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Le Roi des montagnes Beq edmond About Le Roi des montagnes roman La Bibliothèque électronique du Québec


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John Harris


Le Roi contemplait sa vengeance, comme un homme à jeun depuis trois jours contemple un bon repas. Il en examinait un à un tous les plats, je veux dire tous les supplices ; il passait sa langue sur ses lèvres desséchées, mais il ne savait par où commencer ni que choisir. On aurait dit que l’excès de la faim lui coupait l’appétit. Il donnait du poing contre sa tête, comme pour en faire jaillir quelque chose ; mais les idées sortaient si rapides et si pressées, qu’il était mal aisé d’en saisir une au passage.

– Parlez donc ! s’écria-t-il à ses sujets. Conseillez-moi. À quoi serez-vous bons, si vous n’êtes pas en état de me donner un avis ? Attendrai-je que le Corfiote soit revenu ou que Vasile élève la voix, du fond de sa tombe ? Trouvez-moi, brutes que vous êtes, un supplice de quatre-vingt mille francs !

Le jeune chiboudgi dit à son maître :

– Il me vient une idée. Tu as un officier mort, un autre absent, et un troisième blessé. Mets leurs places au concours. Promets-nous que ceux qui sauront le mieux te venger succéderont à Sophoclis, au Corfiote et à Vasile.

Hadgi-Stavros sourit complaisamment à cette invention. Il caressa le menton de l’enfant et lui dit :

– Tu es ambitieux, petit homme ! À la bonne heure ! L’ambition est le ressort du courage. Va pour un concours ! C’est une idée moderne, c’est une idée d’Europe ; cela me plaît. Pour te récompenser, tu donneras ton avis le premier, et si tu trouves quelque chose de beau, Vasile n’aura pas d’autre héritier que toi.

– Je voudrais, dit l’enfant, arracher quelques dents au milord, lui mettre un mors dans la bouche et le faire courir tout bridé jusqu’à ce qu’il tombât de fatigue.

– Il a les pieds trop malades : il tomberait au deuxième pas. À vous autres ! Tambouris, Moustakas, Coltzida, Milotis, parlez, je vous écoute.

– Moi, dit Coltzida, je lui casserais des œufs bouillants sous les aisselles. J’ai déjà essayé cela sur une femme de Mégare et j’ai eu bien du plaisir.

– Moi, dit Tambouris, je le coucherais par terre avec un rocher de cinq cents livres sur la poitrine. On tire la langue et on crache le sang ; c’est assez joli.

– Moi, dit Milotis, je lui mettrais du vinaigre dans les narines et je lui enfoncerais des épines sous tous les ongles. On éternue à ravir et l’on ne sait où fourrer ses mains.

Moustakas était un des cuisiniers de la bande. Il proposa de me faire cuire à petit feu. La figure du Roi s’épanouit.

Le moine assistait à la Conférence et laissait dire sans donner son avis. Cependant il prit pitié de moi dans la mesure de sa sensibilité, et il me secourut dans la mesure de son intelligence.

– Moustakas, dit-il, est trop méchant. On peut bien torturer le milord sans le brûler tout vif. Si vous le nourrissiez de viande salée sans lui permettre de boire, il durerait longtemps, il souffrirait beaucoup, et le Roi satisferait sa vengeance sans encourir celle de Dieu. C’est un conseil bien désintéressé que je vous donne ; il ne m’en reviendra rien ; mais je voudrais que tout le monde fût content, puisque le monastère a touché la dîme.

– Halte-là ! interrompit le cafedgi. Bon vieillard, j’ai une idée qui vaut mieux que la tienne. Je condamne le milord à mourir de faim. Les autres lui feront tout le mal qu’il leur plaira ; je ne prétends rien empêcher. Mais je serai en sentinelle devant sa bouche, et j’aurai soin qu’il n’y entre ni une goutte d’eau ni une miette de pain. Les fatigues redoubleront sa faim, les blessures allumeront sa soif, et tout le travail des autres tournera finalement à mon profit. Qu’en dis-tu, sire ? Est-ce bien raisonné, et me donneras-tu la succession de Vasile ?

– Allez tous au diable ! dit le Roi. Vous raisonneriez moins à votre aise si l’infâme vous avait volé quatre-vingt mille francs ! Emportez-le dans le camp et prenez sur lui votre récréation. Mais malheur au maladroit qui le tuerait par imprudence ! Cet homme ne doit mourir que de ma main. Je prétends qu’il me rembourse en plaisir tout ce qu’il m’a pris en argent. Il versera le sang de ses veines goutte à goutte, comme un mauvais débiteur qui s’acquitte sou par sou.

Vous ne sauriez croire, monsieur, par quels crampons l’homme le plus malheureux tient encore à la vie. Certes, j’étais bien affamé de mourir ; et ce qui pouvait m’arriver de plus heureux était d’en finir d’un seul coup. Cependant quelque chose se réjouit en moi à cette menace d’Hadgi-Stavros. Je bénis la longueur de mon supplice. Un instinct d’espérance me chatouilla le fond du cœur. Si une âme charitable m’avait offert de me brûler la cervelle, j’y aurais regardé à deux fois.

Quatre brigands me prirent par la tête et par les jambes, et me portèrent, comme un paquet hurlant, à travers le Cabinet du Roi. Ma voix réveilla Sophoclis sur son grabat. Il appela ses compagnons, se fit conter les nouvelles, et demanda à me voir de près. C’était un caprice de malade. On me jeta par terre à ses côtés.

– Milord, me dit-il, nous sommes bien bas l’un et l’autre ; mais il y a gros à parier que je me relèverai plus tôt que vous. Il paraît qu’on songe déjà à me donner un successeur. Que les hommes sont injustes ! Ma place est au concours ! Eh bien, je veux concourir aussi et me mettre sur les rangs. Vous déposerez en ma faveur, et vous attesterez par vos gémissements que Sophoclis n’est pas mort. On va vous attacher les quatre membres, et je me charge de vous tourmenter d’une seule main aussi gaillardement que le plus valide de ces messieurs.

Pour complaire au misérable, on me lia les bras. Il se fit tourner vers moi et commença à m’arracher les cheveux, un à un, avec la patience et la régularité d’une épileuse de profession. Quand je vis à quoi se réduisait ce nouveau supplice, je crus que le blessé, touché de ma misère et attendri par ses propres souffrances, avait voulu, me dérober à ses camarades et m’accorder une heure de répit. L’extraction d’un cheveu n’est pas aussi douloureuse, à beaucoup près, qu’une piqûre d’épingle. Les vingt premiers partirent l’un après l’autre sans me laisser de regret, et je leur souhaitai cordialement un bon voyage. Mais bientôt il fallut changer de note. Le cuir chevelu, irrité par une multitude de lésions imperceptibles, s’enflamma. Une démangeaison sourde, puis un peu plus vive, puis intolérable, courut autour de ma tête. Je voulus y porter les mains ; je compris dans quelle intention l’infâme m’avait fait garrotter. L’impatience accrut le mal ; tout mon sang se porta vers la tête. Chaque fois que la main de Sophoclis s’approchait de ma chevelure, un frémissement douloureux se répandait dans tout le corps. Mille démangeaisons inexplicables tourmentaient mes bras et mes jambes. Le système nerveux, exaspéré sur tous les points, m’enveloppait d’un réseau plus douloureux que la tunique de Déjanire. Je me roulais par terre, je criais, je demandais grâce, je regrettais les coups de bâton sur la plante des pieds. Le bourreau n’eut pitié de moi que lorsqu’il fut au bout de ses forces. Lorsqu’il sentit ses yeux troubles, sa tête pesante et son bras fatigué, il fit un dernier effort, plongea la main dans mes cheveux, les saisit à poignée, et se laissa retomber sur son chevet en m’arrachant un cri de désespoir.

– Viens avec moi, dit Moustakas. Tu décideras, au coin du feu, si je vaux Sophoclis, et si je mérite une lieutenance.

Il m’enleva comme une plume et me porta dans le camp, devant un monceau de bois résineux et de broussailles entassées. Il détacha les cordes, me dépouilla de mes habits et de ma chemise, et me laissa sans autre vêtement qu’un pantalon.

– Tu seras, dit-il, mon aide de cuisine. Nous allons faire du feu et préparer ensemble le dîner du Roi.

Il alluma le bûcher et m’étendit sur le dos, à deux pieds d’une montagne de flammes. Le bois pétillait ; les charbons rouges tombaient en grêle autour de moi. La chaleur était insupportable. Je me traînai sur les mains à quelque distance, mais il revint avec une poêle à frire, et il me repoussa du pied jusqu’à l’endroit où il m’avait placé.

– Regarde bien, dit-il, et profite de mes leçons. Voici la fressure de trois agneaux : c’est de quoi nourrir vingt hommes. Le Roi choisira les morceaux les plus délicats ; il distribuera le reste à ses amis. Tu n’en es pas pour l’heure, et si tu goûtes de ma cuisine, ce sera des yeux seulement.

J’entendis bientôt bouillir la friture, et ce bruit me rappela que j’étais à jeun depuis la veille. Mon estomac se rangea parmi mes bourreaux, et je comptai un ennemi de plus. Moustakas me mettait la poêle sous les yeux, et faisait luire à mes regards la couleur appétissante de la viande. Il secouait sous mes narines les parfums engageants de l’agneau grillé. Tout à coup il s’aperçut qu’il avait oublié quelque assaisonnement, et il courut chercher du sel et du poivre en confiant la poêle à mes bons soins. La première idée qui me vint fut de dérober quelque morceau de viande ; mais les brigands n’étaient qu’à dix pas ; ils m’auraient arrêté à temps. « Si, du moins, pensai-je en moi-même, j’avais encore mon paquet d’arsenic ! » Que pouvais-je en avoir fait ? Je ne l’avais pas remis dans la boîte. Je plongeai les mains dans mes deux poches. J’en tirai un papier malpropre et une poignée de cette poudre bienfaitrice qui devait me sauver peut-être et tout au moins me venger.

Moustakas revint au moment où j’avais la main droite ouverte au-dessus de la poêle. Il me saisit le bras, plongea son regard jusqu’au fond de mes yeux, et dit d’une voix menaçante :

– Je sais ce que tu as fait.

Mon bras tomba découragé. Le cuisinier poursuivit :

– Oui, tu as jeté quelque chose sur le dîner du Roi.

– Quoi donc ?

– Un sort. Mais peu importe. Va, mon pauvre milord, Hadgi-Stavros est plus grand sorcier que toi. Je vais lui servir son repas. J’en aurai ma part, et tu n’en goûteras point.

– Grand bien te fasse !

Il me laissa devant le feu, en me recommandant à une douzaine de brigands qui croquaient du pain bis et des olives amères. Ces Spartiates me firent compagnie pendant une heure ou deux. Ils attisaient mon feu avec une attention de garde-malade. Si parfois j’essayais de me traîner un peu plus loin de mon supplice, ils s’écriaient :

– Prends garde, tu vas te refroidir !

Et ils me poussaient jusque dans la flamme à grands coups de bâtons allumés. Mon dos était marbré de taches rouges, ma peau se soulevait en ampoules cuisantes, mes cils frisaient à la chaleur du feu, mes cheveux exhalaient une odeur de corne brûlée, dont j’étais tout empuanti ; et cependant je me frottais les mains à l’idée que le Roi mangerait de ma cuisine, et qu’il y aurait du nouveau sur le Parnès avant la fin du jour.

Bientôt les convives d’Hadgi-Stavros reparurent dans le camp, l’estomac garni, l’œil allumé, la face épanouie.

« Allez, pensai-je en moi-même, votre joie et votre santé tomberont comme un masque, et vous maudirez sincèrement chaque bouchée du festin que je vous ai assaisonné ! »

La célèbre Locuste a dû passer de bons quarts d’heure en sa vie. Lorsqu’on a quelque raison de haïr les hommes, il est assez doux de voir un être vigoureux qui va, qui vient, qui rit, qui chante, en portant dans le tube intestinal une semence de mort qui doit croître et le dévorer. C’est à peu près la même joie qu’éprouve un bon docteur à la vue d’un mourant qu’il sait comment rappeler à la vie. Locuste faisait de la médecine en sens inverse, et moi aussi.

Mes réflexions haineuses furent interrompues par un tumulte singulier. Les chiens aboyèrent en chœur, et un messager hors d’haleine parut sur le plateau avec toute la meute à ses trousses. C’était Dimitri, le fils de Christodule. Quelques pierres lancées par les brigands le délivrèrent de son escorte. Il cria du plus loin qu’il put :

– Le Roi ! il faut que je parle au Roi !

Lorsqu’il fut à vingt pas de nous, je l’appelai d’une voix dolente. Il fut épouvanté de l’état où il me trouvait, et il s’écria :

– Les imprudents ! Pauvre fille !

– Mon bon Dimitri ! lui dis-je, d’où viens-tu ? Ma rançon serait-elle payée ?

– Il s’agit bien de rançon ! mais ne craignez rien, j’apporte de bonnes nouvelles. Bonnes pour vous, malheureuses pour moi, pour lui, pour elle, pour tout le monde ! Il faut que je voie Hadgi-Stavros. Pas une minute à perdre. Jusqu’à mon retour, ne souffrez pas qu’on vous fasse aucun mal : elle en mourrait ! Vous entendez, vous autres ! ne touchez pas au milord. Il y va de votre vie. Le Roi vous ferait couper en morceaux. Conduisez-moi jusqu’au Roi !

Le monde est ainsi fait, que tout homme qui parle en maître est presque sûr d’être obéi. Il y avait tant d’autorité dans la voix de ce domestique, et sa passion s’exprimait sur un ton si impérieux, que mes gardiens, étonnés et stupides, oublièrent de me retenir auprès du feu. Je rampai à quelque distance, et je reposai délicieusement mon corps sur la roche froide jusqu’à l’arrivée d’Hadgi-Stavros.

Il ne paraissait ni moins ému ni moins agité que Dimitri. Il me prit dans ses bras comme un enfant malade, et m’emporta tout d’une traite jusqu’au fond de cette chambre fatale où Vasile était enseveli. Il me déposa sur son propre tapis avec des précautions maternelles ; il fit deux pas en arrière, et me regarda avec un curieux mélange de haine et de pitié. Il dit à Dimitri :

– Mon enfant, c’est la première fois que j’aurai laissé un pareil crime impuni. Il a tué Vasile, cela n’est rien. Il m’a voulu m’assassiner moi-même, je lui pardonne. Mais il m’a volé, le scélérat ! Quatre-vingt mille francs de moins dans la dot de Photini ? Je cherchais un supplice égal à son crime. Oh ! sois tranquille ! J’aurais trouvé !... Malheureux que je suis ! Pourquoi n’ai-je pas dompté ma colère ? Je l’ai traité bien durement. C’est elle qui en portera la peine. Si elle recevait vingt coups de bâton sur ses petits pieds, je ne la reverrais plus. Les hommes n’en meurent pas, mais une femme ! une enfant de quinze ans !

Il fit évacuer la salle par tous les brigands qui se pressaient autour de nous. Il délia doucement les linges ensanglantés qui enveloppaient mes blessures. Il envoya son chiboudgi chercher le baume de Luidgi-Bey. Il s’assit devant moi sur l’herbe humide, prit mes pieds dans ses mains et contempla mes blessures. Chose incroyable à dire, il avait des larmes dans les yeux !

– Pauvre enfant ! dit-il, vous devez souffrir cruellement. Pardonnez-moi. Je suis un vieux brutal. Un loup de montagne, un Palicare ! J’ai été instruit à la férocité depuis l’âge de vingt ans. Mais vous voyez que mon cœur est bon, puisque je regrette ce que j’ai fait. Je suis plus malheureux que vous, car vous avez les yeux secs, et moi je pleure. Je vais vous mettre en liberté sans perdre une minute ; ou plutôt, non : vous ne pouvez pas vous en aller ainsi. Je veux d’abord vous guérir. Le baume est souverain, je vous soignerai comme un fils, la santé reviendra vite. Il faut que vous marchiez demain. Elle ne peut pas rester un jour de plus entre les mains de votre ami.

« Au nom du ciel, ne comptez à personne notre querelle d’aujourd’hui ! Vous savez que je ne vous haïssais pas ; je vous l’ai dit souvent ; j’avais de la sympathie pour vous, je vous donnais ma confiance. Je vous disais mes secrets les plus intimes. Souvenez-vous que nous avons été deux amis jusqu’à la mort de Vasile. Il ne faut pas qu’un instant de colère vous fasse oublier douze jours de bons traitements. Vous ne voulez pas que mon cœur de père soit déchiré. Vous êtes un brave jeune homme ; votre ami doit être bon comme vous.

– Mais qui donc ? m’écriais-je.

– Qui ? Ce maudit Harris ! cet Américain d’enfer ! ce pirate exécrable ! ce voleur d’enfants ! cet assassin de jeunes filles ! cet infâme que je voudrais tenir avec toi pour vous broyer dans mes mains, vous choquer l’un contre l’autre et vous jeter en poussière au vent de mes montagnes ! Vous êtes tous les mêmes, Européens, race de traîtres qui n’osez vous attaquer aux hommes, et qui n’avez de courage que contre les enfants. Lis ce qu’il vient de m’écrire, et réponds-moi s’il est des tortures assez cruelles pour châtier un crime comme le sien !

Il me jeta brutalement une lettre froissée. J’en reconnus l’écriture au premier coup d’œil, et lus :

« Dimanche, 11 mai, à bord de la Fancy, rade de Salamine.

« Hadgi-Stavros, Photini est à mon bord, sous la garde de quatre canons américains. Je la retiendrai en otage aussi longtemps qu’Hermann Schultz sera prisonnier. Comme tu traiteras mon ami, je traiterai ta fille. Elle payera cheveu pour cheveu, dent pour dent, tête pour tête. Réponds-moi sans délai, sinon j’irai te voir.

« JOHN HARRIS. »

À cette lecture, il me fut impossible de renfermer ma joie.

– Ce bon Harris ! m’écriai-je tout haut. Moi qui l’accusais ! Mais explique-moi, Dimitri, pourquoi il ne m’a pas secouru plus tôt.

– Il était absent, monsieur Hermann ; il donnait la chasse aux pirates. Il est revenu hier matin, bien malheureusement pour nous. Pourquoi n’est-il pas resté en route !

– Excellent Harris ! il n’a pas perdu un seul jour ! Mais où a-t-il déniché la fille de ce vieux scélérat ?

– Chez nous, monsieur Hermann. Vous la connaissez bien, Photini. Vous avez dîné plus d’une fois avec elle.

– La fille du Roi des montagnes était donc cette pensionnaire au nez aplati qui soupirait pour John Harris !

J’en conclus tout bas que l’enlèvement s’était opéré sans violence.

Le chiboudgi revint avec un paquet de toile et un flacon rempli d’une pommade jaunâtre. Le Roi pansa mes deux pieds en praticien expérimenté, et j’éprouvai sur l’heure un certain soulagement. Hadgi-Stavros était en ce moment un beau sujet d’étude psychologique. Il y avait autant de brutalité dans ses yeux que de délicatesse dans ses mains. Il enroulait si doucement les bandes autour de mon cou-de-pied, que je le sentais à peine ; mais son regard disait tout haut : « Que je te serrerais bien une corde autour du cou ! » Il piquait les épingles aussi adroitement qu’une femme ; mais de quel appétit il m’aurait planté son cangiar au milieu du corps !

Lorsque l’appareil fut posé, il tendit le poing du côté de la mer, et dit avec un rugissement sauvage :

– Je ne suis donc plus Roi, puisqu’il m’est défendu d’assouvir ma colère ! Moi qui ai toujours commandé, j’obéis à une menace ! Celui qui fait trembler un million d’hommes a peur ! Ils se vanteront sans doute ; ils le diront à tout le monde. Le moyen d’imposer silence à ces Européens bavards ! On mettra cela dans les journaux, peut-être même dans les livres. C’est bien fait ! Pourquoi me suis-je marié ? Est-ce qu’un homme comme moi devrait avoir des enfants ? Je suis né pour hacher des soldats, et non pour bercer des petites filles. Le tonnerre n’a pas d’enfants ; le canon n’a pas d’enfants. S’ils en avaient, on ne craindrait plus la foudre, et les boulets resteraient en chemin. Ce John Harris doit bien rire de moi ! Si je lui déclarais la guerre ! Si je prenais son navire à l’abordage ! J’en ai attaqué bien d’autres, du temps que j’étais pirate, et je me souciais de vingt canons comme de cela ! Mais ma fille n’était pas à bord. Chère petite ! Vous la connaissiez donc, monsieur Hermann ? Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous logiez chez Christodule ? Je ne vous aurais rien demandé ; je vous aurais relâché sur-le-champ, pour l’amour de Photini. Justement, je veux qu’elle apprenne votre langue. Elle sera princesse en Allemagne un jour ou l’autre. N’est-il pas vrai qu’elle fera une jolie princesse ? Mais j’y songe ! puisque vous la connaissez, vous défendrez à votre ami de lui faire du mal. Auriez-vous le cœur de voir tomber une larme de ses chers yeux ? Elle ne vous a rien fait, la pauvre innocente. Si quelqu’un doit expier vos souffrances, c’est moi. Dites à M. John Harris que vous vous êtes écorché les pieds dans les chemins ; vous me ferez ensuite tout le mal qu’il vous plaira !

Dimitri arrêta ce flot de paroles.

– Il est bien fâcheux, dit-il, que M. Hermann soit blessé. Photini n’est pas en sûreté au milieu de ces hérétiques, et je connais M. Harris : il est capable de tout !

Le Roi fronça le sourcil. Les soupçons de l’amoureux entrèrent de plain-pied dans le cœur du père.

– Allez-vous-en, me dit-il ; je vous porterai, s’il le faut, jusqu’au bas de la montagne ; vous attendrez dans quelque village un cheval, une voiture, une litière ; je fournirai ce qu’il faudra. Mais faites-lui savoir dès aujourd’hui que vous êtes libre, et jurez-moi sur la tête de votre mère que vous ne parlerez à personne du mal qu’on vous a fait !

Je ne savais pas trop comment je supporterais les fatigues du transport ; mais tout me semblait préférable à la compagnie de mes bourreaux. Je craignais qu’un nouvel obstacle ne s’élevât entre moi et la liberté. Je dis au Roi :

– Partons. Je jure sur tout ce qu’il y a de plus sacré qu’on ne touchera pas un cheveu de ta fille.

Il m’enleva dans ses bras, me jeta sur son épaule et monta l’escalier de son cabinet. La troupe entière accourut au-devant de lui et nous barra le chemin. Moustakas, livide comme un cholérique, lui dit :

– Où vas-tu ? L’Allemand a jeté un sort sur la friture. Nous souffrons tous comme des damnés d’enfer. Nous allons crever par sa faute, et nous voulons qu’il meure avant nous.

Je retombai tout à plat du haut de mes espérances. L’arrivée de Dimitri, l’intervention providentielle de John Harris, le revirement d’Hadgi-Stavros, l’humiliation de cette tête superbe aux pieds de son prisonnier, tant d’événements entassés dans un quart d’heure m’avaient troublé la cervelle : j’oubliais déjà le passé et je me lançais à corps perdu dans l’avenir.

À la vue de Moustakas, le poison me revint en mémoire. Je sentis que chaque minute allait précipiter un événement terrible. Je m’attachai au Roi des montagnes, je nouai mes bras autour de son cou, je l’adjurai de m’emporter sans retard :

– Il y va de ta gloire, lui dis-je. Prouve à ces enragés que tu es le Roi ! Ne réponds pas : les paroles sont inutiles. Passons-leur sur le corps. Tu ne sais pas toi-même quel intérêt tu as à me sauver. Ta fille aime John Harris ; j’en suis sûr, elle me l’a avoué !

– Attends ! répondit-il. Nous passerons d’abord ; nous causerons ensuite.

Il me déposa doucement sur la terre et courut, les poings serrés, au milieu des bandits.

– Vous êtes fous ! cria-t-il. Le premier qui touchera le milord aura affaire à moi. Quel sort voulez-vous qu’il ait jeté ? j’ai mangé avec vous ; est-ce que je suis malade ? Laissez-le sortir d’ici : c’est un honnête homme ; c’est mon ami !

Tout à coup il changea de visage ; ses jambes fléchirent sous le poids de son corps. Il s’assit auprès de moi, se pencha vers mon oreille et me dit avec plus de douleur que de colère :

– Imprudent ! Pourquoi ne m’avertissiez-vous pas que vous nous avez empoisonnés ?

Je saisi la main du Roi : elle était froide. Ses traits étaient décomposés ; sa figure de marbre avait revêtu une couleur terreuse. À cette vue, la force m’abandonna tout à fait et je me sentis mourir. Je n’avais plus rien à espérer au monde : ne m’étais-je pas condamné moi-même en tuant le seul homme qui eût intérêt à me sauver ? Je laissai tomber la tête sur ma poitrine, et je demeurai inerte auprès du vieillard livide et glacé.

Déjà Moustakas et quelques autres étendaient les mains pour me prendre et me faire partager les douleurs de leur agonie. Hadgi-Stavros n’avait plus la force de me défendre. De temps en temps, un hoquet formidable secouait ce grand corps comme la hache du bûcheron ébranle un chêne de cent ans. Les bandits étaient persuadés qu’il rendait l’âme, et que le vieil invincible allait enfin tomber vaincu par la mort. Tous les liens qui les attachaient à leur chef, liens d’intérêt, de crainte, d’espérance et de reconnaissance, se rompirent comme des fils d’araignée. Les Grecs sont la nation la plus rétive de la terre. Leur vanité mobile et intempérante se plie quelquefois, mais comme un ressort prêt à rebondir. Ils savent, au besoin, s’appuyer contre un plus fort, ou se glisser modestement à la suite d’un plus habile, mais jamais ils ne pardonnent au maître qui les protège ou qui les enrichit. Depuis trente siècles et plus, ce peuple est composé d’unités égoïstes et jalouses que la nécessité rassemble, que le penchant divise, et qu’aucune force humaine ne saurait fondre en un tout.

Hadgi-Stavros apprit à ses dépens qu’on ne commande pas impunément à soixante Grecs. Son autorité ne survécut pas une minute à sa vigueur morale et à sa force physique. Sans parler des malades qui nous montraient le poing en nous reprochant leurs souffrances, les hommes valides se groupaient en face de leur Roi légitime, autour d’un gros paysan brutal, appelé Coltzida. C’était le plus bavard et le plus effronté de la bande, un impudent lourdaud sans talent et sans courage, de ceux qui se cachent pendant l’action et qui portent le drapeau après la victoire ; mais, en pareils accidents, la fortune est pour les effrontés et les bavards. Coltzida, fier de ses poumons, lançait les injures à pelletées sur le corps d’Hadgi-Stavros, comme un fossoyeur jette la terre sur le cercueil d’un mort.

– Te voilà donc, disait-il, habile homme, général invincible, roi tout-puissant, mortel invulnérable ! Tu n’avais pas volé ta gloire, et nous avons eu bon nez de nous fier à toi ? Qu’avons-nous gagné dans ta compagnie ? À quoi nous as-tu servi ? Tu nous a donné cinquante-quatre misérables francs tous les mois, une paie de mercenaire ! Tu nous as nourris de pain noir et de fromage moisi dont les chiens n’auraient pas voulu, tandis que tu faisais fortune et que tu envoyais des navires chargés d’or à tous les banquiers étrangers. Qu’est-ce qui nous est revenu de nos victoires et de tout ce brave sang que nous avons versé dans la montagne ? Rien. Tu gardais tout pour toi, butin, dépouilles, et rançon des prisonniers ! Il est vrai que tu nous laissais les coups de baïonnette : c’est le seul profit dont tu n’aies jamais pris ta part. Depuis deux ans que je suis avec toi, j’ai reçu dans le dos quatorze blessures, et tu n’as pas seulement une cicatrice à nous montrer ! Si du moins tu avais su nous conduire ! Si tu avais choisi les bonnes occasions où il y a peu à risquer et beaucoup à prendre ! Mais tu nous as fait rosser par la ligne ; tu as été le bourreau de nos camarades ; tu nous as mis dans la gueule du loup ! Tu es donc bien pressé d’en finir et de prendre ta retraite ! Il te tarde bien de nous voir tous enterrés auprès de Vasile, que tu nous livres à ce milord maudit qui a jeté un sort sur nos plus braves soldats ! Mais n’espère pas te dérober à notre vengeance. Je sais pourquoi tu veux qu’il s’en aille : il a payé sa rançon. Mais que veux-tu faire de cet argent ? L’emporteras-tu dans l’autre monde ? Tu es bien malade, mon pauvre Hadgi-Stavros. Le milord ne t’a pas épargné, tu vas mourir aussi, et c’est bien fait ! Mes amis, nous sommes nos maîtres. Nous n’obéirons plus à personne, nous ferons ce qui nous plaira, nous mangerons ce qu’il y a de meilleur, nous boirons tout le vin d’Égine, nous brûlerons des forêts entières pour faire cuire des troupeaux entiers, nous pillerons le royaume ! nous prendrons Athènes et nous camperons dans les jardins du palais ! Vous n’aurez qu’à vous laisser conduire ; je connais les bons endroits. Commençons par jeter le vieux dans le ravin avec son milord bien-aimé ; je vous dirai ensuite ce qu’il faut faire.

L’éloquence de Coltzida fut bien près de nous coûter la vie, car l’auditoire applaudit. Les vieux compagnons d’Hadgi-Stavros, dix ou douze Palicares dévoués qui auraient pu lui venir en aide, avaient mangé la desserte de sa table : ils se tordaient dans les coliques. Mais un orateur populaire ne s’élève pas au pouvoir sans faire des jaloux. Lorsqu’il parut démontré que Coltzida deviendrait le chef de la bande, Tambouris et quelques autres ambitieux firent volte-face et se rangèrent de notre parti. Capitaine pour capitaine, ils aimaient mieux celui qui savait les conduire que ce bavard outrecuidant dont la nullité leur répugnait. Ils pressentaient d’ailleurs que le Roi n’avait plus longtemps à vivre et qu’il prendrait son successeur parmi les fidèles qui resteraient autour de lui. Ce n’était pas chose indifférente. Il y avait gros à parier que les bailleurs de fonds ratifieraient plutôt le choix d’Hadgi-Stavros qu’une élection révolutionnaire. Huit ou dix voix s’élevaient en notre faveur. Notre, car nous ne faisions plus qu’un. Je me cramponnais au Roi des montagnes, et lui-même avait un bras passé autour de mon cou. Tambouris et les siens se concertèrent en quatre mots ; un plan de défense fut improvisé ; trois hommes profitèrent du tapage pour courir avec Dimitri à l’arsenal de la bande, faire provision d’armes et de cartouches, et tracer, à travers le chemin, une longue traînée de poudre. Ils revinrent discrètement se mêler à la foule. Les deux partis se dessinaient de minute en minute ; les injures volaient d’un groupe à l’autre. Nos champions, adossés à la chambre de Mary-Ann, gardaient l’escalier, nous faisaient un rempart de leur corps, et rejetaient l’ennemi dans le cabinet du Roi. Au plus fort de la poussée, un coup de pistolet retentit. Un ruban de feu courut sur la poussière et l’on entendit sauter les rochers avec un fracas épouvantable.

Coltzida et ses partisans, surpris par la détonation, coururent en bloc à l’arsenal. Tambouris ne perd pas une minute : il enlève Hadgi-Stavros, descend l’escalier en deux enjambées, le dépose en lieu sûr, revient à moi, m’emporte et me jette aux pieds du Roi. Nos amis se retranchent dans la chambre, coupent les arbres, barricadent l’escalier et organisent la défense avant que Coltzida soit revenu de sa promenade et de sa surprise.

Nous nous comptons alors. Notre armée se composait du Roi, de ses deux domestiques, de Tambouris avec huit brigands, de Dimitri et de moi : en tout, quatorze hommes, dont trois hors de combat. Le cafedgi s’était empoisonné avec son maître, et il commençait à ressentir les premières atteintes du mal. Mais nous avions deux fusils par personne et des cartouches à discrétion, tandis que les ennemis ne possédaient d’armes et de munitions que ce qu’ils portaient sur eux. Ils avaient l’avantage du nombre et du terrain. Nous ne savions pas précisément combien ils comptaient d’hommes valides, mais il fallait s’attendre à vingt-cinq ou trente assaillants. Je n’ai plus besoin de vous décrire la place assiégée : vous la connaissez depuis longtemps. Croyez cependant que l’aspect des lieux avait bien changé depuis le jour où j’y déjeunai pour la première fois, sous l’œil du Corfiote, entre Mme Simons et Mary-Ann. Nos beaux arbres avaient les racines en l’air, et le rossignol était loin. Ce qu’il vous importe de savoir, c’est que nous étions défendus à droite et à gauche par des rochers inaccessibles, même à l’ennemi. Il nous attaquait d’en haut par le cabinet du Roi, et il nous surveillait au bas du ravin. D’un côté ses feux plongeaient sur nous ; de l’autre, nous plongions sur ses sentinelles, mais à si longue portée, que c’était jeter la poudre aux moineaux.

Si Coltzida et ses compagnons avaient eu la moindre notion de la guerre, c’était fait de nous. Il fallait enlever la barricade, entrer de vive force, nous acculer contre un mur ou nous culbuter dans le ravin. Mais l’imbécile, qui avait plus de deux hommes contre un, s’avisa de ménager ses munitions et de placer en tirailleurs vingt maladroits qui ne savaient pas tirer. Les nôtres n’étaient pas beaucoup plus habiles. Cependant, mieux commandés et plus sages, ils cassèrent bel et bien cinq têtes avant la tombée de la nuit. Les combattants se connaissaient tous par leurs noms. Ils s’interpellaient de loin à la façon des héros d’Homère. L’un essayait de convertir l’autre en le couchant en joue, l’autre ripostait par une balle et par un raisonnement. Le combat n’était qu’une discussion armée où de temps en temps la poudre disait son mot.

Pour moi, étendu dans un coin à l’abri des balles, j’essayais de défaire mon fatal ouvrage et de rappeler à la vie le pauvre Roi des montagnes. Il souffrait cruellement ; il se plaignait d’une soif ardente et d’une vive douleur dans l’épigastre. Ses mains et ses pieds glacés se contractaient avec violence. Le pouls était rare, la respiration haletante. Son estomac semblait lutter contre un bourreau intérieur sans parvenir à l’expulser. Cependant son esprit n’avait rien perdu de sa vivacité et de sa présence ; son regard vif et pénétrant cherchait à l’horizon la rade de Salamine et la prison flottante de Photini.

Il me dit, en crispant sa main autour de la mienne :

– Guérissez-moi, mon cher enfant ! Vous êtes docteur, vous devez me guérir. Je ne vous reproche pas ce que vous m’avez fait ; vous étiez dans votre droit ; vous aviez raison de me tuer, car je jure que, sans votre ami Harris, je ne vous aurais pas manqué ! N’y a-t-il rien pour éteindre le feu qui me brûle ? Je ne tiens pas à la vie, allez ; j’ai bien assez vécu ; mais, si je meurs, ils vous tueront, et ma pauvre Photini sera égorgée. Je souffre. Tâtez mes mains ; il me semble qu’elles ne sont déjà plus à moi. Mais croyez-vous que cet Américain ait le cœur d’exécuter ses menaces ? Qu’est-ce que vous me disiez tout à l’heure ? Photini l’aime ! La malheureuse ! Je l’avais élevée pour devenir la femme d’un roi. J’aimerais mieux la voir morte que... Non, j’en suis bien aise, après tout, qu’elle ait de l’amour pour ce jeune homme ; il aura pitié d’elle, peut-être. Qu’êtes-vous pour lui ? un ami, rien de plus : vous n’êtes même pas son compatriote. On a des amis tant qu’on veut ; on ne trouve pas deux femmes comme Photini. Moi, j’étranglerais bien tous mes amis si j’y trouvais mon compte ; mais jamais je ne tuerais une femme qui aurait de l’amour pour moi. Si du moins il savait combien elle est riche ! Les Américains sont des hommes positifs, au moins on le dit. Mais la pauvre innocente ne connaît pas sa fortune. J’aurais dû l’avertir. Maintenant, comment lui faire savoir qu’elle aura quatre millions de dot ? Nous sommes prisonniers d’un Coltzida ! Guérissez-moi donc, par tous les saints du paradis, que j’écrase cette vermine !

Je ne suis pas médecin, et je sais de toxicologie le peu qu’on en apprend dans les traités élémentaires ; cependant je me rappelai que l’empoisonnement par l’arsenic se guérit par une méthode qui ressemble un peu à celle du docteur Sangrado. Je chatouillai l’œsophage du malade pour délivrer son estomac du fardeau qui le torturait. Mes doigts lui servirent d’émétique, et bientôt j’eus lieu d’espérer que le poison était en grande partie expulsé. Les phénomènes de réaction se produisirent ensuite ; la peau devint brûlante, le pouls accéléra sa marche, la face se colora, les yeux s’injectèrent de filets rouges. Je lui demandai si un de ses hommes serait assez adroit pour le saigner. Il se banda le bras lui-même et il s’ouvrit tranquillement une veine, au bruit de la fusillade et au milieu des balles perdues qui venaient l’éclabousser. Il jeta par terre une bonne livre de sang et me demanda d’une voix douce et tranquille ce qui lui restait à faire. Je lui ordonnai de boire, et de boire encore, et de boire toujours, jusqu’à ce que les dernières parcelles de l’arsenic fussent emportées par le torrent de la boisson. Tout justement, l’outre de vin blanc qui avait causé la mort de Vasile était encore dans la chambre. Ce vin, étendu d’eau, servit à rendre la vie au Roi. Il m’obéit comme un enfant. Je crois même que, la première fois que je lui tendis la coupe, sa pauvre vieille majesté souffrante s’empara de ma main pour la baiser.

Vers dix heures du soir il allait mieux, mais son cafedgi était mort. Le pauvre diable ne put ni se défaire du poison ni se réchauffer. On le lança dans le ravin, du haut de la cascade. Tous nos défenseurs paraissaient en bon état, sans une blessure, mais affamés comme des loups en décembre. Quant à moi, j’étais à jeun depuis vingt-quatre heures, et mon estomac criait famine. L’ennemi, pour nous braver, passa la nuit à boire et à manger sur nos têtes. Il nous lançait des os de mouton et des outres vides. Les nôtres ripostaient par quelques coups de fusil, au jugé. Nous entendions distinctement les cris de joie et les cris de mort. Coltzida était ivre ; les blessés et les malades hurlaient ensemble ; Moustakas ne cria pas longtemps. Le tumulte me tint éveillé toute la nuit auprès du vieux Roi. Ah ! monsieur, que les nuits semblent longues à celui qui n’est pas sûr du lendemain !

La matinée du mardi fut sombre et pluvieuse. Le ciel se brouilla au lever du soleil, et une pluie grisâtre s’abattit avec impartialité sur nos amis et nos ennemis. Mais si nous étions assez éveillés pour préserver nos armes et nos cartouches, l’armée du général Coltzida n’avait pas pris les mêmes précautions. Le premier engagement fut tout à notre honneur. L’ennemi se cachait mal, et tirait d’une main avinée. La partie me parut si belle, que je pris un fusil comme les autres. Ce qui en advint, je vous l’écrirai dans quelques années, si je me fais recevoir médecin. Je vous ai déjà avoué assez de meurtres pour un homme qui n’en fait pas son état. Hadgi-Stavros voulut suivre mon exemple ; mais ses mains lui refusaient le service ; il avait les extrémités enflées et douloureuses, et je lui annonçai avec ma franchise ordinaire que cette incapacité de travail durerait peut-être aussi longtemps que lui.

Sur les neuf heures, l’ennemi, qui semblait fort attentif à nous répondre, nous tourna brusquement le dos. J’entendis une fusillade effrénée qui ne s’adressait pas à nous, et j’en conclus que maître Coltzida s’était laissé surprendre par derrière. Quel était l’allié inconnu qui nous servait si bien ? Était-il prudent d’opérer une jonction et de démolir nos barricades ? Je ne demandais pas autre chose, mais le Roi rêvait à la troupe de ligne, et Tambouris mordait sa moustache. Tous nos doutes furent bientôt aplanis. Une voix qui ne m’était pas inconnue cria :

– All right !

Trois jeunes gens armés jusqu’aux dents s’élancèrent comme des tigres, franchirent la barricade et tombèrent au milieu de nous. Harris et Lobster tenaient dans chaque main un revolver à six coups. Giacomo brandissait un fusil de munition, la crosse en l’air comme une massue : c’est ainsi qu’il entend l’emploi des armes à feu.

Le tonnerre, en tombant dans la chambre, eût produit un effet moins tragique que l’entrée de ces hommes qui distribuaient des balles à poignées et qui semblaient avoir de la mort plein les mains. Mes trois commensaux, ivres de bruit, de mouvement et de victoire, n’aperçurent ni Hadgi-Stavros ni moi ; ils ne virent que des hommes à tuer, et Dieu sait s’ils allèrent vite en besogne. Nos pauvres champions, étonnés, éperdus, furent hors de combat sans avoir eu le temps de se défendre ou de se reconnaître. Moi-même, qui aurais voulu leur sauver la vie, j’eus beau crier dans mon coin ; ma voix était couverte par le bruit de la poudre et par les exclamations des vainqueurs. Dimitri, tapi entre Hadgi-Stavros et moi, joignait vainement sa voix à la mienne. Harris, Lobster et Giacomo tiraient, couraient, frappaient en comptant les coups, chacun dans sa langue.

– One ! disait Lobster.

– Two ! répondait Harris.

– Tre ! quatro ! cinque ! hurlait Giacomo.

Le cinquième fut Tambouris. Sa tête éclata sous le fusil comme une noix fraîche sous une pierre. La cervelle jaillit aux alentours, et le corps s’affaissa dans la fontaine comme un paquet de haillons qu’une blanchisseuse jette au bord de l’eau. Mes amis étaient beaux à voir dans leur travail épouvantable. Ils tuaient avec ivresse, ils se complaisaient dans leur justice. Le vent et la course avaient emporté leurs coiffures ; leurs cheveux flottaient en arrière ; leurs regards étincelaient d’un éclat si meurtrier, qu’il était difficile de discerner si la mort partait de leurs yeux ou de leurs mains. On eût dit que la destruction s’était incarnée dans cette trinité haletante. Lorsque tout fut aplani autour d’eux et qu’ils ne virent plus d’autres ennemis que trois ou quatre blessés rampant sur le sol, ils respirèrent. Harris fut le premier qui se souvint de moi. Giacomo n’avait qu’un souci : il ne savait pas si, dans le nombre, il avait cassé la tête d’Hadgi-Stavros. Harris cria de toutes ses forces :

– Hermann, où êtes-vous ?

– Ici ! répondis-je, et les trois destructeurs accoururent à ma voix.

Le Roi des montagnes, tout faible qu’il était, appuya une main sur mon épaule, s’adossa au rocher, regarda fixement ces hommes qui n’avaient tué tant de monde que pour arriver jusqu’à lui, et leur dit d’une voix ferme :

– Je suis Hadgi-Stavros.

Vous savez si mes amis attendaient depuis longtemps l’occasion de châtier le vieux Palicare. Ils s’étaient promis sa mort comme une fête. Ils avaient à venger les filles de Mistra, mille autres victimes, et moi, et eux-mêmes. Et cependant je n’eus pas besoin de leur retenir le bras. Il y avait un tel reste de grandeur dans ce héros en ruines, que leur colère tomba d’elle-même et fit place à l’étonnement. Ils étaient jeunes tous les trois, et dans cet âge où l’on ne trouve plus ses armes devant un ennemi désarmé. Je leur appris en quelques mots comment le Roi m’avait défendu contre toute sa bande, tout mourant qu’il était, et le jour même où je l’avais empoisonné. Je leur expliquai la bataille qu’ils avaient interrompue, les barricades qu’ils venaient de franchir et cette guerre étrange où ils étaient intervenus pour tuer nos défenseurs.

– Tant pis pour eux ! dit John Harris. Nous portions, comme la justice, un bandeau sur les yeux. Si les drôles ont eu un bon mouvement avant de mourir, on leur en tiendra compte là-haut ; je ne m’y oppose pas.

– Quant aux secours dont nous vous avons privé, dit Lobster, ne vous en mettez pas en peine. Avec deux revolvers dans les mains et deux autres dans les poches, nous valons chacun vingt-quatre hommes. Nous avons tué ceux-ci ; les autres n’ont qu’à revenir ! N’est-il pas vrai, Giacomo ?

– Moi, dit le Maltais, j’assommerais une armée de taureaux : je suis en veine ! Et dire qu’on est réduit à cacheter des lettres avec ces deux poignets-là.

Cependant l’ennemi, revenu de sa stupeur, avait recommencé le siège. Trois ou quatre brigands avaient allongé le nez par-dessus nos remparts et aperçu le carnage. Coltzida ne savait que penser de ces trois fléaux qu’il avait vus frapper aveuglément sur ses amis et ses ennemis ; mais il conjectura que le fer ou le poison l’avait délivré du Roi des montagnes. Il ordonna de démolir prudemment nos ouvrages de défense. Nous étions hors de vue, abrités contre un mur, à dix pas de l’escalier. Le bruit des matériaux qui croulaient avertit mes amis de recharger leurs armes. Hadgi-Stavros les laissa faire. Il dit ensuite à John Harris :

– Où est Photini ?

– À mon bord.

– Vous ne lui avez pas fait de mal ?

– Est-ce que j’ai pris de vos leçons pour torturer les jeunes filles ?

– Vous avez raison, je suis un misérable vieillard ; pardonnez-moi. Promettez-moi de lui faire grâce !

– Que diable voulez-vous que je lui fasse ? Maintenant que j’ai retrouvé Hermann, je vous la rendrai quand vous voudrez.

– Sans rançon ?

– Vieille bête !

– Vous allez voir, dit le Roi, si je suis une vieille bête.

Il passa le bras gauche autour du cou de Dimitri, il étendit sa main crispée et tremblante vers la poignée de son sabre, tira péniblement la lame hors du fourreau, et marcha vers l’escalier où les insurgés de Coltzida s’aventuraient en hésitant. Ils reculèrent à sa vue, comme si la terre se fût ouverte pour laisser passer le grand juge des enfers. Ils étaient quinze ou vingt, tous armés : aucun d’eux n’osa ni se défendre, ni s’excuser, ni fuir. Ils tremblaient sur leurs jambes devant la face terrible du Roi ressuscité. Hadgi-Stavros marcha droit à Coltzida, qui se cachait, plus pâle et plus glacé que tous les autres. Il jeta le bras en arrière par un effort impossible à mesurer, et d’un coup trancha cette tête ignoble d’épouvante. Le tremblement le reprit ensuite. Il laissa tomber son sabre le long du cadavre, et ne daigna point le ramasser.

– Marchons, dit-il, j’emporte mon fourreau. La lame n’est plus bonne à rien, ni moi non plus : j’ai fini.

Ses anciens compagnons s’approchèrent de lui pour lui demander grâce. Quelques-uns le supplièrent de ne point les abandonner ; ils ne savaient que devenir sans lui. Il ne les honora pas d’un seul mot de réponse. Il nous pria de le conduire à Castia pour prendre des chevaux, et à Salamine pour chercher Photini.

Les brigands nous laissèrent partir sans résistance. Au bout de quelques pas, mes amis s’aperçurent que je me traînais avec peine ; Giacomo me soutint ; Harris s’informa si j’étais blessé. Le Roi me lança un regard suppliant ; pauvre homme ! Je contai à mes amis que j’avais tenté une évasion périlleuse, et que mes pieds s’en étaient mal trouvés. Nous descendîmes lentement les sentiers de la montagne. Les cris des blessés et la voix des bandits qui délibéraient sur place nous poursuivirent à un demi-quart de lieue. À mesure que nous approchions du village, le temps se remettait, les chemins séchaient sous nos pas. Le premier rayon de soleil me parut bien beau. Hadgi-Stavros prêtait peu d’attention au monde extérieur : il regardait en lui-même. C’est quelque chose de rompre avec une habitude de cinquante ans.

Aux premières maisons de Castia, nous fîmes la rencontre du moine, qui portait un essaim dans un sac. Il nous présenta ses civilités et s’excusa de n’être point venu nous voir depuis la veille. Les coups de fusil lui avaient fait peur. Le Roi le salua de la main et passa outre.

Les chevaux de mes amis les attendaient avec leur guide auprès de la fontaine. Je demandai comment ils avaient quatre chevaux. Ils m’apprirent que M. Mérinay faisait partie de l’expédition, mais qu’il était descendu de cheval pour considérer une pierre curieuse, et qu’il n’avait point reparu.

Giacomo Fondi me porta sur ma selle, toujours à bras tendu : c’était plus fort que lui. Le Roi, aidé de Dimitri, se hissa péniblement sur la sienne. Harris et son neveu sautèrent à cheval ; le Maltais, Dimitri et le guide nous précédèrent à pied.

Chemin faisant, je m’approchai de Harris, et il me raconta comment la fille du Roi était tombée en son pouvoir.

– Figurez-vous, me dit-il, que j’arrivais de ma croisière, assez content de moi, et tout fier d’avoir coulé une demi-douzaine de pirates. Je mouille au Pirée le dimanche à six heures, je descends à terre, et comme il y avait huit jours que je vivais en tête-à-tête avec mon état-major, je me promettais une petite débauche de conversation. J’arrête un fiacre sur le port, et je le prends pour la soirée. Je tombe chez Christodule au milieu d’une consternation générale : je n’aurais jamais cru que tant d’ennui pût tenir dans la maison d’un pâtissier. Tout le monde était réuni pour le souper, Christodule, Maroula, Dimitri, Giacomo, William, M. Mérinay et la petite fille des dimanches, plus endimanchée que jamais ; William me conta votre affaire. Si j’ai poussé de beaux cris, inutile de vous le dire. J’étais furieux contre moi de n’avoir pas été là. Le petit m’assure qu’il a fait tout ce qu’il a pu. Il a battu toute la ville pour quinze mille francs, mais ses parents lui ont ouvert un crédit fort limité ; bref, il n’a pas trouvé la somme. Il s’est adressé, en désespoir de cause, à M. Mérinay ; mais le doux Mérinay prétend que tout son argent est prêté à des amis intimes, loin d’ici, bien loin, plus loin que le bout du monde.

« – Hé ! morbleu ! dis-je à Lobster, c’est en monnaie de plomb qu’il faut payer le vieux scélérat. À quoi te sert-il d’être plus adroit que Nemrod, si ton talent n’est bon qu’à écorner la prison de Socrate ? Il faut organiser une chasse aux Palicares ! J’ai refusé dans le temps un voyage dans l’Afrique centrale ; et j’en suis encore aux regrets. C’est double plaisir de tirer un gibier qui se défend. Fais provision de poudre et de balles, et demain matin nous entrons en campagne.

« William mord à l’hameçon, Giacomo donne un grand coup de poing sur la table ; vous connaissez les coups de poing de Giacomo. Il jure de nous accompagner, pourvu qu’on lui procure un fusil à un coup. Mais le plus enragé de tous était M. Mérinay. Il voulait teindre ses mains dans le sang des coupables. On accepta ses services, mais j’offris de lui acheter le gibier qu’il rapporterait. Il enflait sa petite voix de la façon la plus comique, et disait, en montrant ses poings de demoiselle, qu’Hadgi-Stavros aurait affaire à lui.

« Moi, je riais de bon cœur, d’autant plus qu’on est toujours gai la veille d’une bataille. Lobster devint tout guilleret à l’idée de montrer aux brigands les progrès qu’il avait fait. Giacomo ne se tenait pas de joie ; les coins de sa bouche lui entraient dans les oreilles ; il cassait ses noisettes avec la figure d’un casse-noisette de Nuremberg. M. Mérinay avait des rayons autour de la tête. Ce n’était plus un homme, mais un feu d’artifice.

« Excepté nous, tous les convives avaient des mines d’une aune. La grosse pâtissière se confondait en signes de croix ; Dimitri levait les yeux au ciel, le lieutenant de la phalange nous conseillait d’y regarder à deux fois avant de nous frotter au Roi des montagnes. Mais la fille au nez aplati, celle que vous avez baptisée du nom de Crinolina invariabilis, était plongée dans une douleur tout à fait plaisante. Elle poussait des soupirs de fendeur de bois, elle ne mangeait que par contenance, et j’aurais pu faire entrer dans mon œil gauche le couper qu’elle mit dans sa bouche.

– C’est une brave fille, Harris.

– Brave fille tant que vous voudrez, mais je trouve que votre indulgence pour elle passe les bornes. Moi, je n’ai jamais pu lui pardonner ses robes qui se fourrent obstinément sous les pieds de ma chaise, l’odeur de patchouli qu’elle répand autour de moi, et les regards pâmés qu’elle promène autour de la table. On dirait, sur ma parole, qu’elle n’est pas capable de regarder une carafe sans lui faire les yeux doux. Mais si vous l’aimez telle qu’elle est, il n’y a rien à dire. Elle partit à neuf heures pour sa pension ; je lui souhaitai un bon voyage. Dix minutes après, je serre la main de nos amis, nous prenons rendez-vous pour le lendemain, je sors, je réveille mon cocher, et devinez un peu qui je trouve dans la voiture ? Crinolina invariabilis avec la servante du pâtissier.

« Elle appuie un doigt sur sa bouche, je monte sans rien dire, et nous partons.

« – Monsieur Harris, me dit-elle en assez bon anglais, ma foi ! monsieur Harris, jurez-moi de renoncer à vos projets contre le Roi des montagnes.

« Je me mets à rire, elle se met à pleurer. Elle jure que je me ferai tuer ; je réponds que c’est moi qui tue les autres ; elle s’oppose à ce qu’on tue Hadgi-Stavros, je veux savoir pourquoi, et enfin, à bout d’éloquence, elle s’écrie, comme au cinquième acte d’un drame :

« – C’est mon père !

« Là-dessus, je commence à réfléchir sérieusement : une fois n’est pas coutume. Je songe qu’il me serait possible de récupérer un ami perdu sans en risquer deux ou trois autres, et je dis à la jeune Palicare :

« – Votre père vous aime-t-il ?

« – Plus que sa vie.

« – Vous a-t-il jamais refusé quelque chose ?

« – Rien de ce qu’il me faut.

« – Et si vous lui écriviez que vous avez besoin de M. Hermann Schultz, vous l’enverrait-il par retour du courrier ?

« – Non.

« – Vous en êtes sûre ?

« – Absolument.

« – Alors, mademoiselle, je n’ai plus qu’une chose à faire. À brigand, brigand et demi. Je vous emporte à bord de la Fancy, et je vous garde en otage jusqu’au retour d’Hermann.

« – J’allais vous le proposer, dit-elle. À ce prix papa vous rendra votre ami.

J’interrompis à ce mot le récit de John Harris.

– Hé bien, lui dis-je, vous n’admirez pas la pauvre fille qui vous aime assez pour se livrer entre vos mains ?

– La belle affaire ! répondit-il ; elle voulait sauver son honnête homme de père, et elle savait bien qu’une fois la guerre déclarée, nous ne le manquerions pas. Je lui promis de la traiter avec tous les égards qu’un galant homme doit à une femme. Elle pleura jusqu’au Pirée, je la consolai comme je pus. Elle murmurait entre ses dents : « Je suis une fille perdue ! » Je lui démontrai par A plus B qu’elle se retrouverait. Je la vis descendre de voiture, je l’embarquai avec la servante dans mon grand canot, le même qui nous attend là-bas. J’écrivis au vieux brigand une lettre catégorique et je renvoyai la bonne femme à la ville avec le petit message pour Dimitri.

« Depuis ce temps, la belle éplorée jouit sans partage de mon appartement. Ordre de la traiter comme la fille d’un roi. J’ai attendu jusqu’à lundi soir la réponse de son père, puis la patience m’a manqué ; je suis revenu à ma première idée ; j’ai pris mes pistolets, j’ai fait signe à nos amis, et vous savez le reste. Maintenant, à votre tour ! vous devez avoir tout un volume à raconter.

– Je suis à vous, lui dis-je. Il faut d’abord que j’aille glisser un mot dans l’oreille d’Hadgi-Stavros.

Je m’approchai du Roi des montagnes, et je lui dis tout bas :

– Je ne sais pourquoi je vous ai conté que Photini aimait John Harris. Il fallait que la peur m’eût tourné la tête. Je viens de causer avec lui, et je vous jure sur la tête de mon père qu’elle lui est aussi indifférente que s’il ne lui avait jamais parlé.

Le vieillard me remercia de la main, et j’allai raconter à John mes aventures avec Mary-Ann.

– Bravo ! fit-il. Je trouvais que le roman n’était pas complet, faute d’un peu d’amour. En voilà beaucoup, ce qui ne gâte rien.

– Excusez-moi, lui dis-je. Il n’y a pas d’amour dans tout ceci : une bonne amitié d’un côté, un peu de reconnaissance de l’autre. Mais il ne faut rien de plus, je pense, pour faire un mariage raisonnablement assorti.

– Épousez, mon ami, et prenez-moi pour témoin de votre bonheur.

– Vous l’avez bien gagné, John Harris.

– Quand la reverrez-vous ? Je donnerais beaucoup pour assister à l’entrevue.

– Je voudrais lui faire une surprise et la rencontrer comme par hasard.

– C’est une idée ! Après-demain, au bal de la cour ! Vous êtes invité, moi aussi. La lettre vous attend sur votre table, chez Christodule. D’ici là, mon garçon, il faut rester à mon bord pour vous refaire un peu. Vos cheveux sont roussis et vos pieds endommagés : nous avons le temps de remédier à tout.

Il était six heures du soir lorsque le grand canot de la Fancy nous mit tous à bord. On porta le Roi des montagnes jusque sur le pont. Il ne se soutenait plus. Photini se jeta dans ses bras en pleurant. C’était beaucoup de voir que tous ceux qu’elle aimait avaient survécu à la bataille, mais elle trouva son père vieilli de vingt ans. Peut-être aussi eut-elle à souffrir de l’indifférence de Harris. Il la remit au Roi avec un sans-façon tout américain, en lui disant :

– Nous sommes quittes. Vous m’avez rendu mon ami, je vous restitue mademoiselle. Donnant, donnant. Les bons comptes font les bons amis. Et maintenant, auguste vieillard, sous quel climat béni du ciel irez-vous chercher qui vous pende ? Vous n’êtes pas homme à vous retirer des affaires !

– Excusez-moi, répondit-il avec une certaine hauteur : j’ai dit adieu au brigandage, et pour toujours. Que ferais-je dans la montagne ? Tous mes hommes sont morts, blessés ou dispersés. J’en pourrais lever d’autres ; mais ces mains qui ont fait ployer tant de têtes me refusent le service. C’est aux jeunes à prendre ma place ; mais je les défie d’égaler ma fortune et ma renommée. Que vais-je faire de ce restant de vieillesse que vous m’avez laissé ? Je n’en sais rien encore ; mais soyez sûrs que mes derniers jours seront bien remplis. J’ai ma fille à établir, mes mémoires à dicter. Peut-être encore, si les secousses de cette semaine n’ont pas trop fatigué mon cerveau, consacrerai-je au service de l’État mes talents et mon expérience. Que Dieu me donne la santé de l’esprit : avant six mois je serai président du conseil des ministres.

VIII



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