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Lettres de mon moulin Alphonse Daudet


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La chèvre de M. Seguin

A M. Pierre Gringoire, poète lyrique à Paris.

Tu seras bien toujours le même, mon pauvre Gringoire ! Comment ! on t’offre une place de chroniqueur dans un bon journal de Paris, et tu as l’aplomb de refuser... Mais regarde-toi, malheureux garçon ! Regarde ce pourpoint troué, ces chausses en déroute, cette face maigre qui crie la faim. Voilà pourtant où t’a conduit la passion des belles rimes ! Voilà ce que t’ont valu dix ans de loyaux services dans les pages du sire Apollo... Est-ce que tu n’as pas honte, à la fin ? Fais-toi donc chroniqueur, imbécile ! fais-toi chroniqueur ! Tu gagneras de beaux écus à la rose, tu auras ton couvert chez Brébant, et tu pourras te montrer les jours de première avec une plume neuve à ta barrette... Non ? Tu ne veux pas ? Tu prétends rester libre à ta guise jusqu’au bout... Eh bien, écoute un peu l’histoire de La chèvre de M. Seguin. Tu verras ce que l’on gagne à vouloir vivre libre.

M. Seguin n’avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres. Il les perdait toutes de la même façon ; un beau matin, elles cassaient leur corde, s’en allaient dans la montagne, et là-haut le loup les mangeait. Ni les caresses de leur maître, ni la peur du loup, rien ne les retenait. C’étaient, paraît-il, des chèvres indépendantes, voulant à tout prix le grand air et la liberté. Le brave M. Seguin, qui ne comprenait rien au caractère de ses bêtes, était consterné. Il disait : « C’est fini ; les chèvres s’ennuient chez moi, je n’en garderai pas une. » Cependant, il ne se découragea pas, et, après avoir perdu six chèvres de la même manière, il en acheta une septième ; seulement, cette fois, il eut soin de la prendre toute jeune, pour qu’elle s’habituât mieux à demeurer chez lui.

Ah ! Gringoire, qu’elle était jolie la petite chèvre de M. Seguin ! Qu’elle était jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs qui lui faisaient une houppelande ! C’était presque aussi charmant que le cabri d’Esméralda – tu te rappelles, Gringoire ? – et puis, docile, caressante, se laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans l’écuelle. Un amour de petite chèvre...

M. Seguin avait derrière sa maison un clos entouré d’aubépines. C’est là qu’il mit la nouvelle pensionnaire. Il l’attacha à un pieu au plus bel endroit du pré, en ayant soin de lui laisser beaucoup de corde, et de temps en temps il venait voir si elle était bien. La chèvre se trouvait très heureuse et broutait l’herbe de si bon coeur que M. Seguin était ravi. « Enfin, pensait le pauvre homme, en voilà une qui ne s’ennuiera pas chez moi ! »

M. Seguin se trompait, sa chèvre s’ennuya. Un jour, elle se dit en regardant la montagne : « Comme on doit être bien là-haut ! Quel plaisir de gambader dans la bruyère, sans cette maudite longe qui vous écorche le cou !... C’est bon pour l’âne ou le bœuf de brouter dans un clos !... Les chèvres, il leur faut du large. »

A partir de ce moment, l’herbe du clos lui parut fade. L’ennui lui vint. Elle maigrit, son lait se fit rare. C’était pitié de la voir tirer tout le jour sur sa longe, la tête tournée du côté de la montagne, la narine ouverte, en faisant Mé !... tristement. M. Seguin s’apercevait bien que sa chèvre avait quelque chose, mais il ne savait pas ce que c’était... Un matin, comme il achevait de la traire, la chèvre se retourna et lui dit dans son patois :

« Ecoutez, monsieur Seguin, je me languis chez vous, laissez-moi aller dans la montagne.

– Ah ! mon Dieu !... Elle aussi ! » cria M. Seguin stupéfait, et du coup il laissa tomber son écuelle ; puis, s’asseyant dans l’herbe à côté de sa chèvre : « Comment, Blanquette, tu veux me quitter ! » Et Blanquette répondit : « Oui, monsieur Seguin.

– Est-ce que l’herbe te manque ici ?

– Oh ! non, monsieur Seguin.

– Tu es peut-être attachée de trop court. Veux-tu que j’allonge la corde ?

– Ce n’est pas la peine, monsieur Seguin.

– Alors, qu’est-ce qu’il te faut ? qu’est-ce que tu veux ?

– Je veux aller dans la montagne, monsieur Seguin.

– Mais, malheureuse, tu ne sais pas qu’il y a le loup dans la montagne... Que feras-tu quand il viendra ?

– Je lui donnerai des coups de cornes, monsieur Seguin.

– Le loup se moque bien de tes cornes. Il m’a mangé des biques autrement encornées que toi... Tu sais bien, la pauvre vieille Renaude qui était ici l’an dernier ? une maîtresse chèvre, forte et méchante comme un bouc. Elle s’est battue avec le loup toute la nuit... puis, le matin, le loup l’a mangée.

– Pécaïre ! Pauvre Renaude !... Ça ne fait rien, monsieur Seguin, laissez-moi aller dans la montagne.

– Bonté divine !... dit M. Seguin ; mais qu’est-ce qu’on leur fait donc à mes chèvres ? Encore une que le loup va me manger... Eh bien, non... je te sauverai malgré toi, coquine ! et de peur que tu ne rompes ta corde, je vais t’enfermer dans l’étable, et tu y resteras toujours. »

Là-dessus, M. Seguin emporte la chèvre dans une étable toute noire, dont il ferma la porte à double tour. Malheureusement, il avait oublié la fenêtre, et à peine eut-il le dos tourné, que la petite s’en alla...

Tu ris, Gringoire ? Parbleu ! je crois bien ; tu es du parti des chèvres, toi, contre ce bon M. Seguin... Nous allons voir si tu riras tout à l’heure.

Quand la chèvre blanche arriva dans la montagne, ce fut un ravissement général. Jamais les vieux sapins n’avaient rien vu d’aussi joli. On la reçut comme une petite reine. Les châtaigniers se baissaient jusqu’à terre pour la caresser du bout de leurs branches. Les genêts d’or s’ouvraient sur son passage, et sentaient bon tant qu’ils pouvaient. Toute la montagne lui fit fête.

Tu penses, Gringoire, si notre chèvre était heureuse ! Plus de corde, plus de pieu... rien qui l’empêchât de gambader, de brouter à sa guise... C’est là qu’il y en avait de l’herbe ! jusque par-dessus les cornes, mon cher !... Et quelle herbe ! Savoureuse, fine, dentelée, faite de mille plantes... C’était bien autre chose que le gazon du clos. Et les fleurs donc !... De grandes campanules bleues, des digitales de pourpre à longs calices, toute une forêt de fleurs sauvages débordant de sucs

capiteux !... La chèvre blanche, à moitié saoule, se vautrait là-dedans les jambes en l’air et roulait le long des talus, pêle-mêle, avec les feuilles tombées et les châtaignes... Puis, tout à coup, elle se redressait d’un bond sur ses pattes. Hop ! la voilà partie, la tête en avant, à travers les maquis et les buissières, tantôt sur un pic, tantôt au fond d’un ravin, là-haut, en bas, partout... On aurait dit qu’il y avait dix chèvres de M. Seguin dans la montagne. C’est qu’elle n’avait peur de rien, la Blanquette.

Elle franchissait d’un saut de grands torrents qui l’éclaboussaient au passage de poussière humide et d’écume. Alors, toute ruisselante, elle allait s’étendre sur quelque roche plate et se faisait sécher par le soleil... Une fois, s’avançant au bord d’un plateau, une fleur de cytise aux dents, elle aperçut en bas, tout en bas dans la plaine, la maison de M. Seguin avec le clos derrière. Cela la fit rire aux larmes.

« Que c’est petit ! dit-elle ; comment ai-je pu tenir là-dedans ? »

Pauvrette ! de se voir si haut perchée, elle se croyait au moins aussi grande que le monde...

En somme, ce fut une bonne journée pour la chèvre de M. Seguin. Vers le milieu du jour, en courant de droite et de gauche, elle tomba dans un groupe de chamois en train de croquer une lambrusque à belles dents. Notre petite coureuse en robe blanche fit sensation. On lui donna la meilleure place à la lambrusque, et tous ces messieurs furent très galants... Il paraît même – ceci doit rester entre nous, Gringoire – qu’un jeune chamois à pelage noir eut la bonne fortune de plaire à Blanquette. Les deux amoureux s’égarèrent parmi le bois une heure ou deux, et si tu veux savoir ce qu’ils dirent, va le demander aux sources bavardes qui courent invisibles dans la mousse. Tout à coup le vent fraîchit. La montagne devint violette ; c’était le soir...

« Déjà ! » dit la petite chèvre, et elle s’arrêta fort étonnée.

En bas, les champs étaient noyés de brume. Le clos de M. Seguin disparaissait dans le brouillard, et de la maisonnette on ne voyait plus que le toit avec un peu de fumée. Elle écouta les clochettes d’un troupeau qu’on ramenait, et se sentit l’âme toute triste... Un gerfaut, qui rentrait, la frôla de ses ailes en passant. Elle tressaillit... Puis ce fut un hurlement dans la montagne :

« Hou ! hou ! »

Elle pensa au loup, de tout le jour la folle n’y avait pas pensé... Au même moment une trompe sonna bien loin dans la vallée. C’était ce bon M. Seguin qui tentait un dernier effort.

« Hou ! hou !... faisait le loup.

– Reviens ! reviens !... » criait la trompe.

Blanquette eut envie de revenir ; mais en se rappelant le pieu, la corde, la haie du clos, elle pensa que maintenant elle ne pouvait plus se faire à cette vie, et qu’il valait mieux rester. La trompe ne sonnait plus... La chèvre entendit derrière elle un bruit de feuilles.

Elle se retourna et vit dans l’ombre deux oreilles courtes, toutes droites, avec deux yeux qui reluisaient... C’était le loup. Enorme, immobile, assis sur son train de derrière, il était là regardant la petite chèvre blanche et la dégustant par avance. Comme il savait bien qu’il la mangerait, le loup ne se pressait pas ; seulement, quand elle se retourna, il se mit à rire méchamment.

« Ha ! ha ! la petite chèvre de M. Seguin » ; et il passa sa grosse langue rouge sur ses babines d’amadou. Blanquette se sentit perdue... Un moment, en se rappelant l’histoire de la vieille Renaude, qui s’était battue toute la nuit pour être mangée le matin, elle se dit qu’il vaudrait peut-être mieux se laisser manger tout de suite ; mais, s’étant ravisée, elle tomba en garde, la tête basse et la corne en avant, comme une brave chèvre de M. Seguin qu’elle était... Non pas qu’elle eût l’espoir de tuer le loup – les chèvres ne tuent pas le loup – mais seulement pour voir si elle pourrait tenir aussi longtemps que la Renaude.

Alors le monstre s’avança, et les petites cornes entrèrent en danse. Ah ! la brave petite chevrette, comme elle y allait de bon coeur ! Plus de dix fois, je ne mens pas, Gringoire, elle força le loup à reculer pour reprendre haleine. Pendant ces trêves d’une minute, la gourmande cueillait en hâte encore un brin de sa chère herbe ; puis elle retournait au combat, la bouche pleine... Cela dura toute la nuit. De temps en temps la chèvre de M. Seguin regardait les étoiles danser dans le ciel clair, et elle se disait :

« Oh ! pourvu que je tienne jusqu’à l’aube... »

L’une après l’autre, les étoiles s’éteignirent. Blanquette redoubla de coups de cornes, le loup de coups de dents... Une lueur pâle parut dans l’horizon... Le chant du coq enroué monta d’une métairie.

« Enfin ! » dit la pauvre bête, qui n’attendait plus que le jour pour mourir ; et elle s’allongea par terre dans sa belle fourrure blanche toute tachée de sang... Alors le loup se jeta sur la petite chèvre et la mangea.

Adieu, Gringoire ! L’histoire que tu as entendue n’est pas un conte de mon invention. Si jamais tu viens en Provence, nos ménagers te parleront souvent de la cabro de moussu Seguin, que se battégué touto la niue emé lou loup, e piei lou matin lou loup la mangé*. Tu m’entends bien, Gringoire : E piei lou matin lou loup la mangé.

Les étoiles Récit d’un berger provençal

Du temps que je gardais les bêtes sur le Luberon, je restais des semaines entières sans voir âme qui vive, seul dans le pâturage avec mon chien Labri et mes ouailles. De temps en temps, l’ermite du Mont-de-l’Ure passait par là pour chercher des simples ou bien j’apercevais la face noire de quelque charbonnier du Piémont ; mais c’étaient des gens naïfs silencieux à force de solitude, ayant perdu le goût de parler et ne sachant rien de ce qui se disait en bas dans les villages et les villes. Aussi, tous les quinze jours, lorsque j’entendais, sur le chemin qui monte, les sonnailles du mulet de notre ferme m’apportant les provisions de quinzaine, et que je voyais apparaître peu à peu, au-dessus de la côte, la tête éveillée du petit miarro (garçon de ferme) ou la coiffe rousse de la vieille tante Norade, j’étais vraiment bien heureux. Je me faisais raconter les nouvelles du pays d’en bas, les baptêmes, les mariages ; mais ce qui m’intéressait surtout, c’était de savoir ce que devenait la fille de mes maîtres, notre demoiselle Stéphanette, la plus jolie qu’il y eût à dix lieues à la ronde. Sans avoir l’air d’y prendre trop d’intérêt, je m’informais si elle allait beaucoup aux fêtes, aux veillées, s’il lui venait toujours de nouveaux galants ; et à ceux qui me demanderont ce que ces choses-là pouvaient me faire, à moi pauvre berger de la montagne, je répondrai que j’avais vingt ans et que cette Stéphanette était ce que j’avais vu de plus beau dans ma vie.

Or, un dimanche que j’attendais les vivres de quinzaine, il se trouva qu’ils n’arrivèrent que très tard. Le matin je me disais : « C’est la faute de la grandmesse » ; puis, vers midi, il vint un gros orage, et je pensai que la mule n’avait pas pu se mettre en route à cause du mauvais état des chemins. Enfin, sur les trois heures, le ciel étant lavé, la montagne luisante d’eau et de soleil, j’entendis parmi l’égouttement des feuilles et le débordement des ruisseaux gonflés, les sonnailles de la mule, aussi gaies, aussi alertes qu’un grand carillon de cloches un jour de Pâques. Mais ce n’était pas le petit miarro ni la vieille Norade qui le conduisait. C’était... devinez qui !... notre demoiselle, mes enfants ! notre demoiselle en personne, assise droite entre les sacs d’osier, toute rose de l’air des montagnes et du rafraîchissement de l’orage.

Le petit était malade, tante Norade en vacances chez ses enfants. La belle Stéphanette m’apprit tout ça, en descendant de sa mule, et aussi qu’elle arrivait tard parce qu’elle s’était perdue en route ; mais à la voir si bien endimanchée, avec son ruban à fleurs, sa jupe brillante et ses dentelles, elle avait plutôt l’air de s’être attardée à quelque danse que d’avoir cherché son chemin dans les buissons. O la mignonne créature ! Mes yeux ne pouvaient se lasser de la regarder. Il est vrai que je ne l’avais jamais vue de si près. Quelquefois l’hiver, quand les troupeaux étaient descendus dans la plaine et que je rentrais le soir à la ferme pour souper, elle traversait la salle vivement, sans guère parler aux serviteurs, toujours parée et un peu fière... Et maintenant je l’avais là devant moi, rien que pour moi ; n’était-ce pas à en perdre la tête ?

Quand elle eut tiré les provisions du panier, Stéphanette se mit à regarder curieusement autour d’elle. Relevant un peu sa belle jupe du dimanche qui aurait pu s’abîmer, elle entra dans le parc, voulut voir le coin où je couchais, la crèche de paille avec la peau de mouton, ma grande cape accrochée au mur, ma crosse, mon fusil à pierre. Tout cela l’amusait.

« Alors, c’est ici que tu vis, mon pauvre berger ? Comme tu dois t’ennuyer d’être toujours seul ! Qu’est-ce que tu fais ? A quoi penses-tu ?... » J’avais envie de répondre : « A vous, maîtresse », et je n’aurais pas menti ; mais mon trouble était si grand que je ne pouvais pas seulement trouver une parole. Je crois bien qu’elle s’en apercevait, et que la méchante prenait plaisir à redoubler mon embarras avec ses malices : « Et ta bonne amie, berger, est-ce qu’elle monte te voir quelquefois ?... Ça doit être bien sûr la chèvre d’or, ou cette fée Estérelle qui ne court qu’à la pointe des montagnes... »

Et elle-même, en me parlant, avait bien l’air de la fée Estérelle, avec le joli sourire de sa tête renversée et sa hâte de s’en aller qui faisait de sa visite une apparition.

« Adieu, berger.

– Salut, maîtresse. »

Et la voilà partie, emportant ses corbeilles vides. Lorsqu’elle disparut dans le sentier en pente, il me semblait que les cailloux, roulant sous les sabots de la mule, me tombaient un à un sur le coeur. Je les entendis longtemps, longtemps ; et jusqu’à la fin du jour je restai comme ensommeillé, n’osant bouger, de peur de faire en aller mon rêve. Vers le soir, comme le fond des vallées commençait à devenir bleu et que les bêtes se serraient en bêlant l’une contre l’autre pour rentrer au parc, j’entendis qu’on m’appelait dans la descente, et je vis paraître notre demoiselle, non plus rieuse ainsi que tout à l’heure, mais tremblante de froid, de peur, de mouillure. Il parait qu’au bas de la côte elle avait trouvé la Sorgue grossie par la pluie d’orage, et qu’en voulant passer à toute force, elle avait risqué de se noyer.

Le terrible, c’est qu’à cette heure de nuit il ne fallait plus songer à retourner à la ferme ; car le chemin par la traverse, notre demoiselle n’aurait jamais su s’y retrouver toute seule, et moi je ne pouvais quitter le troupeau. Cette idée de passer la nuit sur la montagne la tourmentait beaucoup, surtout à cause de l’inquiétude des siens. Moi, je la rassurais de mon mieux : « En juillet, les nuits sont courtes, maîtresse... Ce n’est qu’un mauvais moment. »

Et j’allumai vite un grand feu pour sécher ses pieds et sa robe toute trempée de l’eau de la Sorgue. Ensuite j’apportai devant elle du lait, des fromageons ; mais la pauvre petite ne songeait ni à se chauffer ni à manger, et de voir les grosses larmes qui montaient dans ses yeux, j’avais envie de pleurer, moi aussi.

Cependant la nuit était venue tout à fait. Il ne restait plus sur la crête des montagnes qu’une poussière de soleil, une vapeur de lumière du côté du couchant. Je voulus que notre demoiselle entrât se reposer dans le parc. Ayant étendu sur la paille fraîche une belle peau toute neuve, je lui souhaitai la bonne nuit, et j’allai m’asseoir dehors devant la porte... Dieu m’est témoin que malgré le feu d’amour qui me brûlait le sang, aucune mauvaise pensée ne me vint ; rien qu’une grande fierté de songer que dans un coin du parc, tout près du troupeau curieux qui la regardait dormir, la fille de mes maîtres – comme une brebis plus précieuse et plus blanche que toutes les autres – reposait, confiée à ma garde. Jamais le ciel ne m’avait paru si profond, les étoiles si brillantes... Tout à coup, la claire-voie du parc s’ouvrit et la belle Stéphanette parut.

Elle ne pouvait pas dormir. Les bêtes faisaient crier la paille en remuant, ou bêlaient dans leurs rêves. Elle aimait mieux venir près du feu. Voyant cela, je lui jetai ma peau de bique sur les épaules, j’activai la flamme, et nous restâmes assis l’un près de l’autre sans parler. Si vous avez jamais passé la nuit à la belle étoile, vous savez qu’à l’heure où nous dormons, un monde mystérieux s’éveille dans la solitude et le silence. Alors les sources chantent bien plus clair, les étangs allument des petites flammes. Tous les esprits de la montagne vont et viennent librement, et il y a dans l’air des frôlements, des bruits imperceptibles, comme si l’on entendait les branches grandir, l’herbe pousser. Le jour, c’est la vie des êtres ; mais la nuit, c’est la vie des choses. Quand on ’en a pas l’habitude, ça fait peur... Aussi notre demoiselle était toute frissonnante et se serrait contre moi au moindre bruit. Une fois, un cri long, mélancolique, parti de l’étang qui luisait plus bas, monta vers nous en ondulant. Au même instant une belle étoile filante glissa par-dessus nos têtes dans la même direction, comme si cette plainte que nous venions d’entendre portait une lumière avec elle.

« Qu’est-ce que c’est ? me demanda Stéphanette à voix basse.

– Une âme qui entre en paradis, maîtresse » ; et je fis le signe de la croix.

Elle se signa aussi, et resta un moment la tête en l’air, très recueillie. Puis elle me dit :

« C’est donc vrai, berger, que vous êtes sorciers, vous autres ?

– Nullement, notre demoiselle. Mais ici nous vivons plus près des étoiles, et nous savons ce qui s’y passe mieux que les gens de la plaine. »

Elle regardait toujours en haut, la tête appuyée dans la main, entourée de la peau de mouton comme un petit pâtre céleste :

« Qu’il y en a ! Que c’est beau ! Jamais je n’en avais tant vu... Est-ce que tu sais leurs noms, berger ?

Mais oui, maîtresse... Tenez ! juste au-dessus de nous, voilà le Chemin de saint Jacques (la Voie lactée). Il va de France droit sur l’Espagne. C’est saint Jacques de Galice qui l’a tracé pour montrer sa route au brave Charlemagne lorsqu’il faisait la guerre aux Sarrasins. Plus loin, vous avez le Char des Ames (la Grande Ourse) avec ses quatre essieux resplendissants. Les trois étoiles qui vont devant sont les Trois Bêtes, et cette toute petite contre la troisième c’est le Charretier. Voyez-vous tout autour cette pluie d’étoiles qui tombent ? Ce sont les âmes dont le bon Dieu ne veut pas chez lui... Un peu plus bas, voici le Râteau ou les Trois Rois (Orion). C’est ce qui nous sert d’horloge, à nous autres. Rien qu’en les regardant, je sais maintenant qu’il est minuit passé. Un peu plus bas, toujours vers le midi, brille Jean de Milan, le flambeau des astres (Sirius). Sur cette étoile-là, voici ce que les bergers racontent. Il paraît qu’une nuit Jean de Milan, avec les Trois Rois et la Poussinière (la Pléiade), furent invités à la noce d’une étoile de leurs amies. Poussinière, plus pressée, partit, dit-on, la première, et prit le chemin haut. Regardez-la, là-haut, tout au fond du ciel. Les Trois Rois coupèrent plus bas et la rattrapèrent ; mais ce paresseux de Jean de Milan, qui avait dormi trop tard, resta tout à fait derrière, et furieux, pour les arrêter, leur jeta son bâton. C’est pourquoi les Trois Rois s’appellent aussi le Bâton de Jean de Milan... Mais la plus belle de toutes les étoiles, maîtresse, c’est la nôtre, c’est l’Etoile du Berger, qui nous éclaire à l’aube quand nous sortons le troupeau, et aussi le soir quand nous le rentrons. Nous la nommons encore Maguelonne, la belle Maguelonne qui court après Pierre de Provence (Saturne) et se marie avec lui tous les sept ans.

– Comment ! berger, il y a donc des mariages d’étoiles ?

– Mais oui, maîtresse. »

Et comme j’essayais de lui expliquer ce que c’était que ces mariages, je sentis quelque chose de frais et de fin peser légèrement sur mon épaule. C’était sa tête alourdie de sommeil qui s’appuyait contre moi avec un joli froissement de rubans, de dentelles et de cheveux ondés. Elle resta ainsi sans bouger jusqu’au moment où les astres du ciel pâlirent, effacés par le jour qui montait. Moi, je la regardais dormir, un peu troublé au fond de mon être, mais saintement protégé par cette claire nuit qui ne m’a jamais donné que de belles pensées. Autour de nous, les étoiles continuaient leur marche silencieuse, dociles comme un grand troupeau ; et par moments je me figurais qu’une de ces étoiles, la plus fine, la plus brillante ayant perdu sa route, était venue se poser sur mon épaule pour dormir...

L’Arlésienne

Pour aller au village, en descendant de mon moulin, on passe devant un mas bâti près de la route au fond d’une grande cour plantée de micocouliers. C’est la vraie maison du ménager de Provence, avec ses tuiles rouges, sa large façade brune irrégulièrement percée, puis tout en haut la girouette du grenier, la poulie pour hisser les meules et quelques touffes de foin brun qui dépassent...

Pourquoi cette maison m’avait-elle frappé ? Pourquoi ce portail fermé me serrait-il le coeur ? Je n’aurais pas pu le dire, et pourtant ce logis me faisait froid. Il y avait trop de silence autour... Quand on passait, les chiens n’aboyaient pas, les pintades s’enfuyaient sans crier... A l’intérieur, pas une voix ! Rien, pas même un grelot de mule... Sans les rideaux blancs des fenêtres et la fumée qui montait des toits, on aurait cru l’endroit inhabité.

Hier, sur le coup de midi, je revenais du village, et, pour éviter le soleil, je longeais les murs de la ferme, dans l’ombre des micocouliers... Sur la route, devant le mas, des valets silencieux achevaient de charger une charrette de foin... Le portail était resté ouvert. Je jetai un regard en passant, et je vis, au fond de la cour, accoudé – la tête dans ses mains – sur une large table de pierre, un grand vieux tout blanc, avec une veste trop courte et des culottes en lambeaux... Je m’arrêtai. Un des hommes me dit tout bas :

« Chut ! c’est le maître... Il est comme ça depuis le malheur de son fils. »

A ce moment une femme et un petit garçon, vêtus de noir, passèrent près de nous avec de gros paroissiens dorés, et entrèrent à la ferme.

L’homme ajouta : «... La maîtresse et Cadet qui reviennent de la messe. Ils y vont tous les jours, depuis que l’enfant s’est tué... Ah ! monsieur, quelle désolation !... Le père porte encore les habits du mort ; on ne peut pas les lui faire quitter... Dia ! hue ! la bête ! »

La charrette s’ébranla pour partir. Moi, qui voulais en savoir plus long, je demandai au voiturier de monter à côté de lui, et c’est là-haut, dans le foin, que j’appris toute cette navrante histoire...

Il s’appelait Jan. C’était un admirable paysan de vingt ans, sage comme une fille, solide et le visage ouvert. Comme il était très beau, les femmes le regardaient ; mais lui n’en avait qu’une en tête – une petite Arlésienne, toute en velours et en dentelles, qu’il avait rencontrée sur la Lice d’Arles, une fois. La fille passait pour coquette, et ses parents n’étaient pas du pays. Mais Jan voulait son Arlésienne à toute force. Il disait : « Je mourrai si on ne me la donne pas. » Il fallut en passer par là. On décida de les marier après la moisson.

Donc, un dimanche soir, dans la cour du mas, la famille achevait de dîner. C’était presque un repas de noces. La fiancée n’y assistait pas, mais on avait bu en son honneur tout le temps... Un homme se présente à la porte, et, d’une voix qui tremble, demande à parler à maître Estève, à lui seul. Estève se lève et sort sur la route. « Maître, lui dit l’homme, vous allez marier votre enfant à une coquine qui a été ma maîtresse pendant deux ans. Ce que j’avance, je le prouve : voici des lettres... Ses parents savent tout et me l’avaient promise ; mais depuis que votre fils la recherche, ni eux ni la belle ne veulent plus de moi... J’aurais cru pourtant qu’après ça elle ne pouvait pas être la femme d’un autre.

– C’est bien ! dit maître Estève quand il eut regardé les lettres ; entre boire un verre de muscat. »

L’homme répond : « Merci ! j’ai plus de chagrin que de soif. »

Et il s’en va. Le père rentre, impassible : il reprend sa place à table et le repas s’achève gaiement...

Ce soir-là, maître Estève et son fils s’en allèrent ensemble dans les champs. Ils restèrent longtemps dehors : quand ils revinrent, la mère les attendait encore. « Femme, dit le ménager en lui amenant son fils, embrasse-le ! Il est malheureux... »

Jan ne parla plus de l’Arlésienne. Il l’aimait toujours cependant, et même plus que jamais depuis qu’on la lui avait montrée dans les bras d’un autre. Seulement il était trop fier pour rien dire ; c’est ce qui le tua, le pauvre enfant !... Quelquefois il passait des journées entières seul dans un coin, sans bouger. D’autres jours, il se mettait à la terre avec rage et abattait à lui seul le travail de dix journaliers... Le soir venu, il prenait la route d’Arles et marchait devant lui jusqu’à ce qu’il vît monter dans le couchant les clochers grêles de la ville. Alors il revenait. Jamais, il n’alla plus loin. De le voir ainsi, toujours triste et seul, les gens du mas ne savaient plus que faire. On redoutait un malheur... Une fois, à table, sa mère, en le regardant avec des yeux pleins de larmes, lui dit : « Eh bien, écoute, Jan, si tu la veux tout de même, nous te la donnerons... »

Le père, rouge de honte, baissa la tête. Jan fit signe que non, et il sortit... A partir de ce jour, il changea sa façon de vivre, affectant d’être toujours gai, pour rassurer ses parents. On le revit au bal, au cabaret, dans les ferrades. A la vote de Fontvieille, c’est lui qui mena la farandole.

Le père disait : « Il est guéri. » La mère, elle, avait toujours des craintes et plus que jamais surveillait son enfant... Jan couchait avec Cadet, tout près de la magnanerie ; la pauvre vieille se fit dresser un lit à côté de leur chambre... Les magnans pouvaient avoir besoin d’elle, dans la nuit...

Vint la fête de saint Eloi, patron des ménagers. Grande joie au mas... Il y eut du châteauneuf, pour tout le monde, et du vin cuit comme s’il en pleuvait. Puis des pétards, des feux sur l’aire, des lanternes de couleur plein les micocouliers... Vive saint Eloi ? On farandola à mort. Cadet brûla sa blouse neuve... Jan lui-même avait l’air content, il voulut faire danser sa mère ; la pauvre femme en pleurait de bonheur. A minuit, on alla se coucher. Tout le monde a besoin de dormir... Jan ne dormit pas Cadet a raconté depuis que toute la nuit il avait sangloté... Ah ! je vous réponds qu’il était bien mordu, celui-là...

Le lendemain, à l’aube, la mère entendit quelqu’un traverser sa chambre en courant. Elle eut comme un pressentiment :

« Jan, c’est toi ? »

Jan ne répond pas ; il est déjà dans l’escalier. Vite, vite la mère se lève : « Jan, où vas-tu ? » Il monte au grenier ; elle monte derrière lui :

« Mon fils, au nom du Ciel ! »

Il ferme la porte et tire le verrou.

« Jan, mon Janet, réponds-moi. Que vas-tu faire ? »

A tâtons, de ses vieilles mains qui tremblent, elle cherche le loquet... Une fenêtre qui s’ouvre, le bruit d’un corps sur les dalles de la cour, et c’est tout... Il s’était dit, le pauvre enfant : « Je l’aime trop... Je m’en vais... » Ah ! misérables coeurs que nous sommes ! C’est un peu fort pourtant que le mépris ne puisse pas tuer l’amour !...

Ce matin-là, les gens du village se demandèrent qui pouvait crier ainsi, là-bas, du côté du mas d’Estève... C’était, dans la cour, devant la table de pierre couverte de rosée et de sang, la mère toute nue qui se lamentait, avec son enfant mort sur ses bras.


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