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Lettres de mon moulin Alphonse Daudet


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La mule du pape

De tous les jolis dictons, proverbes ou adages, dont nos paysans de Provence passementent leurs discours, je n’en sais pas un plus pittoresque ni plus singulier que celui-ci. A quinze lieues autour de mon moulin, quand on parle d’un homme rancunier, vindicatif, on dit : « Cet homme-là ! méfiez-vous !... Il est comme la mule du pape, qui garde sept ans son coup de pied. »

J’ai cherché bien longtemps d’où ce proverbe pouvait venir, ce que c’était que cette mule papale et ce coup de pied gardé pendant sept ans. Personne ici n’a pu me renseigner à ce sujet, pas même Francet Mamaï, mon joueur de fifre, qui connaît pourtant son légendaire provençal sur le bout du doigt. Francet pense comme moi qu’il y a là-dessous quelque ancienne chronique du pays d’Avignon ; mais il n’en a jamais entendu parler autrement que par le proverbe.

« Vous ne trouverez cela qu’à la bibliothèque des Cigales », m’a dit le vieux fifre en riant.

L’idée m’a paru bonne, et comme la bibliothèque des Cigales est à ma porte, je suis allé m’y enfermer pendant huit jours.

C’est une bibliothèque merveilleuse, admirablement montée, ouverte aux poètes jour et nuit, et desservie par de petits bibliothécaires à cymbales qui vous font de la musique tout le temps. J’ai passé là quelques journées délicieuses, et, après une semaine de recherche – sur le dos –, j’ai fini par découvrir ce que je voulais, c’est à dire l’histoire de ma mule et de ce fameux coup de pied gardé pendant sept ans. Le conte en est joli quoique un peu naïf, et je vais essayer de vous le dire tel que je l’ai lu hier matin dans un manuscrit couleur du temps, qui sentait bon la lavande sèche et avait de grands fils de la Vierge pour signets.

Qui n’a pas vu Avignon du temps des papes, n’a rien vu. Pour la gaieté, la vie, l’animation, le train des fêtes, jamais une ville pareille. C’étaient, du matin au soir, des processions, des pèlerinages, les rues jonchées de fleurs, tapissées de hautes lices, des arrivages de cardinaux par le Rhône, bannières au vent, galères pavoisées, les soldats du pape qui chantaient du latin sur les places, les crécelles des frères quêteurs, puis, du haut en bas des maisons qui se pressaient en bourdonnant autour du grand palais papal comme des abeilles autour de leur ruche, c’était encore le tic-tac des métiers à dentelles, le va-et-vient des navettes tissant l’or des chasubles, les petits marteaux des ciseleurs de burettes, les tables d’harmonie qu’on ajustait chez les luthiers, les cantiques des ourdisseuses ; par là-dessus le bruit des cloches, et toujours quelques tambourins qu’on entendait ronfler, là-bas, du côté du pont. Car chez nous, quand le peuple est content, il faut qu’il danse, il faut qu’il danse ; et comme en ce temps-là les rues de la ville étaient trop étroites pour la farandole, fifres et tambourins se postaient sur le pont d’Avignon, au vent frais du Rhône, et jour et nuit l’on y dansait, l’on y dansait... Ah ! l’heureux temps ! l’heureuse ville ! Des hallebardes qui ne coupaient pas ; des prisons d’Etat où l’on mettait le vin à rafraîchir. Jamais de disettes ; jamais de guerre... Voilà comment les papes du Comtat savaient gouverner leur peuple ; voilà pourquoi leur peuple les a tant regrettés !...

Il y en a un surtout, un bon vieux, qu’on appelait Boniface... Oh ! celui-là que de larmes on a versées en Avignon quand il est mort ! C’était un prince si aimable, si avenant ! Il vous riait si bien du haut de sa mule ! Et quand vous passiez près de lui – fussiez-vous un pauvre petit tireur de garance ou le grand viguier de la ville –, il vous donnait sa bénédiction si poliment ! Un vrai pape d’Yvetot, mais d’un Yvetot de Provence, avec quelque chose de fin dans le rire, un brin de marjolaine à sa barrette, et pas la moindre Jeanneton... La seule Jeanneton qu’on lui ait jamais connue, à ce bon père, c’était sa vigne – une petite vigne qu’il avait plantée lui-même, à trois lieues d’Avignon, dans les myrtes de Châteauneuf.

Tous les dimanches, en sortant de vêpres, le digne homme allait lui faire sa cour, et quand il était là-haut, assis au bon soleil, sa mule près de lui, ses cardinaux tout autour étendus aux pieds des souches, alors il faisait déboucher un flacon de vin du cru – ce beau vin, couleur de rubis, qui s’est appelé depuis le châteauneuf-du-pape – et il le dégustait par petits coups, en regardant sa vigne d’un air attendri. Puis, le flacon vidé, le jour tombant, il rentrait joyeusement à la ville, suivi de tout son chapitre ; et, lorsqu’il passait sur le pont d’Avignon, au milieu des tambours et des farandoles, sa mule, mise en train par la musique, prenait un petit amble sautillant, tandis que lui-même il marquait le pas de la danse avec sa barrette, ce qui scandalisait fort ses cardinaux, mais faisait dire à tout le peuple : « Ah ! le bon prince ! Ah le brave pape ! »

Après sa vigne de Châteauneuf, ce que le pape aimait le plus au monde, c’était sa mule. Le bonhomme en raffolait de cette bête-là. Tous les soirs avant de se coucher, il allait voir si son écurie était bien fermée, si rien ne manquait dans sa mangeoire, et jamais il ne se serait levé de table sans faire préparer sous ses yeux un grand bol de vin à la française, avec beaucoup de sucre et d’aromates, qu’il allait lui porter luimême, malgré les observations de ses cardinaux... Il faut dire aussi que la bête en valait la peine. C’était une belle mule noire mouchetée de rouge, le pied sûr, le poil luisant, la croupe large et pleine, portant fièrement sa petite tête sèche toute harnachée de pompons, de noeuds, de grelots d’argent, de bouffettes ; avec cela douce comme un ange, l’oeil naïf, et deux longues oreilles toujours en branle, qui lui donnaient l’air bon enfant. Tout Avignon la respectait, et, quand elle allait dans les rues, il n’y avait pas de bonnes manières qu’on ne lui fit, car chacun savait que c’était le meilleur moyen d’être bien en cour, et qu’avec cet air innocent, la mule du pape en avait mené plus d’un à la fortune, à preuve Tistet Védène et sa prodigieuse aventure.

Ce Tistet Védène était, dans le principe, un effronté galopin, que son père, Guy Védène, le sculpteur d’or, avait été obligé de chasser de chez lui, parce qu’il ne voulait rien faire et débauchait les apprentis. Pendant six mois, on le vit traîner sa jaquette dans tous les ruisseaux d’Avignon, mais principalement du côté de la maison papale ; car le drôle avait depuis longtemps son idée sur la mule du pape, et vous allez voir que c’était quelque chose de malin... Un jour que Sa Sainteté se promenait toute seule sous les remparts avec sa bête, voilà mon Tistet qui l’aborde, et lui dit en joignant les mains d’un air d’admiration :

« Ah ! mon Dieu ! grand Saint-Père, quelle brave mule vous avez là !... Laissez un peu que je la regarde... Ah ! mon pape, la belle mule !... L’empereur d’Allemagne n’en a pas une pareille. »

Et il la caressait, et il lui parlait doucement comme à une demoiselle.

« Venez çà, mon bijou, mon trésor, ma perle fine... »

Et le bon pape, tout ému, se disait dans lui-même : « Quel bon petit garçonnet !... Comme il est gentil avec ma mule ! »

Et puis le lendemain savez-vous ce qui arriva ? Tistet Védène troqua sa vieille jaquette jaune contre une belle aune en dentelles, un camail de soie violette, des souliers à boucles, et il entra dans la maîtrise du pape, où jamais avant lui on n’avait reçu que des fils de nobles et des neveux de cardinaux... Voilà ce que c’est que l’intrigue. Mais Tistet ne s’en tint pas là.

Une fois au service du pape, le drôle continua le jeu qui lui avait si bien réussi. Insolent avec tout le monde, il n’avait d’attentions ni de prévenances que pour la mule, et toujours on le rencontrait par les cours du palais avec une poignée d’avoine ou une bottelée de sainfoin, dont il secouait gentiment les grappes roses en regardant le balcon du Saint-Père, d’un air de dire : « Hein !... pour qui ça ?... » Tant et tant qu’à la fin le bon pape, qui se sentait devenir vieux, en arriva à lui laisser le soin de veiller sur l’écurie et de porter à la mule son bol de vin à la française ; ce qui ne faisait pas rire les cardinaux.

Ni la mule non plus, cela ne la faisait pas rire... Maintenant, à l’heure de son vin, elle voyait toujours arriver chez elle cinq ou six petits clercs de maîtrise qui se fourraient vite dans la paille avec leur camail et leurs dentelles ; puis, au bout d’un moment, une bonne odeur chaude de caramel et d’aromates emplissait l’écurie, et Tistet Védène apparaissait portant avec précaution le bol de vin à la française. Alors le martyre de la pauvre bête commençait.

Ce vin parfumé qu’elle aimait tant, qui lui tenait chaud, qui lui mettait des ailes, on avait la cruauté de le lui apporter, là, dans sa mangeoire, de le lui faire respirer ; puis, quand elle en avait les narines pleines, passe, je t’ai vu ! la belle liqueur de flamme rose s’en allait toute dans le gosier de ces garnements... Et encore, s’ils n’avaient fait que lui voler son vin ; mais c’étaient comme des diables, tous ces petits clercs, quand ils avaient bu !... L’un lui tirait les oreilles, l’autre la queue ; Quiquet lui montait sur le dos, Béluguet lui essayait sa barrette, et pas un de ces galopins ne songeait que d’un coup de reins ou d’une ruade la brave bête aurait pu les envoyer tous dans l’Etoile polaire et même plus loin... Mais non ! On n’est pas pour rien la mule du pape, la mule des bénédictions et des indulgences... Les enfants avaient beau faire, elle ne se fâchait pas ; et ce n’était qu’à Tistet Védène qu’elle en voulait... Celui-là, par exemple, quand elle le sentait derrière elle, son sabot lui démangeait, et vraiment il y avait bien de quoi. Ce vaurien de Tistet lui jouait de si vilains tours ! Il avait de si cruelles inventions après boire !...

Est-ce qu’un jour il ne s’avisa pas de la faire monter avec lui au clocheton de la maîtrise là-haut, tout là-haut, à la pointe du palais !... Et ce que je vous dis là n’est pas un conte, deux cent mille Provençaux l’ont vu. Vous figurez-vous la terreur de cette malheureuse mule, lorsque, après avoir tourné pendant une heure à l’aveuglette dans un escalier en colimaçon et grimpé je ne sais combien de marches, elle se trouva tout à coup sur une plate-forme éblouissante de lumière, et qu’à mille pieds au-dessous d’elle elle aperçut tout un Avignon fantastique, les baraques du marché pas plus grosses que des noisettes, les soldats du pape devant leur caserne comme des fourmis rouges, et là-bas, sur un fil d’argent, un petit pont microscopique où l’on dansait, où l’on dansait... Ah ! pauvre bête ! quelle panique ! Du cri qu’elle en poussa, toute les vitres du palais tremblèrent.

« Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’on lui fait ? » s’écria le bon pape en se précipitant sur son balcon. Tistet Védène était déjà dans la cour, faisant mine de pleurer et de s’arracher les cheveux.

« Ah ! grand Saint-Père, ce qu’il y a ! Il y a que votre mule est montée dans le clocheton...

– Toute seule ???

– Oui, grand Saint-Père, toute seule... Tenez regardez-la, là-haut... Voyez-vous le bout de ses oreilles qui passe ?... On dirait deux hirondelles...

– Miséricorde ! fit le pauvre pape en levant les yeux... Mais elle est donc devenue folle ! Mais elle va se tuer... Veux-tu bien descendre, malheureuse !... »

Pécaïre ! elle n’aurait pas mieux demandé, elle, que de descendre... mais par où ? L’escalier, il n’y fallait pas songer : ça se monte encore, ces choses-là ; mais, à la descente, il y aurait de quoi se rompre cent fois les jambes... Et la pauvre mule se désolait, et, tout en rôdant sur la plate-forme avec ses gros yeux pleins de vertige, elle pensait à Tistet Védène : « Ah ! bandit, si j’en réchappe... quel coup de sabot demain matin ! »

Cette idée de coup de sabot lui redonnait un peu de coeur au ventre ; sans cela elle n’aurait pas pu se tenir... Enfin on parvint à la tirer de là-haut ; mais ce fut toute une affaire. Il fallut la descendre avec un cric, des cordes, une civière. Et vous pensez quelle humiliation pour la mule d’un pape de se voir pendue à cette hauteur, nageant des pattes dans le vide comme un hanneton au bout d’un fil. Et tout Avignon qui la regardait !

La malheureuse bête n’en dormit pas de la nuit. Il lui semblait toujours qu’elle tournait sur cette maudite plate-forme, avec les rires de la ville au-dessous, puis elle pensait à cet infâme Tistet Védène et au joli coup de sabot qu’elle allait lui détacher le lendemain matin ! Ah ! mes amis, quel coup de sabot ! De Pampérigouste on en verrait la fumée... Or, pendant qu’on lui préparait cette belle réception à l’écurie, savez-vous ce que faisait Tistet Védène ? Il descendait le Rhône en chantant sur une galère papale et s’en allait à la cour de Naples avec la troupe de jeunes nobles que la ville envoyait tous les ans près de la reine Jeanne pour s’exercer à la diplomatie et aux belles manières. Tistet n’était pas noble ; mais le pape tenait à le récompenser des soins qu’il avait donnés à sa bête, et principalement de l’activité qu’il venait de déployer pendant la journée de sauvetage.

C’est la mule qui fut désappointée le lendemain ! « Ah ! le bandit ! il s’est douté de quelque chose pensait-elle en secouant ses grelots avec fureur... Mais c’est égal, va, mauvais ! tu le retrouveras au retour, ton coup de sabot... je te le garde »

Et elle le lui garda.

Après le départ de Tistet, la mule du pape retrouva son train de vie tranquille et ses allures d’autrefois. Plus de Quiquet, plus de Béluguet à l’écurie. Les beaux jours du vin à la française étaient revenus, et avec eux la bonne humeur, les longues siestes, et le petit pas de gavotte quand elle passait sur le pont d’Avignon. Pourtant, depuis son aventure, on lui marquait toujours un peu de froideur dans la ville. Il y avait des chuchotements sur sa route ; les vieilles gens hochaient la tête, les enfants riaient en se montrant le clocheton. Le bon. pape lui-même n’avait plus autant confiance en son amie, et lorsqu’il se laissait aller à faire un petit somme sur son dos, le dimanche, en revenant de la vigne, il gardait toujours cette arrière-pensée : « Si j’allais me réveiller là-haut, sur la plate-forme ! » La mule voyait cela et elle en souffrait, sans rien dire ; seulement, quand on prononçait le nom de Tistet Védène devant elle, ses longues oreilles frémissaient, et elle aiguisait avec un petit rire le fer de ses sabots sur le pavé.

Sept ans se passèrent ainsi ; puis, au bout de ces sept années, Tistet Védène revint de la cour de Naples. Son temps n’était pas encore fini là-bas ; mais il avait appris que le premier moutardier du pape venait de mourir subitement en Avignon, et, comme la place lui semblait bonne, il était arrivé en grande hâte pour se mettre sur les rangs.

Quand cet intrigant de Védène entra dans la salle du palais, le Saint-Père eut peine à le reconnaître, tant il avait grandi et pris du corps. Il faut dire aussi que le bon pape s’était fait vieux de son côté, et qu’il n’y voyait pas bien sans ses besicles. Tistet ne s’intimida pas.

« Comment ! grand Saint-Père, vous ne me reconnaissez plus ?... C’est moi, Tistet Védène !...

– Védène ?...

– Mais oui, vous savez bien... celui qui portait le vin français à votre mule.

– Ah ! oui... oui... je me rappelle... Un bon petit garçonnet, ce Tistet Védène !... Et maintenant, qu’est-ce qu’il veut de nous ?

– Oh ! peu de chose, grand Saint-Père... Je venais vous demander... A propos, est-ce que vous l’avez toujours, votre mule ? Et elle va bien ?... Ah ! tant mieux !... Je venais vous demander la place du premier moutardier qui vient de mourir.

– Premier moutardier, toi !... Mais tu es trop jeune. Quel âge as-tu donc ?

– Vingt ans deux mois, illustre pontife, juste cinq ans de plus que votre mule... Ah ! palme de Dieu, la brave bête !... Si vous saviez comme je l’aimais cette mule-là !... comme je me suis langui d’elle en Italie !... Est-ce que vous ne me la laisserez pas voir ?

– Si, mon enfant, tu la verras, fit le bon pape tout ému... Et puisque tu l’aimes tant, cette brave bête, je ne veux plus que tu vives loin d’elle. Dès ce jour, je t’attache à ma personne en qualité de premier moutardier... Mes cardinaux crieront, mais tant pis ! j’y suis habitué... Viens nous trouver demain, à la sortie des vêpres, nous te remettrons les insignes de ton grade en présence de notre chapitre, et puis... je te mènerai voir la mule, et tu viendras à la vigne avec nous deux... hé ! hé ! Allons va... »

Si Tistet Védène était content en sortant de la grande salle, avec quelle impatience il attendit la cérémonie du lendemain, je n’ai pas besoin de vous le dire. Pourtant il y avait dans le palais quelqu’un de plus heureux encore et de plus impatient que lui : c’était la mule. Depuis le retour de Védène jusqu’aux vêpres du jour suivant, la terrible bête ne cessa de se bourrer d’avoine et de tirer au mur avec ses sabots de derrière. Elle aussi se préparait pour la cérémonie...

Et donc, le lendemain, lorsque vêpres furent dites, Tistet Védène fit son entrée dans la cour du palais papal. Tout le haut clergé était là, les cardinaux en robes rouges, l’avocat du diable en velours noir, les abbés du couvent avec leurs petites mitres, les marguilliers de Saint-Agrico, les camails violets de la maîtrise, le bas clergé aussi, les soldats du pape en grand uniforme, les trois confréries de pénitents, les ermites du mont Ventoux avec leurs mines farouches et le petit clerc qui va derrière en portant la clochette, les frères flagellants nus jusqu’à la ceinture, les sacristains fleuris en robes de juges, tous, tous, jusqu’aux donneurs d’eau bénite, et celui qui allume, et celui qui éteint... il n’y en avait pas un qui manquât !... Ah ! c’était une belle ordination ! Des cloches, des pétards, du soleil, de la musique, et toujours ces enragés de tambourins qui menaient la danse, là-bas, sur le pont d’Avignon.

Quand Védène parut au milieu de l’assemblée, sa belle prestance et sa belle mine y firent courir un murmure d’admiration. C’était un magnifique Provençal, mais des blonds, avec de grands cheveux frisés au bout et une petite barbe follette qui semblait prise aux copeaux de fin métal tombé du burin de son père, le sculpteur d’or. Le bruit courait que dans cette barbe blonde les doigts de la reine Jeanne avaient quelquefois joué ; et le sire de Védène avait bien, en effet, l’air glorieux et le regard distrait des hommes que les reines ont aimés... Ce jour-là, pour faire honneur à sa nation, il avait remplacé ses vêtements napolitains par une jaquette bordée de rose à la Provençale, et sur son chaperon tremblait une grande plume d’ibis de Camargue.

Sitôt entré, le premier moutardier salua d’un air galant et se dirigea vers le haut perron, où le pape l’attendait pour lui remettre les insignes de son grade : la cuiller de buis jaune et l’habit de safran. La mule était au bas de l’escalier, toute harnachée et prête à partir pour la vigne... Quand il passa près d’elle, Tistet Védène eut un bon sourire et s’arrêta pour lui donner deux ou trois petites tapes amicales sur le dos, en regardant du coin de l’oeil si le pape le voyait. La position était bonne... La mule prit son élan : « Tiens, attrape, bandit ! Voilà sept ans que je te le garde ! »

Et elle vous lui détacha un coup de sabot si terrible, si terrible, que de Pampérigouste même on en vit la fumée, un tourbillon de fumée blonde où voltigeait une plume d’ibis ; tout ce qui restait de l’infortuné Tistet Védène !...

Les coups de pied de mule ne sont pas aussi foudroyants d’ordinaire ; mais celle-ci était une mule papale ; et puis, pensez donc ! elle le lui gardait depuis sept ans... Il n’y a pas de plus bel exemple de rancune ecclésiastique.

Le phare des sanguinaires

Cette nuit je n’ai pas pu dormir. Le mistral était en colère, et les éclats de sa grande voix m’ont tenu éveillé jusqu’au matin. Balançant lourdement ses ailes mutilées qui sifflaient à la bise comme les agrès d’un navire, tout le moulin craquait. Des tuiles s’envolaient de sa toiture en déroute. Au loin, les pins serrés dont la colline est couverte s’agitaient et bruissaient dans l’ombre. On se serait cru en pleine mer...

Cela m’a rappelé tout à fait mes belles insomnies d’il y a trois ans, quand j’habitais le phare des Sanguinaires, là-bas, sur la côte corse à l’entrée du golfe d’Ajaccio.

Encore un joli coin que j’avais trouvé là pour rêver et être seul. Figurez-vous une île rougeâtre et d’aspect farouche ; le phare à une pointe, à l’autre une vieille tour génoise où, de mon temps logeait un aigle. En bas, au bord de l’eau, un lazaret en ruine, envahi de partout par les herbes, puis des ravins, des maquis, de grandes roches, quelques chèvres sauvages ; de petits chevaux corses

gambadant la crinière au vent ; enfin là-haut, tout en haut, dans un tourbillon d’oiseaux de mer, la maison du phare, avec sa plate-forme en maçonnerie blanche, où les gardiens se promènent de long en large, la porte verte en ogive, la petite tour de fonte, et au-dessus la grosse lanterne à facettes qui flambe au soleil et fait de la lumière même pendant le jour... Voilà l’île des Sanguinaires, comme je l’ai revue cette nuit en entendant ronfler mes pins. C’était dans cette île enchantée qu’avant d’avoir un moulin j’allais m’enfermer quelquefois, lorsque j’avais besoin de grand air et de solitude.

Ce que je faisais ?

Ce que je fais ici, moins encore. Quand le mistral ou la tramontane ne soufflaient pas trop fort, je venais me mettre entre deux roches au ras de l’eau, au milieu des goélands, des merles, des hirondelles, et j’y restais presque tout le jour dans cette espèce de stupeur et d’accablement délicieux que donne la contemplation de la mer. Vous connaissez, n’est-ce pas, cette jolie griserie de l’âme ? On ne pense pas, on ne rêve pas non plus. Tout votre être vous échappe, s’envole, s’éparpille. On est la mouette qui plonge, la poussière d’écume qui flotte au soleil entre deux vagues, la fumée blanche de ce paquebot qui s’éloigne, ce petit corailleur à voile rouge, cette perle d’eau, ce flocon de brume, tout excepté soi-même... Oh ! que j’en ai passé dans mon île de ces belles heures de demi-sommeil et d’éparpillement !...

Les jours de grand vent, le bord de l’eau n’étant pas tenable, je m’enfermais dans la cour du lazaret, une petite cour mélancolique, tout embaumée de romarin et d’absinthe sauvage, et là, blotti contre un pan de vieux mur, je me laissais envahir doucement par le vague parfum d’abandon et de tristesse qui flottait avec le soleil dans les logettes de pierre, ouvertes tout autour comme d’anciennes tombes. De temps en temps un battement de porte, un bond léger dans l’herbe... c’était une chèvre qui venait brouter à l’abri du vent. En me voyant, elle s’arrêtait, interdite, et restait plantée devant moi, l’air vif, la corne haute, me regardant d’un oeil enfantin...

Vers cinq heures, le porte-voix des gardiens m’appelait pour dîner. Je prenais alors un petit sentier dans le maquis grimpant à pic au-dessus de la mer et je revenais lentement vers le phare, me retournant à chaque pas sur cet immense horizon d’eau et de lumière qui semblait s’élargir à mesure que je montais.

Là-haut, c’était charmant. Je vois encore cette belle salle à manger à larges dalles, à lambris de chêne, la bouillabaisse fumant au milieu, la porte grande ouverte sur la terrasse blanche et tout le couchant qui entrait... Les gardiens étaient là, m’attendant pour se mettre à table. Il y en avait trois, un Marseillais et deux Corses, tous trois petits, barbus, le même visage tanné, crevassé, le même pelone (caban) en poil de chèvre, mais d’allure et d’humeur entièrement opposées.

A la façon de vivre de ces gens, on sentait tout de suite la différence des deux races. Le Marseillais, industrieux et vif, toujours affairé, toujours en mouvement, courait l’île du matin au soir, jardinant, pêchant, ramassant des oeufs de gouailles, s’embusquant dans le maquis pour traire une chèvre au passage ; et toujours quelque aöli ou quelque bouillabaisse en train.

Les Corses, eux, en dehors de leur service, ne s’occupaient absolument de rien ; ils se considéraient comme des fonctionnaires, et passaient toutes leurs journées dans la cuisine à jouer d’interminables parties de scopal, ne s’interrompant que pour rallumer leurs pipes d’un air grave et hacher avec des ciseaux, dans le creux de leurs mains, de grandes feuilles de tabac vert...

Du reste, Marseillais et Corses, tous trois de bonnes gens, simples, naïfs, et pleins de prévenances pour leur hôte, quoique au fond il dût leur paraître un monsieur bien extraordinaire... Pensez donc ! venir s’enfermer au phare pour son plaisir !... Eux qui trouvent les journées si longues, et qui sont si heureux quand c’est leur tour d’aller à terre... Dans la belle saison, ce grand bonheur leur arrive tous les mois. Dix jours de terre pour trente jours de phare, voilà le règlement ; mais avec l’hiver et les gros temps, il n’y a plus de règlement qui tienne. Le vent souffle, la vague monte, les Sanguinaires sont blanches d’écume, et les gardiens de service restent bloqués deux ou trois mois de suite, quelquefois même dans de terribles situations.

« Voici ce qui m’est arrivé, à moi monsieur – me contait un jour le vieux Bartoli, pendant que nous dînions –, voici ce qui m’est arrivé il y a cinq ans, à cette même table où nous sommes, un soir d’hiver, comme maintenant. Ce soir-là, nous n’étions que deux dans le phare, moi et un camarade qu’on appelait Tchéco... Les autres étaient à terre, malades, en congé, je ne sais plus... Nous finissions de dîner, bien tranquilles... Tout à coup, voilà mon camarade qui s’arrête de manger, me regarde un moment avec de drôle d’yeux, et, pouf ! tombe sur la table, les bras en avant. Je vais à

lui, je le secoue, je l’appelle : « – Oh ! Tché !... Oh ! Tché !... « Rien, il était mort... Vous jugez quelle émotion. Je restai plus d’une heure stupide et tremblant devant ce cadavre, puis, subitement cette idée me vient : »Et le phare ! « Je n’eus que le temps de monter dans la lanterne et d’allumer. La nuit était déjà là... Quelle nuit, monsieur ! La mer, le vent, n’avaient plus leurs voix naturelles. A tout moment il me semblait que quelqu’un m’appelait dans l’escalier. Avec cela une fièvre, une soif ! Mais vous ne m’auriez pas fait descendre... j’avais trop peur du mort.

Pourtant, au petit jour, le courage me revint un peu. Je portai mon camarade sur son lit ; un drap dessus, un bout de prière, et puis vite aux signaux d’alarme. « Malheureusement, la mer était trop grosse ; j’eus beau appeler, appeler, personne ne vint... Me voilà seul dans le phare avec mon pauvre Tchéco, et Dieu sait pour combien de temps... J’espérais pouvoir le garder près de moi jusqu’à l’arrivée du bateau ! mais au bout de trois jours ce n’était plus possible... Comment faire ? le porter dehors ? l’enterrer ? La roche était trop dure, et il y a tant de corbeaux dans l’île. C’était pitié de leur abandonner ce chrétien. Alors je songeai à le descendre dans une des logettes du lazaret... Ça me prit tout un après-midi, cette triste corvée-là, et je vous réponds qu’il m’en fallut, du courage. Tenez ! monsieur, encore aujourd’hui, quand je descends ce côté de l’île par un après-midi de grand vent, il me semble que j’ai toujours le mort sur les épaules... »

Pauvre vieux Bartoli ! La sueur lui en coulait sur le front, rien que d’y penser. Nos repas se passaient ainsi à causer longuement : le phare, la mer, des récits de naufrages, des histoires de bandits corses... Puis, le jour tombant, le gardien du premier quart allumait sa petite lampe, prenait sa pipe, sa gourde, un gros Plutarque à tranche rouge, toute la bibliothèque des Sanguinaires, et disparaissait par le fond.

Au bout d’un moment, c’était dans tout le phare un fracas de chaînes, de poulies, de gros poids d’horloges qu’on remontait.

Moi, pendant ce temps, j’allais m’asseoir dehors sur la terrasse. Le soleil, déjà très bas, descendait vers l’eau de plus en plus vite, entraînant tout l’horizon après lui. Le vent fraîchissait, l’île devenait violette. Dans le ciel, près de moi, un gros oiseau passait lourdement : c’était l’aigle de la tour génoise qui rentrait... Peu à peu la brume de mer montait. Bientôt on ne voyait plus que l’ourlet blanc de l’écume autour de l’île... Tout à coup, au-dessus de ma tête, jaillissait un grand flot de lumière douce. Le phare était allumé. Laissant toute l’île dans l’ombre, le clair rayon allait tomber au large sur la mer, et j’étais là, perdu dans la nuit, sous ces grandes ondes lumineuses qui m’éclaboussaient à peine en passant... Mais le vent fraîchissait encore. Il fallait rentrer. A tâtons, je fermais la grosse porte, j’assurais les barres de fer ; puis, toujours tâtonnant, je prenais un petit escalier de fonte qui tremblait et sonnait sous mes pas, et j’arrivais au sommet du phare. Ici, par exemple, il y en avait de la lumière. Imaginez une lampe Carcel gigantesque à six rangs de mèches, autour de laquelle pivotent lentement les parois de la lanterne, les unes remplies par une

énorme lentille de cristal, les autres ouvertes sur un grand vitrage immobile qui met la flamme à l’abri du vent... En entrant j’étais ébloui. Ces cuivres, ces étains, ces réflecteurs de métal blanc, ces murs de cristal bombé qui tournaient avec de grands cercles bleuâtres, tout ce miroitement, tout ce cliquetis de lumière, me donnait un moment de vertige. Peu à peu, cependant, mes yeux s’y faisaient, et je venais m’asseoir au pied même de la lampe, à côté du gardien qui lisait son Plutarque à haute voix, de peur de s’endormir...

Au-dehors, le noir, l’abîme. Sur le petit balcon qui tourne autour du vitrage, le vent court comme un fou, en hurlant. Le phare craque, la mer ronfle. A la pointe de l’île, sur les brisants, les lames font comme des coups de canon... Par moments, un doigt invisible frappe aux carreaux : quelque oiseau de nuit, que la lumière attire, et qui vient se casser la tête contre le cristal... Dans la lanterne étincelante et chaude, rien que le crépitement de la flamme, le bruit de l’huile qui s’égoutte, de la chaîne qui se dévide ; et une voix monotone psalmodiant la vie de Démétrius de Phalère...

A minuit, le gardien se levait, jetait un dernier coup d’oeil à ses mèches, et nous descendions. Dans l’escalier on rencontrait le camarade du second quart qui montait en se frottant les yeux ; on lui passait la gourde, le Plutarque... Puis, avant de gagner nos lits, nous entrions un moment dans la chambre du fond, tout encombrée de chaînes, de gros poids, de réservoirs d’étain, de cordages, et là, à la lueur de sa petite lampe, le gardien écrivait sur le grand livre du phare, toujours ouvert : Minuit. Grosse mer. Tempête. Navire au large.


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