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Les Hypocrites La folle expérience de Philippe Beq berthelot Brunet (1901-1948) Les Hypocrites


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Sur sa course, Philippe se serait volontiers arrêté. L’autre cependant parlait, les yeux ailleurs. Lucien se hâtait toujours, et Philippe se hâtait toujours : il ne s’arrêtait que pour hésiter à solliciter quelque secours. Cet égoïste ne parlait à personne, ne songeait à personne que pour qu’on lui serve, pour qu’on le serve, pour en jouer ou tirer quelque accord ou quelque cadeau. S’était-il même déjà abandonné à une lecture ? Et c’est pourquoi, par retournement et refoulement, il prêchait sans cesse la gratuité, qu’il professait l’horreur de l’utile et du service.

Voire, lorsque Philippe avait de l’esprit, qu’il faisait un mot ou qu’il trouvait une remarque heureuse, dont il se louait, c’était toujours lorsque la fatigue l’empêchait de suivre et poursuivre une lecture, une conversation. On n’est pas Philippe, on devient Philippe. Philippe s’expliquait ainsi : « C’est moi qui change d’idées et de sentiments, eux, ce sont les autres qui les changent d’idées et de sentiments : eux, c’est pour de l’argent et par crainte, moi, c’est pour ma fantaisie. »

Lucien, tâtant le cuir de la serviette, voulut en partant, par un compliment s’excuser d’un départ si brusque :

– Comme tu as une belle serviette.

Frétillant tel une petite fille qui veut rejoindre ses compagnes qui dansent à la corde, il reprit ensuite d’un air aguichant, toujours le même lorsqu’il abordait ce sujet :

– Je ne puis t’aider aujourd’hui, Charlie me coûte tellement cher... Mais je te conterai ça, un autre jour, je suis trop pressé...

– Ai-je le temps de te dire que j’ai rencontré Simone ?

Philippe n’avait pas rencontré Simone, mais il était sûr de retenir un peu Lucien en prononçant le nom de Simone. Ce nom était venu par hasard à la bouche de Philippe. Depuis combien de mois avait-il pensé à Simone ? Pour se mettre dans l’état poétique, d’une banale poésie, et sentimental, de la plus fade des sentimentalités, qui était le leur lorsqu’ils parlaient de Simone, Philippe regrettait de n’avoir pas une gorgée de dope, et rêver béatement quelques instants. Ç’avait été une comédie tellement agréable ! Elle avait duré des mois, avec des retouches quotidiennes. Pour lui, Philippe, si Lucien la rencontrait de temps en temps, il avait vu Simone deux fois et ne lui avait parlé, trois mots, qu’à une seule occasion. Elle avait été pourtant son amour, un prétexte à dissertations psychologiques avec Lucien, une occasion de parler de lui, en disant comment il aimait, ce qu’il ressentait au sujet de Simone. Les images étaient bien rares cependant, et là, dans la rue, il n’en voyait qu’une, lorsqu’un jour, l’apercevant qui marchait, ses grands yeux bleus sous un grand chapeau (était-ce ses vers qu’il se rappelait ou le cliché de Simone ?), quand il était descendu d’un tram, pour la suivre et la perdre dans la foule. S’il voulait s’efforcer, il entendait aussi sa voix, une voix factice, qui détachait les mots, comme le fait une folle lente.

– Dis-moi où tu l’as vue ?

– Tu n’as pas le temps, donne-moi rendez-vous, je te conterai tout ça...

Ils s’étaient exaltés l’un l’autre. Ils l’avaient assimilée à cette Ariane, jeune fille russe, dont le romancier Claude Anet contait les aventures, et le nom amenant l’autre, ils avaient encore assimilé Simone à l’Ariane de Racine, « de quelle amour blessée... » Philippe avait même paraphrasé les vers en quatrains dont il fut content quelques semaines. Ces quatrains, tout compte fait, résumaient les amours de Philippe plus que ses souvenirs et une histoire de suicide qu’il avait écrite, en faisant croire à Lucien qu’il avait tenté de s’empoisonner à cause de Simone. À un médecin qui riait de Freud devant lui, il avait lu aussi cette prose, en ajoutant :

– Il n’y a pas de meilleure preuve de freudisme. Je croyais aimer Simone, parce que je n’avais pas de femme à montrer, et je racontais un suicide parce que ma timidité savait bien que je ne pourrais même pas feindre une déclaration.

Philippe s’était bien gardé de ces réflexions devant Lucien, parce que, ayant peu d’amis, Philippe était jaloux des liens, si lâches fussent-ils, qui retenaient encore à lui ses amis ; parce que c’était un beau mensonge et enfin parce que Lucien avait la religion de quelques sentiments. Or plus Lucien s’enfonçait dans l’anormal plus il tenait à ses alibis, qui étaient sans doute sa vraie nature.

– Dis-moi où tu l’as vue ?

Lucien avait un visage d’enfant en ce moment, d’enfant qui quête un plaisir. Philippe eut honte de son mensonge : il aimait à faire plaisir et ne fut jamais cruel qu’à son corps défendant. Il lui fallut donc se « rhabiller » par un autre mensonge :

– Je t’écrirai une longue lettre là-dessus au cours de la journée et j’irai te la porter moi-même au journal.

Songeant à Claire, Philippe croyait que Lucien serait aussi heureux de recevoir une lettre de lui, il s’en promettait du reste un plaisir, celui des confidences, fussent-elles mensongères. Il se trouvait aussi que Lucien se réjouissait de cette conclusion, qui ajoutait du romanesque à leurs amours, un romanesque livresque en diable, comme ils l’aimaient.

– Si tu voulais vivre autrement, Philippe ?

C’était un cri parti du cœur bourgeois de Lucien, de son cœur amical et fraternel aussi. Aurait-il pu comprendre ? Aurait-il cru que, plus que le goût du vin et des drogues, c’était l’orgueil, un orgueil timide, qui s’imaginait toujours blessé, qui avait conduit Philippe à cette vie ? Elle était la condition, le tremplin de ses fiertés : il n’aurait jamais eu le courage de monter, et il était déchu. Philippe fut toujours l’un de ces hommes, de ces écrivains qui ne montrent que des fragments. C’est un risque à prendre, un risque presque sûr, on joue à coup sûr, parce qu’il y a toujours de beaux fragments. Il y avait en Philippe de ces bouffons, comme il les appelait, que Dostoïevski ne s’est pas lassé à présenter. Quand on n’a pas de théâtre, le coin d’une rue fait l’office des tréteaux, Philippe s’y était installé et, dès longtemps, il y avait un public, et pas trop mauvais. Seulement le rôle coûtait cher, et à Philippe encore plus qu’à un autre, parce que sa vanité bourgeoise n’avait su encore guérir le cuisant des blessures. Il y avait tellement de grossiers maladroits qui n’observaient pas les règles du jeu et qui traitaient Philippe en parasite, voire en vulgaire mendiant, lorsque lui ne joua jamais qu’un rôle, et, à la vieille mode, en interrompant constamment son jeu pour faire des remarques à la salle, indiquant bien qu’il n’était pas dupe.

Lucien ne pouvait plus attendre. Il tendit la main à Philippe :

– Ne vends pas ta serviette aujourd’hui. Samedi, je te donnerai des sous, et je garderai ta serviette pour t’éviter les occasions...

– Je pourrais la vendre, j’ai rencontré Pierre tout à l’heure : il m’assure qu’il m’en aura une demain ou après-demain...

Philippe ne pouvait s’empêcher d’y faire allusion. Quand le hasard lui avait mis dans les mains cette serviette, un diable le poussait comme toujours à s’accuser cyniquement. Il voulait aussi que Lucien, qu’il avait vu regarder les initiales ne devinât rien et, paradoxalement, comme toujours, il donnait des indices, il se mettait les pieds dans les plats. Souvent, c’est parce qu’il était étourdi et maladroit que Philippe paraissait tellement cynique : en vérité son cynisme ne mettait jamais que le dernier paraphe livresque et littéraire à sa gaucherie.

– Tu ne devrais pas voir des gens comme Pierre, qui te font boire et qui te mettront dans des embarras... Mais je suis pressé...

– Je t’accompagne un bout...

– Il faudra que tu marches vite, j’ai à peine le temps.

Philippe s’accrochait. Il comptait s’expliquer : « Je n’ai pas besoin des autres pour boire ou me doper... » Philippe était jaloux même de cette indépendance, et, si lui-même, dans ses discours, rendait les autres responsables, il n’acceptait jamais que ses compagnons lui enlèvent l’initiative de ses actions, il n’acceptait pas cette excuse dans la bouche des autres, il la réservait à ses tirades. « Et puis Pierre a des raisons de boire. Ce n’est pas sa faute si le monde est si mal fait, qu’il ne nous offre pas d’autre évasion. Pour moi, c’est autre chose encore : je ne crois qu’au moment présent, et je choisis le plaisir le plus vif, je ne me soucie pas du moi de demain. Je suis logique... »

Mais Philippe n’osait pas s’expliquer ainsi. Il perdait tous ses moyens, parce que Lucien, partant, le blessait. De plus, il avait honte de le suivre, il se sentait de trop, mais il fallut que la dépression commençât à le prendre pour qu’il se décidât à lâcher prise.

– Je te reverrai samedi, je te laisse ici.

Philippe s’en voulait de ce mot qui lui était échappé : « Lucien s’aperçoit bien que je ne le vois que pour le taper. Dieu que je suis fatigué de cette vie ! » Lucien répondait, du reste :

– Ce n’est pas sûr, essaie ailleurs, mais je ferai mon possible pour te donner ce que je pourrai. Surtout, prends sur toi, ne fais pas le fou.

Philippe était déjà parti. Mais il ne savait où aller si tôt. Il y avait déjà des passants dans la rue et plus de voitures. Philippe aperçut même un camion de Langlais, ce richard qu’il avait connu au collège, le méchant type1 : « Je n’y pensais pas, je pourrais peut-être avoir quelques dollars de lui, en le prenant par sa vanité, et en lui contant des rosseries... »

Il était devant une église. Philippe entra, désœuvré. Au sanctuaire, un prêtre marmottait une messe. Des dévotes et des petits vieux perdus dans cette nef obscure. Philippe observait ces gestes mécaniques : « Comme c’est sauvage, puéril ! Mais je ne suis pourtant pas M. Homais. Il y a peut-être du divin dans le monde. » Déjà l’instable Philippe était troublé, et il dut repasser ses preuves de l’inexistence de Dieu. Il regardait le mur : « Cela est de la matière, et la matière exclut Dieu. » Chose amusante, cette sensation fort subjective, qui, à ce moment, rassurait son incrédulité lui servit plus tard à étayer ses croyances : la matière lui prouvait Dieu alors, parce que sans Dieu, elle s’écroulait, elle s’anéantissait. Ces sortes de sensations cérébrales perdaient du reste leur force lorsqu’elles se manifestaient dans des concepts et des phrases, métaphysique de l’inconscient. Philippe percevait-il que sa volonté décidait en dernier ressort et qu’en ce moment il n’était pas sorti de cette décision qu’il avait prise en son adolescence de se choisir, lui, Philippe, de choisir Philippe, l’être après tout qui l’ennuyait le plus, qu’il méprisait même, et c’est pourquoi il ne cessait ses introspections, pour le tuer d’explications et de commentaires psychologiques ?

Un prêtre confessait, et Philippe eut la velléité d’aller au confessionnal. Il aurait peut-être tout dit, mais sans foi, pour le plaisir d’une confession profane, surtout pour satisfaire ce goût qu’il avait de frôler la chose religieuse, comme il disait : tel l’impuissant qui ne parle que de sexualité, tel l’inverti qui passe son temps avec les femmes.

Philippe quitta l’église, poussé par sa hantise de la jaune : il restait sur son appétit, il avait l’impression de laisser une salle à manger, sans avoir mangé.

Un gros homme à missel, ces volumineux missels à tranches rouges, sortait en même temps. Philippe le suivit quelques pas, puis l’aborda :

– Je n’ai pas mangé depuis vingt-quatre heures, pourriez-vous me donner quelques sous pour l’amour de Dieu ?

Philippe glissa sur les derniers mots, il était déjà décontenancé et il regardait partout, si on ne le voyait pas. Le gros homme, lui, fixait la serviette. Il hésita, fut pris d’un tremblement, ses lèvres s’agitaient, sans prononcer le moindre mot, il fouillait dans ses poches et tendit une pièce de monnaie, pour repartir, pour fuir aussitôt. De même, Philippe le sang aux joues – il ne sentait plus du tout sa dépression – Philippe s’enfuit. La honte le faisait bredouiller tout seul. Quand il fut dans une rue transversale, il respira largement, et ce fut au pas de course qu’il gagna la pharmacie, la seule qui fût ouverte à ces heures matinales.

Son commis était là, au comptoir, lisant un des journaux français que Philippe lui avait donnés la veille :

– Pour l’amour du ciel, de la jaune tout de suite, je me meurs.

L’autre riait, prenait son temps. Philippe arpentait la pièce et tout haut, dans son énervement, jouait la comédie :

– Une minute de plus, je me jette dans les roues d’un tramway.

La dope avalée, Philippe, fouetté tout de suite, regardait crânement le commis, sans avancer la monnaie.

– Ça sera pour les journaux français.

– Vous ne pourriez pas me donner une tablette de chocolat, aussi, j’ai faim.

– Je voudrais vous faire voir des vers que j’ai écrits, cette nuit. Vous me direz ce que ça vaut... J’ai fait ça pour m’amuser.

– On fait toujours ça pour s’amuser.

Philippe prenait déjà son air de juge, le juge qui vendrait son jugement d’une bouteille de jaune. Il était plus à l’aise. Il reprenait son air et son ton péremptoire d’avant la dope et le parasitisme. Il se dopait peut-être ainsi parce qu’il n’avait plus de chaire et que d’affirmer à ceux qui ne peuvent répondre lui était nécessaire comme une nourriture.

Le commis faisait des manières, n’en finissait plus de tirer d’un carton son poème. Le carton était bourré et Philippe avait déjà peur. Il n’en était pas moins prêt à l’indulgence, à lui trouver du talent : ce lui était même plaisir de louer ou de critiquer, pourvu qu’il fût seul à parler.

L’autre commençait :



Quand bien même tu t’en irais,

Est-ce que cela changerait

Un atome au cher problème ?

Tu m’aimes, je crois, et je t’aime,

Quand bien même tu t’en irais,

Chère, tu ne réussirais,

Qu’à créer mille et un regrets,

Dans le sillage de ta fuite,

Et puis, je pleurerais ensuite...

– Donnez-moi votre poème, que je relise.

– Je sais qu’il n’est pas parfait, mais j’aime tellement les vers...

Philippe se penchait sur la feuille. Il feignait de lire et cherchait ce qu’il dirait : il voulait des mots frappants, émouvants. Ce n’était pas seulement l’ivresse, il devinait toute une histoire sous ces vers, il la faisait déjà, il en était si content qu’il s’apprêtait à la dire à celui qui en était le héros.

Mais Philippe ne put résister à commencer par une critique de sources, sa vanité y était prise :

– Évidemment, vous avez lu Paul Géraldy...

– J’ai lu Toi et moi, mais en passant, seulement, ce sont d’autres poètes que je lis le plus souvent.

– La forme, la manière de Géraldy apparaissent tout de suite dans vos vers...

– Je pensais plutôt à Marceline Desbordes-Valmore, et je craignais de l’imiter de trop près...

Philippe était désarçonné, comme il lui arrivait chaque fois qu’il était contredit, plus encore, chaque fois qu’il n’était pas applaudi. Il ne pouvait parler, il ne pouvait penser que des phrases, des remarques qui fussent tout de suite des mots, que les murmures admiratifs de la salle accompagnaient d’une musique qui lui était nécessaire.

Il voulut se reprendre par la perspicacité, par l’analyse des dessous :

– Entre nous, vous me permettez de vous le dire, vous aimez une femme mariée, et c’est ce qui fait la délicatesse et la sensibilité de vos vers. Je la vois, une petite femme qui s’est donnée une fois et qui revint chez elle, toute craintive de son péché, et d’être surprise, aussi. Elle se fait mille peurs, et le mari pourtant est bien loin de tout ça. Il pense aux amis qu’il rejoindra ce soir, et, comme, par feinte, songeant à son rendez-vous, elle se plaignait hier qu’il la laissât toujours seule, au lieu de penser à la trahison (s’il y a trahison) de sa femme, il cherche le prétexte pour sortir, sans soulever de querelles. Elle aime pourtant celui à qui elle s’est donnée, mais elle a si peur qu’elle ne sait plus...

Philippe aurait continué longtemps, si l’autre ne s’était mis à sourire...

– C’est ça, n’est-ce pas ? Je touche juste ?

– Très juste, mais je n’ai pas de maîtresse et je n’aime que ma femme...

On ne prendrait pas Philippe comme ça, qui saisit la perche.

– Vous allez me faire parler trop. Puisque vous le voulez, je vais mettre les points sur les i. C’est bien à votre femme que vous écrivez ces vers, et c’est par parabole que je vous donnais ma petite explication : vous ne l’avez pas compris ? Vous vouliez dire qu’en se refusant à vos ardeurs, votre femme vous faisait penser à une maîtresse qui se donne et puis ne se donne pas...

L’histoire était beaucoup plus simple. C’était des vers qu’un des amis du commis lui avait laissés, et c’est pourquoi, tout à l’heure, il cherchait tellement dans son carton. L’envie ne lui manquait pas de montrer ce que lui-même avait rimé, mais la timidité et aussi la peur de ce bohème et une fausse honte l’avaient empêché au dernier moment.

– Si vous le permettez, je vais passer ces vers à Pothier et je vais lui demander de les publier dans sa revue : je les juge assez bons et je suis sûr qu’il acceptera. Ainsi, vous verrez si j’ai deviné juste.

Philippe, à cet instant, prévoyait-il ce qu’il ferait de ces vers ? On aurait dit qu’un autre que lui préparait, par lui toujours, ses gaffes et ses tourments. Quelques heures plus tard, il rencontrait Pothier et, comme l’autre lui demandait un article, il lui avait laissé ces vers :

– Vous ne saviez pas que j’écrivais des vers aussi ?

Pothier, surpris, lui avait versé sur le champ un petit cachet, et Philippe l’en avait méprisé d’autant. Du reste, depuis quelques mois, Pothier changeait les phrases de ses articles, il ajoutait méchancetés sur méchancetés, il engueulait sous son nom les abbés et les autres qu’il n’osait viser directement, et les articles de Philippe avaient l’air de ces tapis de campagne, les catalognes de couleurs et de pièces bariolées qu’on étend sur les parquets jaunes, et c’était amusant que ce contraste du sans-gêne débraillé de Philippe et des ironies pincées et grammaticales de Pothier. Chaque fois, il disait à Philippe, en lui montrant le numéro fraîchement imprimé :

– J’ai ajouté ceci, j’ai changé cela : vous ne trouvez pas que cela exprime mieux votre pensée ?

C’était toujours au moment que Philippe désespérait d’avoir son cachet. Fâché au fond, il n’en saisissait pas moins l’occasion de demander les sous qu’il obtenait, et il repartait, ivre d’humiliation : il se vendait pour de la dope et il n’avait jamais été fier vraiment que de son indépendance et d’être lui.

Cette fois, c’était plus grave, et, plus que toutes ses indélicatesses, il partit avec ce remords d’avoir volé le texte d’un autre. Ce qui augmentait sa confusion, c’est qu’il songeait au commis. Il fondait de honte, se voyant devant lui : Philippe paraissait tellement impuissant et vidé qu’il était obligé de prendre les poèmes des autres, des poèmes d’une forme qui n’était pas la sienne. Philippe était déshonoré.

Avant cette rencontre de Pothier, Philippe avait vu le Père Chartrand, visite qui le troubla beaucoup.

Dans un petit parloir pauvre, il avait essayé de mentir devant ce prêtre maladif, dont la barbe donnait l’apparence d’un bon vieux. Il se trouvait que le Père Chartrand ne vivait que de Dieu et que, paradoxalement pour l’ignorance de Philippe, il donnait toutes les apparences du scepticisme :

– Oui, l’Église, évidemment... le dogme, bien entendu... il faut distinguer, vous savez... parce que le Père Dubois interprète ainsi, ce ne veut pas dire... Loisy est condamné, mais... tous ne parleront peut-être pas comme moi... il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père...

Lorsque Philippe ayant voulu se confesser, le Père avait dit :

– Attendez, attendez...

Philippe qui, deux minutes auparavant, voulait se confesser sans foi, un peu il ne savait pourquoi, un peu pour flagorner le Père, un peu encore par goût des choses saintes, sans qu’il y eût conscience précise du sacrilège, maintenant, sans croire encore, Philippe se voyait damné :

– Si je mourais sans m’être confessé, avec cette contrition très imparfaite, je serais damné...

Le Père Chartrand se mit à rire :

– Ce ne sont pas nos craintes qui font le jugement de Dieu. Et vous connaissez-vous bien ?

Alors Philippe avoua que, tout à l’heure, il avait menti, qu’il ne croyait pas, et il défila toute une vie de turpitudes...

Le Père lui fit signe de s’arrêter, un peu triste :

– Puisque vous avez faim, je vais aller vous chercher des sandwichs...

Et il partit en souriant de nouveau.

Lorsque Philippe, en sortant du couvent, jeta les sandwichs dans la rue, il éprouva un sentiment de sacrilège aussi vif que s’il eût profané une hostie.

Philippe aurait voulu revenir sur ses pas, dire au Père Chartrand qu’il était vraiment chrétien : « Je viens de voir un chrétien véritable, j’ai touché le christianisme de mes doigts, cela existe... » Il était si troublé qu’il en oubliait et la jaune et toutes ses démarches.

Un homme l’abordait. Ce n’était pas un voyou, l’air gouailleur cependant ; Philippe ne le connaissait pas :

– Je vois qu’on ne réussit pas à apitoyer ces profiteurs.

Sans doute, faisait-il allusion à la défroque minable de Philippe, qui ne s’était pas non plus rasé. Philippe n’eut pas le temps d’avoir honte et ce fut comme un autre que lui qui parlait, comme cela lui arrivait souvent :

– J’ai voulu savoir s’ils sont toujours les mêmes. J’ai confessé des petits péchés de rien du tout, et il m’a donné comme pénitence : « Vous direz dix fois, bonne sainte Anne, priez pour nous », et la dévotion à la bonne sainte Anne est une dévotion qui date de je ne sais combien de siècles après Jésus-Christ. Les bons Canayens n’y vont pas voir et ils déposent leurs béquilles en toute confiance aux sanctuaires de Sainte Anne, pendant que les bons Pères empochent...

– Vous l’avez dit !

Mais Philippe n’avait pas le goût à l’anticléricalisme, ce matin, et il quitta tout de suite ce fâcheux.

Maintenant, un abbé n’attendant pas l’autre, il pensait à voir M. Ducharme, ce curé à monographies qui le retenait si longtemps à lire sa prose ineffable, et, lorsque Philippe lui disait qu’il préférait lire seul lui-même, parce qu’il comprenait mieux, l’autre se penchait sur son épaule et suivait les lignes, en soufflant d’émotion vaniteuse : Philippe se proposait un essai sur la concupiscence du livre dans le clergé.

De plus en plus faible, Philippe marchait difficilement. Cette faiblesse commençait à l’inquiéter. Il fit un faux pas, et ce fut de l’épouvante. Si tôt, il ne pouvait sans doute entrer à l’hôpital ; Philippe n’en pensait pas moins à s’effondrer dans la rue, attendre que la police le conduisît à l’hôpital. Parce qu’il craignait qu’on l’amenât plutôt en prison, il attendit un peu.

Le souvenir de la prison lui faisait oublier son angoisse, et il se rappelait avec horreur le bruit des pas dans les galeries de fer, des portes qu’on ouvre, ces portes qui se referment sur une solitude étouffante, et cette nuit qu’on l’avait cueilli dans la rue, et son réveil là-bas.

Philippe ne pouvait quand même marcher longtemps ainsi. Une femme passait. Il fut pris de timidité et l’aborda quand même :

– Je suis malade, je n’ai pas le sou pour prendre le tram...

Il tremblait et elle tremblait : il eut quand même le ticket. Cependant, assis, dans son engourdissement, au bruit, au mouvement du tram, il se crut mieux un instant, il ne voulait plus de l’hôpital : ce serait aussi terrible que la prison. Était-il aussi sûr que le docteur lui donnerait de la jaune ! Mais pouvait-il vivre ainsi plus longuement ?

Non loin de l’hôpital, Philippe descendit, et choisit plutôt une gargote infâme. Sans manger, il attendrait là.

Dans la petite salle, il y avait des filles aux ongles faits, mais aux doigts sales, et leur fard semblait aussi une souillure. L’une était grise et tombait visiblement de sommeil. Des cultivateurs – il y avait un marché proche –s’abandonnaient au luxe d’un bacon and eggs et leurs gros doigts tachaient les énormes tranches de pain, spécialité de l’établissement. Philippe détournait les yeux de dégoût, lorsque ces gros gars portaient les tasses grossières à leurs bouches : ces dents jaunes, dont l’une était toujours cariée, l’écœuraient.

Le garçon eut pitié de lui : Philippe avait été un bon client, naguère :

– Malade de boisson, hein ? viens icitte...

Dans la petite cuisine, ce garçon charitable servit à Philippe un verre d’alcool pur, dont la saveur chaude le fit tousser et lui rappela le docteur Boulanger et la femme folle de son corps, le petit gars et la Française :

– Il faudra que j’écrive un roman russe, songea-t-il.

Après avoir promis au garçon qu’il reviendrait dans l’après-midi avec de l’argent (« C’est correct, c’est correct », faisait l’autre, sceptique), Philippe retourna à sa place. Engourdi, il avait peine à voir. Les passants qu’il distinguait par les vitres sales, aux lettres jaunes : Quick Lunch, 5 cents Hall, les voitures qui lui étaient les ombres d’une ancienne lecture. Le garçon revenait :

– Prends ça, ça va te remonter.

Philippe avait devant lui une assiette débordante de « stew », une sauce brune où nageaient carottes, bouts de navets, fragments de pommes de terre et d’une viande indistincte : il y toucha à peine. Les jambes molles, dans un bien-être précaire, il attendait sans douleur la fin de tout.

Un gros homme, veston carré, pantalon carré, chapeau carré – toutes les lignes arrivaient à quelque carré fantomatique – à pas lents, vint s’asseoir à la table de Philippe. De gros yeux, un front buté, une énorme moustache, et un dos rond rappelaient l’Allemand endormi devant son bock. Allemand, il l’était de langue, et ce Suisse, cuisinier quelque part, Philippe le rencontrait là assez souvent : l’homme lui lisait des chants d’un poème épique en bas-allemand qu’il avait consacré à Frédéric II, son rêve et sa marotte :

– Je vous le ferai publier en traduction dans les revues où j’ai mes entrées, lui avait dit un jour Philippe.

Le gros homme l’avait cru et, depuis lors, chaque fois qu’il en avait l’occasion, il se collait à Philippe, comme un gros toutou, qui veut se faire caresser la nuque.

– Bonjour, fit Philippe, qui parvint à se réveiller et qui voyait une dupe éventuelle, mes affaires vont changer de cours... J’ai rencontré, hier, Georges Duhamel...

L’autre ouvrait de grands yeux.

– Vous connaissez au moins le nom de Georges Duhamel ? Et Julien Benda ? Ce sont des écrivains français célèbres. Hier soir, Julien Benda donnait une conférence, et Georges Duhamel, qui voyage au Canada, préparant une suite aux Scènes de la vie future, qu’il appellera Scènes de la vie arrêtée au pays de Québec, a assisté à l’interview que j’ai prise à Benda. Duhamel est le directeur du Mercure de France et il a accepté de publier le roman que j’ai en manuscrit...

Philippe voyait déjà son livre Lodgings avec la mention, Éditions du Mercure de France, XXVI rue de Condé. Philippe était heureux, un instant, et un rayon de soleil vint se poser sur l’émail de la table, éclairant sa gloire.

Puis il retomba, comme une baudruche se dessouffle. Il eut peur :

– J’ai peine à marcher, conduisez-moi à l’hôpital...

Au bras du gros homme, Philippe, par de petites rues qu’un reste de pudeur lui faisait choisir, et aussi la peur que sa démarche ne fit croire à de l’ivresse, Philippe se rendit à l’hôpital. Le docteur Dufresne descendait justement de son auto :

– Hospitalisez-moi, docteur, je n’en peux plus.

Le docteur sourit : il connaissait Philippe.

– Venez !

Philippe avait oublié le gros Suisse, qui les suivit tous deux. Voyant qu’on ne s’occupait pas de lui, il dit :

– Je viendrai demain et je vous parlerai de Frédéric II.

Le docteur et Philippe suivaient un long couloir. Ils s’arrêtèrent devant une porte close :

– Je sais que vous ne resterez pas plus qu’un jour... Je vous laisse donc dans cette petite salle, où vous pourrez dormir quelque temps...

– Est-ce que j’aurai de la jaune ?

– Où vous croyez-vous ?

Philippe était désespéré, mais le docteur ajouta :

– Ne craignez rien... Je vais vous faire administrer une piqûre qui vous calmera...

– Je suis tellement nerveux...

– Je vous le promets, dans cinq minutes, vous serez au septième ciel...

Le docteur partait. Confiant maintenant, et désireux de savourer toutes les voluptés à la fois, Philippe demandait :

– Je n’ai rien à lire, vous n’auriez pas quelques revues médicales ?

– J’ai les derniers numéros de Candide et de Gringoire, ce sera plus gai...

Philippe entra dans cette salle, où il y avait six lits, six tables, et des fenêtres : il les examina, songeant à s’enfuir, après la piqûre. Mais si on le laissait là, seul, sans rien ? Philippe se rappelait ce jour affreux qu’il avait passé à un autre hôpital, un agent de police au pied de son lit et qui fumait la pipe : on l’avait ramassé, dans une pharmacie, au moment que, tout de suite, après avoir avalé sa drogue, il s’était effondré. Ce n’avait été qu’un jour d’angoisse et on l’avait laissé partir après vingt-quatre heures, sans l’inquiéter. Mais sa dope en avait été gâtée pour plusieurs jours, et c’était comme s’il fût revenu à son pays natal, se rétablissant malaisément avec les habitudes anciennes.

Une garde arrivait :

– Vous n’êtes pas couché ? Le docteur veut d’abord que vous vous couchiez... Je vais vous prendre une prise de sang.

– Le docteur ne vous a pas parlé de piqûre ? Vous savez, je suis un intime du docteur Dufresne...

– C’est la règle, une prise de sang, d’abord... Je reviens, mettez-vous au lit...

Philippe maintenant craignait qu’on ne le dévêtît de force, et il murmurait : « Je suis un homme libre, je suis un homme libre... » Il songeait à la séquestration et à l’habéas corpus. Il se mit quand même au lit : « Tout à l’heure, je partirai, ou je brise tout... »

La garde revenait avec la seringue et un petit plateau où il y avait un verre rempli d’un liquide incolore :

– Donnez votre bras...

– Vous ne me ferez pas mal, je suis douillet comme un enfant, les nerfs à fleur de peau...

Lorsque l’aiguille pénétra, il se recroquevilla sur lui-même, ses genoux tremblaient, et il regardait son sang qui montait dans la seringue :

– Je ne vous ai pas fait mal ? Ce n’est pas plus malin que ça... Tenez maintenant.

– Elle lui présentait un verre.

– Qu’est-ce que vous me donnez ?

– Cela va vous calmer, vous allez voir...

C’était du chloral, il reconnaissait la saveur, lui semblait-il, et la garde lui en parut jolie, désirable. Philippe avait envie de froisser l’amidon de ce linge blanc, de l’embrasser.

– Dormez, maintenant...

– Le docteur ne vous a pas parlé de journaux français...

– Dormez d’abord...

Philippe se sentait sombrer délicieusement. Des images se heurtaient en lui, puis se confondaient. Il était heureux. Des images se levaient, dont il ne comprenait ni la source ni l’association. Un bruit de mouches bourdonnait à ses oreilles, et la rumeur du vent, d’une brise chaude dans les grandes herbes et le feuillage. Un parfum de bois, dans le bûcher, du bois frais, et puis l’odeur de ce petit édicule, derrière le hangar, et qui, dans cette chaleur, ne le dégoûtait pas. Il y avait surtout les mouches, les grosses mouches vertes sur le fumier.

La scène fait place à un après-midi d’hiver. Il revoit son ami, les chaussures trouées qui, sa femme à l’hôpital, allait conduire son jeune enfant de chez sa mère à la maison de sa belle-mère, et là ce drame grand-guignolesque : la belle-sœur de son ami poursuit l’enfant avec un couteau de cuisine : « Ses yeux, ses yeux... », disait la folle, tombée dans une crise subite, et, alors Philippe avait imaginé que la belle-sœur qui avait aimé son ami, était devenue folle de jalousie, de se voir préférer sa sœur, et qu’elle voulait crever les yeux du petit qui lui rappelait trop le père.

Philippe se tournait dans son lit, dans l’horreur de ses yeux crevés à lui, et l’épouvante redoubla, lorsqu’il fut tenté, comme dans son enfance, de pincer ses propres yeux, d’en faire jaillir le cristallin.

Philippe se calmait un peu, il sonnait, et à la garde qui paraissait :

– Faites-moi venir des cigarettes, ce sera sur mon compte...

– Dormez, dormez...

La garde revenait pourtant :

– Voici mon paquet, il en reste trois, fumez-en une, et essayez de dormir ensuite... Et puis, voici un magazine...

Elle le bordait et elle disparaissait.

Se levant, Philippe prit son bloc-notes et essaya d’écrire. Il voulait faire le portrait du docteur Dufresne, un portrait qu’il donnerait à une revue pieuse, en changeant les noms, et il écrivait à peu près, d’une traite et d’un griffonnage incompréhensible :

« On a cessé de porter l’habit du grand-frère pour endosser ses principes. Je pense à ces jeunes vieux qui courent les rues, la bouche pleine des théories de ces barbons. Nous sommes d’un drôle de pays, les doctrinaires ne portent pas encore de favoris, ils ont encore culottes courtes... »

Philippe s’apercevait qu’il prenait un chemin détourné pour parler du docteur Dufresne, mais quand il voulait se venger de quelqu’un, il voulait se venger de tout le monde à la fois, et son indignation en devenait incompréhensible, comme d’un homme en colère qui bredouille :

« Où le respect paternel va-t-il se nicher ? Le respect paternel ! Tout s’explique : il a appelé son premier-né Sarto, et le dernier, ce sera Verdier... »

Philippe voyait la suite de ses idées : les autres comprendraient-ils ? Tant pis ! il continuait :

« Un pays a les incrédules qu’il mérite... »

(« Tiens ! » se disait Philippe, « si je jouais la farce de la conversion. »)

« Un pays a les incrédules qu’il mérite. En marchant, je cause souvent avec le docteur Dufresne... »

(« Je changerai son nom, plus tard... »)

« Je veux dire que je cause avec son ombre. Je discute, je me fâche, mais je suis toujours fin, parce que le docteur Dufresne est toujours bête. Je me fâche, parce que son sourire m’exaspère... »

Il ne savait pourquoi, Philippe décida de faire du docteur Dufresne un défroqué français :

« En France, il a porté la robe quelque temps, et, laissant la foi, il a gardé le sourire de suffisance ecclésiastique...

(Dans ma revue, il faudra faire passer cette petite rosserie : me croyant converti, ils n’y verront que de l’ardeur espiègle...)

« Parce qu’il a quitté la petite église, il se vante d’être de la Grande, avec une onction qui rend sa moustache postiche. Chaque fois qu’il me parle de femme, j’ai l’impression qu’il retrousse sa soutane, et ses mollets sont obscènes. C’est pourquoi sans doute la lecture de saint Jean de la Croix lui a tourné la tête. Il se dit sans illusion : c’est la grosse réalité que j’ai vue à son bras qui lui cache toutes les autres. Il ne croit pas au diable, mais le docteur Duchesne est un possédé, possédé par la chair... »

Philippe s’arrêtait, souriant : il avait bien de l’esprit ! Et puis, d’une pierre, il faisait deux coups, il se moquait des propriétaires de sa revue pieuse (au fait, il pourrait vendre ça ailleurs aussi, avec le même effet : on est si vite scandalisé dans ce beau pays catholique...) et il engueulait le docteur Dufresne qui était bon pour lui...

Pourtant, Philippe n’était pas méchant, mais sa timidité n’avait trouvé pour briller que le biais de la méchanceté, et Pothier l’avait beaucoup aidé à s’enfoncer dans ce travers. Aussi bien la méchanceté, c’était maintenant sa spécialité, et sa seule source d’argent.

Philippe hésita un moment à continuer : Dufresne va se reconnaître, songeait-il, et il avait un jour manifesté sa bonté par un de ces petits gestes qui touchaient Philippe.

Dufresne avait invité Philippe à dîner. La grosse poule, concubine du docteur, était là et ils avaient mangé de grillades de porc. C’était plus fort que Philippe, ces grillades le poussaient à continuer son article :

« Quand je mangeais chez lui, j’étais sûr qu’il n’avait pas assez des observances chrétiennes, il voulait aussi pécher contre la religion juive, en mangeant du cochon. Les incrédules sont souvent des paresseux qui ont pris tout de suite leur retraite : lui, dès qu’il est devenu incrédule, a voulu recommencer sa vie... »

Philippe se laissait aller à sa pente, il inventait : Dufresne n’avait jamais été croyant et il s’était marié tôt : Philippe continuait quand même à mentir, parce qu’il se plaisait à voir en Dufresne le défroqué qu’il aurait pu être :

« Par malheur, il a épousé une vieille femme qui lui dit encore : « Docteur », devant la visite. »

Philippe eut honte, d’autant qu’il n’aimait pas à flatter les catholiques, toujours heureux de voir la sensualité présider aux incroyances ; tant pis ! il leur en donnerait pour leur argent :

« Quand elle dit : docteur ! je traduis, devant cette calvitie, tonsure déguisée : M. l’abbé. Il avait cherché la sensualité chez les mystiques et, pour sa pénitence, il est tombé sur une grosse femme, dont la poitrine me fait penser, je ne sais pourquoi, à un ministre protestant... »

Où Philippe prenait-il cela ? Il avait déjà parlé de Bremond avec Dufresne, et celui-ci n’avait que souri, et voilà qu’il faisait du docteur un lecteur de mystiques. Philippe s’amusait, remarquant que c’est toujours par des traits pareils qu’on découvre les romans à clefs et qu’on dit de ces mensonges plus ou moins logiques : comme c’est vrai !

« Ses yeux luisent de désir, et, quand il fume son cigare, il glisse une grivoiserie, mais ça fait drôle dans sa bouche et ce serait plus naturel pour lui de parler de scatologie et d’étaler cléricalement son fumier rabelaisien... »

Philippe lui-même glissait à l’anticléricalisme et il s’interrompit pour songer à un autre article qu’il donnerait à Pothier sur le goût des moines pour le mot cru : ce serait une de ses attaques sans risques comme les aimait Pothier et que ce dernier lui paierait d’un bon cachet. Il voulut quand même terminer son article pieux :

« Le docteur s’entend à ses affaires, et je songe que le jansénisme est père de l’utilitarisme religieux, comme le puritanisme des marchands américains et de mon docteur est sévère pour leur caisse aussi bien que pour leur femme. Et ils sont toujours savants : le docteur me dit souvent, avec un sourire connaisseur, que la théologie a été expurgée à l’usage des séminaristes. Un petit rire sec qui fait grincer son râtelier : les défroqués ont toujours un râtelier, et cela fait drôle, comme s’ils voulaient s’ébattre à des exercices faunesques, ceux-là dont rêvent les chastes vieux garçons. Il n’enlève qu’un ou deux préceptes de morale, comme un gros homme décroche deux crans de sa ceinture, devant un bon repas. Ces incrédules croient qu’ils ne croient pas : si on leur pinçait le nez, il en sortirait de l’eau bénite... c’est parce qu’il avait faim, toutes les faims, que le docteur est sorti du séminaire. S’il savait que, les plaisirs du doute, l’Église les laisse à ses fidèles sous une forme assimilable... »

Philippe était content de lui, et il s’étendait voluptueusement dans son bien-être. C’est à peine, s’il eut le courage de formuler une dernière pointe :

« Le docteur parle toujours de l’amour chez la bête : s’il se contentait, comme les bêtes, de faire l’amour en saison... »

Philippe commençait à sommeiller, il commençait donc, dans une demi-conscience, à se demander s’il n’entrait pas en dépression et s’il ne lui faudrait chercher de nouveaux trucs. Le docteur Dufresne entra. Philippe leva la tête, brusquement :

– Chut ! dormez, je ne vous dérange pas, ce sont les journaux que je vous apporte, en passant.

– Je ne dors pas, je ne dors pas... Je suis même trop éveillé et...

– Un peu de patience, on ne peut renouveler les doses à chaque instant.

Il regardait les feuillets épars sur la petite table :

– C’est bon signe, vous avez écrit...

Le docteur lisait déjà, et une sueur froide coulait sur le dos de Philippe : il était découvert...

– Et c’est gentil, ça, vous parlez de moi :

« Le docteur Dufresne est tellement religieux que la religion ne lui suffisait pas. Il y a des hommes comme ça, et, lorsqu’ils s’entichent d’une science, on dirait qu’ils vont à la messe. Le vrai philosophe... »

Philippe rougissait :

– Ce n’est pas vous...

– « Le vrai philosophe doit toujours s’étonner. Dufresne dit qu’il a tout vu. Mais quoi encore ? » Ouais, ouais, vous êtes gentil...

– Mais je vous dis que ce n’est pas vous...

– Il me demandait : « Si vous étiez né ailleurs, seriez-vous catholique ? » Je lui répondis : « D’abord, qui vous dit que je suis catholique, et puis, seriez-vous incrédule, vous ?... Mais sa grosse poule... » Dites donc, vous, vous n’êtes pas trop poli pour nos femmes...

– Vous voyez bien que ce n’est pas vous : madame Dufresne n’est pas grosse...

Philippe avalait mal sa salive, et toute sa dépression lui revint à la fois. Il tremblait : il se mettrait toujours dans ces mauvais draps...

– C’est la langue, c’est la plume qui a fourché, ce n’est pas Dufresne que je voulais écrire, c’est Duchesne, votre confrère Duchesne.

– Duchesne n’est pas incroyant. On ne voit que lui à l’église...

– Justement, on le voit trop...

Content de son mensonge, Philippe entama une diatribe sur les catholiques. C’était une charge contre ces hypocrites, dont il voulait montrer qu’ils étaient en vérité des incroyants, que, prétendait-il, il avait écrit : ce nom de Duchesne serait changé en pseudonyme ou en initiales pour la publication, mais on verrait bien de qui il s’agissait. Philippe en avait assez de ces farceurs :

– Je lisais, il n’y a pas longtemps, une phrase de Lacordaire : « Qu’est-ce qu’une famille, sinon le plus admirable des gouvernements ? » Connaissez-vous rien de plus sot, de plus tartufe ? Quand il y a un gouvernement dans une famille, surtout une famille chrétienne, c’est la plus odieuse des tyrannies, c’est le règne du bon plaisir du pater familias... Et leur idée de la justice. Ils défendent la justice humaine, les condamnations à mort, au bagne, sans faire d’examen sérieux sur la responsabilité de l’individu...

– Il y a des médecins qui témoignent...

– Peuvent-ils, sans avoir tous les éléments dans leurs mains, savoir si un homme a bien voulu tuer, voler ? Le catéchisme dit qu’il faut un consentement libre et la pleine connaissance de sa faute pour commettre un péché mortel, et l’on condamne à mort, au bagne, lorsque le pauvre diable a fait un geste brusque, une action folle, poussé par telle circonstance...

– Si on ne faisait pas d’exemples, on serait à la merci d’un coup de feu, dans la rue, d’innombrables pickpockets...

– Et vous traitez l’ivrognerie, docteur, et vous traitez les diverses intoxications ! Vous traitez leur système nerveux délabré par l’ivrognerie, et s’ils sont ivrognes justement parce qu’ils ont d’abord le système nerveux délabré ?...

– Allez dire ça à votre confesseur...

Le docteur sourit finement, bien entendu.

– Je rappellerais à mon confesseur le cas de cet abbé que je voyais souvent dans mon enfance, saint homme de prêtre. Seulement, il était dyspeptique, et il commença à boire du cognac, paradoxalement, pour calmer ses brûlements d’estomac. On a été obligé de l’interner dans je ne sais quelle Trappe...

– Votre abbé n’était pas un assassin ni un voleur.

– A-t-on jamais sérieusement fait l’examen d’un assassin et d’un voleur, sans idées préconçues et sans que le médecin songe au bien de la société à laquelle son conservatisme appartient ? Je ne suis pas ce qu’on appelle un bandit, mais j’ai commis des indélicatesses (Philippe se rappelait singulièrement l’histoire de la serviette et il va de soi qu’il parlait ainsi pour calmer son remords inconscient et parce qu’il projetait au fond de lui-même quelque tapage ; aussi bien Philippe était tellement bourgeois qu’une fois qu’il ne l’était plus, il voulait que tous fussent aussi bas que lui), j’ai commis pas mal de turpitudes, sans en vouloir aucune vraiment, si ce n’est celles que j’ai perpétrées...

Il souriait lui-même à ce mot solennel.

– Celles que j’ai perpétrées et fort légalement dans l’exercice de ma profession. Je n’ai jamais reçu plus que vingt-cinq dollars pour mes articles, dont l’un me coûta dix jours de travail, avec des recherches préliminaires de trois mois, et j’ai déjà touché quinze cents dollars pour trois heures de travail, que n’importe quel comptable aurait pu faire.

Le docteur riait :

– Injustices et exploitations...

– Le mot est gros, mais il va bien avec ceux qui ont changé le règne des seigneurs en celui des « cours classiques » et des « professionnels », comme le tiers-état, en 89, a remplacé la noblesse : le gouvernement des avocats et des marchands vaut celui des comtes et des rois, pas plus...

Le pédantisme de Philippe revenait et il en aurait oublié sa dope :

– C’est parce que vous avez les nerfs d’un cours classique et le tempérament peureux d’un professionnel, que je vais vous donner une piqûre moi-même, qui va vous envoyer au nirvana des notaires...

Le docteur piqua Philippe, qui dormit deux bonnes heures.

Philippe se réveilla au milieu de l’après-midi. Tout était silencieux. Il y avait un cabaret sur sa table, avec des blancs-mangers, des laitages, du pain, et de la confiture. À côté, un verre, avec du chloral, que Philippe avala d’un trait. Ensuite, en quelques bouchées, parce qu’il avait faim, il eut tout mangé. Philippe était remis, et il allait profiter du silence pour s’esquiver. Vite habillé, il surveillait le corridor, lorsque parut, au fond du couloir, l’un des aumôniers de l’hôpital. Un prêtre, cela était moins dangereux, et « cela pourrait servir ». Du reste, Philippe en ce moment n’avait plus peur de rien.

Au surplus, Philippe le reconnut : il était le fils d’un des camarades de son père :

– M. l’abbé Gentile, n’est-ce pas ?

– Et, toi, Philippe, je te reconnais, qu’est-ce que tu fais ici ? On te laisse pas mourir de faim.

L’abbé regardait le cabaret, et il semblait à Philippe qu’il avait les yeux aguichés par les reliefs...

– Moi aussi, j’ai bien mangé. J’ai dîné chez papa, et le père aime toujours les bonnes nourritures, les bons vins... Mais, ma grande conscience ! on te donne du fort, à toi...

Il approchait les narines du verre :

– Qu’est-ce que ça, de la boisson ou des drogues ? Je sais que tu en prends...

– C’est du chloral...

– Comme Toupin.

C’était comme un mot de passe entre Philippe et l’abbé, Toupin, un pharmacien qui s’était ruiné pour une gonzesse quelconque – il le voyait avec la femme maigre, toujours un petit chien qui les suivait – puis, commis dans son ancien magasin, il avait commencé par user de suppositoires d’opium, pour oublier sa dyspepsie, les scènes de sa maîtresse et sa ruine. Il avait fini par le chloral, dont une trop forte dose l’avait emporté. Philippe avait accompagné l’abbé que la femme avait appelé, lorsque le pharmacien était mort, et il se souvenait du recul de ce prêtre devant la mauvaise femme : « Il est mort, je n’ai pas d’affaires avec vous, maintenant... »

De souvenirs en souvenirs, Philippe finit par obtenir de l’abbé quelques dollars :

– Tu vas me promettre de me donner ton livre, quand il sera publié, avec une belle dédicace. Si tu me trompes, t’auras plus jamais rien de moi.

Philippe le laissa partir, et cinq minutes après, il avait quitté l’hôpital, passant par l’escalier de sauvetage, « comment dit-on ça en français ? » se demandait-il, comme un leitmotiv, tout le temps de la descente, le cœur battant de frousse. C’était presque une évasion !

La première chose qu’il fit, ce fut de se munir de jaune, mais il avait décidé d’être sage, et il attendit de s’être trouvé une chambre, avant d’en boire, se contentant de bocks à la taverne, en attendant.

Il alla d’abord à la poste restante, où l’attendaient parfois des chèques en réponse à ses demandes d’argent, sous différents prétextes, à celui-ci ou à celui-là.

Cette fois, il trouva un « gros chèque » : un personnage huppé à qui Philippe avait fait des compliments romantiques avait eu pitié du parasite. Il décida donc d’aller écrire dans une retraite, la moins voyante et la plus ignorée qu’il se pût. À deux pas de l’hôpital, il avait vu une affiche et le quartier convenait à Philippe, qui le rapprochait des bibliothèques. Il aurait matière à observation chez des humbles, à mi-côte, entre la prostitution, la pègre et la petite bourgeoisie besogneuse.

Comme il était riche, avant de louer sa chambre, Philippe alla chez le Juif décrocher ce qu’il avait mis en gage, une vieille serviette qui débordait et un manteau burlesque, qui lui descendait sur les talons, vêtement à longs poils, fourrure d’un animal invraisemblable (d’autant que ce n’était que l’automne et qu’on ne portait encore que de légers manteaux : ce manteau avait servi de cachet à un ami besogneux pour qui Philippe écrivait de vagues articles de chantage : une feuille de chou que l’autre rédigeait pour avoir ses entrées et la boisson à l’œil dans les clubs de son parti...)

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