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Les Hypocrites La folle expérience de Philippe Beq berthelot Brunet (1901-1948) Les Hypocrites


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Vingt-quatre heures


Philippe était assis sur un banc de square. Dans sa petite pipe, il fumait des mégots qu’un reste de pudeur ne lui avait fait ramasser que dans des rues anonymes, ces étroites voies chaudes de l’été, où il y a des pelures de bananes, des enfants nu-pieds et tant de femmes enceintes sur le pas des portes.

Philippe s’était assis, parce qu’il ne pouvait plus avancer. Il était acculé, il n’avait plus de but immédiat. Tout à l’heure, il avait vidé sa dernière bouteille de jaune, prenant son temps, au coin d’une rue, et, voyant qu’on le regardait, il était resté là, allumant avec lenteur sa petite pipe : ce n’était qu’une demi-bouteille, deux onces, et il était inquiet, deux onces, ce ne serait pas assez pour le remonter, le faire revivre. Philippe regrettait de n’avoir pas tout bu, d’un coup, lorsque, une heure auparavant, il avait acheté la drogue. Il était puni de son avarice, et plus le sou, maintenant, pour se rattraper !

Sur le banc, il avait posé une liasse de Gringoires, de Candides, de Mariannes, qu’il n’avait pas la force de lire. C’est machinalement que, depuis des semaines, il allait quêter ces feuilles chez Pageau. Il ne lisait même plus ça.

Des femmes passaient, les yeux de Philippe les suivaient avec peine, comme un oiseau bat de l’aile avant de tomber. Inconsciemment, il s’efforçait, il forçait son œil à les analyser, les détailler, ainsi que les vieux libidineux espèrent reprendre vigueur, en feuilletant des images obscènes. C’était en vain : Philippe était mort, mort. Plus de goût à ça. Il y avait des mois que cette lassitude se manifestait, et l’hypocrisie de Philippe en avait d’abord été heureuse. Sans trop le croire, il se disait : « Je suis noué, je suis incapable de désir, parce que je n’aime qu’une femme, Claire... » Il s’enorgueillissait et, tout de suite, il se mettait à écrire de longues lettres pâmées, qu’il mettait à la poste, deux par deux, l’une avec l’autre plutôt, soit qu’il n’eût qu’un timbre, soit que, sur le point de glisser l’enveloppe dans la boîte, l’inspiration lui vînt et qu’il voulût ajouter un post-scriptum de quinze pages.

Philippe était si fatigué qu’un instant il eut peur : « Si je n’allais pas me relever... » Un désir lui venait de se coucher vingt-quatre heures dans quelque garni, écrasé, assommé. Puis il avait peur de la dépression, il craignait cette angoisse qui le prendrait dans le lit et qui l’avait mis si souvent, pensait-il, aux portes de la folie. Cependant, un jour, n’avait-il pas eu cette volonté de résister, de résister des heures et des heures, de fermer les yeux, de s’abandonner, comme si son corps avait été couché dans l’eau et que sa tête aux yeux fermés eût seule émergé : il avait repoussé toutes ses peurs, il avait maîtrisé cette crainte physique logée à l’épigastre et qui faisait un froid insupportable au creux de l’estomac, il s’était conté des contes, il s’était récité des vers, des vers blancs qu’il composait au fur et à mesure, sans queue ni tête, des alexandrins blancs que presque toute une nuit il avait déroulés, se calmant sans réussir à s’endormir. Il avait résisté presque jusqu’au matin, et, s’il était parti subitement aux petites heures, ç’avait été comme si le lâche en lui, surpris de cette résistance insolite, eut passé par-dessus ce courage et n’eut vaincu qu’en le saisissant et l’emportant, sans entendre ses raisons, jusqu’à la pharmacie où, pour la première fois, il avait eu honte d’acheter et de boire sa dope. Il était reparti très vite, tel un voleur.

Mais Philippe avait peur. Il se forçait à ne pas remuer les jambes : « Si, vraiment, j’étais paralysé. » Il se voyait étendu, ne pouvant bouger, ainsi qu’il arrive dans les cauchemars. On le prendrait là, on le conduirait en ambulance, il entendrait tout, et, peut-être qu’on le piquerait avec de longues aiguilles, comme il avait vu d’un type trépané pour une congestion cérébrale. Cette pensée lui donna le désir d’aller à l’hôpital, où son ami le docteur Dufresne le traiterait, lui donnerait peut-être au commencement beaucoup de jaune. Mais il lui en fallait pour supporter le coup de l’entrée, et il n’avait pas le moindre argent. Du reste, Dufresne n’était pas à l’hôpital à cette heure.

Il se leva enfin, un peu engourdi. Sans s’en apercevoir, il descendait vers le port. Devant une pharmacie, il hésita, puis entra :

Ce n’était pas son commis qui causait au comptoir. Désespéré, il allait repartir, lorsqu’il entendit l’autre qui parlait au téléphone, dans l’officine. Alors Philippe se mit à feuilleter le bottin et, lorsque le commis eut reconduit l’acheteuse à la porte, il alla à la cabine téléphonique, pour en tirer l’annuaire et chercher consciencieusement d’une main qui tremblait, jusqu’à ce que l’autre vendeur parût :

– Tiens, je vous apporte des journaux français, cette fois...

Le commis les saisissait d’une main avide puis, à voix basse :

– Revenez dans une heure, je serai seul, et je pourrai vous faire crédit...

Philippe cessa de sourire, absent déjà de la conversation qu’entamait le commis à voix plus haute maintenant : Philippe cherchait quelques trucs, son esprit se butait, il ne trouvait rien, et, dans son cerveau désemparé, le vide se faisait. Il allait se pâmer comme un petit enfant. Pourtant, il prit sur lui et, d’un ton à se faire entendre de l’officine, il posa :

– L’article de Maurois sur la reine Elizabeth, je n’ai jamais rien lu de plus obséquieux : les écrivains français, quand ils ne sont pas royalistes pour eux, il leur faut quand même le roi de l’étranger... Mais lisez plutôt l’article de Berl dans Marianne, de l’immoralisme plus réfléchi, plus Laclos que Malraux...

Dans la rue, Philippe revint sur ses pas, frôla deux ou trois fois les mêmes parages, puis s’achemina vers l’hôtel meublé où il rêvait de coucher. Tout de suite, le relent de poisson lui sauta aux narines : ces garnis jouxtaient une poissonnerie et, de cette maison, Philippe n’eut jamais que trois souvenirs précis : l’odeur de la morue, les coudes et les marches des couloirs qui, les soirs d’ivresse, lui rappelaient les maisons des détectives à doubles sorties, enfin la salle à manger de la logeuse, avec meubles lourds, ses longs rideaux de salon de campagne, qui faisaient si drôle, à six heures, dans le soleil du matin.

Philippe, pris de timidité, n’osait quêter sa nuit, et il remonta vers la ville. Il ne savait où s’adresser et l’envie pointait en lui de se jeter sous les roues d’un tram. Alors une peur très vague l’arrêtait. Non pas la peur de mourir, bien qu’il y eût la peur de mourir : Philippe se souvenait de la nuit qu’il s’était empoisonné et que, dans la chambre d’hôpital, une hémorragie n’attendait pas l’autre : affaibli, avant de monter, il s’accrochait à son lit, angoissé et s’analysant pourtant. « Y a-t-il un Dieu ? » se demandait-il, sans pouvoir croire, et c’était encore plus terrible que l’enfer, de tomber dans le néant, le rien, ne plus voir, ne plus entendre, ne plus sentir. C’était comme un reflet, que cette peur du néant, un reflet de l’au-delà. Le rien était quelque chose. Il n’avait pu prier cependant. Et toujours cette peur l’arrêtait dans ses mouvements de suicide.

Passant devant une taverne, Philippe entra à tout hasard.

– Tiens ! Philippe...

On lui tendait la main.

– Je gage que tu n’as pas encore le sou.

Bien qu’il voulût boire tout de suite, Philippe ne résista pas à son goût d’exhibitionnisme, cette habitude de la confession qui est la dernière des vanités. Il lui fallait aussi se confesser chaque fois à lui-même, et c’est ainsi que ces confessions, devant les inconnus comme à ses amis, étaient scandées de correctifs, de reprises, de repentir : « Non, je me trompe, c’est autre chose qui me poussait... Je suis peut-être un menteur, mais c’est surtout le goût du scandale... J’exagère, mais il doit y avoir du vrai... »

Philippe professa qu’il était un tapeur, sans être tapeur et que le parasitisme peut aisément s’expliquer, puisque les plus dédaigneux sont parasites.

– Alors, tu n’as pas soif ?

– Tu sais bien que je suis malade.

Il disait cela d’un air piteux. Il était prêt de s’agenouiller, maintenant que l’autre avait ri de lui avec son « Tu n’as pas soif », lorsque avant ce mot, son orgueil détestait ce mécène de taverne. Philippe haïssait, avant l’injure ; après, il excusait, il aimait presque.

Il but à larges gorgées le bock qu’un garçon mit sur la table.

– Tu y vas !

Philippe n’entendait guère, inquiet déjà, cherchant l’effet : s’il buvait en vain, cela n’était pas de la jaune...

Son ami lui tendait son propre verre :

– Je n’y ai pas touché... J’en prendrai tout à l’heure.

Philippe avala encore d’un trait.

– Veux-tu que l’on fasse venir des sandwichs ?

La bière lui donnait la faim, mais Philippe, songeant qu’un sandwich, ce serait peut-être un bock de moins et que ses amis n’étaient pas riches, refusa. Il pensait aussi que cela nuirait à l’effet de la jaune, qu’une ivresse commençante lui faisait escompter.

Deux heures passèrent ainsi. L’un parlait de Malraux, dont on annonçait une conférence, l’autre contait des anecdotes indécentes sur les sœurs que ce commis voyageur allait solliciter, et le dernier faisait l’éloge de Staline, pendant qu’au fond de la salle, un ivrogne imitait les sermons de retraite.

À dix heures, ils étaient sur le pas de la porte, dans ce quartier d’affaires plus obscur avec ses hauts immeubles que le reste de la ville, en dépit de l’électricité : pas de lumières aux façades noires, pas de voitures dans les rues, comme la nuit d’un dimanche chaud, lorsqu’on ne se console pas des cloches si gaies dans ces parages le matin. Ils s’attardaient, surtout Philippe, assez gris maintenant, mais qui espérait quelques sous pour la jaune :

– Tu n’aurais pas de quoi me donner pour que j’aille me coucher ?

– Tiens !

C’est à peine si Philippe leur souhaitait le bonsoir. Pour une fois, il avait honte de rougir. De temps en temps, il prenait conscience ainsi de sa bassesse. Il s’esquiva à pas rapides. Le feu brûlait son visage, il devinait qu’ils disaient : « Il ne se couchera pas, c’est sa dope qu’il va aller acheter... On le trouvera mort un de ces jours... » Il les détestait, puis, se ravisant, il songea qu’il n’aimait ni ne haïssait personne. Dans la nuit, dans cette nuit déserte où le ciel s’agrandit sur les quartiers d’affaires avec une pastorale grotesque de lune et d’étoiles, il se voyait si seul qu’il pouvait croire qu’il n’y avait que lui dans cet univers désaffecté, avec la jaune qui le peuplait d’ombres qu’il ne sentait pas. Lui et cet appareil qu’il faisait tourner, ce film froid, ces êtres sans dimensions. Monde aplati, vidé. Et il ne pouvait s’arracher de ça.

Pourtant, après quelques instants de marche exaltée, Philippe se demanda ce qu’il allait faire, une fois achetée la dope. Ce vide, cette solitude le menaient à une vague religiosité, et il se décida à tenter l’abbé Grégoire : « S’il n’est pas couché. »

L’abbé n’était pas couché, mais il y avait quelque chose d’anormal : c’était le ceinturon que l’abbé avait enlevé.

L’abbé fut très courtois, le conduisit dans son cabinet et s’assit pour écouter Philippe. Il souriait :

– Ça ne va pas mieux ?

Philippe ne connaissait l’abbé Grégoire que pour être venu chez lui une seule fois le féliciter hypocritement de son dernier livre, et le taper. L’abbé l’avait bien reçu, avait causé longuement avec lui et l’avait entretenu familièrement de ses travaux, dont Philippe avait ri le lendemain dans la taverne avec ses amis, lorsqu’il avait rapporté sa conversation, l’amplifiant et la déformant : on aurait pu croire qu’il était intime de l’abbé Grégoire.

Lorsque Philippe lui dit qu’il percevait bien qu’il était en train de revenir à Dieu, que Bremond avait aidé à cette évolution, l’abbé cessa de sourire. Son visage prit le sérieux professionnel. Il semblait à Philippe qu’il avançait le corps, qu’il rapprochait son fauteuil de sa chaise pour l’entendre en confession. Philippe poursuivait : « Je sens qu’il y a du divin dans le monde... » Tout de suite, il eut honte de la banalité, d’autant que l’abbé disait :

– On y revient toujours... Voyez Bourget, voyez Brunetière...

Philippe avait envie de rire. Ce ne fut pas seulement la peur de rater sa comédie qui le contint : un instant, il fut ému, et il songea à un parloir de couvent, à des novices, les jours de visite, qui font le parloir bruyant d’une rumeur qu’on n’entend que là, ces rires fous, tellement innocents, presque purs : la peur du ridicule nous empêche de prononcer le mot de pureté. Elles sont droites sur les chaises de paille, les souliers invisibles sous la jupe. Les parquets sont luisants, fleurent l’encaustique ; sur les murs, il y a le Pape et Monseigneur. Mais surtout cette rumeur, et cette ferveur des yeux qui vont se baisser bientôt avec tant de joie pour les derniers vœux. Et ces parents qu’elles n’aimaient sans doute pas beaucoup avant, il semble qu’elles feront un grand sacrifice en ne les voyant plus le reste du mois. Elles offrent toutes ces insignifiances. Cela est puéril, des sacrifices de poupées, mais Philippe se voit grossier devant l’abbé Grégoire, l’abbé Grégoire, qui croit sans doute ce qu’il dit, émeut Philippe.

Le moment de la quête venu, l’abbé ne lui donne pas grand-chose :

– C’est la crise, j’ai des neveux qui ne travaillent pas.

Il lui remet une brochure niaise :

– Ça vous fera du bien, le Père parle d’états semblables aux vôtres...

Philippe est satisfait : les sous de l’abbé, un livre à brocanter (l’abbé ne s’est pas aperçu qu’il y avait une dédicace : au fait, l’abbé ne l’a peut-être que prêté) et on le recommande au Père Chartrand, « un autre à taper » !

Dans la rue, Philippe n’avait plus l’intention de se coucher. Il passera la nuit au restaurant, après s’être muni de jaune, l’abbé lui a donné suffisamment pour sa nuit.

Quand Philippe entra, la salle était presque vide. Minuit approchait, et on aurait dit pourtant les petites heures du matin, lorsque les derniers clients et les premiers mangent lentement, presque endormis. Quelque bruit de vaisselle, de friture, des conversations qui s’ébauchent, puis le silence que la rumeur des trams attardés coupait brusquement. Philippe allait s’installer, faire son nid pour la nuit, mais une inquiétude le saisit, une inquiétude qu’il ne se formulait pas, ce qui angoissait d’autant ce raisonneur. Il avait tiré son bloc-notes, tout à l’heure le goût d’écrire avait été très vif, et il attendait. Pourtant, il venait d’avaler sa jaune, et tout son corps nageait dans le bien-être. Il se rappela la voix de l’abbé : c’était ça. Et Philippe se laissa tomber dans une sorte d’attendrissement sentimental, l’état dont il professait le plus d’horreur. Il se dopait pour oublier, être un autre : n’était-ce pas plutôt pour donner licence à cette pente romantique, s’en excuser ? Ce menteur qui ne savait supporter le mensonge sans s’emporter, s’anesthésiait pour se regarder en face, comme, pour se mépriser, il aurait commis les turpitudes que sa lâcheté lui aurait permises.

Incapable, ce jour-là, de s’exalter dans quelque prose sentimentale, qu’il aurait faite aussi longue qu’il en aurait ri fort, Philippe rejoignit le garçon de la caisse, gros homme placide qui lisait des bibliothèques entre deux tickets. C’était encore pour s’humilier ou pour vérifier son humiliation que Philippe tenait à causer avec lui. L’autre soir, il lui avait laissé les deux livres autobiographiques qu’un vieux notaire lui avait donnés avec fierté, crainte et pleurarde émotion, lorsque Philippe était allé le solliciter, sous prétexte d’une vague souscription.

Cela s’était passé dans un vieil immeuble de pierre grise, où les antiques plafonniers de lampes à pétrole avaient été sur le tard adaptés à l’électricité : il y avait de lourdes tentures partout, des bibelots, mille choses sous verre, des armoires vitrées pleines de livres aussi lourds, aux ors pâlis, des grands, des petits tapis. Il semblait qu’on était toujours obligé de faire son chemin parmi tout ça. Cela sentait encore le magasin d’antiquités, le salon clos et obscur de village, voire le lupanar vieille mode.

Le notaire avait retenu Philippe des heures ; Philippe, nerveux à crier, s’était levé vingt fois et ne pouvait se défaire du vieillard, qui lui avait montré son nom partout, dans des programmes de distribution de prix, des comptes-rendus de la Chambre des notaires, même dans un dictionnaire professionnel français, et, à la fin, lui avait donné ses œuvres grotesques, publiées à compte d’auteur et hors commerce :

– C’est trop intime pour être mis dans le public. Les courants d’air déflorent les beaux sentiments.

Cela avait été dit d’une belle voix grave et d’un ton emphatique, sans le moindre sourire.

C’est que le notaire Cusson avait dès mil huit cent quatre-vingt-seize endossé la redingote de sir Wilfrid Laurier, dont il avait la grave et solennelle calvitie, avec les majestueuses mèches blanches. Jusqu’à la cravate rouge et le poli des bottines qui rappelaient l’homme d’État. Le notaire n’avait oublié ni le léger accent anglais ni la prononciation exagérément canadienne de certaines expressions triviales, lorsqu’il condescendait à la familiarité.

Il portait aussi dans la pochette droite de son gilet une montre qu’il avait fait voir à Philippe :

– Un cadeau d’un de mes aïeux, dans la ligne paternelle, un Anglais des environs de York... (de York, il accentuait fortement). Voyez le boîtier (il appuyait sur un petit bouton) elle sonne les heures...

Philippe avait feuilleté distraitement les œuvres du notaire, la naïveté lui en avait paru sans pareille et son inconstance avait rêvé d’en fabriquer un de ces articles blessants qui étaient les seuls qu’on acceptait maintenant et qui lui gardaient une réputation d’esprit : Philippe ne s’y trompait pas, et il sut de bonne heure que les délicats cherchent la cruauté de la prose comme Madelon est en quête de mélos qui la font pleurer : même bassesse. La bassesse de Philippe avait été de prêter ces confidences au garçon de la caisse, puisque Philippe était peut-être le seul homme qui eût découvert cette sensibilité, touchante, après tout, du vieillard. Dans ce vague malaise qui venait de sa visite à l’abbé, Philippe voulait se racheter et s’excuser, prouver au garçon que ces livres étaient des œuvres uniques. Il n’en eut pas la peine.

– Vos livres sont bien écrits. On dirait qu’on est là.

Le pédantisme de Philippe voulut redresser les méchantes conceptions de style que manifestait ce primaire, mais cet attendrissement honteux qu’il avait gardé de son dialogue avec l’abbé l’en empêcha :

– C’est une belle âme. La sensibilité vraie est aussi rare que le talent.

Philippe allait mettre au jour ce que lui-même ressentait en ce moment sans le savoir et qui, pour ainsi dire, faisait le lit du Philippe futur, lorsque parut son ami Pierre, qui tournait la porte.

Serviette sous le bras, vêtu avec la recherche du commis voyageur déchu d’une autre classe, Pierre, le visage tiré, était visiblement très gris. Philippe sauta sur la chance, craignant pourtant que Pierre, selon ses habitudes, fût sans le sou autant que lui. Cela prit tout de suite la couleur de ses sentiments actuels et Philippe se dit qu’il ferait le bon Samaritain et conduirait Pierre chez lui.

C’est à peine si d’abord Pierre le reconnut. Effondré dans sa chaise, il penchait la tête, puis se redressait, relevant un instant le front, regardant Philippe :

– Philippe, Philippe...

Puis il retombait.

– Relève-toi, relève-toi, tu sais qu’on peut appeler la police... Viens en bas, te baigner la tête d’eau froide.

Empoignant sa serviette, Pierre se laissa emmener. Devant le miroir et l’émail du lavabo, il revint à lui :

– Si on prenait un coup... J’en ai, tu sais...

Il restait en équilibre, adossé au mur, et il cherchait dans ses poches. Enfin apparut la gourde :

– Tu en as suffisamment, Pierre, je vais te verser un fond de verre seulement.

Il fit comme il disait et but le reste à même le goulot, puis remit la gourde à Pierre qui la laissa retomber.

– Fais attention, tu es complètement ivre.

Philippe la fit disparaître dans une de ses poches. À cet instant, le visage rouge d’alcool, ce fut comme ces afflux de désir qui lui montaient naguère à la face. Il était tendu vers il ne savait quoi, il voulait quitter Pierre, le laisser là, et il savait bien qu’il voulait aller vendre la gourde chez quelque Juif. Comme si la visite chez l’abbé l’avait changé, il se dit : non ! et il mit lui-même la gourde dans la poche de Pierre.

Il le détestait, pour ce geste charitable qu’il venait de faire : « Où vais-je me procurer maintenant la jaune ? » Il regrettait son action, mais il était trop timide à cette minute pour reprendre la gourde de l’ivrogne.

Celui-ci était devenu sentimental :

– Si tu voulais, Philippe, si tu voulais ! Mon frère me disait encore hier : « Si Philippe voulait, il a tant de talent ! » Jean t’aime, Philippe, tu sais, et il s’y connaît, Jean, va donc le voir...

Philippe ne pouvait rester plus longtemps avec cet ivrogne qui le dégoûtait, et il s’enfuit encore comme un voleur, passant devant le garçon de la caisse sans lui dire un mot. Il avait emporté la serviette de Pierre. Cela s’était fait inconsciemment et, lorsqu’il s’en aperçut, ce fut un poids de moins : il aurait quelque chose à échanger contre la jaune et, qui sait ? la serviette était de beau cuir, pourrait-il peut-être vivre de jaune deux, trois jours. Impossible d’aller la rapporter maintenant... Philippe marchait gaiement dans les rues froides. L’aube n’allait pas tarder.

La ville se concentrait, la ville n’était plus qu’aux maisons, aux immeubles, les rues avaient refoulé tous les habitants, ce n’étaient plus que des rues, des voies qui laissaient voir à plein leurs montées, leurs descentes, leurs tournants. Les intersections, les angles, qui grouillaient le jour, montraient des coins de province, et des poubelles sur les trottoirs accentuaient l’impression. Un agent de police, col déboutonné, faisait sa ronde à la hâte, et un tram arrivait, rapide comme un autobus : on était surpris de voir des rails pour ce tram unique.

D’une petite rue surgit devant Philippe Lucien Dubois.

– Où vas-tu à cette heure ?

– Me coucher un peu, avant le journal... J’ai passé la nuit...

Lucien paraissait petit, à cause de ses mouvements incessants. Il ne tenait pas en place, et on le regardait que ses yeux avisaient tout de suite une autre figure, des petits yeux qui furetaient sans cesse, si bien qu’on ne pouvait jamais en saisir la nuance. Des petits pas rapides et saccadés : on aurait cru à des semelles sans talons. Et des mains qui s’agitaient sans la moindre vulgarité. Il n’y avait que le nez d’immobile, un nez qui pointait, spirituel, avec de la bonté.

– J’ai passé la nuit. Toujours Charlie, tu connais Charlie ?

Philippe n’écouta pas beaucoup l’histoire d’inverti que l’autre contait, Philippe réfléchissait et, sans que le moindre indice l’eût mis sur le chemin, il avait découvert tout à coup le secret de Lucien, qui parlait trop souvent de religion. Anomalie tout à fait singulière, cet homme se plaisait infiniment avec les femmes, pour qui il n’éprouvait rien. Bien entendu, il y avait ce goût du papotage, de la coquetterie qu’on trouve si souvent chez ces anormaux : il y avait plus encore et autre chose. Lucien n’aimait pas les femmes, parce que ce fut toujours péché pour cet enfant élevé par les femmes, et son détour avait pris l’autre chemin. À jours presque fixes, il rencontrait un tas de jeunes voyous qui le grugeaient et le faisaient souffrir, et plus il vieillissait plus cet être tendre tombait aisément dans le désespoir, lorsqu’il ne savait respirer que la joie. Un être aussi malheureux que Philippe, mais qui n’avait pas d’orgueil, ce qui lui avait épargné les excès de Philippe, qui allait toujours au bout de sa course.

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