Ana səhifə

Le Roi des montagnes Beq edmond About Le Roi des montagnes roman La Bibliothèque électronique du Québec


Yüklə 0.51 Mb.
səhifə3/9
tarix24.06.2016
ölçüsü0.51 Mb.
1   2   3   4   5   6   7   8   9

Mary-Ann


Les études de ma jeunesse ont développé en moi une passion qui a fini par empiéter sur toutes les autres : c’est le désir de savoir, ou, si vous aimez mieux l’appeler autrement, la curiosité. Jusqu’au jour où je partis pour Athènes, mon seul plaisir avait été d’apprendre ; mon seul chagrin, d’ignorer. J’aimais la science comme une maîtresse, et personne n’était encore venu lui disputer mon cœur. En revanche, il faut convenir que je n’étais pas tendre, et que la poésie et Hermann Schultz entraient rarement par la même porte. Je me promenais dans le monde comme dans un vaste muséum, la loupe à la main. J’observais les plaisirs et les souffrances d’autrui comme des faits dignes d’étude, mais indignes d’envie ou de pitié. Je ne jalousais pas plus un heureux ménage qu’un couple de palmiers mariés par le vent ; j’avais juste autant de compassion pour un cœur déchiré par l’amour que pour un géranium grillé par la gelée. Quand on a disséqué des animaux vivants, on n’est plus guère sensible aux cris de la chair palpitante. J’aurais été bon public dans un combat de gladiateurs.

L’amour de Photini pour John Harris eût apitoyé tout autre qu’un naturaliste. La pauvre créature aimait à tort et à travers, suivant la belle expression d’Henri IV ; et il était évident qu’elle aimerait en pure perte. Elle était trop timide pour laisser percer son amour, et John était trop brouillon pour le deviner. Quand même il se serait aperçu de quelque chose, le moyen d’espérer qu’il s’intéresserait à une laideron naïve des bords de l’Ilissus ? Photini passa quatre autres journées avec lui, les quatre dimanches d’avril. Elle le regarda, du matin au soir, avec des yeux languissants et désespérés ; mais elle ne trouva jamais le courage d’ouvrir la bouche en sa présence. Harris sifflait tranquillement, Dimitri grondait comme un jeune dogue, et moi, j’observais en souriant cette étrange maladie dont ma constitution m’avait toujours préservé.

Mon père m’écrivit sur ces entrefaites pour me dire que les affaires allaient bien mal, que les voyageurs étaient rares, que la vie était chère, que nos voisins d’en face venaient d’émigrer, et que si j’avais trouvé une princesse russe, je n’avais rien de mieux à faire que de l’épouser sans délai. Je répondis que je n’avais trouvé personne à séduire, si ce n’est la fille d’un pauvre colonel grec ; qu’elle était sérieusement éprise, mais d’un autre que moi ; que je pourrais, avec un peu d’adresse, devenir son confident, mais que je ne ferais jamais son mari. Au demeurant, ma santé était bonne, mon herbier magnifique. Mes recherches, renfermées jusque-là dans la banlieue d’Athènes, allaient pouvoir s’étendre plus loin. La sécurité renaissait, les brigands avaient été battus par la gendarmerie, et tous les journaux annonçaient la dispersion de la bande d’Hadgi-Stavros. Dans un mois au plus tard je pourrais me mettre en route pour l’Allemagne, et solliciter une place qui donnât du pain à toute la famille.

Nous avions lu, le dimanche 28 avril, dans le Siècle d’Athènes, la grande défaite du roi des Montagnes. Les rapports officiels disaient qu’il avait eu vingt hommes mis hors de combat, son camp brûlé, sa troupe dispersée, et que la gendarmerie l’avait poursuivi jusque dans les marais de Marathon. Ces nouvelles, fort agréables à tous les étrangers, avaient paru causer moins de plaisir aux Grecs, et particulièrement à nos hôtes. Christodule, pour un lieutenant de la phalange, manquait d’enthousiasme, et la fille du colonel Jean avait failli pleurer en écoutant la défaite du brigand. Harris, qui avait apporté le journal, ne dissimulait pas sa joie. Quant à moi, je rentrais en possession de la campagne, et j’étais enchanté. Dès le 30 au matin, je me mis en route avec ma boîte et mon bâton. Dimitri m’éveilla sur les quatre heures. Il allait prendre les ordres d’une famille anglaise, débarquée depuis quelques jours à l’hôtel des Étrangers.

Je descendis la rue d’Hermès jusqu’au carrefour de la Belle-Grèce, et je pris la rue d’Éole. En passant devant la place des Canons, je saluai la petite artillerie du royaume, qui sommeille sous un hangar en rêvant la prise de Constantinople, et j’arrivai en quatre enjambées à la promenade de Patissia. Les mélias qui la bordent des deux côtés commençaient à entrouvrir leurs fleurs odorantes. Le ciel, d’un bleu foncé, blanchissait imperceptiblement entre l’Hymette et le Pentélique. Devant moi, à l’horizon, les sommets du Parnès se dressaient comme une muraille ébréchée : c’était le but de mon voyage. Je descendis par un chemin de traverse jusqu’à la maison de la comtesse Janthe Théotoki, occupée par la légation de France ; je longeai les jardins du prince Michel Soutzo de l’Académie de Platon, qu’un président de l’aréopage mit en loterie il y a quelques années, et j’entrai dans le bois d’oliviers. Les grives matinales et les merles, leurs cousins germains, sautillaient dans les feuillages argentés et bavardaient joyeusement sur ma tête. Au débouché du bois, je traversai de grandes orges vertes où les chevaux de l’Attique, courts et trapus comme sur la frise du Parthénon, se consolaient du fourrage sec et de la nourriture échauffante de l’hiver. Des bandes de tourterelles s’envolaient à mon approche, et les alouettes huppées montaient verticalement dans le ciel comme les fusées d’un feu d’artifice. De temps en temps une tortue indolente traversait le chemin en traînant sa maison. Je la couchais soigneusement sur le dos, et je poursuivais ma route en lui laissant l’honneur de se tirer d’affaire. Après deux heures de marche, j’entrai dans le désert. Les tracés de culture disparaissaient ; on ne voyait sur le sol aride que des touffes d’herbe maigre, des oignons d’ornithogale ou de longues tiges d’asphodèles desséchées. Le soleil se levait et je voyais distinctement les sapins qui hérissent le flanc du Parnès. Le sentier que j’avais pris n’était pas un guide bien sûr, mais je me dirigeais sur un groupe de maisons éparpillées au revers de la montagne, et qui devaient être le village de Castia.

Je franchis d’une enjambée le Céphise éleusinien, au grand scandale des petites tortues plates qui sautaient à l’eau comme de simples grenouilles. À cent pas plus loin, le chemin se perdit dans un ravin large et profond, creusé par les pluies de deux ou trois mille hivers. Je supposai avec quelque raison que le ravin devait être la route. J’avais remarqué, dans mes excursions précédentes, que les Grecs se dispensent de tracer un chemin toutes les fois que l’eau a bien voulu se charger de la besogne. Dans ce pays, où l’homme contrarie peu le travail de la nature, les torrents sont routes royales ; les ruisseaux, routes départementales ; les rigoles, chemins vicinaux. Les orages font l’office d’ingénieurs des ponts et chaussées, et la pluie est un agent voyer qui entretient, sans contrôle, les chemins de grande et de petite communication. Je m’enfonçai donc dans le ravin, et je poursuivis ma promenade entre deux rives escarpées qui me cachaient la plaine, la montagne et mon but. Mais le chemin capricieux faisait tant de détours, que bientôt il me fut difficile de savoir dans quelle direction je marchais, et si je ne tournais pas le dos au Parnès. Le parti le plus sage eût été de grimper sur l’une ou l’autre rive et de m’orienter en plaine ; mais les talus étaient à pic, j’étais las, j’avais faim, et je me trouvais bien à l’ombre. Je m’assis sur un galet de marbre, je tirai de ma boîte un morceau de pain, une épaule d’agneau froide, et une gourde du petit vin que vous savez. Je me disais : « Si je suis sur un chemin, il y passera peut-être quelqu’un et je m’informerai. »

En effet, comme je refermais mon couteau pour m’étendre à l’ombre avec cette douce quiétude qui suit le déjeuner des voyageurs et des serpents, je crus entendre un pas de cheval. J’appliquai une oreille contre terre et je reconnus que deux ou trois cavaliers s’avançaient derrière moi. Je bouclai ma boîte sur mon dos, et je m’apprêtai à les suivre, dans le cas où ils se dirigeraient sur le Parnès. Cinq minutes après, je vis apparaître deux dames montées sur des chevaux de manège et équipées comme des Anglaises en voyage. Derrière elles marchait un piéton que je n’eus pas de peine à reconnaître : c’était Dimitri.

Vous qui avez un peu couru le monde, vous n’êtes pas sans avoir remarqué que le voyageur se met toujours en marche sans aucun souci des vanités de la toilette, mais que s’il vient à rencontrer des dames, fussent-elles plus vieilles que la colombe de l’arche, il sort brusquement de cette indifférence et jette un regard inquiet sur son enveloppe poudreuse. Avant même de distinguer la figure des deux amazones derrière leurs voiles de crêpe bleu, j’avais fait l’inspection de toute ma personne, et j’avais été assez satisfait. Je portais les vêtements que vous voyez, et qui sont encore présentables, quoiqu’ils me servent depuis bientôt deux ans. Je n’ai changé que ma coiffure : une casquette, fût-elle aussi belle et aussi bonne que celle-ci, ne protégerait pas un voyageur contre les coups de soleil. J’avais un chapeau de feutre gris à larges bords, où la poussière ne marquait point.

Je l’ôtai poliment sur le passage des deux dames, qui ne parurent pas s’inquiéter grandement de mon salut. Je tendis la main à Dimitri, et il m’apprit en quelques mots tout ce que je voulais savoir.

– Suis-je bien sur le chemin du Parnès ?

– Oui, nous y allons.

– Je peux faire route avec vous ?

– Pourquoi pas ?

– Qu’est-ce que ces dames ?

– Mes Anglaises. Le milord est resté à l’hôtel.

– Quelle espèce de gens ?

– Peuh ! des banquiers de Londres. La vieille dame est Mme Simons, de la maison Barley et Cie ; le milord est son frère ; la demoiselle est sa fille.

– Jolie ?

– Suivant les goûts. J’aime mieux Photini.

– Irez-vous jusqu’à la forteresse de Philé ?

– Oui. Elles m’ont pris pour une semaine, à dix francs par jour et nourri. C’est moi qui organiserai les promenades. J’ai commencé par celle-ci, parce que je savais vous rencontrer. Mais quelle guêpe les pique ?

La vieille dame, ennuyée de voir que je lui empruntais son domestique, avais mis sa bête au trot dans un passage où, de mémoire de cheval, personne n’avait jamais trotté. L’autre animal, piqué au jeu, essayait de prendre la même allure, et, si nous avions causé quelques minutes de plus, nous étions distancés. Dimitri court rejoindre ces dames, et j’entendis Mme Simons lui dire en anglais :

– Ne vous éloignez pas. Je suis Anglaise et je veux être bien servie. Je ne vous paie pas pour faire la conversation avec vos amis. Qu’est-ce que ce Grec avec qui vous causiez ?

– C’est un Allemand, madame.

– Ah !... Qu’est-ce qu’il fait ?

– Il cherche des herbes.

– C’est donc un apothicaire.

– Non, madame : c’est un savant.

– Ah !... Sait-il l’anglais ?

– Oui, madame, très bien.

– Ah !...

Les trois « ah ! » de la vieille dame furent dits sur trois tons différents, que j’aurais eu du plaisir à noter si j’avais su la musique. Ils indiquaient par des nuances bien sensibles les progrès que j’avais faits dans l’estime de Mme Simons. Cependant elle ne m’adressa pas la parole, et je suivis la petite caravane à quelques pas de distance. Dimitri n’osait plus causer avec moi : il marchait en avant, comme un prisonnier de guerre. Tout ce qu’il put faire en ma faveur fut de me lancer deux ou trois regards qui voulaient dire en français : « Que ces Anglaises sont pimbêches ! » Miss Simons ne retournait pas la tête, et j’étais hors d’état de décider en quoi sa laideur différait de celle de Photini. Ce que je pus voir sans indiscrétion, c’est que la jeune Anglaise était grande et merveilleusement faite. Ses épaules étaient larges, sa taille ronde comme un jonc et souple comme un roseau. Le peu qu’on apercevait de son cou m’eût fait penser aux cygnes du jardin zoologique, quand même je n’aurais pas été naturaliste.

Sa mère se retourna pour lui parler, et je doublai le pas, dans l’espoir d’entendre sa voix. Ne vous ai-je pas averti que j’étais passionnément curieux ? J’arrivai juste à temps pour recueillir la conversation suivante :

– Mary-Ann !

– Maman ?

– J’ai faim.

– Avez-vous ?

– J’ai.


– Moi, maman, j’ai chaud.

– Avez-vous ?

Vous croyez que ce dialogue éminemment anglais me fit sourire ? Point du tout, monsieur ; j’étais sous le Charme. La voix de Mary-Ann avait suivi je ne sais quel chemin pour pénétrer je ne sais où ; le fait est qu’en l’écoutant j’éprouvai comme une angoisse délicieuse, et je me sentis très agréablement étouffé. De me vie je n’avais rien entendu de plus jeune, de plus frais, de plus argentin que cette petite voix. Le son d’une pluie d’or tombant sur le toit de mon père m’aurait paru moins doux en vérité. « Quel malheur, pensais-je en moi-même, que les oiseaux les plus mélodieux soient nécessairement les plus laids ! » Et je craignais de voir son visage, et pourtant je mourais d’envie de la regarder en face, tant la curiosité a d’empire sur moi.

Dimitri comptait faire déjeuner les deux voyageuses au khan de Calyvia. C’est une auberge construite en planches mal jointes ; mais on y trouve en toute saison une outre de vin résiné, une bouteille de raki, c’est-à-dire d’anisette, du pain bis, des œufs, et tout un régiment de vénérables couveuses que la mort transforme en poulets, en vertu de la métempsycose. Malheureusement le khan était désert et la porte fermée. À cette nouvelle, Mme Simons fit une querelle très aigre à Dimitri, et comme elle se retournait en arrière, elle me montra une figure aussi anguleuse que la lame d’un couteau de Sheffield, et deux rangées de dents semblables à des palissades.

– Je suis Anglaise, disait-elle, et j’ai la prétention de manger lorsque j’ai faim.

– Madame, répliqua piteusement Dimitri, vous déjeunerez dans une demi-heure au village de Castia.

Moi qui avais déjeuné, je me livrais à des réflexions mélancoliques sur la laideur de Mme Simons, et je murmurais entre mes dents un aphorisme de la grammaire latine de Fraugman : « Telle mère, telle fille. » Qualis mater, talis filia.

Depuis le khan jusqu’au village, la route est particulièrement détestable. C’est une rampe étroite, entre un rocher à pic et un précipice qui donnerait le vertige aux chamois eux-mêmes. Mme Simons, avant de s’engager dans ce sentier diabolique, où les chevaux trouvaient bien juste la place de leurs quatre fers, demanda s’il n’y avait pas un autre chemin.

– Je suis Anglaise, dit-elle, et je ne suis pas faite pour rouler dans les précipices.

Dimitri fit l’éloge du chemin ; il assurait qu’il y en avait de cent fois pires dans le royaume.

– Au moins, reprit la bonne dame, tenez la bride de mon cheval. Mais que deviendra ma fille ? Conduisez le cheval de ma fille ! Cependant il ne faut pas que je me rompe le cou. Ne pourriez-vous pas tenir les deux chevaux en même temps ? Ce sentier est détestable en vérité. Je veux croire qu’il est assez bon pour des Grecs, mais il n’est pas fait pour des Anglaises. N’est-il pas vrai, monsieur ? ajouta-t-elle en se tournant gracieusement vers moi.

J’étais introduit. Régulière ou non, la présentation était faite. J’arrivais sous les auspices d’un personnage bien connu dans les romans du moyen âge, et que les poètes du quatorzième siècle appelaient Danger. Je m’inclinai avec toute l’élégance que la nature m’a permise, et je répondis en anglais :

– Madame, le chemin n’est pas si mauvais qu’il vous semble à première vue. Vos chevaux ont le pied sûr ; je les connais pour les avoir montés. Enfin, vous avez deux guides, si vous voulez bien le permettre : Dimitri pour vous, moi pour mademoiselle.

Aussitôt fait que dit : sans attendre une réponse, je m’avançai hardiment, je pris la bride du cheval de Mary-Ann en me tournant vers elle, et comme son voile bleu venait de s’envoler en arrière, je vis la plus adorable figure qui ait jamais bouleversé l’esprit d’un naturaliste allemand.

Un charmant poète chinois, le célèbre A-Scholl, prétend que chaque homme a dans le cœur un chapelet d’œufs, dont chacun contient un amour. Pour les faire éclore, il suffit du regard d’une femme. Je suis trop savant pour ignorer que cette hypothèse ne repose sur aucune base solide, et qu’elle est en contradiction formelle avec tous les faits révélés par l’anatomie. Cependant je dois constater que le premier regard de Miss Simons me causa un ébranlement sensible dans la région du cœur. J’éprouvai une commotion tout à fait inusitée, et qui pourtant n’avait rien de douloureux, et il me sembla que quelque chose s’était brisé dans la boîte osseuse de ma poitrine, au-dessous de l’os appelé sternum. Au même instant, mon sang courut par ondées violentes, et les artères de mes tempes battirent avec tant de force, que je pouvais compter les pulsations.

Quels yeux elle avait, mon cher monsieur ! Je souhaite, pour votre repos, que vous n’en rencontriez jamais de pareils. Ils n’étaient pas d’une grandeur surprenante, et ils n’empiétaient pas sur le reste de la figure. Ils n’étaient ni bleus ni noirs, mais d’une couleur spéciale et personnelle, faite pour eux et broyée tout exprès sur un coin de la palette. C’était un brun ardent et velouté qui ne se rencontre que dans le grenat de Sibérie et dans certaines fleurs des jardins. Je vous montrerai une scabieuse et une variété de rosé trémière presque poire, qui rappellent, sans la rendre, la nuance merveilleuse de ses yeux. Si vous avez jamais visité les forges à minuit, vous avez dû remarquer la lueur étrange que projette une plaque d’acier chauffée au rouge brun : voilà tout justement la couleur de ses regards. Quant au charme qu’ils avaient, aucune comparaison ne saurait le rendre. Le charme est un don réservé à un petit nombre d’individus du règne animal. Les yeux de Mary-Ann avaient je ne sais quoi de naïf et de spirituel, une vivacité candide, un pétillement de jeunesse et de santé, et parfois une langueur touchante. Toute la science de la femme et toute l’innocence de l’enfant s’y lisaient comme dans un livre ; mais ce livre, on serait devenu aveugle à le lire longtemps. Son regard brûlait, aussi vrai que je m’appelle Hermann. Il aurait fait mûrir les pêches de votre espalier.

Quand je pense que ce pauvre Dimitri la trouvait moins belle que Photini ! En vérité, l’amour est une maladie qui hébète singulièrement ses malades ! Moi qui n’ai jamais perdu l’usage de ma raison et qui juge toutes choses avec la sage indifférence du naturaliste, je vous certifie que le monde n’a jamais vu une femme comparable à Mary-Ann. Je voudrais pouvoir vous montrer son portrait tel qu’il est resté gravé au fond de ma mémoire. Vous verriez comme ses cils étaient longs, comme ses sourcils traçaient une courbe gracieuse au-dessus de ses yeux, comme sa bouche était mignonne, comme l’émail de ses dents riait au soleil, comme sa petite oreille était rose et transparente. J’ai étudié sa beauté dans ses moindres détails, parce que j’ai l’esprit analytique et l’habitude de l’observation. Un des traits qui m’ont le plus frappé en elle, c’est la finesse et la transparence de la peau : son épiderme était plus délicat que la pellicule veloutée qui enveloppe les beaux fruits. Les couleurs de ses joues semblaient faites de cette poussière impalpable qui enlumine les ailes des papillons. Si je n’avais pas été docteur ès sciences naturelles, j’aurais craint que le frôlement de son voile n’emportât l’éclat fragile de sa beauté. Je ne sais pas si vous aimez les femmes pâles, et je ne voudrais point heurter vos idées, si par hasard vous aviez du goût pour ce genre d’élégance moribonde qui a été à la mode pendant un certain temps ; mais, en ma qualité de savant, je n’admire rien tant que la santé, cette joie de la vie. Si jamais je me fais recevoir médecin, je serai un homme précieux pour les familles, car il est certain que je ne m’éprendrai jamais d’une de mes malades. La vue d’une jolie figure saine et vivante me fait presque autant de plaisir que la rencontre d’un bel arbuste vigoureux dont les fleurs s’épanouissent gaiement au soleil, et dont les feuilles n’ont jamais été entamées ni par les chenilles ni par les hannetons. Aussi la première fois que je vis la figure de Mary-Ann, j’éprouvai une violente tentation de lui serrer la main et de lui dire : « Mademoiselle, que vous êtes bonne de vous porter si bien ! »

J’ai oublié de vous dire que les lignes de sa figure manquaient de régularité, et qu’elle n’avait pas un profil de statue. Phidias eût peut-être refusé de faire son buste ; mais votre Pradier lui eût demandé quelques séances à deux genoux. J’avouerai, au risque de détruire vos illusions, qu’elle portait à la joue gauche une fossette qui manquait absolument à sa joue droite : ce qui est contraire à toutes les lois de la symétrie. Sachez de plus que son nez n’était ni droit ni aquilin, mais franchement retroussé, à la française. Mais que cette conformation la rendît moins jolie, c’est ce que je nierais jusque sur l’échafaud. Elle était aussi belle que les statues grecques ; mais elle l’était différemment. La beauté ne se mesure pas sur un type immuable, quoique Platon l’ait affirmé dans ses divagations sublimes. Elle varie suivant les temps, suivant les peuples, et suivant la culture des esprits. La Vénus de Milo était, il y a deux mille ans, la plus belle fille de l’Archipel : je ne crois pas qu’elle serait en 1856 la plus jolie femme de Paris. Menez-là chez une couturière de la place Vendôme et chez une modiste de la rue de la Paix. Dans tous les salons où vous la présenterez, elle aura moins de succès que madame telle ou telle qui a les traits moins corrects et le nez moins droit. On pouvait admirer une femme géométriquement belle dans le temps où la femme n’était qu’un objet d’art destiné à flatter les yeux sans rien dire à l’esprit, un oiseau de paradis dont on contemplait le plumage sans l’inviter à chanter jamais. Une belle Athénienne était aussi bien proportionnée, aussi blanche et aussi froide que la colonne d’un temple. M. Mérinay m’a fait voir dans un livre que la colonne ionique n’était qu’une femme déguisée. Le portique du temple d’Érechthée, à l’acropole d’Athènes, repose encore sur quatre Athéniennes du siècle de Périclès. Les femmes d’aujourd’hui sont de petits êtres ailés, légers, remuants et surtout pensants, créés non pour porter des temples sur leurs têtes, mais pour éveiller le génie, pour égayer le travail, pour animer le courage et pour éclairer le monde aux étincelles de leur esprit. Ce que nous aimons en elles, et ce qui fait leur beauté, ce n’est pas la régularité compassée de leurs traits, c’est l’expression vive et mobile de sentiments plus délicats que les nôtres ; c’est le rayonnement de la pensée autour de cette fragile enveloppe qui ne suffit pas à la contenir ; c’est le jeu pétulant d’une physionomie éveillée. Je ne suis pas sculpteur, mais si je savais manier l’ébauchoir et qu’on me donnât à faire la statue allégorique de notre époque, je vous jure qu’elle aurait une fossette à la joue gauche et le nez retroussé.

Je conduisis Mary-Ann jusqu’au village de Castia. Ce qu’elle me dit le long du chemin et ce que j’ai pu lui répondre n’a pas laissé plus de traces dans mon esprit que le vol d’une hirondelle n’en laisse dans les airs. Sa voix était si douce à entendre, que je n’ai peut-être pas écouté ce qu’elle me disait. J’étais comme à l’Opéra, où la musique ne permet pas souvent de comprendre les paroles. Et pourtant toutes les circonstances de cette première entrevue sont devenues ineffaçables dans mon esprit. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour croire que j’y suis encore. Le soleil d’avril frappait à petits coups sur ma tête. Au-dessous du chemin et au-dessus, les arbres résineux de la montagne semaient leurs aromates dans l’air. Les pins, les thuyas et les térébinthes semblaient brûler un encens âpre et rustique sur le passage de Mary-Ann. Elle aspirait avec un bonheur visible cette largesse odorante de la nature. Son petit nez mutin frémissait et battait des ailes ; ses yeux, ses beaux yeux, couraient d’un objet à l’autre avec une joie étincelante. En la voyant si jolie, si vive et si heureuse, vous auriez dit une dryade échappée de l’écorce. Je vois encore d’ici la bête qu’elle montait ; c’était le Psari, un cheval blanc du manège de Zimmermann. Son amazone était noire ; celle de Mme Simons, qui me fermait l’horizon, était d’un vert bouteille assez excentrique pour témoigner de l’indépendance de son goût. Mme Simons avait un chapeau noir, de cette forme absurde et disgracieuse que les hommes ont adoptée en tout pays ; sa fille portait le feutre gris des héroïnes de la Fronde. L’une et l’autre étaient gantées de chamois. La main de Mary-Ann était un peu grande, mais admirablement faite. Moi je n’ai jamais pu porter de gants. Et vous ?

Le village de Castia se trouva désert comme le khan de Calyvia. Dimitri n’y pouvait rien comprendre. Nous descendîmes de cheval auprès de la fontaine, devant l’Église. Chacun de nous s’en alla frapper de porte en porte : pas une âme. Personne chez le papas, personne chez le parèdre. L’autorité avait déménagé à la suite de la population. Toutes les maisons de la commune se composent de quatre murs et d’un toit, avec deux ouvertures, dont l’une sert de porte et l’autre de fenêtre. Le pauvre Dimitri prit la peine d’enfoncer deux ou trois portes et cinq ou six volets pour s’assurer que les habitants n’étaient pas endormis chez eux. Tant d’effractions ne servirent qu’à délivrer un malheureux chat oublié par son maître, et qui partit comme une flèche dans la direction des bois.

Pour le coup, Mme Simons perdit patience.

– Je suis Anglaise, dit-elle à Dimitri, et l’on ne se moque pas impunément de moi. Je me plaindrai à la légation. Quoi ! je vous loue pour une promenade dans la montagne, et vous me faites voyager sur des précipices ! Je vous ordonne d’apporter des provisions, et vous m’exposez à mourir de faim ! Nous devions déjeuner au khan, et le khan est abandonné ! J’ai la constance de vous suivre à jeun jusqu’à cet affreux village, et tous les paysans sont partis ! Tout cela n’est pas naturel. J’ai voyagé en Suisse : la Suisse est un pays de montagnes, et cependant je n’y ai manqué de rien : j’y ai toujours déjeuné à mes heures, et j’ai mangé des truites, entendez-vous ?

Mary-Ann essaya de calmer sa mère, mais la bonne dame n’avait pas d’oreilles. Dimitri lui expliqua comme il put que les habitants du village étaient presque tous charbonniers, et que leur profession les dispersait assez souvent dans la montagne. En tout cas, il n’y avait pas encore de temps de perdu : il n’était pas plus de huit heures, et l’on était sûr de trouver à dix minutes de marche une maison habitée et un déjeuner tout prêt.

– Quelle maison ? demanda Mistress Simons.

– La ferme du couvent. Les moines du Pentélique ont de vastes terrains au-dessus de Castia. Ils y élèvent des abeilles. Le bon vieillard qui exploite la ferme a toujours du vin, du pain, du miel et des poules : il nous donnera à déjeuner.

– Il sera sorti comme tout le monde.

– S’il est sorti, il ne sera pas loin. Le temps des essaims approche, et il ne peut pas s’écarter beaucoup de ses ruchers.

– Allez-y voir ; moi, j’ai assez voyagé depuis ce matin. Je fais vœu de ne pas remonter à cheval avant d’avoir mangé.

– Madame, vous n’aurez pas besoin de remonter à cheval, reprit Dimitri, patient comme un guide. Nous pouvons attacher nos bêtes à l’abreuvoir, et nous arriverons plus vite à pied.

Mary-Ann décida sa mère. Elle mourait d’envie de voir le bon vieillard et ses troupeaux ailés. Dimitri fixa les chevaux auprès de la fontaine, en posant sur chaque bride une grosse pierre pesante. Mme Simons et sa fille relevèrent leurs amazones ; et notre petite troupe s’engagea dans un sentier escarpé, fort agréable assurément aux chèvres de Castia. Tous les lézards verts qui s’y chauffaient au soleil se retirèrent discrètement à notre approche, mais chacun d’eux arracha un cri d’aigle à la bonne Mme Simons, qui ne pouvait pas souffrir les bêtes rampantes. Après un quart d’heure de vocalises, elle eut enfin la joie de voir une maison ouverte et un visage humain. C’était la ferme et le bon vieillard.

La ferme était un petit édifice en briques rouges coiffé de cinq coupoles, ni plus ni moins qu’une mosquée de village. À la voir de loin, elle ne manquait pas d’une certaine élégance. Propre en dehors, sale en dedans, c’est la devise de l’Orient. On voyait aux environs, à l’abri d’un monticule hérissé de thym, une centaine de ruches en paille, posées à terre sans façon et alignées au cordeau comme les tentes dans un camp. Le roi de cet empire, le bon vieillard, était un petit jeune homme de vingt-cinq ans, rond et guilleret. Tous les moines grecs sont décorés du titre honorifique de bon vieillard, et l’âge n’y fait rien. Il était vêtu comme un paysan, mais son bonnet, au lieu d’être rouge, était noir : c’est à ce signe que Dimitri le reconnut.

Le petit homme, en nous voyant accourir, levait les bras au ciel, et donnait les signes d’une stupéfaction profonde.

– Voilà un singulier original, dit Mme Simons ; qu’a-t-il donc tant à s’étonner ? On dirait qu’il n’a jamais vu d’Anglaises !

Dimitri, qui courait en tête, baisa la main du moine, et lui dit avec un curieux mélange de respect et de familiarité :

– Bénissez-moi, mon père. Tords le cou à deux poulets, on te paiera bien.

– Malheureux ! dit le moine, que venez-vous faire ici ?

– Déjeuner.

– Tu n’as donc pas vu que le khan d’en bas était abandonné ?

– Je l’ai si bien vu, que j’y ai trouvé visage de bois.

– Et que le village était désert ?

– Si j’y avais rencontré du monde, je n’aurais pas grimpé jusque chez toi.

– Tu es donc d’accord avec eux ?

– Eux qui ?

– Les brigands !

– Il y a des brigands dans le Parnès ?

– Depuis avant-hier.

– Où sont-ils ?

– Partout !

Dimitri se retourna vivement vers nous et nous dit :

– Nous n’avons pas une minute à perdre. Les brigands sont dans la montagne. Courons à nos chevaux. Un peu de courage, mesdames, et des jambes, s’il vous plaît !

– Voilà qui est trop fort ! cria Mme Simons. Sans avoir déjeuné !

– Madame, votre déjeuner pourrait vous coûter cher. Hâtons-nous, pour l’amour de Dieu !

– Mais c’est donc une conspiration ! Vous avez juré de me faire mourir de faim ! Voici les brigands, maintenant ! Comme s’il y avait des brigands ! Je ne crois pas aux brigands. Tous les journaux annoncent qu’il n’y en a plus ! D’ailleurs je suis Anglaise, et si quelqu’un touchait un cheveu de ma tête... !

Mary-Ann était beaucoup moins rassurée. Elle s’appuya sur mon bras et me demanda si je croyais que nous fussions en danger de mort.

– De mort, non. De vol, oui.

– Que m’importe ? reprit Mme Simons. Qu’on me vole tout ce que j’ai sur moi, et qu’on me serve à déjeuner !

J’ai su plus tard que la pauvre femme était sujette à une maladie assez rare que le vulgaire appelle faim canine, et que nous autres savants nous baptisons du nom de boulimie. Lorsque la faim la prenait, elle aurait donné sa fortune pour un plat de lentilles.

Dimitri et Mary-Ann la saisirent chacun par une main et l’entraînèrent jusqu’au sentier qui nous avait amenés. Le petit moine la suivait en gesticulant, et j’avais une violente tentation de la pousser par derrière ; mais un petit sifflement net et impératif nous arrêta tous sur nos pieds.

– St ! st !

Je levai les yeux. Deux buissons de lentisques et d’arbousiers se serraient à droite et à gauche du chemin. De chaque touffe d’arbres sortaient trois ou quatre canons de fusil. Une voix cria en grec :

– Asseyez-vous à terre.

Cette opération me fut d’autant plus facile, que mes jarrets pliaient sous moi. Mais je me consolai en pensant qu’Ajax, Agamemnon et le bouillant Achille, s’ils s’étaient vus dans la même situation, n’auraient pas refusé le siège qu’on m’offrait.

Les canons des fusils s’abaissèrent vers nous. Je crus voir qu’ils s’allongeaient démesurément et que leurs extrémités allaient venir se rejoindre autour de nos têtes. Ce n’est pas que la peur me troublât la vue ; mais je n’avais jamais remarqué aussi sensiblement la longueur désespérante des fusils grecs. Tout l’arsenal déboucha bientôt dans le chemin, et chaque canon montra sa crosse et son maître.

La seule différence qui existe entre les diables et les brigands, c’est que les diables sont moins noirs qu’on ne le dit, et les brigands plus crottés qu’on ne le suppose. Les huit sacripants qui se mirent en cercle autour de nous étaient d’une telle malpropreté, que j’aurais voulu leur donner mon argent avec des pincettes. On devinait avec un peu d’effort que leurs bonnets avaient été rouges ; mais la lessive elle-même n’aurait pas su retrouver la couleur originelle de leurs habits. Tous les rochers du royaume avaient déteint sur leurs jupes de percale, et leurs vestes gardaient un échantillon des divers terrains sur lesquels ils s’étaient reposés. Leurs mains, leurs figures et jusqu’à leurs moustaches étaient d’un gris rougeâtre comme le sol qui les portait. Chaque animal se colore suivant son domicile et ses habitudes : les renards du Grœnland sont couleur de neige ; les lions, couleur de désert ; les perdrix, couleur de sillon ; les brigands grecs, couleur de grand chemin.

Le chef de la petite troupe qui nous avait faits prisonniers ne se distinguait par aucun signe extérieur. Peut-être cependant sa figure, ses mains et ses habits étaient-ils plus riches en poussière que ceux de ses camarades. Il se pencha vers nous du haut de sa longue taille, et nous examina de si près, que je sentis le frôlement de ses moustaches. Vous auriez dit un tigre qui flaire sa proie avant d’y goûter. Quand sa curiosité fut satisfaite, il dit à Dimitri :

– Vide tes poches !

Dimitri ne se le fit pas répéter deux fois. Il jeta devant lui un couteau, un sac à tabac, et trois piastres mexicaines qui composaient une somme de seize francs environ.

– Est-ce tout ? demanda le brigand.

– Oui, frère.

– Tu es le domestique ?

– Oui, frère.

– Reprends une piastre. Tu ne dois pas retourner à la ville sans argent.

Dimitri marchanda.

– Tu pourrais bien m’en laisser deux, dit-il. J’ai deux chevaux en bas ; ils sont loués au manège ; il faudra que je paie la journée.

– Tu expliqueras à Zimmermann que nous t’avons pris ton argent.

– Et s’il veut être payé quand même ?

– Réponds-lui qu’il est trop heureux de revoir ses chevaux.

– Il sait bien que vous ne prenez pas les chevaux. Qu’est-ce que vous en feriez dans la montagne ?

– Assez ! Dis-moi, quel est ce grand maigre qui est auprès de toi ?

Je répondis moi-même :

– Un honnête Allemand dont les dépouilles ne vous enrichiront pas.

– Tu parles bien le grec. Vide tes poches !

Je déposai sur la route une vingtaine de francs, mon tabac, ma pipe et mon mouchoir.

– Qu’est cela ? demanda le grand inquisiteur.

– Un mouchoir.

– Pourquoi faire ?

– Pour me moucher.

– Pourquoi m’as-tu dit que tu étais pauvre ? Il n’y a que les milords qui se mouchent dans des mouchoirs. Ôte la boîte que tu as derrière le dos. Bien ! Ouvre-la.

Ma boîte contenait quelques plantes, un livre, un couteau, un petit paquet d’arsenic, une gourde presque vide, et les restes de mon déjeuner, qui allumèrent un regard de convoitise dans les yeux de Mme Simons. J’eus la hardiesse de les lui offrir avant que mon bagage changeât de maître. Elle accepta gloutonnement et se mit à dévorer le pain et la viande. À mon grand étonnement, cet acte de gourmandise scandalisa nos voleurs, qui murmurèrent entre eux le mot schismatique ! Le moine fit une demi-douzaine de signes de croix suivant le rite de l’Église grecque.

– Tu dois avoir une montre, me dit le brigand ; mets-la avec le reste.

Je livrai ma montre d’argent, un bijou héréditaire du poids de quatre onces. Les scélérats se la passèrent de main en main, et la trouvèrent fort belle. J’espérais que l’admiration, qui rend l’homme meilleur, les disposerait à me restituer quelque chose, et je priai leur chef de me laisser ma boîte de fer blanc. Il m’imposa rudement silence.

– Du moins, lui dis-je, rends-moi deux écus pour retourner à la ville !

Il répondit avec un rire sardonique :

– Tu n’en auras pas besoin.

Le tour de Mme Simons était venu. Avant de mettre la main à la poche, elle interpella nos vainqueurs dans la langue de ses pères. L’anglais est un des rares idiomes qu’on peut parler la bouche pleine.

– Réfléchissez bien à ce que vous allez faire, dit-elle d’un ton menaçant. Je suis Anglaise, et les citoyens anglais sont inviolables dans tous les pays du monde ; ce que vous me prendrez vous servira peu et vous coûtera cher. L’Angleterre me vengera, et vous serez tous pendus, pour le moins. Maintenant, si vous voulez de mon argent, vous n’avez qu’à parler ; mais il vous brûlera les doigts : c’est de l’argent anglais !

– Que dit-elle ? demanda l’orateur des brigands.

Dimitri répondit :

– Elle dit qu’elle est Anglaise.

– Tant mieux ! Tous les Anglais sont riches. Dis-lui de faire comme vous.

La pauvre dame vida sur le sable une bourse qui contenait douze souverains. Comme sa montre n’était pas en évidence, et qu’on ne faisait pas mine de nous fouiller, elle la garda. La clémence des vainqueurs lui laissa son mouchoir de poche.

Mary-Ann jeta sa montre avec tout un trousseau d’amulettes contre le mauvais œil. Elle lança devant elle, par un mouvement plein de grâce mutine, un sac de peau de chagrin qu’elle portait en bandoulière. Le brigand l’ouvrit avec un empressement de douanier. Il en tira un petit nécessaire anglais, un flacon de sels anglais, une boîte de pastilles de menthe anglaise et cent et quelques francs d’argent anglais.

– Maintenant, dit la belle impatiente, vous pouvez nous laisser partir : nous n’ayons plus rien à vous.

On lui indiqua, par un geste menaçant, que la séance n’était pas levée. Le chef de la bande s’accroupit devant nos dépouilles, appela le bon vieillard, compta l’argent en sa présence et lui remit une somme de quarante-cinq francs. Mme Simons me poussa le coude :

– Vous voyez, me dit-elle, le moine et Dimitri nous ont livrés : on partage avec eux.

– Non, madame, répliquai-je aussitôt. Dimitri n’a reçu qu’une aumône sur ce qu’on lui avait volé. C’est une chose qui se fait partout. Aux bords du Rhin, lorsqu’un voyageur s’est ruiné à la roulette, le fermier des jeux lui donne de quoi retourner chez lui.

– Mais le moine ?

– Il a perçu la dîme du butin, en vertu d’un usage immémorial. Ne le lui reprochez pas, mais plutôt sachez-lui gré d’avoir voulu nous sauver quand son couvent était intéressé à notre capture.

Cette discussion fut interrompue par les adieux de Dimitri. On venait de lui rendre sa liberté.

– Attends-moi, lui dis-je, nous retournerons ensemble.

Il hocha tristement la tête et me répondit en anglais, pour être compris de ces dames :

– Vous êtes prisonniers pour quelques jours, et vous ne reverrez pas Athènes avant d’avoir payé rançon. Je vais avertir le milord. Ces dames ont-elles des commissions à me donner pour lui ?

– Dites-lui, cria Mme Simons, qu’il coure à l’ambassade, qu’il aille ensuite au Pirée trouver l’amiral, qu’il se plaigne au Foreign Office, qu’il écrive à lord Palmerston ! On nous arrachera d’ici par la force des armes ou par autorité de la politique ; mais je n’entends pas qu’on débourse un penny pour ma liberté.

– Moi, repris-je sans tant de colère, je te prie de dire à mes amis dans quelles mains tu m’as laissé. S’il faut quelques centaines de drachmes pour racheter un pauvre diable de naturaliste, ils les trouveront sans peine. Ces messieurs de grand chemin ne sauraient me coter bien cher. J’ai envie, tandis que tu es encore là, de leur demander ce que je vaux, au plus juste prix.

– Inutile, mon cher monsieur Hermann ; ce n’est pas eux qui fixeront le chiffre de votre rançon.

– Et qui donc ?

– Leur chef, Hadgi-Stavros.

IV



1   2   3   4   5   6   7   8   9


Verilənlər bazası müəlliflik hüququ ilə müdafiə olunur ©atelim.com 2016
rəhbərliyinə müraciət