écuyer du petit Dauphin se promènent devant la porte, attendant les décisions de la Faculté. Des marmitons passent à côté d’eux sans les saluer. M. l’écuyer jure comme un païen, M. le gouverneur récite des vers d’Horace... Et pendant ce temps, là-bas, du côté des écuries, on entend un long hennissement plaintif. C’est l’alezan du petit Dauphin que les palefreniers oublient et qui appelle tristement devant sa mangeoire vide. Et le roi ? Où est monseigneur le roi ?... Le roi s’est enfermé tout seul dans une chambre, au bout du château... Les Majestés n’aiment pas qu’on les voie pleurer...

Pour la reine, c’est autre chose... Assise au chevet du petit Dauphin, elle a son beau visage baigné de larmes, et sanglote bien haut devant tous, comme ferait une drapière.

Dans sa couchette de dentelles, le petit Dauphin, plus blanc que les coussins sur lesquels il est étendu, repose, les yeux fermés. On croit qu’il dort ; mais non ! Le petit Dauphin ne dort pas... Il se retourne vers sa mère, et, voyant qu’elle pleure, il lui dit : « Madame la reine, pourquoi pleurez-vous ? Est-ce que vous croyez bonnement que je m’en va mourir ? » La reine veut répondre. Les sanglots l’empêchent de parler.

« Ne pleurez donc pas, madame la reine ; vous oubliez que je suis le Dauphin, et que les Dauphins ne peuvent pas mourir ainsi... » La reine sanglote encore plus fort, et le petit Dauphin commence à s’effrayer : « Holà ! dit-il, je ne veux pas que la mort vienne me prendre, et je saurai bien l’empêcher d’arriver jusqu’ici... Qu’on fasse venir sur l’heure quarante lansquenets très forts pour monter la garde autour de notre lit !... Que cent gros canons veillent nuit et jour, mèche allumée, sous nos fenêtres ! Et malheur à la mort, si elle ose s’approcher de nous !... » Pour complaire à l’enfant royal, la reine fait un signe.

Sur l’heure, on entend les gros canons qui roulent dans la cour ; et quarante grands lansquenets, la pertuisane au poing, viennent se ranger autour de la chambre. Ce sont de vieux soudards à moustaches grises. Le petit Dauphin bat des mains en les voyant. Il en reconnaît un et l’appelle : « Lorrain ! Lorrain ! » Le soudard fait un pas vers le lit : « Je t’aime bien, mon vieux Lorrain... Fais voir un peu ton grand sabre... Si la mort veut me prendre, il faudra la tuer, n’est-ce pas ? » Lorrain répond : « Oui, monseigneur... » Et il a deux grosses larmes qui coulent sur ses joues tannées. A ce moment, l’aumônier s’approche du petit Dauphin et lui parle longtemps à voix basse en lui montrant un Crucifix. Le petit Dauphin l’écoute d’un air fort étonné, puis tout à coup l’interrompant : « Je comprends bien ce que vous me dites, monsieur l’abbé ; mais enfin est-ce que mon petit ami Beppo ne pourrait pas mourir à ma place, en lui donnant beaucoup d’argent ?... » L’aumônier continue à lui parler à voix basse, et le petit Dauphin a l’air de plus en plus étonné. Quand l’aumônier a fini, le petit Dauphin reprend avec un gros soupir : « Tout ce que vous me dites là est bien triste, monsieur l’abbé, mais une chose me console, c’est que là-haut, dans le paradis des étoiles, je vais être encore le Dauphin... Je sais que le bon Dieu est mon cousin et ne peut pas manquer de me traiter selon mon rang. » Puis il ajoute, en se tournant vers sa mère : « Qu’on m’apporte mes plus beaux habits, mon pourpoint d’hermine blanche et mes escarpins de velours ! Je veux me faire brave pour les anges et entrer au paradis en costume de Dauphin. »

Une troisième fois, l’aumônier se penche vers le petit Dauphin et lui parle longuement à voix basse... Au milieu de son discours, l’enfant royal l’interrompt avec colère : « Mais alors, crie-t-il, d’être Dauphin, ce n’est rien du tout ! » Et, sans vouloir plus rien entendre, le petit Dauphin se tourne vers la muraille, et il pleure amèrement.
Le sous-préfet aux champs

M. le sous-préfet est en tournée. Cocher devant, laquais derrière, la calèche de la sous-préfecture l’emporte majestueusement au concours régional de la Combe-aux- Fées. Pour cette journée mémorable, M. le sous-préfet a mis son bel habit brodé, son petit claque, sa culotte collante à bandes d’argent et son épée de gala à poignée de nacre... Sur les genoux repose une grande serviette en chagrin gaufré qu’il regarde tristement.

M. le sous-préfet regarde tristement sa serviette en chagrin gaufré ; il songe au fameux discours qu’il va falloir prononcer tout à l’heure devant les habitants de la Combe-aux-Fées : « Messieurs et chers administrés... » Mais il a beau tortiller la soie blonde de ses favoris et répéter vingt fois de suite : « Messieurs et chers administrés... », la suite du discours ne vient pas.

La suite du discours ne vient pas... Il fait si chaud dans cette calèche !... A perte de vue, la route de la Combe-aux-Fées poudroie sous le soleil du Midi... L’air est embrasé... et sur les ormeaux du bord du chemin, tout couverts de poussière blanche, des milliers de cigales se répondent d’un arbre à l’autre... Tout à coup, M. le sous-préfet tressaille. Là-bas, au pied d’un coteau, il vient d’apercevoir un petit bois de chênes verts qui semble lui faire signe.

Le petit bois de chênes verts semble lui faire signe : « Venez donc par ici, monsieur le sous-préfet ; pour composer votre discours, vous serez bien mieux sous mes arbres... » M. le sous-préfet est séduit ; il saute à bas de sa calèche et dit à ses gens de l’attendre, qu’il va composer son discours dans le petit bois de chênes verts.

Dans le petit bois de chênes verts il y a des oiseaux, des violettes, et des sources sous l’herbe fine... Quand ils ont aperçu M. le sous-préfet avec sa belle culotte et sa serviette en chagrin gaufré, les oiseaux ont eu peur et se sont arrêtés de chanter, les sources n’ont plus osé faire de bruit, et les violettes se sont cachées dans le gazon...

Tout ce petit monde-là n’a jamais vu de sous-préfet, et se demande à voix basse quel est ce beau seigneur qui se promène en culotte d’argent. A voix basse, sous la feuillée, on se demande quel est ce beau seigneur en culotte d’argent... Pendant ce temps-là, M. le sous-préfet, ravi du silence et de la fraîcheur du bois, relève les pans de son habit, pose son claque sur l’herbe, et s’assied dans la mousse au pied d’un jeune chêne ; puis il ouvre sur ses genoux sa grande serviette en chagrin gaufré et en tire une large feuille de papier ministre. « C’est un artiste ! dit la fauvette.

– Non, dit le bouvreuil, ce n’est pas un artiste, puisqu’il a une culotte en argent ; c’est plutôt un prince. »

« C’est plutôt un prince, dit le bouvreuil.

– Ni un artiste, ni un prince, interrompt un vieux rossignol, qui a chanté toute une saison dans les jardins de la sous-préfecture... Je sais ce que c’est : c’est un sous-préfet ! » Et tout le petit bois va chuchotant : « C’est un sous-préfet ! c’est un sous-préfet ! » – « Comme il est chauve ! » remarque une alouette à grande huppe. Les violettes demandent : « Est-ce que c’est méchant ? »

« Est-ce que c’est méchant ? » demandent les violettes. Le vieux rossignol répond : « Pas du tout ! » Et sur cette assurance, les oiseaux se remettent à chanter, les sources à courir, les violettes à embaumer, comme si le monsieur n’était pas là...

Impassible au milieu de tout ce joli tapage, M. le sous-préfet invoque dans son cœur la Muse des comices agricoles, et, le crayon levé, commence à déclamer de sa voix de cérémonie : « Messieurs et chers administrés... »

« Messieurs et chers administrés », dit le sous-préfet de sa voix de cérémonie... Un éclat de rire l’interrompt ; il se retourne et ne voit rien qu’un gros pivert qui le regarde en riant, perché sur son claque. Le sous-préfet hausse les épaules et veut continuer son discours : mais le pivert l’interrompt encore et lui crie de loin : « A quoi bon ? – Comment ! à quoi bon ? » dit le sous-préfet, qui devient tout rouge ; et, chassant d’un geste cette bête effrontée, il reprend de plus belle : « Messieurs et chers administrés... »

« Messieurs et chers administrés... » a repris le sous-préfet de plus belle ; mais alors, voilà les petites violettes qui se haussent vers lui sur le bout de leurs tiges et qui lui disent doucement : « Monsieur le sous-préfet, sentez-vous comme nous sentons bon ? » Et les sources lui font sous la mousse une musique divine ; et dans les branches, au-dessus de sa tête, des tas de fauvettes viennent lui chanter leurs plus jolis airs ; et tout le petit bois conspire pour l’empêcher de composer son discours.

Tout le petit bois conspire pour l’empêcher de composer son discours... M. le sous-préfet, grisé de parfums, ivre de musique, essaye vainement de résister au nouveau charme qui l’envahit. Il s’accoude sur l’herbe, dégrafe son bel habit, balbutie encore deux ou trois fois : « Messieurs et chers administrés... messieurs et chers admi... messieurs et chers... » Puis il envoie les administrés au diable ; et la Muse des comices agricoles n’a plus qu’à se voiler la face.

Voile-toi la face, ô Muse des comices agricoles !... Lorsque, au bout d’une heure, les gens de la sous-préfecture, inquiets de leur maître, sont entrés dans le petit bois, ils ont vu un spectacle qui les a fait reculer d’horreur... M. le sous-préfet était couché sur le ventre, dans l’herbe, débraillé comme un bohème. Il avait mis son habit bas... et, tout en mâchonnant des violettes, M. le sous-préfet faisait des vers.


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