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La figure de l’actrice et le temps de l’illusion, dans


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Il est un air pour qui je donnerais


Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,

Un air très vieux, languissant et funèbre,

Qui pour moi seul a des charmes secrets.
Or, chaque fois que je viens à l'entendre,

De deux cents ans mon âme rajeunit […]
Fantaisie place la musique au centre du poème, où elle apparaît à la fois comme thème et comme principe d’écriture. Pour reprendre un vers de Baudelaire, « le souvenir enivrant voltige dans l’air troublé », lorsque le chant envahit l’âme du poète. Et, ce chant incantatoire est magique. En effet, le mot Charmes a pour étymologie le substantif latin [Carmen], qui signifie « chant magique ». Cette mélopée surnaturelle se fait également entendre dans L’Imagier de Harlem. Le premier chant d’Aspasie, au château de Beauté – le séjour d’Anne de Beaujeu – est éloquent :
« Plaintive Philomèle

Que ton accent se mêle

Aux virelais joyeux !

Epinette et théorbe,

Qu’un son magique absorbe

Vos sons mélodieux »
Ce chant transporte littéralement Coster aux portes du songe. Ce dernier s’exclame : « Une singulière magie m’entoure – est-ce rêve ou réalité ? »

Le chant magique de l’actrice, capable de ranimer les souvenirs, ou de pousser les portes du palais des rêves, offre alors un renversement du mythe d’Orphée. En effet, il semble bien que ce soit Eurydice qui guide le joueur de lyre dans les profondeurs de son passé. Le chant ne serait alors plus l’apanage d’Orphée, mais plutôt de sa compagne. Cette idée est renforcée par les descriptions de La Pandora.

Tout d’abord son écriture prend des allures musicales :
« Une lettre qu’elle faisait semblant d’écrire n’avançait guère, et les délicieuses pattes de mouche de son écriture s’entremêlaient follement avec je ne sais quelles arpèges mystérieuses qu’elle tirait par instant des cordes de sa harpe, dont la crosse disparaissait sous les enlacements d’une sirène dorée. »
C’est ensuite sa coiffure qu’évoque Orphée :
« Ses cheveux nattés en forme de lyre se dressaient sur sa tête brune ainsi que deux cornes majestueuses ».
Cette étonnante image capillaire ne paraît pourtant pas anodine. La pandore est en effet un instrument à cordes pincées, à manche, de la famille du luth. Tout comme la lyre.
Je ne peux également omettre l’ultime tercet du Desdichado, symbole évident d’une Eurydice orphique :
« Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :

Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée

Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée. »

L’actrice, se fondant dans le chant orphique, dépasse même cette résurrection du souvenir. Par son pouvoir démiurgique, elle mime le passé. Prenons l’exemple de Sylvie. Le chapitre 2 est consacré à la description d’un rêve du narrateur : « Je regagnai mon lit et je ne pus y trouver le repos. Plongé dans une demi-somnolence, toute ma jeunesse repassait en mes souvenirs. »


Or, ces souvenirs sont attachés à une scène explicite :

« Je me représentais un château du temps de Henri IV […].Des jeunes filles dansaient en rond sur la pelouse en chantant de vieux airs transmis par leurs mères, et d'un français si naturellement pur, que l'on se sentait bien exister dans ce vieux pays du Valois, où, pendant plus de mille ans, a battu le cœur de la France. »


Les chants des jeunes filles, en plus de raviver le passé du Valois, sont caractérisés par le fait qu’ils ont été transmis par leurs mères. Ce sont bien des reprises, et non pas des airs anodins.
Le portrait d’Adrienne, véritable cantatrice, qui succède à la ronde des jeunes filles, insiste encore sur ces motifs :
« La belle devait chanter pour avoir le droit de rentrer dans la danse. On s'assit autour d'elle, et aussitôt, d'une voix fraîche et pénétrante, légèrement voilée, comme celle des filles de ce pays brumeux, elle chanta une de ces anciennes romances pleines de mélancolie et d'amour […]. La mélodie se terminait à chaque stance par ces trilles chevrotants que font valoir si bien les voix jeunes, quand elles imitent par un frisson modulé la voix tremblante des aïeules. »
On voit bien que ce n’est plus tellement la chanson qui fascine le poète, mais plutôt la manière de chanter, cette capacité à mimer ( cf : utilisation du verbe « imiter ») les voix du passé. Nombreux sont les textes qui parlent de « timbre » et d’ « intonation ». Nerval évoque d’ailleurs une « voix pure et bien timbrée comme dans les pays de montagnes », dans Promenades et Souvenirs. La voix d’Aurélie est décrite comme « douce et cependant fortement timbrée ».
De la même façon, Sylvie, costumée en ancienne mariée, provoque les pleurs de sa tante, et réanime le temps disparu :
« Elle retrouva même dans sa mémoire les chants alternés, d'usage alors, qui se répondaient d'un bout à l'autre de la table nuptiale, et le naïf épithalame qui accompagnait les mariés rentrant après la danse. Nous répétions ces strophes si simplement rythmées, avec les hiatus et les assonances du temps, amoureuses et fleuries comme le cantique de l'Ecclésiaste; - nous étions l'époux et l'épouse pour tout un beau matin d'été. »
L’actrice incarne par son chant cette possibilité merveilleuse de reproduire le passé. Il semble alors que le désir du poète réside dans une quête du souvenir, lointain ou pas. Et plus précisément, une quête du « moment » selon le mot de Pierre Campion. Ce dernier, dans Nerval, une crise dans la pensée , explique : « le moment nervalien se situe, toujours et seulement, dans un présent où s’éprouvent ensemble le désir du passé, la douleur d’en être séparé et la joie de le voir revenir, ainsi que le déploiement de l’énergie mise en œuvre pour surmonter cette séparation. » L’idéal visé par le poète est bien celui d’empêcher que le temps érode la beauté d’un souvenir, et, par suite, de cristalliser le rêve.
« La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance, […]

Cette chanson d’amour qui toujours recommence ?... » déclare Nerval dans Delfica.
Or, afin de suspendre le cours des siècles, le poète doit s’en remettre aux pouvoirs de l’actrice…
3/ La rose des temps
« La couleur de Sylvie, c'est une couleur pourpre, d'une rose pourpre en velours pourpre ou violacé, et nullement les tons aquarellés de leur France modérée », affirme Proust dans son Contre Sainte-Beuve. Cette impression chromatique de l’auteur du Temps retrouvé rejoint l’un des traits propre aux actrices : la rose. Intéressons-nous, dans un premier temps à La Pandora. Le héros déplore que « chacun de ces mots [lui] entrait au cœur comme une épine ». Ce détail pourrait paraître peu révélateur s’il n’était accompagné de l’un des personnages de cette nouvelle : Rosa, maîtresse d’un ami : « une nommée Rosa, figurante au théâtre de Léopoldstat. » La rose fleurit également dans Sylvie. On la retrouve d’abord jusque sur les murs des chaumières de Loisy (« vingt chaumières dont la vigne et les roses festonnent les murs » - passage qui fait évidemment écho au Desdichado : « Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie ») (j’aurais d’ailleurs l’occasion de montrer que la présence de cette fleur, qui pousse contre les murs de ce village, n’a rien d’un hasard). Mais surtout, la rose est associée à l’actrice, elle-même métamorphosée en Isis, déesse égyptienne :

« L’homme matériel aspirait au bouquet de roses qui devait le régénérer par les mains de la belle Isis ».


Il est particulièrement intéressant d’apprendre que, dans la tradition, la fleur d’Isis est la rose. Dans Symbolique des couleurs, Portal souligne que « la rose et la couleur rose constitueraient un symbole de régénération du fait de la parenté sémantique du latin rosa avec ros, la pluie, la rosée. La rose et sa couleur étaient les symboles du premier degré de régénération et d'initiation aux mystères [...] L'âne d'Apulée recouvre la forme humaine, en mangeant une couronne de roses vermeilles que lui présente le grand prêtre d'Isis. Le rosier, ajoute cet auteur, est l'image du régénéré, comme la rosée est le symbole de la régénération. » A travers cet univers chromatique, la figure de l’actrice, changée en déesse orientale reconstituant le corps d’Horus, fait renaître chaque soir le « soupirant », se comparant lui-même à Apulée. La comédienne permet donc un retour à l’origine, allégorisé par la rose. Sarah Kofman, dans Nerval, le charme de la répétition, souligne que ce « rituel de renaissance est une tentative pour installer en lui, par la voie fantasmatique et magique, un bon objet, parfait : l’Actrice est perçue comme un personnage tout puissant, apte à répondre à tous ses enthousiasmes, tous ses caprices, détenant toutes les perfections. »
Le temps du rêve est donc reconstitué et l’actrice permet le déploiement de l’idéal. Cependant, le motif de la rose ne se limite pas à cette régénération. Nous avions évoqué la comparaison, dans Sylvie, de l’actrice aux « Heures divines qui se découpent, […] sur les fonds bruns d’Herculanum ». Cette parabole n’est pas quelconque. On la retrouve dans L’Imagier de Harlem. Aspasie les invoque dans son château :
« Heures ! filles du Temps, venez, je vous invite…

Versez l’oubli sur nous, Heures qui passez vite ! »


Les disdascalies de Nerval sont alors éloquentes. Douze Heures forment un ballet, qui se met à tourner autour de Coster :
« Une heure sonne, une des femmes du groupe descend. Coster étonné la regarde ; elle lui sourit, tourne autour de lui et fait place à une seconde qui fait de même ainsi que les autres. […]. Les heures [sont] couronnées de rose […]. »
De même, le Dieu Pan déclame :
« Les heures sont des fleurs l’une après l’autre écloses

Dans l’éternel hymen de la nuit et du jour ;

Il faut donc les cueillir comme on cueille les roses

Et ne les donner qu’à l’amour. »
Que doit-on conclure de ce lien qui unit l’actrice, la rose et les Heures ? S. Kofman souligne que « les Heures […] sont aussi les divinités des saisons, de la croissance, de la fructification, de la végétation, de la fécondité naturelle. Apulée, […] les décrit comme les suivantes de Vénus, couronnées de guirlandes de roses » ; mais, elle ajoute qu’elles sont les « gardiennes des lois cycliques de la répétition ». Et c’est justement à travers cette perspective que l’actrice peut figer le temps. La répétition permet de transcender une réalité temporelle. Le sonnet Artémis, qui est très lié au ballet de L’Imagier offre une perspective identique, mariant l’heure, la rose et le redoublement perpétuel du temps :
La Treizième revient... C’est encor la première ;

Et c’est toujours la seule, – ou c’est le seul moment ;

Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?

Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?...

Aimez qui vous aima du berceau dans la bière ;

Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement :

C’est la mort – ou la morte... Ô délice ! ô tourment !

La rose qu’elle tient, c’est la Rose trémière.
La Treizième heure est, pour Nerval, l’heure pivotale, celle qui revient une fois que les douze autres sont passées. Cette Treizième heure, associée à une femme, fait évidemment référence à l’actrice. On notera qu’elle tient également une rose, ce qui renforce l’idée que cette fleur se coule dans le motif du retour éternel. Enfin, Artémis, titre éponyme du sonnet, est une déesse qui apparaît aussi dans Sylvie. Sa présence n’est évidemment pas fortuite :
« Quelle heure est-il ? Je n'avais pas de montre. Au milieu de toutes les splendeurs de bric-à-brac qu'il était d'usage de réunir à cette époque pour restaurer dans sa couleur locale un appartement d'autrefois, brillait d'un éclat rafraîchi une de ces pendules d'écaille de la Renaissance, dont le dôme doré surmonté de la figure du Temps est supporté par des cariatides du style Médicis, reposant à leur tour sur des chevaux à demi cabrés. La Diane historique, accoudée sur son cerf, est en bas-relief sous le cadran, où s'étalent sur un fond niellé les chiffres émaillés des heures. Le mouvement, excellent sans doute, n'avait pas été remonté depuis deux siècles. - Ce n'était pas pour savoir l'heure que j'avais acheté cette pendule en Touraine. »
Le cycle analogique et répétitif des douze heures se fond à garder dans cette « heure pivotale » qui concentre la marche du temps, qui le minéralise. Et le monde du rêve semble se concentrer dans l’image du cercle.


II/ Minéralisation du temps

« Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre »


(La Beauté – Charles Baudelaire)

1/ Le vertige du cercle
L’actrice arrête le temps par sa faculté à répéter inlassablement ce « moment » onirique. Se dégage alors le motif du cercle, motif omniprésent dans l’œuvre de Nerval et véritable symbole de ce processus itératif. Le poète est, en effet, attiré par le mouvement d’un « paysage théâtralisé de structure circulaire », selon la formule de D. Tailleux. Cette construction soumise aux forces centrifuges, est récurrente dans Sylvie. S. Kofman souligne que la structure du récit est : « une structure en échos […], un ballet magique, l’on y cesse de tourner en rond et la figure du cercle y revient avec insistance : ronde de jeunes filles en fleur […] ; bals de Loisy liés au temps cyclique de la fête ; cercle protecteur où les spectateurs se rendent à la sortie du théâtre […] ; cercle qui se substitue au théâtre lui-même. » Appuyons nous sur le chapitre 2, qui présente ainsi quatre plans successifs, prenant tous cet aspect concentrique. Tout d’abord, le décor planté représente l’enceinte d’un château du temps de Henri IV. Puis, au second plan, « des jeunes filles dansent en rond ». Le narrateur est placé au milieu de la ronde avec Adrienne. Selon la tradition, le jeune couple doit échanger un baiser. Or, cet épisode provoque une accélération du cercle : « On nous dit de nous embrasser, et la danse et le chœur tournaient plus vivement que jamais. » Nerval est alors fasciné par « les longs anneaux roulés des cheveux d’or d’Adrienne. » Enfin, après le chant de la jeune « religieuse », « isolée du centre du cercle attentif », le silence tombe et la pelouse se couvre « de faibles vapeurs condensées, qui déroulaient leurs blancs flocons sur les pointes des herbes ». Cette dernière scène « figure comme un prolongement du vertige récent, souligne D. Tailleux , et marque la fin du rétrécissement du cercle qui acquiert paradoxalement, dans sa petitesse une dimension surnaturelle ». La scène du théâtre est elle-même désignée comme une série de cercles concentriques. «J'ai passé par tous les cercles de ces lieux d'épreuves qu'on appelle théâtres », écrit Nerval. Ce théâtre en cercle évoque La divine comédie de Dante, d’autant qu’Adrienne est comparée à Béatrix.
Cette scène circulaire offre alors deux perspectives. Dans un premier temps, le cercle qui s’attache naturellement à l’actrice est celui de la ronde. L’image de la danse est en effet symptomatique du théâtre nervalien. Dans l’exemple précité de Sylvie, nous retrouvons le motif du chant, de cette voix capable de recomposer les souvenirs. Cependant, les vocalises de l’actrice prennent des allures oniriques, car l’interprète est le pivot du cercle créé par la ronde des jeunes filles : « la belle devait chanter pour avoir le droit de rentrer dans la danse. » Cette fusion de la musique et du mouvement est, aux yeux de Nerval, l’essence même de la danse : « la danse, après tout, n’a d’autre but que de montrer de belles formes dans des poses gracieuses et de développer des lignes agréables à l’œil ; c’est un rythme muet, une musique que l’on regarde. », souligne-t-il dans La Presse du 11 septembre 1837. La circularité de la danse permet le déploiement du chant et la minéralisation du temps. Ce jeu circulaire trouve un écho dans L’Imagier de Harlem : il s’agit bien du ballet des Heures, déesses qui symbolisent, comme nous l’avons vu, la répétition cyclique puisqu’elles sont notamment les divinités des saisons. Les didascalies du ballet mettent en relief une chorégraphie éloquente : « une heure sonne, une des femmes du groupe sourit à Coster, tourne autour de lui et fait place à une seconde qui fait de même ainsi que les autres. » Le ballet des Heures rappelle clairement la ronde d’Adrienne.
A partir de là, nous touchons à une seconde perspective : la rupture consommée du réel et du rêve. Le temps onirique, microcosme circulaire, se détache effectivement du réel, par le fait que Nerval se trouve au centre du cercle. Il n’est plus réduit à un rôle de spectateur, mais monte sur la scène. En embrassant Adrienne, ou en étant le noyau atomique du ballet, il plonge au cœur du temps mythique. Nerval échappe aux lois de Cronos puisqu’il brise le caractère éphémère de l’espace temps dramatique. La distance entre scènes du rêve et scènes du réel, qui fondaient la dénégation s’efface dès lors. Le temps de l’illusion, devenu unique mesure temporelle, offre alors à l’actrice son pouvoir démurgique à l’état le plus pur. Précisément, en se détachant des contingences de la réalité, la comédienne libère les signes du langage. La Pandora propose un exemple très révélateur de ce phénomène. Le narrateur est invité à jouer des charades. Le premier mot à faire deviner est le mot « maréchal ». « La maligne Pandora », comme l’appelle le prétendant, joue d’abord avec les mots, lorsque pour évoquer le « schall » (cad le tissu), elle déclame : « Assez, suspends » (cad « sur ce pan »). Enfin, après avoir poétisé le langage, « elle dansa ensuite le pas du schall avec une négligence adorable. » On retrouve une double idée ici : tout d’abord celle du cercle, qui sépare la scène du rêve de l’espace réel, à travers la danse. Ensuite, l’éclatement du signifié, au profit d’un pur signifiant (du tissu au pas). Pandora mime la parole, « musique que l’on regarde » aux yeux de Nerval, « écriture que l’on regarde », selon la fameuse formule de Ross Chambers. Cette libération poétique s’accomplit également dans L’Imagier de Harlem. Coster, tout comme le narrateur de Sylvie, se réveille dans l’enceinte du château de Beauté. Il entend alors la voix d’Aspasie qui, avant de se présenter à lui, se transforme en écho. Le dialogue (tiré de la version non censurée et attribué à Nerval par J. Richer) reproduit une variation sémantique et poétique :
Coster  - Je veux te voir, toi qui m’as ébloui…

L’Echo  - Oui !

  • Je veux garder un souvenir fidèle…

  • D’elle

  • Qui peut fixer ton vol aérien ?

  • Rien.

  • Qui peut aimer d’un amour sans mélange ?

  • L’ange

  • Ange adoré, parle, dis-moi ton nom ?

  • Non.

  • Quel nom donné à ce divin mensonge ?

  • Songe.

  • De ton regard toujours je me souviens.

  • Viens.

L’Echo est peut-être le plus grand symbole de cette singularité poétique, puisqu’il reprend par variations homophoniques et sémantiques, les paroles de l’imagier. Et, cette courte scène démontre que tous les éléments que nous avions soulevé se rejoignent et s’assemblent : il s’agit bien d’une poésie animée par le cercle, le chant et la répétition temporelle.




2/ « L'éternité profonde

Souriait dans vos yeux... » (Les Cydalises – Nerval)
Jusqu’à présent, l’actrice est la figure capable de minéraliser le cours du temps, de bloquer son flux. Cependant, le temps n’est pas uniquement perçu dans sa dimension linéaire. Le vers léger de Piquillo, « Heure qui vole », cristallise une angoisse qui étreint le poète. Le Dieu Pan, qui cadence le ballet des Heures, scande :
« Ainsi que de l’éclair rien ne reste de l’heure

Qu’au néant destructeur le temps vient de donner. »
Destin ou fatalité, le temps, dans son écoulement irrésistible, est la force de destruction par excellence aux yeux de Nerval. Mais surtout, il stigmatise une notion d’achèvement. La perte et la dégradation sont des motifs qui fourmillent dans l’œuvre du poète. Ainsi, les monuments qui jalonnent les itinéraires nervaliens, sont frappés par les ravages du temps. Dans Sylvie, « le Temple de la Philosophie » est « un édifice inachevé [qui] n’est déjà plus qu’une ruine. » Châalis, qui s’élève au cœur du pays Vallois, est marqué par la perte. « Cette vieille retraite des empereurs n’offre plus à l’admiration que les ruines de son cloître aux arcades byzantines, dont la dernière rangée se découpe encore sur les étangs, -reste oublié des fondations pieuses comprises parmi ces domaines qu’on appelait autrefois les métairies de Charlemagne. » Ces exemples témoignent d’une hantise temporelle, celle d’un temps frappant le monde de sa finitude.
Si l’écoulement du temps peut être endigué par un édifice mémorial circulaire, « tour d’ivoire des poètes », Nerval procède à un jeu différent lorsqu’il s’agit de lutter contre l’achèvement temporel. Cette angoisse de l’accomplissement trouve une échappatoire dans l’actrice ; échappatoire qui réside dans cette déflagration du signe dont est capable la comédienne. En se parant de tous les masques, en enjambant toutes les latitudes, en libérant le langage, l’actrice répond à l’achèvement par l’infini.

« La belle Pandora du théâtre de Vienne » est associée dès l’incipit à une « indéchiffrable énigme gravée sur la pierre de Bologne ». [Je passe le latin]. «Ni homme, ni femme,ni androgyne, ni fille, ni jeune, ni vieille, ni chaste, ni folle, ni pudique, mais tout cela ensemble …. » « Enfin, la Pandora c’est tout dire, conclut Nerval, car je ne veux pas dire tout. » Cette fameuse énigme symbolise l’intemporalité de l’actrice, sa capacité à échapper aux normes. En cristallisant un signe infini, l’actrice s’ouvre les portes de l’éternité. La vision onirique de Pandora souligne cette singularité : « un moment je fus prêt à céder à l’enlacement dangereux de ses caresses lorsqu’il me sembla la reconnaître pour l’avoir déjà vue au commencement des siècles. » La Pandora, celle qui a tous les dons, tend le tissu temporel indéfiniment. Par son caractère polysémique et insaisissable, l’actrice échappe à l’achèvement temporel. Ainsi, les hétéronymes d’Aspasie deviennent-ils de véritables symboles de cette déflagration du signe. Tantôt, la Comtesse de Blocksberg, la Dame de Beaujeu, Alilah, Imperia, l’Imagination ou l’Echo, elle répète poétiquement son rôle comme Pandora ses charades. Elle évacue toutes contingences temporelles par sa virtualité, embrassant l’éternité. Au cœur de son microcosme, dans son palais des rêves, elle chante à Coster :


« En ces douces demeures

Jamais le temps n’est limité…

Ah ! Coster, que nous font les heures ?

N’avons-nous pas l’éternité ? »
L’issue temporelle est par conséquent placée sous le signe de la multiplication. On peut alors établir un parallèle entre l’imprimerie et Aspasie. Il faut savoir que le traducteur de Faust fut hanté par le mythe goethéen. Cependant, lorsqu’il décide de reprendre l’œuvre du maître de Weimar, il fait passer l’épisode de l’invention des assignats en tant que sujet principal de son drame. La machine de Coster est bien l’épicentre du récit. Le symbolisme de l’invention est à associer directement à l’actrice. Tout d’abord parce que, de l’aveu même du héros, l’idée de cette mécanique typographique provient du portrait d’Aspasie : « Elle est donc mêlée à ta découverte, cette Aspasie ? », lui demande Catherine, sa femme. « Oui, la beauté inspire toujours de grandes choses », répond Coster. L’histoire de l’imprimerie vient également d’un refus du temps destructeur. Le héros rencontre des moines copistes « qui grattaient les lettres d’un vieux manuscrit » (il s’agit de L’Iliade). En sauvant le manuscrit, l’imagier est frappé par cette fameuse angoisse temporelle : « En rentrant chez moi je me disais : ce manuscrit est peut-être le dernier. On a gratté toutes les Iliades pour inscrire sur leur parchemin des oraisons ou des traités de scolastiques. On détruira ainsi tous les vieux chefs-d’œuvre ; il ne restera plus rien des divins poètes de Rome et d’Athènes. » L’imprimerie découle donc de ce refus d’achèvement. Et, cette machine à dimension prométhéenne fait éclater le carcan temporel par sa faculté à multiplier le signe. Coster, qui présente à l’Archiduc son invention, insiste sur ce point :

« Altesse, donnez-moi le manuscrit d’un sage, d’un penseur, d’un poète, d’un historien, et grâce au levier qui est en mon pouvoir, je distribue ce livre à des millions de mains ; je fais rayonner ces pages sur le globe, comme le soleil la lumière ; je prends une à une toutes les lettres écrites, et je les grave sur un papier fragile qui, à force d’être multiplié, devient éternel, comme l’airain, et défie l’incendiaire et le ravageur, la torche d’Omar, et l’épée d’Attila. »


3/ Ce fut comme une apparition
L’actrice, procédant à une véritable déflagration du signe, offre au poète l’éternité. L’intemporalité devient par conséquent l’essence même de la comédienne, mais, amène le lecteur à s’interroger sur son identité « objective ». Reprenons le premier portrait d’Aurélie. Sa description reposait sur une série de parallélismes, mais surtout d’antinomies et d’oxymores, ce qui met à nouveau en relief sa faculté à libérer le langage : « brillant dans l’ombre de sa seule beauté ». Or, si nous revenons à sa première évocation, le terme d’apparition se dégage : « Indifférent au spectacle de la salle, celui du théâtre ne m'arrêtait guère, - excepté lorsqu'à la seconde ou à la troisième scène d'un maussade chef-d'œuvre d'alors, une apparition bien connue illuminait l'espace vide, rendant la vie d'un souffle et d'un mot à ces vaines figures qui m'entouraient. » Le terme d’apparition renvoie à la figure du spectre. En effet, les fantômes hantent l’œuvre de Nerval, et, ce dernier les associe très fréquemment à l’actrice. L’exemple le plus éloquent est l’évocation d’Aspasie. Afin de satisfaire le désir de l’Archiduc – mais surtout celui de Coster – le Comte De Blocksberg (alias le Diable) demande à la courtisane de « quitter son blanc suaire ». Face à cette vision, Coster laisse échapper ce distique significatif :
« Ombre, femme, chimère, idole, poësie !

Morte ressuscitée, enivrante Aspasie. »
Le premier vers mêle le spectre à la poésie, la libération du signe à la « morte ressuscitée ». Il apparaît clairement que l’univers nébuleux et spectral de l’actrice soit celui dont rêve Nerval. L’incipit d’Aurélia associe d’ailleurs domaine onirique et apparitions :

« Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. […]. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme […] ; le monde des Esprits s'ouvre pour nous. »


De façon identique, Adrienne chante, provoque un vertige onirique, et se change en une « fleur de la nuit éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose et blond glissant sur l’herbe verte à demi baignée de blanches vapeurs ». Un peuple de spectres hante le monde du rêve, mais aussi la scène du théâtre. Le jeu des charades est habité par toute une colonie de fantômes. Avant même que le jeu commence, le palais de France est le théâtre – littéralement – d’une scène d’invocation : « Un jeune prince grotesquement vêtu », acteur improbable, « avait dérobé à l’office une chandelle dont il s’était fait un poignard. Il en menaçait les tyrans en déclamant des vers de tragédie et en invoquant l’ombre de Schiller. » On constate alors que chaque terme d’une charade provoque une « invocation ». Parallèle saisissant, par ailleurs, entre la résurrection d’Aspasie, et la mise en scène des charades. En effet, le verbe apparaître et ses dérivés saturent le passage :
« Puis la troisième scène commença et l’on vit apparaître un illustre maréchal »

« Le tout amena naturellement l’apparition d’un véritable mandarin »



« [La Pandora] apparut en costume des plus légers »
Ces apparitions portent également en elles le germe de l’intemporalité, à travers le prisme du souvenir. Ainsi, lorsque Sylvie et le narrateur se « transforment en marié de l’autre siècle », comédiens se glissant dans un tissu mémoriel, ils prennent les couleurs de la jeunesse de la tante, devenant une « cruelle et charmante apparition ». Cependant, on ne peut réduire cette figure spectrale à l’unique incarnation d’un souvenir diffus. Revenons au début de Sylvie. L’apparition de l’actrice y a un effet paradoxal : ce n’est qu’une image, et pourtant c’est elle qui donne substance et vie aux autres personnages, désignés jusque là comme de « vaines figures ». Yves Vadé met alors en relief ce paradoxe et constate que « la cohérence générale du texte et plus généralement celle du corpus nervalien inclinent à considérer ce renversement comme la marque implicite du choix fondamental de Nerval : choix de l’apparition, de l’image, de la hantise, du fantôme – du souvenir aussi bien -, aux dépens de la réalité tangible et présente. » Et, ce dernier conclut que ce choix est celui « de la mort ». L’actrice prend les traits d’une Eurydice revenue des Enfers, triomphant de la mort. Or, Coster ne la perçoit pas autrement :
« Ô femme que toujours mes rêves ont choisie

Comme inspiration, immortelle Aspasie »
La « morte ressuscitée », spectre échappé du Styx, cristallise l’immortalité, et fascine le poète.
Pourtant, la pâle clarté fantomatique se teint des couleurs de la folie. Car, si Nerval avoue « poursuivre une image », et rien de plus, il tente cependant d’imprimer le spectre, le passé, le souvenir, dans le temps présent. Le narrateur de Sylvie reconnaît qu’il superpose les images et les strates temporelles, mêlant la femme de théâtre au souvenir de la religieuse :
« Aimer une religieuse sous la forme d'une actrice !... et si c'était la même ! - Il y a de quoi devenir fou ! c'est un entraînement fatal où l'inconnu vous attire comme le feu follet fuyant sur les joncs d'une eau morte... »
On sait que dans de nombreuses traditions, le feu follet est une manifestation de l’au-delà. Or, cet esprit insaisissable matérialise un passé vaporeux, et semble symboliser l’échec du poète. Le « spectre funeste qui [traverse] [sa] vie » stigmatise en effet son narcissisme. Et, le fantôme se change en fantasme…

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