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Le Roi des montagnes Beq edmond About Le Roi des montagnes roman La Bibliothèque électronique du Québec


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Hadgi-Stavros


Dimitri redescendit vers Athènes ; le moine remonta vers ses abeilles ; nos nouveaux maîtres nous poussèrent dans un sentier qui conduisait au camp de leur roi. Mme Simons fit acte d’indépendance en refusant de mettre un pied devant l’autre. Les brigands la menacèrent de la porter dans leurs bras : elle déclara qu’elle ne se laisserait pas porter. Mais sa fille la rappela à des sentiments plus doux, en lui faisant espérer qu’elle trouverait la table mise et qu’elle déjeunerait avec Hadgi-Stavros. Mary-Ann était plus surprise qu’épouvantée. Les brigands subalternes qui venaient de nous arrêter avaient fait preuve d’une certaine courtoisie ; ils n’avaient fouillé personne, et ils avaient tenu les mains loin de leurs prisonnières. Au lieu de nous dépouiller, ils nous avaient priés de nous dépouiller nous-mêmes ; ils n’avaient pas remarqué que ces dames portaient des pendants d’oreilles, et ils ne les avaient pas même invitées à ôter leurs gants. Nous étions donc bien loin de ces routiers d’Espagne et d’Italie qui coupent un doigt pour avoir une bague, et arrachent le lobe de l’oreille pour prendre une perle ou un diamant. Tous les malheurs dont nous étions menacés se réduisaient au paiement d’une rançon : encore était-il probable que nous serions délivrés gratis. Comment supposer qu’Hadgi-Stavros nous retiendrait impunément, à cinq lieues de la capitale, de la cour, de l’armée grecque, d’un bataillon de Sa Majesté Britannique, et d’un stationnaire anglais ? Ainsi raisonnait Mary-Ann. Pour moi, je pensais involontairement à l’histoire des petites filles de Mistra, et je me sentais gagné de tristesse. Je craignais que Mme Simons, par son obstination patriotique, n’exposât sa fille à quelque grand danger, et je me promettais de l’éclairer au plus tôt sur sa situation. Nous marchions un à un dans un sentier étroit, séparés les uns des autres par nos farouches compagnons de voyage. La route me paraissait interminable, et je demandai plus de dix fois si nous n’étions pas bientôt arrivés. Le paysage était affreux : la roche nue laissait à peine échapper par ses crevasses un petit buisson de chêne vert ou une touffe de thym épineux qui s’accrochait à nos jambes. Les brigands victorieux ne manifestaient aucune joie, et leur marche triomphale ressemblait à une promenade funèbre. Ils fumaient silencieusement des cigarettes grosses comme le doigt. Aucun d’eux ne causait avec son voisin : un seul psalmodiait de temps en temps une sorte de chanson nasillarde. Ce peuple est lugubre comme une ruine.

Sur les onze heures, un aboiement féroce nous annonça le voisinage du camp. Dix ou douze chiens énormes, grands comme des veaux, frisés comme des moutons, se ruèrent sur nous en montrant toutes leurs dents. Nos protecteurs les reçurent à coups de pierres, et après un quart d’heure d’hostilités la paix se fit. Ces monstres inhospitaliers sont les sentinelles avancées du Roi des Montagnes. Ils flairent la gendarmerie comme les chiens des contrebandiers flairent la douane. Mais ce n’est pas tout, et leur zèle est si grand, qu’ils croquent de temps à autre un berger inoffensif, un voyageur égaré, ou même un compagnon d’Hadgi-Stavros. Le Roi les nourrit, comme les vieux sultans entretenaient leurs janissaires, avec la crainte perpétuelle d’être dévoré.

Le camp du Roi était un plateau de sept ou huit cents mètres de superficie. J’eus beau y chercher les tentes de nos vainqueurs. Les brigands ne sont pas des sybarites, et ils dorment sous le ciel au 30 avril. Je ne vis ni dépouilles entassées, ni trésors étalés, ni rien de ce qu’on espère trouver au chef-lieu d’une bande de voleurs. Hadgi-Stavros se charge de faire vendre le butin ; chaque homme reçoit sa paie en argent et l’emploie à sa fantaisie. Les uns font des placements dans le commerce, les autres prennent hypothèque sur des maisons d’Athènes, d’autres achètent des terrains dans leurs villages ; aucun ne gaspille les produits du vol. Notre arrivée interrompit le déjeuner de vingt-cinq ou trente hommes, qui accoururent à nous avec leur pain et leur fromage. Le chef nourrit ses soldats : on leur distribue tous les jours une ration de pain, d’huile, de vin, de fromage, de caviar, de piment, d’olives amères, et de viande quand la religion le permet. Les gourmets qui veulent manger des mauves ou d’autres herbages sont libres de cueillir des friandises dans la montagne. Les brigands, comme les autres classes du peuple, allument rarement du feu pour leurs repas ; ils mangent les viandes froides et les légumes crus. Je remarquai que tous ceux qui se serraient autour de nous observaient religieusement la loi d’abstinence. Nous étions à la veille de l’Ascension, et ces braves gens, dont le plus innocent avait au moins un homme sur la conscience, n’auraient pas voulu charger leur estomac d’une cuisse de poulet. Arrêter deux Anglaises au bout de leurs fusils leur semblait une peccadille insignifiante ; Mme Simons avait péché bien plus gravement en mangeant de l’agneau le mercredi de l’Ascension.

Les hommes de notre escorte régalèrent copieusement la curiosité de leurs camarades. On les accabla de questions, et ils répondirent à tout. Ils étalèrent le butin qu’ils avaient fait, et ma montre d’argent obtint encore un succès qui flatta mon amour-propre. La savonnette d’or de Mary-Ann fut moins remarquée. Dans cette première entrevue, la considération publique tomba sur ma montre, et il en rejaillit quelque chose sur moi. Aux yeux de ces hommes simples, le possesseur d’une pièce si importante ne pouvait être moins qu’un milord.

La curiosité des brigands était agaçante, mais non pas insolente. Aucun d’eux ne faisait mine de nous traiter en pays conquis. Ils savaient que nous étions dans leurs mains et qu’ils nous échangeraient tôt ou tard contre un certain nombre de pièces d’or ; mais ils ne songeaient pas à se prévaloir de cette circonstance pour nous malmener ou nous manquer de respect. Le bon sens, ce génie impérissable du peuple grec, leur montrait en nous les représentants d’une race différente, et jusqu’à un certain point supérieure. La barbarie victorieuse rendait un secret hommage à la civilisation vaincue. Plusieurs d’entre eux voyaient pour la première fois l’habit européen. Ceux-là tournaient autour de nous comme les habitants du nouveau monde autour des Espagnols de Colombo. Ils tâtaient furtivement l’étoffe de mon paletot, pour savoir de quel tissu elle était faite. Ils auraient voulu pouvoir m’ôter tous mes vêtements, pour les examiner en détail. Peut-être même n’auraient-ils pas été fâchés de me casser en deux ou trois morceaux pour étudier la structure intérieure d’un milord ; mais je suis sûr qu’ils ne l’eussent pas fait sans s’excuser et sans me demander pardon de la liberté grande.

Mme Simons ne tarda pas à perdre patience ; elle s’ennuyait d’être examinée de si près par ces mangeurs de fromage qui ne lui offraient point à déjeuner. Tout le monde n’aime pas à se donner en spectacle. Le rôle de curiosité vivante déplaisait fort à la bonne dame, quoiqu’elle eût pu le remplir avantageusement dans tous les pays du globe. Quant à Mary-Ann, elle tombait de fatigue. Une course de six heures, la faim, l’émotion, la surprise, avaient eu bon marché de cette créature délicate. Figurez-vous une jeune Miss élevée dans la ouate, habituée à marcher sur les tapis des salons ou sur le raygrass des plus beaux parcs. Ses bottines étaient déjà déchirées par les aspérités du chemin, et les buissons avaient frangé le bas de sa robe. Elle avait pris du thé la veille, dans les salons de la légation d’Angleterre, en feuilletant les admirables albums de M. Wyse : elle se voyait transportée sans transition au milieu d’un paysage affreux et d’une horde de sauvages, et elle n’avait pas la consolation de se dire : « C’est un rêve » car elle n’était ni couchée, ni assise, mais debout, au grand désespoir de ses petits pieds.

Une nouvelle troupe survint, qui rendit notre position intolérable. Ce n’était pas une troupe de brigands ; c’était bien pis. Les Grecs portent sur eux toute une ménagerie de petits animaux agiles, capricieux, insaisissables, qui leur tiennent compagnie nuit et jour, les occupent jusque dans le sommeil, et, par leurs bonds et leurs piqûres, accélèrent le mouvement des esprits et la circulation du sang. Les puces des brigands, dont je puis vous montrer quelques échantillons dans ma collection entomologique, sont plus rustiques, plus fortes et plus agiles que celles des citadins : le grand air a des vertus si puissantes ! Mais je m’aperçus trop tôt qu’elles n’étaient pas contentes de leur sort et qu’elles trouvaient plus de régal sur la peau fine d’un jeune Allemand que sur le cuir tanné de leurs maîtres. Une émigration armée se dirigea sur mes jambes. Je sentis d’abord une vive démangeaison autour des chevilles : c’était la déclaration de guerre. Dix minutes plus tard, une division d’avant-garde se jeta sur le mollet droit. J’y portai vivement la main. Mais, à la faveur de cette diversion, l’ennemi s’avançait à marches forcées vers mon aile gauche et prenait position sur les hauteurs du genou. J’étais débordé, et toute résistance devenait inutile. Si j’avais été seul, dans un coin écarté, j’aurais tenté avec quelque succès la guerre d’escarmouches. Mais la belle Mary-Ann était devant moi, rouge comme une cerise, et tourmentée peut-être aussi par quelque ennemi secret. Je n’osais ni me plaindre ni me défendre ; je dévorai héroïquement mes douleurs sans lever les yeux sur Miss Simons ; et je souffrais pour elle un martyre dont on ne me saura jamais gré. Enfin, à bout de patience et décidé à me soustraire par la fuite au flot montant des invasions, je demandai à comparaître devant le Roi. Ce mot rappela nos guides à leur devoir. Ils demandèrent où était Hadgi-Stavros. On leur répondit qu’il travaillait dans ses bureaux.

– Enfin, dit Mme Simons, je pourrai donc m’asseoir dans un fauteuil.

Elle prit mon bras, offrit le sien à sa fille, et marcha d’un pas délibéré dans la direction où la foule nous conduisait. Les bureaux n’étaient pas loin du camp, et nous y fûmes en moins de cinq minutes.

Les bureaux du Roi ressemblaient à des bureaux comme le camp des voleurs ressemblait à un camp. On n’y voyait ni tables, ni chaises, ni mobilier d’aucune sorte. Hadgi-Stavros était assis en tailleur, sur un tapis carré, à l’ombre d’un sapin. Quatre secrétaires et deux domestiques se groupaient autour de lui. Un jeune garçon de seize à dix-huit ans s’occupait incessamment à remplir, à allumer et à nettoyer le chibouk du maître. Il portait à la ceinture un sac à tabac, brodé d’or et de perles fines, et une pince d’argent destinée à prendre les charbons. Un autre serviteur passait la journée à préparer les tasses de café, les verres d’eau et les sucreries destinés à rafraîchir la bouche royale. Les secrétaires, assis à cru sur le rocher, écrivaient sur leurs genoux avec des roseaux taillés. Chacun d’eux avait à portée de la main une longue boîte de cuivre contenant les roseaux, le canif et l’écritoire. Quelques cylindres de fer-blanc, pareils à ceux où nos soldats roulent leur congé, servaient de dépôt des archives. Le papier n’était pas indigène, et pour cause. Chaque feuille portait le mot BATH en majuscules.

Le Roi était un beau vieillard, merveilleusement conservé, droit, maigre, souple comme un ressort, propre et luisant comme un sabre neuf. Ses longues moustaches blanches pendaient sous le menton comme deux stalactites de marbre. Le reste du visage était scrupuleusement rasé, le crâne nu jusqu’à l’occiput, où une grande tresse de cheveux blancs s’enroulait sous le bonnet. L’expression de ses traits me parut calme et réfléchie. Une paire de petits yeux bleu clair et un menton carré annonçaient une volonté inébranlable. Sa figure était longue, et la disposition des rides l’allongeait encore. Tous les plis du front se brisaient par le milieu et semblaient se diriger vers la rencontre des sourcils ; deux sillons larges et profonds descendaient perpendiculairement à la commissure des lèvres, comme si le poids des moustaches eût entraîné les muscles de la face. J’ai vu bon nombre de septuagénaires ; j’en ai même disséqué un qui aurait attrapé la centaine si la diligence d’Osnabruck ne lui eût passé sur le corps ; mais je ne me souviens pas d’avoir observé une vieillesse plus verte et plus robuste que celle d’Hadgi-Stavros.

Il portait l’habit de Tino et de toutes les îles de l’Archipel. Son bonnet rouge formait un large pli à sa base autour du front. Il avait la veste de drap noir, soutachée de soie noire, l’immense pantalon bleu qui absorbe plus de vingt mètres de cotonnade, et les grandes bottes en cuir de Russie, souple et solide. La seule richesse de son costume était une ceinture brodée d’or et de pierreries, qui pouvait valoir deux ou trois mille francs. Elle enserrait dans ses plis une bourse de cachemire brodée, un cangiar de Damas dans un fourreau d’argent, un long pistolet monté en or et en rubis, et la baguette assortissante.

Immobile au milieu de ses employés, Hadgi-Stavros ne remuait que le bout des doigts et le bout des lèvres : les lèvres pour dicter sa correspondance, les doigts peur compter les grains de son chapelet. C’était un de ces beaux chapelets d’ambre laiteux qui ne servent point à chiffrer des prières, mais à amuser l’oisiveté solennelle des Turcs.

Il leva la tête à notre approche, devina d’un coup d’œil l’accident qui nous amenait, et nous dit avec une gravité qui n’avait rien d’ironique :

– Vous êtes les bienvenus. Asseyez-vous.

– Monsieur, cria Mme Simons, je suis Anglaise, et...

Il interrompit le discours en faisant claquer sa langue contre les dents de sa mâchoire supérieure, des dents superbes en vérité.

– Tout à l’heure, dit-il, je suis occupé.

Il n’entendait que le grec, et Mme Simons ne savait que l’anglais ; mais la physionomie du Roi était si parlante, que la bonne dame comprit aisément sans le secours d’un interprète.

Nous prîmes place dans la poussière. Quinze ou vingt brigands s’accroupirent autour de nous, et le Roi, qui n’avait point de secrets à cacher, dicta paisiblement ses lettres de famille et ses lettres d’affaires. Le chef de la troupe qui nous avait arrêtés vint lui donner un avis à l’oreille. Il répondit d’un ton hautain :

– Qu’importe, quand le milord comprendrait ? Je ne fais rien de mal, et tout le monde peut m’entendre. Va t’asseoir. Toi, Spiro, écris « c’est à ma fille. »

Il se moucha fort adroitement dans ses doigts, et dicta d’une voix grave et douce :

« Mes chers yeux (ma chère enfant), la maîtresse de pension m’a écrit que ta santé était raffermie et que ce méchant rhume était parti avec les jours d’hiver. Mais on n’est pas aussi content de ton application, et l’on se plaint que tu n’étudies plus guère depuis le commencement du mois d’avril. Mme Mavros dit que tu deviens distraite et que l’on te voit accoudée sur ton livre, les yeux en l’air, comme si tu pensais à autre chose. Je ne saurais trop te dire qu’il faut travailler assidûment. Suis les exemples de toute ma vie. Si je m’étais reposé, comme tant d’autres, je ne serais pas arrivé au rang que j’occupe dans la société. Je veux que tu sois digne de moi, et c’est pourquoi je fais de si grands sacrifices pour ton éducation. Tu sais si je t’ai jamais refusé les maîtres ou les livres que tu m’as demandés ; mais il faut que mon argent profite. Le Walter Scott est arrivé au Pirée, ainsi que le Robinson et tous les livres anglais que tu as témoigné le désir de lire : fais-les prendre à la douane par nos amis de la rue d’Hermès. Tu recevras par la même occasion le bracelet que tu demandais et cette machine d’acier pour faire bouffer les jupes de tes robes. Si ton piano de Vienne n’est pas bon, comme tu me le dis, et qu’il te faille absolument un instrument de Pleyel, tu l’auras. Je ferai un ou deux villages après la vente des récoltes, et le diable sera bien malin si je n’y trouve pas la monnaie d’un joli piano. Je pense, comme toi, que tu as besoin de savoir la musique ; mais ce que tu dois apprendre avant tout, c’est les langues étrangères. Emploie tes dimanches de la façon que je t’ai dit, et profite de la complaisance de nos amis. Il faut que tu sois en état de parler le français, l’anglais et surtout l’allemand. Car enfin tu n’es pas faite pour vivres dans ce petit pays ridicule, et j’aimerais mieux te voir morte que mariée à un Grec. Fille de roi, tu ne peux épouser qu’un prince. Je ne dis pas un prince de contrebande, comme tous nos Phanariotes qui se vantent de descendre des empereurs d’Orient, et dont je ne voudrais pas pour mes domestiques, mais un prince régnant et couronné. On en trouve de fort convenables en Allemagne, et ma fortune me permet de t’en choisir un. Si les Allemands ont pu venir régner chez nous, je ne vois pas pourquoi tu n’irais pas régner chez eux à ton tour. Hâte-toi donc d’apprendre leur langue, et dis-moi dans ta prochaine lettre que tu as fait des progrès. Sur ce, mon enfant, je t’embrasse bien tendrement, et je t’envoie, avec le trimestre de ta pension, mes bénédictions paternelles. »

Mme Simons se pencha vers moi et me dit à l’oreille :

– Est-ce notre sentence qu’il dicte à ses brigands ?

Je répondis :

– Non, madame. Il écrit à sa fille.

– À propos de notre capture ?

– À propos de piano, de crinoline et de Walter Scott.

– Cela peut durer longtemps. Va-t-il nous inviter à déjeuner ?

– Voici déjà son domestique qui nous apporte des rafraîchissements.

Le cafedgi du Roi se tenait devant nous avec trois tasses à café, une boîte de rahat-loukoum et un pot de confitures. Mme Simons et sa fille rejetèrent le café avec dégoût, parce qu’il était préparé à la turque et trouble comme une bouillie. Je vidai ma tasse en vrai gourmet de l’Orient. Les confitures, qui étaient du sorbet à la rose, n’obtinrent qu’un succès d’estime, parce que nous étions forcés de les manger tous trois avec une seule cuiller. Les délicats sont malheureux dans ce pays de bonhomie. Mais le rahat-loukoum, découpé en morceaux, flatta le palais de ces dames sans trop choquer leurs habitudes. Elles prirent à belles mains cette gelée d’amidon parfumé, et vidèrent la boîte jusqu’au fond, tandis que le Roi dictait la lettre suivante :

« Mrs Earley et Cie, 31, Cavendish-Square, à Londres.

« J’ai vu par votre honorée du 5 avril et le compte courant qui l’accompagne, que j’ai présentement 22 750 livres sterling à mon crédit. Il vous plaira placer ces fonds, moitié en trois pour cent anglais, moitié en actions du Crédit mobilier, avant que le coupon soit détaché. Vendez mes actions de la Banque royale britannique : c’est une valeur qui ne m’inspire plus autant de confiance. Prenez-moi, en échange, des Omnibus de Londres. Si vous trouvez 15 000 livres de ma maison du Strand (elle les valait en 1852), vous m’achèterez de la Vieille-Montagne pour une somme égale. Envoyez chez les frères Rhalli 100 guinées (2 645 frs) : c’est ma souscription pour l’école hellénique de Liverpool. J’ai pesé sérieusement la proposition que vous m’avez fait l’honneur de me soumettre, et, après mûres réflexions, j’ai résolu de persister dans ma ligne de conduite et de faire les affaires exclusivement au comptant. Les marchés à terme ont un caractère aléatoire qui doit mettre en défiance tout bon père de famille. Je sais bien que vous n’exposeriez mes capitaux qu’avec la prudence qui a toujours distingué votre maison ; mais quand même les bénéfices dont vous me parlez seraient certains, j’éprouverais, je l’avoue, une certaine répugnance à léguer à mes héritiers une fortune augmentée par le jeu.

« Agréez, etc...

« Hadgi-Stavros, propriétaire. »

– Est-il question de nous ? me dit Mary-Ann.

– Pas encore, mademoiselle. Sa Majesté aligne des chiffres.

– Des chiffres ici ? Je croyais qu’on n’en faisait que chez nous.

– Monsieur votre père n’est-il pas l’associé d’une maison de banque ?

– Oui ; de la maison Barley et Cie.

– Y a-t-il deux banquiers du même nom à Londres ?

– Pas que je sache.

– Avez-vous entendu dire que la maison Barley et Cie fît des affaires avec l’Orient ?

– Mais avec le monde entier !

– Et vous habitez Cavendish-Square ?

– Non, il n’y a que les bureaux. Notre maison est dans Piccadilly.

– Merci, mademoiselle. Permettez-moi d’écouter la suite. Ce vieillard a une correspondance des plus attachantes.

Le Roi dicta, sans désemparer, un long rapport aux actionnaires de sa bande. Ce curieux document était adressé à M. Georges Micrommati, officier d’ordonnance, au palais, pour qu’il en donnât lecture dans l’assemblée générale des intéressés.

« Compte rendu des opérations de la Compagnie Nationale du Roi des montagnes. Exercice 1855-56.

« Camp du roi, 30 avril 1856.

« Messieurs,

« Le gérant que vous avez honoré de votre confiance vient aujourd’hui, pour la quatorzième fois, soumettre à votre approbation le résumé de ses travaux de l’année. Depuis le jour où l’acte constitutif de notre société fut signé en l’étude de maître Tsappas, notaire royal à Athènes, jamais notre entreprise n’a rencontré plus d’obstacles, jamais la marche de nos travaux n’a été entravée par de plus sérieuses difficultés. C’est en présence d’une occupation étrangère, sous les yeux de deux armées, sinon hostiles, au moins malveillantes, qu’il a fallu maintenir le jeu régulier d’une institution éminemment nationale. Le Pirée envahi militairement, la frontière de Turquie surveillée avec une jalousie qui n’a pas de précédents dans l’histoire, ont restreint notre activité dans un cercle étroit, et imposé à notre zèle des limites infranchissables. Dans cette zone rétrécie, nos ressources étaient encore réduites par la pénurie générale, la rareté de l’argent, l’insuffisance des récoltes. Les oliviers n’ont pas tenu ce qu’ils promettaient, le rendement des céréales a été médiocre, et la vigne n’est pas encore délivrée de l’oïdium. Dans ces circonstances, il était bien difficile de profiter de la tolérance des autorités et de la douceur d’un gouvernement paternel. Notre entreprise est liée si étroitement aux intérêts du pays, qu’elle ne peut fleurir que dans la prospérité générale, et qu’elle ressent le contrecoup de toutes les calamités publiques ; car à ceux qui n’ont rien on ne prend rien, ou peu de chose.

« Les voyageurs étrangers, dont la curiosité est si utile au royaume et à nous, ont été fort rares. Les touristes anglais, qui composaient autrefois une branche importante de notre revenu, ont manqué totalement. Deux jeunes Américains arrêtés sur la route du Pentélique nous ont fait tort de leur rançon. Un esprit de défiance, alimenté par quelques gazettes de France et d’Angleterre, écarte de nous les gens dont la capture nous serait utile.

« Et cependant, messieurs, telle est la vitalité de notre institution, qu’elle a mieux résisté à cette crise fatale que l’agriculture, l’industrie et le commerce. Vos capitaux confiés en mes mains ont profité, non pas autant que je l’aurais voulu, mais beaucoup mieux que personne ne pouvait l’espérer. Je n’en dirai pas plus long ; je laisse parler les chiffres. L’arithmétique est plus éloquente que Démosthène.

« Le capital social, limité d’abord au chiffre modeste de 50 000 frs, s’est élevé à 120 000 par trois émissions successives d’actions de 500 frs.

« Nos recettes brutes, du 1er mai 1855 au 30 avril 1856, se montent à la somme de :....261 482 frs.

« Nos dépenses se divisent comme il suit :

Dîme payée aux églises et monastères : .... 26 148

Intérêt du capital au taux légal de 10 pour 100 : .... 12 000

Solde et nourriture de 80 hommes à 650 franc l’un : .... 52 000

Matériel, armes, etc. : .... 7 056

Réparation de la route de Thèbes, qui était devenue impraticable et où l’on ne trouvait plus de voyageurs à arrêter : .... 2 540

À reporter : .... 99 744

Report : .... 99 744

Frais de surveillance sur les grands chemins : .... 5 835

Frais de bureau : .... 3

Subvention de quelques journalistes : .... 11 900

Encouragements à divers employés de l’ordre administratif et judiciaire : .... 18 000

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